dimanche 3 septembre 2006

Du Mauss, Dumont, du Monet. (Ajout le 5.09.)

(Ajout.)


- "De même qu'il n'existe pas d'élément indépendant d'une religion, ni telle ou telle organisation religieuse, par exemple, mais des religions, de même qu'il ne suffit pas simplement d'étudier par exemple telle ou telle partie de l'économie d'une société pour avoir décrit son régime économique, etc. ; de même qu'en un mot, les véritables réalités, elles-mêmes encore discrètes, ce sont les systèmes religieux, les systèmes juridiques, les morales, les économies, les esthétiques, la technique et la science de chaque société ; de même, chacun de ces systèmes à son tour - que nous n'avons distingué lui-même que sous l'impression de l'actuelle division des faits dans notre société à nous - de même, dis-je, chacun des systèmes spéciaux n'est qu'une partie du tout du système social. Donc, décrire l'un ou l'autre, sans tenir compte de tous et surtout sans tenir compte du fait dominant qu'ils forment un système, c'est se rendre incapable de les comprendre. Car, en fin d'analyse, ce qui existe c'est telle ou telle société, tel ou tel système fermé, comme on dit en mécanique, d'un nombre déterminé d'hommes, liés ensemble par ce système. " (1934)

- "Notre propos ici est de former une idée raisonnable de la place, de la portée réelle de l'individualisme [en tant qu'idéologie posant l'individu comme fondement et valeur suprêmes] dans le fonctionnement de la société, de mesurer jusqu'à quel point il a vraiment fonctionné, c'est-à-dire de voir dans quelles limites il est parvenu à remplacer le holisme [idéologie de la société comme tout préexistant à ses membres], quel rôle il a joué en fait. La thèse sera non seulement que l'individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société, mais que, de plus, il n'a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine. On voit en premier lieu que l'individualisme s'est développé dans des sociétés qui ne cessaient pas pour autant de vivre comme elles avaient vécu jusque-là. Comme l'écrivait Edward Shils : "Vivant sur un sol de traditionnalité substantielle, les idées des Lumières avancèrent sans se détruire elles-mêmes." Au plan social, l'individualisme fait figure alors de théorie utopique abritée de tout contact avec la vie réelle de la société. Dans une seconde étape (...), l'idéologie se vit appliquée, mais sélectivement, à telle enseigne que la Révolution française elle-même, si elle transforma ou détruisit des institutions, ne fit pas table rase de la société traditionnelle : ni elle ne donna l'égalité aux femmes, ni elle ne supprima la famille (la Révolution russe elle-même devait y renoncer). En somme, le principe individualiste cohabita avec des formes sociales héritées impliquant une certaine rémanence du mode de pensée holiste.

Il y a une démonstration encore plus forte de la possibilité limitée d'application de l'idéologie individualiste dans la société. Car il est arrivé que l'effort pour la mettre en application produise ou en quelque sorte fasse renaître son contraire. Tel est cas dans le domaine économique, témoin Karl Polanyi et sa Grande transformation. Ici, l'idéologie individualiste s'exprime directement dans le libéralisme économique, avec la condamnation de toute intervention de l'Etat, dont le seul rôle est de garantir les conditions nécessaires au libre jeu de la rationalité économique dans l'entreprise et sur le marché. Or, aussitôt le système complet en vigueur, il provoque paradoxalement l'intervention renouvelée de l'Etat dans presque tous les pays en cause, que dis-je, dans tous les pays en fin de compte, puisque les Etats-Unis eux-mêmes ont dû, à partir du New Deal de Franklin Roosevelt, couper leur vin libéral d'une eau puisée clandestinement aux sources socialistes. De sorte que personne là-bas, fût-ce un M. Reagan, ne saurait retourner pour de vrai au libéralisme de Hoover. (...)

La conclusion serait presque que, lorsqu'il a prise sur le réel, l'individualisme le doit à son contraire. (...)

Plus qu'un principe suffisant de vie sociale, l'individualisme est un ferment de transformation extrêmement puissant qui ne peut manquer dans l'avenir de s'associer à son contraire, sans doute de plus en plus étroitement. Aux dangers que le processus recèle, on peut voir un remède : que les cultures et leur interaction, ou leur lutte, soient l'objet d'une considération attentive (...) - seul mode sous lequel elles peuvent s'associer sans danger." (1986)

Je vous laisse actualiser... Mais ceci confirme une fois de plus que le troisième totalitarisme à craindre, après le communisme et le nazisme, n'est pas le très fumeux "islamo-fascisme" de BHL et consorts (cons saurs), mais le libéralisme économique débridé. Ce qui d'ailleurs concorde avec ce que l'on peut affirmer du totalitarisme, à savoir qu'il est une maladie, ou une excroissance de la démocratie - comme le dit Dumont ailleurs, une façon volontariste de réinjecter du holisme dans nos sociétés individualistes. Rien à voir avec les sociétés musulmanes, encore à dominante holiste, même si les destructurations dont elles sont l'objet depuis des décennies peuvent engendrer des crispations dans le sens du holisme. Bref, pour en revenir au libéralisme actuel, ou à l'ultralibéralisme si l'on veut : il n'est certes pas une injection de holisme, il est la destruction des garde-fous traditionnels qui in fine rendent à peu près viables, plus ou moins malgré elles, les sociétés individualistes.

