vendredi 24 novembre 2006

Variation sur Girard, Dumont, Marx...

Dans L'enfer des choses (Seuil, 1979), Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel s'essaient avec un bonheur variable à appliquer certaines intuitions de René Girard à "l'économie" (les guillemets sont de moi et malheureusement pas des auteurs). Un passage m'amène à nuancer une thèse centrale de Louis Dumont.

Les deux auteurs font remarquer (p. 11) :

"La science économique a toujours pensé la relation sujet-objet en général comme un ligne droite qui relie le sujet à l'objet désiré. Il importe peu que cette ligne droite soit la liberté et la spontanéité du sujet désirant, ou qu'elle soit la totale détermination de son agir par ses besoins. Les deux choses sont totalement équivalentes.",

ceci pour faire rentrer en jeu ce que R. Girard appelle le médiateur, c'est-à-dire celui sur le désir duquel on se fixe pour désirer soi-même quelque chose, selon le modèle : je convoite la femme, la voiture ou la télé plasma de mon voisin, non pas en elles-mêmes, mais parce que mon voisin en jouit.

Ne nous attardons pas à discuter vraiment cette thèse, contentons-nous de lui accorder, très vaguement je sais, une part de vérité, et utilisons cette part pour voir d'un autre oeil une des distinctions cardinales de Dumont entre les sociétés traditionnelles et nos sociétés modernes : les premières privilégieraient les relations entre hommes, les secondes les relations des hommes avec les choses. L'intérêt porté à la "relation sujet-objet" dans la "science économique" d'une part, la pauvreté croissante des relations entre êtres humains d'autre part, cela va dans le sens de Dumont, mais celui-ci ne prend-il pas trop pour argent comptant les affirmations et raisonnements des économistes ?

Revenons au schéma le plus central de Dumont : toute société est une structure qu'il faut aborder globablement (le holisme). Les sociétés traditionnelles, qui se voyaient comme un tout, en étaient conscientes à leur manière, à la différence des sociétés modernes, qui se voient comme des collections d'invididus originellement séparés (l'individualisme). Dumont dit ici que les sociétés modernes se trompent (la sociologie, et notamment l'Ecole sociologique française dont Dumont se réclame, étant née du constat de cette illusion), même si une telle erreur génère de nouveaux rapports entre leurs sociétaires qui font qu'effectivement, ces sociétés sont différentes des sociétés traditionnelles.

Ne peut-on tenir le même raisonnement pour ces rapports des hommes aux choses ? Certes, les objets désirés sont de plus en plus nombreux, mais ne serait-ce pas justement parce que les relations entre hommes égaux, et qui donc s'envient d'autant plus les uns les autres qu'ils se pensent semblables, ont pris une importance qu'elles n'avaient pas dans les sociétés traditionnelles ? On croit être moins dépendant des autres, on l'est plus. De même que, pour ce qui est du holisme et de l'individualisme, on croit être plus libre, alors que, fondamentalement, on l'est moins - ou, en tout cas, soyons prudent, pas plus. Là où les acteurs se trompent moins, en revanche, c'est qu'ils se veulent plus individualistes, et que, dans l'acception péjorative du terme, ils le sont - ce qui d'ailleurs se nourrit de soi-même : à quoi bon se fatiguer pour des gens qui ne se fatiguent pas pour vous ?



Pour les curieux, je signale que dans le livre de MM. Dupuy et Dumouchel on trouve, sous la plume de celui-ci, une convaincante analyse du mouvement anglais des enclosures, ou comment l'aristocratie, jalouse des gains croissants de la bourgeoisie, a détruit le système traditionnel qui permettait une certaine harmonie dans la vie des villages anglais, a créé de toutes pièces les si nombreux pauvres dont les économistes et moralistes britanniques allaient si souvent se lamenter et si souvent traiter de parasites et de fainéants, pour justifier in fine leurs bas salaires - etc., on retombe sur une histoire connue, mais P. Dumouchel montre bien à quel point ce mouvement des enclosures fut à proprement parler révolutionnaire, à quel point il fut destructeur, à quel point aussi il fut idéologique - tous qualificatifs d'ordinaire attribués à la théorie marxiste ou aux mouvements politiques qui s'en sont réclamée.




P.S. : A partir de demain, et sauf guerre thermonucléaire sur laquelle je souhaiterais donner un avis certainement fort pertinent, le café du commerce est fermé pour une semaine. A la vôtre !

