vendredi 25 mars 2005

Principes généraux de l'attaque "ad hominem", en tant qu'elle s'applique aux politiciens.

Pour commencer, citons de nouveau Karl Kraus :

"Une vieille croyance d'idiot concède au "satirique" le droit de fustiger les faiblesses du fort. Or la plus faible faiblesse du fort est toutefois toujours plus forte encore que la plus forte force du faible ; et voilà pourquoi le satirique qui se situe à la hauteur de cette conception est un sujet visqueux, et sa tolérance, un véritable stigmate de la société. De cet infâme besoin de la société, traiter les personnalités comme ses semblables et, par le ravalement de celles-ci à son propre niveau, se tranquilliser sur la bassesse de celui-ci, sont issues les feuilles humoristiques. Tous les crânes chauves brillent, parce que Bismarck aussi n'avait pas plus de trois cheveux." (La nuit venue, trad. R. Lewinter, Champ libre, pp. 29-30).

On n'expliquera pas autrement le caractère conformiste du Canard enchaîné ou la popularité persistante d'un Jacques Chirac.

D'une manière générale, je crois que si les éditorialistes et portraitistes politiques n'écrivent que des choses insignifiantes, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont payés par Dassault-Lagardère, qu'ils s'autocensurent ou qu'ils sont peu intelligents - toutes explications ne s'excluant pas -, mais parce que, dans la façon dont ils conçoivent ou font semblant de concevoir leur métier, ils ont presque trois siècles de retard. Ces grands conservateurs se présentent volontiers comme des Saint-Simon des temps modernes. Toute question de talent mise à part, ils oublient :

- qu'à côté du roi et des politiques, Saint-Simon peint, et avec quelle méchanceté, les courtisans - dont on ne trouve pas souvent trace en feuilletant le Nouvel observateur ou Libération. Ce manque, on aura compris que ce n'en est pas un : les journalistes ne sont pas à la place de Saint-Simon, mais à celle des arrivistes et flatteurs. Ils ne se situent pas dans la (merveilleuse) tradition des grands mémorialistes, mais dans celle, un peu moins glorieuse quoique tout aussi française, des grands lèche-culs. Que certains de ces mémorialistes, et pas des moindres, se soient aussi à l'occasion avilis ne suffit pas à donner grand crédit à l'éventualité d'une accession de Jean Daniel ou Eric Zemmour au panthéon de nos lettres ;
- que les temps ont changé. Ils peuvent se lancer dans les tirades les plus convenues sur le caractère monarchique de la constitution de la Vème République pour essayer de faire croire qu'ils valent Bassompierre ou Chateaubriand, on aura toujours du mal à assimiler l'élu de Popu à un monarque de droit divin - quelque ressemblance que l'on puisse sérieusement déceler par ailleurs dans les appareils de propagande du "Roi Soleil" et du "Général". Saint-Simon qui s'est bien gardé, et avec raison, de publier ses mémoires de son vivant, prétendait "lever le rideau" : cette métaphore n'est pas d'actualité en démocratie, où le rideau est censé être perpétuellement levé. Les portraitistes ne brisent pas de tabous, ils corrigent quelques "oublis". Même un sujet en son temps scandaleux et tout cas tenu secret (avec la complicité active du FN, rappelons-le) comme Mazarine, la "funeste suite" (Saint-Simon) de F. Mitterrand, n'est jamais que de la couchaillerie de vaudeville. Il n'en va pas différemment de la liaison entre N. Sarkozy et Mlle Chirac, que nos intrépides hérauts de la liberté de la presse et de la citoyenneté n'osent encore évoquer que par des métaphores pour initiés : N. Sarkozy a "pénétré l'intimité de la famille Chirac", et autres fort réjouissantes paillardises...

Ce pourquoi, si d'aventure dans d'autres textes je fais référence à des hommes politiques, je veillerai à appeler ce principe inspiré du spécialiste Kraus : attaquer les forts où ils sont forts.

Ne commettons pas néanmoins à l'égard du pamphlétaire viennois le même anachronisme que nos éditorialistes à l'égard du "petit duc" : si nous vivons en "démocratie", et non sous l'empire austro-hongrois, cela modifie l'attitude que nous pouvons nous permettre d'avoir à l'égard de ceux qui nous dirigent. Peut-être reviendrai-je à l'occasion sur ce point, mais il me semble que la démocratie vaut ce que valent ses citoyens : François Hollande et Eric Raoult sont donc nos enfants - nos monstres de Frankenstein si l'on veut. C'est nous que nous détestons à travers eux, ils sont comme notre croix - et pour certains d'entre eux, depuis trente ans...

Bien évidemment, ces remarques ne peuvent amener à des conclusions très favorables sur le niveau de la France actuelle. Mais là n'est pas vraiment le sujet, qu'il faudrait d'ailleurs traiter de façon historique.

Quoi qu'il en soit, la combinaison de ces deux principes amène à une conclusion triste mais peut-être dynamisante : si je veux critiquer, disons Dominique Perben, ce ne sera pas pour le rabaisser à mon niveau, mais en tant qu'il fait son travail ; ceci avec toujours à l'esprit le souvenir que cet individu est aussi ma progéniture, mon honteuse engeance : mon bâtard.






PS : je découvre à l'instant une description de nos courtisans par Karl Kraus (Ibid., p. 131) :

"Il est des martyrs de leur manque de conviction, dont les mensonges n'offrent aucune garantie ; qui, par pur mépris des honneurs sociaux, cherchent à les acquérir, et sont les lèche-cul d'une altesse à seule fin de dire que c'est bien noir."

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