Ceux que le terme de totalitarisme gêne ou choque peuvent se contenter de faire ce parallèle entre les modes de pensée staliniens, nazis et "ultralibéraux" : dans les trois cas on pose une détermination unique aux comportements humains (la classe sociale, le "sang", l'intérêt égoïste), on prône une politique ne tenant compte que de cette détermination, on se sert de cette détermination à la fois pour se féliciter des "succès" acquis et pour regretter les éventuels "ratés" (les bourgeois sont presque détruits mais encore plus dangereux que jamais, il faut donc encore plus de goulags, de délation et de "collectivisme" ; s'il y a croissance, c'est grâce au libéralisme, s'il y a chômage, c'est la faute de l'Etat ; le nazisme est ici un peu à part, eu égard à sa grande efficacité par rapport à ses buts propres jusqu'à très près de sa chute, mais on peut citer Céline qui, justement au moment où le Reich millénaire commençait à éprouver de sérieuses difficultés militaires, et alors que les chambres à gaz faisaient le plein (et le vide), déclarait que Hitler avait dû être assassiné et remplacé par un sosie juif). Et bien sûr, dans les trois cas on est fermé à toute discussion comme à toute réflexion sérieuse sur des dommages qui ne peuvent être que "collatéraux". Bref, nous n'avons pas fini de crever.


- J'allais oublier :

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(1869)




Ajout le 5.09.

Citons-nous allègrement :

"...ce que l'on peut affirmer du totalitarisme, à savoir qu'il est une maladie, ou une excroissance de la démocratie - comme le dit Dumont ailleurs, une façon volontariste de réinjecter du holisme dans nos sociétés individualistes. (...) Pour en revenir au libéralisme actuel, ou à l'ultralibéralisme si l'on veut : il n'est certes pas une injection de holisme, il est la destruction des garde-fous traditionnels qui in fine rendent à peu près viables, plus ou moins malgré elles, les sociétés individualistes."

Parcourant le livre de Pierre Bouretz qui m'accompagne depuis maintenant plusieurs semaines, je tombe sur le passage consacré à Friedrich von Hayek

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et y trouve ce qui me semble être autant un important complément qu'une confirmation globale des propos que je viens de retranscrire. Voici ce qu'écrit Bouretz :

"A cette logique qui fait [selon lui] dériver l'Etat protecteur vers le totalitarisme, Hayek oppose le modèle de l'ordre spontané du marché. Un modèle qui vise à arracher la formation des normes à l'emprise du volontarisme. A la représentation de la société comme taxis, c'est-à-dire comme institution humaine issue de la volonté, il oppose l'idée d'une ordre naturel des échanges, immanent au social et échappant à la manipulation des individus. Pensée comme cosmos, la société est ainsi tenue à l'écart de tout projet de construction, puisqu'elle fonctionne immédiatement comme un système ordonné selon des normes qu'il faut découvrir et protéger au lieu de prétendre les inventer. Symétriquement, Hayek peut alors opposer au droit conçu comme thesis, comme loi oeuvre de la raison et de la volonté humaine, la notion de nomos, qui voit le droit inscrit dans la nature des choses. Avec pour conséquence le fait que l'homme peut tout au plus se faire l'interprète du droit, sans présendre à se concevoir comme sa source." (p. 465)

La théorie de Hayek "apparaît... comme éminemment paradoxale, à la fois moderne dans ses attendus et antimoderne par ses résultats. Lorsque Hayek fait reposer l'ensemble de sa théorie sur la notion... d'ordre spontané du marché, il radicalise en effet le schéma libéral qui ne fait dépendre la société que des intérêts des individus. (...) Plus encore, lorsqu'il récuse l'idée selon laquelle une "échelle commune de valeurs est nécessaire pour intégrer les activités individuelles dans un ordre général" il semble intégralement parier sur une logique de l'harmonisation des intérêts à l'égard de toute contrainte, faisant ainsi signe vers une théorie qui relèverait, au sens propre du terme, de l'anarchie. Pourtant, la conception de la société comme ordre naturel (Cosmos) et du droit comme reflet normatif de cet ordre (Nomos) pointent dans une tout autre direction. Avec elles en effet, les normes juridiques ne sont plus le produit de la subjectivité humaine, mais s'inscrivent dans une extériorité par rapport aux individus. Ne peut-on alors penser que, si supériorité de l'ordre spontané du marché il y a du point de vue de la théorie sociale, elle tient au fait qu'il représente un ordre sans sujet, un principe de cohésion sociale invisible et donc non susceptible d'être contesté ? (...) On peut alors penser que la taxinomie grecque des concepts hayekiens reflète une nostalgie des paradigmes de l'hétéronomie..." (p. 468)

