lundi 20 février 2006

Si tout le monde en parle, moi aussi. (Ajout le 09.04).

Pierre Bourdieu, dans un article que je n'ai pas lu, décrivit les Etats-Unis comme une "prophétie auto-réalisante" ; c'est-à-dire que ce pays, ayant déclaré être le sujet et l'objet d'une "destinée manifeste" (manifest destiny), le cria sur tous les toits et se comporta comme si tel était le cas, à tel point que les autres pays finirent par le croire, et l'aidèrent par conséquent à devenir une nation à part, renforçant ainsi sa croyance en cette destinée, l'encourageant à agir de la même manière "exceptionnelle" - et ainsi de suite, dans une sorte de cercle, vertueux pour les Etats-Unis (ou du moins une partie de leur population), vicieux pour les autres.

Samuel Huntington a écrit en 1996 un livre, que je n'ai pas lu non plus, Le choc des civilisations, qui si j'ai bien compris estime qu'avec la fin de la guerre froide les nouveaux affrontements planétaires se feront entre cultures, entre religions, entre civilisations, plutôt qu'entre systèmes politiques (je ne sais pas où l'auteur range le problème de la Chine). Beaucoup de monde trouve qu'il a tort, beaucoup de monde estime que l'on se sert en tout cas de ce livre depuis le 11 septembre 2001 pour justifier des choses injustifiables ; surtout, je crois, et le grand bordel, mi-comique, mi-pathétique, auquel on assiste depuis quelque temps au sujet des caricatures, le montre, tout est en train de se passer comme si ceux qui estiment qu'il y a ou devrait y avoir effectivement deux camps - l'"Occident" et l'"Islam" -, étaient en train de tout faire pour que la "prophétie" de S. Huntington se réalise. Il leur sera évidemment aisé après coup de démontrer que Huntington avait raison, et que donc ils avaient raison d'agir comme ils le faisaient (et, notamment, pour ce qui est du côté occidental, d'envahir l'Irak). Dans le cas présent, le cerce est vicieux pour l'immense majorité.

John Austin, dans des livres que je n'ai pas encore lus [Ajout du 12.08.2012 : ça n'a pas changé...], dont le plus connu s'intitule Quand dire, c'est faire, s'est intéressé aux situations où les mots ne veulent pas seulement dire quelque chose, mais sont en eux-mêmes des actes, l'exemple canonique, si j'ose dire, étant celui d'un baptême. Beaucoup des analyses que j'ai pu lire ici et là ces derniers jours, notamment sur la publication des caricatures par Charlie-Hebdo et la réprobation manifestée à l'égard de cette initiative par J. Chirac, reprennent, plus ou moins consciemment, ce type d'analyse. Il n'y a d'ailleurs pas besoin d'avoir lu Austin pour savoir qu'il est courant d'accuser ses adversaires de "provocation" ou de "propagande", quand soi-même bien sûr on ne fait que dire la vérité, et on ne la dit, bien sûr encore, que parce que cette vérité exige absolument d'être dite. Mais avoir ce genre de distinctions à l'esprit peut être utile.

Dans le cas présent, si les gens éprouvent autant le besoin d'écrire sur ce sujet (les Français non-musulmans en tout cas, car je ne suis pas sûr que beaucoup de musulmans n'y voient pas surtout une sinistre comédie, et certes on ne pourrait alors leur donner tout à fait tort), c'est parce que l'on ne peut ignorer ces différents niveaux d'appréhension du problème, mais que ces niveaux, sauf à prendre une position extrême - la censure d'un côté, l'arrogante affirmation d'une liberté d'expression qui est surtout affirmation de sa propre supériorité, de l'autre - qui n'est pas tenable, ces niveaux, disais-je, ne coïncident que très difficilement.