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jeudi 23 novembre 2006

Identités et particularismes, suite.

Oui, un commentaire laissé au sujet du texte sur les rapports entre persécution et définition d'une minorité me rappelle une critique (je crois que c'était dans le collectif publié par La Fabrique, La République mise à nu par son immigration, 2006, mais je n'en suis pas sûr) formulée à l'intention du philosémitisme de P.-A. Taguieff. On peut en effet considérer qu'il y a quelque chose de pervers à faire porter aux Juifs tout ce qu'il leur fait porter (jusqu'à l'économie de marché ! cf. ce compte-rendu), non seulement parce que c'est à double tranchant, mais en soi : une particularisation reste une particularisation, même si elle est très positive.

Est-ce qu'on peut faire le même reproche à M.-E. Nabe, dans son rapport aux "Arabes" ? Fondamentalement, il me semble que non, mais certaines formulations peuvent le suggérer - et l'on aboutirait à la situation cocasse d'intellectuels "bien français" s'engueulant en s'envoyant des minorités à la gueule, "mes Juifs" contre "tes Arabes", et vice-versa, fantasmes contre fantasmes, peuple élu de l'économie de marché et/ou de la démocratie et/ou du progrès (etc.) contre peuple élu de la révolte anti-capitaliste et/ou de la religion toujours vivante et/ou de la fierté authentique, etc.

Quant à moi, il est bien évident que je suis au-dessus de pareils reproches (cf. ma réponse au dit commentaire). Mais élargissons. Fassbinder proclama un jour : "Tout philosémitisme est un antisémitisme." On peut interpréter de manières diverses une telle formule. Je crois que le mieux à faire est de la rapporter au diagnostic de Dumont (cité plus complètement ici) :

"On parle beaucoup de "différence", de la réhabilitation de ceux qui sont "différents" d'une façon ou de l'autre, de la reconnaissance de l'Autre. Ceci peut signifier deux choses. Dans la mesure où c'est affaire de "libération", de droits et de chances égaux, de l'égalité de traitement des femmes, ou des homosexuels, etc. - et telle semble être la portée principale des revendications présentées au nom de telles catégories -, il n'y a pas de problème théorique. Il faut seulement faire remarquer que, dans un traitement égalitaire de ce genre, la différence est laissée de côté, négligée ou subordonnée, et non "reconnue". (...)

Mais il se peut qu'il y ait davantage dans ces demandes. On a l'impression qu'elles présentent aussi un autre sens plus subtil, la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre. Ici je soutiens qu'une telle reconnaissance ne peut être qu'hiérarchique (...). Ici, reconnaître est la même chose qu'évaluer ou intégrer (...)

Je soutiens ceci : si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l'égalité et la reconnaissance, ils réclament l'impossible." (Essais sur l'individualisme, Seuil, 1978, pp. 259-260)

Autrement dit et dans le contexte de cette note : le fait de différencier est plus important que le contenu de la différence. Ce qui se vérifie aisément dans la pratique, puisque tout jugement positif sur une "communauté" émis par X peut être considéré comme négatif par Y (le courage devenant témérité, la prudence pusillanimité, l'affirmation de soi vantardise, etc.).

Ce qui ne signifie pas pour autant - sinon, je devrais supprimer quelques notes... - que cette différenciation est à coup sûr illusoire, que tout se vaut, partout, tout le temps. Simplement :

- il y a des domaines où elle est plus légitime que d'autres. Il est plus aisé d'étudier les rapports entre les "représentants" d'une "communauté" et le pouvoir, ou de rappeler que les différentes "communautés" ont, sur certains points de vue, des histoires différentes (les séfarades et les ashkénazes, par exemple), que de chercher à rapporter tel trait de caractère d'une personne à son "appartenance" à une "communauté" ;

- il faut savoir à quoi on s'expose, et à quoi on expose les gens dont on parle : tout jugement que l'on porte, soit sur une communauté, soit sur certains de ses membres, peut être retourné en son contraire.



Sur le même sujet : le deuxième post-scriptum de ce texte.

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mardi 21 novembre 2006

Ironie de l'histoire.

Dans la mesure où l'hypothèse qui suit n'est fondée que sur une seule et unique source, elle n'est pas d'une grande sécurité épistémologique. Je compte sur mes bien-aimés lecteurs pour me corriger si je me trompe.