L'hétéronomie en question est un terme emprunté à Castoriadis. Dans la pratique, il semble légitime d'assimiler les "sociétés
hétéronomes" de celui-ci aux sociétés "traditionnelles" ou "holistes" de Dumont (dans le concept, pas tout à fait, mais c'est une autre histoire). Quoi qu'il en soit de ces questions de terminologie, et en glissant sur le fait de savoir si Bouretz a raison dans ce qu'il considère comme "moderne" et "antimoderne" chez Hayek, cette description, que pour les besoins de ma cause je jugerai ici fidèle, remettant la vérification à plus tard ou à une aide de mon lectorat, cette description, donc, de la pensée de Hayek, infirme une partie de ce que j'ai écrit ci-dessus : l'ultralibéralisme actuel est bien une injection volontariste de holisme, à partir du concept de marché, de même que le nazisme partait du concept de "sang" pour en faire une réalité à laquelle personne ne peut se soustraire, à laquelle on ne peut que se soumettre, qui ne rend fort et efficace qu'à la condition que l'on se soumette à elle - ce qui implique de combattre vigoureusement les interférences (les métissages ou les races rivales ; l'Etat ou même l'idée de justice sociale chez Hayek).

L'astuce, ici, est que l'injection de holisme se fait à partir d'une des grandes créations de l'individualisme, l'idéologie économique. C'est ce qui m'a trompé, c'est ce qui trompe les zélateurs de cette idéologie, qui d'ailleurs pour la plupart ignorent ou n'accepteraient pas aisément l'arrière-plan gréco-cosmique que Hayek a donné à la théorie qu'ils aiment tant promouvoir. Or Hayek n'est ni fou ni faux-cul : l'économie telle qu'on la parle aujourd'hui a tout d'un cosmos dont les lois ne dépendraient pas de nous. Ce qui rapproche le piège ultralibéral du piège communiste en d'autres temps : non seulement l'appel à des valeurs modernes (émancipation, individu, liberté...) mais l'incitation à se soumettre à des lois économiques, dans la pratique aussi réelles que le cosmos de Ptolémée, mais certes moins archaïques d'apparence que le "sang" ou le Volk. (Je laisse de côté les rapports entre communisme et holisme, à cause des distinctions à faire chez Marx lui-même, puis dans les "applications" léniniste, stalinienne, maoïste... Je renvoie les curieux aux livres de Dumont, notamment : Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, 1977. Signalons en passant que Dumont y dresse des parallèles entre Etat providence et Etat totalitaire, dans un autre esprit que Hayek : à tout le moins cette question peut rester dans notre esprit.)

Pour le reste, ces compléments d'information vont dans le sens de ce que j'écrivais, aussi bien les rapprochements entre les différents totalitarismes (à dire le vrai le concept de "totalitarisme" est loin de me convenir pleinement, mais comme je suis dans une logique de rapprochement de différents phénomènes historiques, autant employer la catégorie officielle sous laquelle on range d'habitude certains d'entre eux) que la façon dont l'ultralibéralisme s'emploie à liquider les garde-fous du holisme traditionnel.

On notera enfin que le parallèle, notamment avec le bolchevisme, peut être poursuivi sur le plan des processus historiques : Hayek s'est explicitement inspiré de Lénine, en mettant sur pied en 1947, via la Société du Mont-Pèlerin, une organisation de militants déterminés, de "révolutionnaires professionnels", destinés à essaimer la bonne parole et à noyauter progressivement les milieux dirigeants (Etats, entreprises, medias...) dans l'attente qu'une crise vienne provoquer une conjoncture favorable à la prise de pouvoir : la simultanéité des mouvements sociaux de la fin des années 60 et du choc pétrolier de 1973 ont ici joué le rôle, toutes choses égales par ailleurs, de la guerre 14-18 pour les bolcheviks. Vinrent Pinochet, Thatcher, Reagan... Tout ceci est relaté avec force détails dans Le grand bond en arrière de Serge Halimi (Fayard, 2004).

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