Prenons le cas de Charlie-Hebdo. Dans un pays qui a pour règle officielle la liberté d'expression, certaines des réactions à la publication des caricatures par ce journal laissent rêveur. (Il est difficile en même temps de n'avoir pas une sorte de pitié moqueuse à l'égard des intrépides paons qui se sont pris pour Voltaire et se sont crus courageux en l'achetant, comme s'ils passaient par ailleurs leur vie à utiliser à des fins altruistes cette liberté d'expression devenue soudain si chère à leur cœur le jour où l'Arabe leur semble la menacer. C'est encore en consommant que ces gens-là se sentent exister, c'est merveilleux...) Quant au président Chirac : pouvait-il vraiment dire autre chose que ce qu'il a dit, dans sa situation ? Les mots d'un chef d'Etat sont-ils aussi libres que ceux d'un journaliste, ou d'un blogueur inconnu ? Si je dis ou écris quelque chose, j'en assume la responsabilité, mais dans la pratique, je ne fais pas grand-chose. II n'en est pas vraiment de même pour J. Chirac. A-t-il de plus lancé des poursuites contre Charlie-Hebdo ? Il est vrai que l'on parle de manœuvres du ministre de la justice pour empêcher cette publication, mais, à ma connaissance, sans preuves. Il est vrai aussi que peut-être il aurait pu ne pas "lâcher" Charlie-Hebdo ; mais tout de même on ne garde pas éternellement en main un kleenex plein de morve. Enfin, d'une façon générale, est-il vraiment possible de faire abstraction d'un contexte historique pesant ? - comme le dit un collègue blogueur, "peut-on vraiment condamner le colonialisme en bloc et rejeter la responsabilité de la crise des caricatures sur les pays musulmans ?“

Dans cette désagréable affaire, que l'on prend au sérieux un peu malgré soi tant elle est pourrie à la base, il n'y a que ceux pour qui les choses sont exagérément simples qui peuvent identifier sans peine le contenu des paroles et la position de ceux qui les prononcent, ou tout au moins ignorer la faille qu'il peut y avoir entre celles-ci et celui-là ; les autres, non seulement, ce qui n'est pas bien grave, doivent s'accommoder de voisinages imprévus (s'accorder avec Jean-Marie Le Pen contre Philippe Val, par exemple ; c'est la vie moderne, ça...), mais encore restent un peu concons, dans l'expectative, se demandant comment reprendre la main face à des gens qui ont l'affreux mérite de savoir ce qu'ils veulent, pour eux et pour les autres. Et le tout avec le soupçon lancinant, qui est aussi une forme de souhait, que tout cela n'est qu'artificiellement gonflé par une machine médiatique tournant à vide.



Quelques repères.
Si, je ne le cesse de répéter ici, avant de donner des leçons, de dire "L'Islam doit faire ceci", "Il serait grand temps que l'Islam fasse cela", ce qui est souvent une incitation à peine déguisée à la soumission, si, donc, des examens de conscience, tels que :

- celui de M. Koz,

- ou celui de M. Adam,

ne peuvent faire de mal, il est aussi de bonne méthode de demander leur avis aux intéressés. On se référera notamment à Oumma.com, par exemple à cet article, ceci sans idéaliser ce site, qui se désolidarisa bruyamment Alain Soral il n'y a pas si longtemps, ni en faire le résumé de la position de tous les musulmans français.

Sur l'inutilité de ce demander ce qui s'est passé dans la tête de Philippe Val, on peut consulter M. le Responsable.

Enfin, pour des éclairages inverses, le lecteur curieux pourra aller goûter d'un peu de tonicité ou de paranoïa.



J'avais prévu de m'arrêter là, mais en écrivant une idée s'est rappelée à moi, qu'à sa façon la crise présente illustre.

Dans le livre de Serge Halimi, Le grand bond en arrière, dont je ne saurais trop conseiller la lecture, on découvre que S. Huntington fait partie de ceux qui, en 1975, au sein de la Commission Trilatérale, dénoncèrent la supposée "ingouvernabilité" des sociétés occidentales, et agirent à la fois pour le "rétablissement de l'ordre" et le démantèlement de l'Etat-providence, jugé responsable de toutes les "dérives" de la société : toutes joyeusetés qui ont depuis fait florès.