Au cours du colloque sur René Girard, Henri Atlan, qui a l'air d'en connaître un bout sur le sujet, s'insurge au détour d'un débat sur un cliché trop répandu à son goût :

"Selon moi, l'idée d'une tradition judéo-chrétienne est une notion chrétienne, justement, et pas judéo-chrétienne. On a tort, je crois, de présenter l'idée d'une tradition judéo-chrétienne, avec progression du judaïsme au christianisme comme quelque chose qui va de soi et qui, à bon droit, pourrait faire partie d'une analyse scientifique, objective, etc." (p. 406)

Effectivement, cette optique "judéo-chrétienne", comme la société médiévale, maintient le judaïsme dans un statut respecté certes mais subalterne, en tant qu'annonciateur d'une Révélation qui le dépasse (E. Benbassa et J.-C. Attias en parlent aussi dans Les Juifs ont-ils un avenir ?, Hachette, 2002), ce qui peut ne pas être apprécié par les Juifs eux-mêmes. Il est donc assez piquant de voir certains Juifs (suivez mon regard) se gargariser aujourd'hui de ce supposé héritage "judéo-chrétien" - mouvement d'opinion qui, et pour cause, ne peut que plaire aux chrétiens eux-mêmes. Si ce n'est pas de l'importation dans nos belles contrées pacifiques des problèmes du Moyen-Orient, je ne sais pas ce que c'est... L'Histoire n'est pas fille farouche, certes. Mais c'est tournante sur tournante, en ce moment !

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lundi 20 novembre 2006

Valeur de la richesse, pauvreté de la valeur.

Dans le colloque de Cerisy Violence et vérité. Autour de René Girard (juin 1983, Grasset, 1985, pp. 267-274), on découvre notamment une intéressante communication de Georges-Hubert de Radkowski, dont je retranscris certains passages. Les incises [entre crochets et en italiques] sont de moi.

- "Si la science économique cessait de considérer cette question de la richesse soit comme inexistante, soit comme allant de soi - puisque, pour elle, autant il y a de valeur produite et/ou possédée, autant il y a de richesse jouie, celle-ci étant donc fonction univoque et directe de celle-là -, alors et alors seulement elle découvrirait les paradoxes auxquels on est acculé dès qu'on entreprend de définir la richesse au moyen de la valeur. (...)

Le concept de valeur implique et présuppose toujours l'égalité, l'identité ; tandis que celui de richesse, au contraire, présuppose l'inégalité, la différence. Donc (...) il ne peut y avoir deux valeur qui soient inégales, différentes entre elles ; ni deux, ou plusieurs richesses qui soient égales, identiques l'une à l'autre. (...)

Il ne peut y avoir des valeurs hors de l'échange effectif ou, du moins, virtuel. Ceci entraîne comme conséquence qu'il n'existe aucun fondement de la valeur, ni du côté du travail, comme l'affirmaient les classiques [et Marx à sa manière et à leur suite], ni du côté de l'"utilité", comme le croyaient les néo-classiques ; et comme corollaire, que la distinction traditionnelle entre la valeur d'usage (qui serait préalable à l'échange) et la valeur d'échange est trompeuse et superfétatoire : entia non sunt multiplicanda, en suivant "le principe du rasoir" d'Occam. [Les entités ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire.]

Emergeant dans et par l'échange, produite au sens fort et premier du terme par lui, toute valeur est purement arbitraire : c'est lui, l'échange, qui décide de la valeur, qui arbitre "sans appel" s'il y a et combien il y a de valeurs."

- G.-H. de Radkowski montre ensuite que si on peut échanger X a contre Y b, alors X a = Y b, point barre. Il en déduit que la notion d'échange inégal est une "contradiction dans les termes" - ce qui peut être cohérent avec ce qui précède, mais n'avance pas beaucoup, car si l'un des partenaires de l'échange n'est pas content de cet échange mais se sent forcé par les circonstances de l'accepter, cela ressemble fort à ce que l'on entend habituellement par échange inégal. Comme le dit Max Weber à l'intention de gens comme Mme Laurence Parisot, ce n'est pas parce que deux personnes sont d'accord pour signer un contrat qu'elles sont toutes deux libres de le faire, l'une d'elles peut ne pas avoir le choix de ne pas le signer. G.-H. de Radkwoski ne nie d'ailleurs aucunement que dans la plupart des échanges il y a un gagnant et un perdant, il affirme nettement que l'échange est toujours un rapport de forces. Mais comme ces rapports de force "à deux" s'inscrivent désormais le plus souvent dans des rapports de force collectifs, la fixation de la valeur n'est pas totalement arbitraire (si voulez vendre votre vieille Peugeot 600.000 euros, vous trouverez difficilement preneur) - il reste très intéressant qu'elle ne repose sur rien de naturel et de quantifiable - pas même sur les "besoins" :

