mardi 8 février 2005

"Auschwitz ras-le-bol !" (Ajout le 02.04.06)

L'actualité aidant, c'est par cette sentence quelque peu provocatrice, énoncée déjà il y a une bonne dizaine d'années par M. Jean-Edern Hallier, que je débute cette chronique. Cette commémoration m'a parue gênante sous divers aspects.

- Tout d'abord par son caractère massif. Pendant quelques semaines, il a semblé qu'il n'y avait rien de plus important que cet anniversaire. Mais outre que cette commémoration ne fera pas revenir les victimes, on peut légitimement se demander si elle constitue en soi un événement. On me répondra tout de suite que j'enfonce une porte ouverte, qu'affirmer qu'un événement est un événement est une tautologie persuasive dont la mécanique médiatique actuelle ne peut se passer, que de surcroît ladite mécanique ne faisant jamais rien à moitié, à partir du moment où elle avait décidé de s'occuper d'Auschwitz, elle ne pouvait le faire qu'avec ses gros sabots. Ces arguments ne sont pas insignifiants, mais à mon tour je peux répliquer, d'une part que cela ne change rien à la situation de départ : on a voulu faire de cette commémoration quelque chose d'essentiel - et cela, je suis désolé, n'est pas si évident que l'on veut bien le dire -, d'autre part que j'attends de voir si les commémorations de Hiroshima et Nagasaki susciteront autant d'heures de programmes et autant de couvertures de magazines que celle-ci. Et bien évidemment, ces deux arguments sont liés, et liés par ceci qu'Auschwitz et Hiroshima le sont eux-mêmes, et indissolublement : ce n'est pas nier la singularité de l'un ni de l'autre, bien au contraire, que d'affirmer que l'on ne peut à peu près les comprendre que si l'on oublie pas qu'ils ont eu lieu en même temps et à travers des états d'esprit proches.

- Ensuite par certaines de ses tonalités. Peut-être n'ai-je pas été assez attentif, mais je suis surpris que l'on n'ait pas plus noté les instrumentalisations de cet anniversaire auxquelles se sont par exemple livrés MM. Poutine et Sharon. Je ne vais pas jouer les oies blanches, je sais bien que c'est la loi du genre : je m'étonne juste que les commentateurs n'aient pas plus insisté sur ce point, comme si rien ne devait pouvoir entacher la dignité postulée - et par ailleurs m'a-t-il semblé grosso modo effective, à l'exception du feu d'artifice final à la Disneyland - de la cérémonie.

- Enfin et peut-être surtout par l'état d'esprit de l'ensemble. Je prends un exemple qui en vaut d'autres, l'éditorial de M. Jézégabel dans Télérama du 2 février. On y apprend par exemple qu'il a fallu "soixante ans... pour que la parole des témoins directs se libère, s'impose." Bien sûr, ce que David Rousset, Primo Levi ou Robert Antelme ont publié dans les années d'après-guerre n'a jamais dû exister... De même, il apparaît qu'il a fallu "six longues décennies pour que les historiens imposent, malgré les tentatives de falsification négationistes ou révisionnistes, leur vérité." Là encore, j'ai dû rater un épisode, et c'est plutôt M. Jézégabel qui me semble faire figure de révisionniste en la matière. On connaît "la" vérité, ou plutôt, plus simplement, on sait qu'il y a eu les chambres à gaz depuis plus de soixante ans, et jusqu'à ce que l'on s'agite un peu du côté de Lyon à la fin des années 70, seuls quelques fanatiques d'extrême-droite s'amusaient à nier l'existence des chambres à gaz : il n'y a rien là d'un dur combat des historiens contre des bandes de négationnistes déchaînés et dangereux !

Et c'est un des points qui me gênent vraiment, cette simulation d'un danger permanent sur la mémoire d'Auschwitz. Non seulement tout le monde sait bien qu'il s'agit là d'un événement capital et tragique, non seulement les négationnistes seraient restés dans leur petit coin si on ne leur avait pas fait autant de publicité (ce que bien sûr la très absurde loi Gayssot n'a fait que renforcer), mais encore on voit bien que tout cela est contre-productif. Parce que, contrairement à ce que fait M. Jézégabel tout au long de son éditorial (et encore une fois, il n'est qu'un parmi d'autres), il ne faut pas confondre sans arrêt vérité historique, devoir de mémoire, et mémoire collective. La vérité historique est dans ses grandes lignes connue depuis longtemps et n'a jamais été menacée : ce n'est pas en faisant croire qu'elle l'est et en jouant sur des fibres affectives, pour ne pas dire religieuses, qu'on va la renforcer. Au contraire, on stimule des réactions contradictoires, elles-mêmes affectives, politisées, religieuses..., qui prennent l'apparence de la recherche historique parce que c'est leur meilleur angle d'attaque. C'est pourquoi M. Jézégabel, si on le lit bien, apparaît presque schizophrène, nous disant à la fois que "la bataille de la mémoire" (pas trop de blessés en première ligne, intrépide reporter de salon ?) paraît "gagnée" et que les négationnistes sont toujours là. Au contraire, plus on centrera le débat sur cette mémoire sacralisée, plus on alimentera en énergie les négationnistes.

On me répondra sur le terrain de la pédagogie, du "plus jamais ça" (évidemment cité par M. Jézégabel). Mais il y a une dizaine d'années, à l'époque de la loi Gayssot et alors que M. Hallier se lamentait déjà du poids excessif du culte d'Auschwitz dans la vie politique et culturelle française, est-ce que cette pédagogie, déjà bien en marche, a changé quoi que ce soit au déroulement du génocide au Rwanda ? Le même état français qui pondait cette loi stalinienne a même encouragé ce génocide !

Il se peut que grâce à l'écho énorme de ce soixantième anniversaire, la prochaine fois, effectivement, les réactions politiques soient plus rapides. Je serai le premier à m'en féliciter et à faire amende honorable. Mais d'ici là, car hélas il y aura certainement une "prochaine fois" - qui d'ailleurs ressemblera peut-être bien plutôt à Hiroshima qu'à Auschwitz -, qu'il me soit permis d'en douter fortement.



(Ajout le 02.04.06) Quoique je ne voie pas de raison de revenir sur les idées principales qui y sont exprimées, beaucoup de choses me gênent dans ce premier article (dont je me suis permis d'améliorer la présentation) ; si je reviens dessus, c'est principalement pour une erreur flagrante, dont la lecture des livres d'Enzo Traverso m'a fait prendre conscience. D'abord, j'ai surestimé le poids d'un livre comme Si c'est un homme, de P. Levi, qui a l'époque eut du mal à trouver d'abord un éditeur, puis un public. Ensuite et surtout, j'ai assimilé des récits évoquant différents types de camp. Rousset et Antelme furent des déportés politiques, et n'ont pas du tout perçu et décrit le processus d'extermination qui se poursuivait pendant leur détention dans les camps du même nom. Traverso estime même que le succès de ces récits a indirectement contribué à rendre plus difficilement concevable l'ampleur de la Shoah : les lecteurs ont cru que tous les camps ou presque ressemblaient à ce que décrit par exemple Rousset. Sur ce point donc, qui n'est pas un détail, M. Jézégabel avait raison, et je l'ai critiqué à tort.

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