Les lecteurs de ce blog savent que l'on n'y déteste pas l'autorité et que l'on n'y vénère pas l'Etat-providence ; ils savent aussi, et sans doute encore plus, que l'on y goûte que très modérément la naturalisation sauvage du marché. J'avoue avoir été agréablement surpris quand j'ai eu la surprise de lire chez Halimi que le même homme avait contribué à la "libéralisation" de l'économie occidentale et à "légitimer" une nouvelle bipolarisation du monde et la création d'un nouvel ennemi pour les Etats-Unis.

Précautions oratoires : je n'accuse pas S. Huntington de tous les maux (je ne voudrais pas tomber dans le même travers que celui dénoncé au 3ème paragraphe de ce texte) ; je ne voudrais pas non plus chercher des complots, non que je refuse d'y croire a priori, non que l'insistance de certains laquais de l'ordre établi à dénoncer partout les "théories du complot" ne soit pas en elle-même suspecte, mais tout simplement parce que je n'en ai pas besoin.

Ce qui est intéressant, c'est que le cas Huntington illustre cette parenté profonde entre, au moment des révoltes populaires des années 60-70 (révoltes plus ou moins bien inspirées, ce n'est pas le problème), une action pour mettre à bas un Etat-providence qui n'était pas installé depuis si longtemps que cela, pour dans le même temps recentrer l'Occident sur son "identité" (et écrivant cela je ne prône pas l'amnésie, ventredieu !) ; et une action à la fois idéologique, politique et économique, pour accentuer l'écart qui peut nous séparer de certains. L'exemple type en serait l'Egypte, sur laquelle on peut voir ou lire de temps en temps des reportages nous inquiétant de son "islamisation", alors même que cet Etat, qui a par ailleurs depuis longtemps lâché les Palestiniens, est l'un des plus subventionnés par les Etats-Unis, lesquels ont de longue date agi, ici et ailleurs, pour couper l'herbe sous le pied à des mouvements laïcs qui auraient pu (peut-être...) avoir un vrai soutien et permettre au Moyen-Orient d'accéder à une réelle indépendance (et à son pétrole). On n'écrira pas que les Etats-Unis sont responsables de tout - après tout, les Egyptiens n'ont pas, ou pas encore, mis à bas leur régime. Il reste que tout cela est d'une remarquable duplicité - et un jeu dangereux, dont nous n'avons sans doute pas fini de payer les conséquences.

Je clarifie un point pour finir, dans le paragraphe précédent. La conscience de son propre passé est quelque chose d'inestimable, que l'on n'a pas à se lasser d'explorer. Mais cette connaissance a entre autres pour utilité de donner un appui solide aux volontés de changement - sinon d'ailleurs, à part le plaisir de l'érudition, on ne voit pas l'intérêt, on ne voit surtout pas en quoi cela justifierait un conservatisme absolu ou une volonté de retour en arrière, car le monde change tout seul, toujours, tout le temps. (C'est ce que j'ai trouvé chez Chateaubriand). D'où qu'il soit possible de voir sous un angle positif les révoltes populaires, de ne pas se leurrer sur les fausses identités, et de détester par-dessus tout ceux qui détruisent les mœurs et les solidarités, au nom du marché, tout en prétendant les rétablir - et donc en en établissant de fausses - contre autrui (et non par rapport à autrui).




PS : je fais passer l'information trouvée dans le livre de Halimi : le prix Nobel d'économie n'existe pas, pas plus donc que la discipline dont il relève : il s'agit d'un prix créé (et doté) par la Banque centrale de Suède en 1969 en mémoire d'A. Nobel, qui n'a aucunement la légitimité que l'on peut accorder (ou non) aux autres prix Nobel, et qui se pare donc indûment de leur prestige. Sans commentaires.

PS 2 : j'ai évoqué plus haut la censure comme quelque chose d'absolument mauvais. Ce n'est pas tout à fait ma pensée. La censure a de nombreuses de vertus (cf. Karl Kraus). Mais ce n'est pas du tout le sujet.

PS 3 : non, je plaisante.


(Ajout le 09.04).
Le concept de "prophétie auto-réalisante" semble avoir été pondu par le sociologue américain Robert K. Merton, dont vous pouvez consulter la fiche Wikipedia en anglais, laquelle donne toutes sortes de liens, y compris sur les prophéties en question. Encore un concept que Bourdieu n'a pas inventé !

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