- "Que, par ailleurs, on ne m'assène pas l'argument des prétendus "besoins" d'où proviendrait ce que les économistes néo-classiques nomment "utilité" des biens qui les doterait d'une valeur objective "en soi". Les besoins, ça n'existe pas." - Radkowski renvoie ici à son livre les Jeux du désir." (PUF, 1980).

- "La possibilité même de la richesse, le "destin" de la richesse se joue sur cette différence : "avoir plus que..." ; en possédant, exclure de cette possession les autres ; en s'appropriant, les désapproprier effectivement ou virtuellement. Plus cette différence est considérable, "forte", plus cet "excès" de richesse est accentué, plus cette richesse pourra s'épanouir dans sa plénitude, ou plutôt sa quasi-plénitude, seule l'impossible richesse infinie y atteignant, y parvenant.

L'absence, par contre, de toute différence supprime la possibilité même de richesse, quel que soit le contenu "matériel" de nos possessions, l'abondance des biens dont nous jouissons. "La même richesse que...", "la richesse égale à...", c'est la "non-richesse", l'absence radicale de toute richesse. De même que dans le "bon vieux temps" de jadis les riches avaient "leurs pauvres", il faut bien que dans une société marchande les pauvres aient toujours "leurs riches" : on n'est riche que pour quelqu'un, on est le riche "de quelqu'un". Une collectivité composée uniquement de "riches" ignorerait complètement le concept même de richesse qui deviendrait un impensable de cette société."

- à toutes fins utiles, ce dernier argument rappelle une mise au point de Hume évoquée par C. Lévi-Strauss dans Race et histoire : on ne peut se plaindre qu'il y ait des femmes laides, car si toutes les femmes étaient belles, soit le concept de beauté disparaîtrait, ce qui serait triste, soit on ne ferait que changer d'échelle de valeur pour juger de la beauté, on réintroduirait une hiérarchie, les moins belles deviendraient laides, et ainsi de suite.

Sans nous laisser entraîner dans les comparaisons tentantes mais sans doute trop faciles entre les domaines "économique" et "érotique", précisons pour finir et éviter un éventuel malentendu que Radkowski ne manque pas de préciser que la traduction de la richesse en termes de valeur ("combien sur le compte en banque"), est, comme toute traduction, fautive et lacunaire. Elle n'est pas nécessairement totalement illusoire, encore une fois, mais elle passe à côté de choses non quantifiables : le temps de loisir disponible, par exemple (on me décrivait récemment la peu enviable existence de millionnaires new-yorkais bossant comme des fous et dépensant qui plus est une part considérable de leurs revenus dans leur loyer et dans l'organisation de quelques fêtes que leur statut social rend obligatoire), et le sentiment vécu des acteurs (mon grand-père, qui n'était pas un naïf et qui eut des périodes fastes comme des périodes plus dures (il travaillait à la Bourse), me racontait qu'il n'avait jamais été aussi riche que dans sa jeunesse, quand il avait une petite chambre et un petit boulot, et passait une bonne part de ses journées à se balader dans Paris avec le sentiment que le monde était à lui. Et sans doute à cette époque là l'était-il, et sans doute cela se sentait-il, et mon grand-père était-il alors le "riche" de quelqu'un.)

- Tout ceci ne se voulant certes pas définitif, au niveau conceptuel comme au niveau moral. Il s'agit surtout de barrer la route à ceux qui croient résolus des problèmes qui ne le sont pas.

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dimanche 19 novembre 2006

Un peu de djihad ne peut pas faire de mal.

"Le soldat du Christ est plein d'assurance quand il tue ; il est encore plus assuré quand il meurt. Il se distingue quand il meurt, avec le Christ il tue. Ce n'est pas en effet sans raison qu'il porte l'épée. Il est serviteur de Dieu pour le châtiment des méchants et la louange des bons. Quand il tue un malfaiteur, il n'est pas le meurtrier d'un homme mais, comme j'aime à dire, il est le meurtrier du mal et le vengeur du Christ envers ceux qui commettent le mal."

Bernard de Clairvaux, De laude novae militiae ad milites templi (Eloge de la nouvelle milice), 1129.


Chacun voit midi..., qui se sent morveux..., etc. : vous en concluez ce que vous voulez.

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samedi 18 novembre 2006

"L'homme blanc a toujours une montre, mais il n'a jamais le temps."

Ce proverbe africain trouve, non pas une confirmation, mais une illustration inattendue, dans le livre de R. Moore (pp. 96 et 195) sur les persécutions médiévales évoqué dans la note précédente. Non seulement effectivement les léproseries, qui connurent un fort développement aux XIIè et XIIIè siècles - reflet d'une peur nouvelle de cette maladie dont il semble difficile d'affirmer qu'elle connut alors une fort développement -, furent l'un des premiers endroits où fut codifiée une discipline temporelle stricte (horaires de repas, de promenades...), ce qui alla de pair avec la rigidification de la discipline monacale à la même époque, mais il semblerait même, sans que l'on puisse être catégorique à ce sujet, que la première cloche - la première pointeuse -, destinée à réguler cette discipline, à appeler chacun à ses devoirs, à dire à chacun ce qu'il doit faire, que la première cloche installée en Europe le fut dans la léproserie d'Arras en 1241.

Prisonniers, et surtout esclaves salariés, de l'ouvrier "taylorisé" au cadre supérieur bobo : tous descendent du lépreux - de l'ostracisé vivant, je m'excuse, ou plutôt je ne m'excuse pas car c'est de cela qu'il s'agit, dans les camps de concentration de l'époque.


En guise de conclusion : "C'est précisément en déniant à l'ouvrier la simple satisfaction animale du "manger", du "dormir" que l'exploiteur en fit un droit, une idée, quelque chose d'humain, de social (Marx : dormir comme une bête dans une tanière est devenu social, puisqu'il faut pour cela que la bête humaine paye). Ainsi, le bourgeois insufflait-il à l'ouvrier son sordide utilitarisme." (Une enquête..., 1976, Editions anonymes, 1996, pp. 56-57.)

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vendredi 17 novembre 2006

"C'est nous qui décidons qui est juif et qui ne l'est pas."

Telle serait, selon Fritz Lang, la réponse que Goebbels lui aurait faite, lorsque, à la proposition que celui-ci lui soumettait de prendre en main la direction du cinéma du Reich, Lang aurait objecté ses origines juives. Apocryphe ou non, ce mot désigne admirablement cette possibilité du pouvoir, d'Etat en l'occurrence, d'opérer dans la réalité des partages aux lourdes conséquences.

Cécile Winter, dans le texte qui figure en annexe du troisième tome des Circonstances d'Alain Badiou, utilise cette histoire pour désigner l'attitude des "anti-antisémites" actuels : "C'est nous qui décidons qui est antisémite et qui ne l'est pas." Ne forçons pas sur ce parallèle, mais il est vrai, pour ne dénoncer qu'un mort, que lorsqu'on lit chez Alain Soral (Abécédaire de la bêtise ambiante...) une lettre de Jean Renoir datant de 1939 je crois et d'un antisémitisme pour le moins clair et qui vaudrait à d'autres une durable excommunication, on est frappé par la relativité de certains jugements dans un domaine où un peu de rigueur ne serait pas inutile.

Quoi qu'il en soit de ce cas particulier comme de nos chasseurs d'antisémites, je tombe, dans un livre consacré aux persécutions médiévales, La persécution. Sa formation en Europe, Xè-XIIIè siècle (1987, trad. française les Belles-Lettres, 1991), sur ces pages :

"La proposition selon laquelle, s'il y avait eu des hérésies avant le XIè siècle, elles auraient été persécutées, est dénuée de sens. Suivant la définition canonique, un hérétique est une personne dont les opinions sont "choisies par la perception humaine contrairement à la Sainte Ecriture, avouées en public et défendues avec obstination" [Gratien]. Dans la pratique, cela signifie qu'une personne ne devient un hérétique que si elle refuse d'accepter le jugement d'un évêque qui condamne comme hérétiques ses opinions exprimées et de s'engager à ne pas prêcher sans la permission de l'évêque : ce second point est devenu au XIIè siècle beaucoup plus important que le premier. Donc, du point de vue du croyant, l'hérétique se définit lui-même et, en fait, se proclame lui-même comme la personne qui, délibérément, refuse l'autorité de l'Eglise. De plus, cette manière de présenter les choses rappelle que l'hérésie n'existe que dans la mesure où l'autorité décide de déclarer qu'elle existe. Les hérétiques sont ceux qui refusent de souscrire aux doctrines et de reconnaître la discipline qu'exige l'Eglise : pas d'exigence, pas d'hérésie. L'hérésie (à la différence du judaïsme [oui et non, cf. justement Goebbels] et de la lèpre [admettons, même si un lépreux ne se reconnaît pas aussi aisément qu'on le croit]) ne peut naître que dans le contexte d'une affirmation d'autorité à laquelle l'hérétique résiste : elle est donc par définition une affaire politique. En revanche, la croyance hétérodoxe ne l'est pas. La divergence des opinions a existé en tout temps et en tout lieu et ne devient hérésie que lorsque l'autorité la déclare intolérable, ce qui est rarement arrivé au début du Moyen Age. (...)

La structure de l'Eglise d'Occident elle-même, au début du Moyen Age, était telle qu'elle admettait et devait admettre une diversité d'opinions beaucoup plus grande que celle qui devait ultérieurement être trouvée compatible avec le maintien de l'unité catholique. L'Eglise n'avait pas encore les moyens ou, selon certains, le désir d'exiger l'uniformité de culte et de pratique dans toute la chrétienté occidentale. Chaque évêque dirigeait son diocèse en tant qu'héritier et successeur du saint patron à qui l'on en attribuait d'ordinaire la fondation. Rome jouissait d'une prééminence générale, qui, certes, n'était pas indiscutée, mais son autorité pour intervenir dans les affaires diocésaines ou provinciales était loin d'être universellement reconnue. Ses préceptes n'étaient d'aucune manière censés jouir d'une autorité ou d'un prestige supérieurs à ceux que leur accordait la coutume. En fait, la réforme papale du XIè siècle a précisément été, par l'un de ses principaux aspects, un combat pour imposer l'autorité de Rome sur la tradition locale. (...)

Le processus même d'identification et de réfutation de l'hérésie lui donna une plus grande cohérence et par conséquent la fit apparaître plus dangereuse qu'elle ne l'était en réalité." (pp. 82-86)


Ne sacrifions pas ici les plaisirs de la nuance à un nominalisme radical qui ne ferait qu'embrouiller a priori les choses, et ne concluons pas que les persécutions se font sans référent aucun et que "tout vient du pouvoir". Retenons juste qu'une fois (exprimons-nous comme un Jacques Rancière, lui-même, comme Robert Moore, dans la continuité d'un Foucault) le sensible découpé ou partagé d'une certaine manière, certaines opérations politiques deviennent plus aisées. Une fois les Juifs découpés conceptuellement comme il le faut, on peut réellement les découper en morceaux (Moyen Age), une fois les Juifs isolés et séparés des autres, on peut les en séparer définitivement et les faire s'évanouir effectivement du réel dont les a préalablement extraits (le nazisme).

Le parallèle entre ces deux situations ne doit pas être trop poussé par amour du calembour fumeux : nommer le Juif n'est pas la même opération au Moyen Age, où même avant les ghettos les Juifs ont une forte identité (plus religieuse d'ailleurs qu'autre chose, à lire Moore : ainsi n'avaient-ils pas dans leur majorité de prénoms ou de noms de famille "signifiants"), et où il s'agit de faire de cette identité une menace pour l'ordre, non établi mais en train de s'établir, et au temps du nazisme, qui vient après le mouvement assimilationniste : le processus se fait dans l'ordre inverse - on établit d'abord que les Juifs sont nocifs avant de définir "qui est juif et qui ne l'est pas".

Etienne Balibar a émis l'hypothèse que se développait actuellement vis-à-vis des Musulmans un phénomène comparable à celui qui avait finalement produit l'antisémitisme hitlérien : la discrimination d'une catégorie d'individus et l'enfermement des individus qui sont censés composer cette catégorie dans une hérédité biologique (Musuman = Arabe = Musulman) les définissant de plus en plus exclusivement - ce qui n'empêche d'ailleurs pas qu'on les engueule dans le même temps parce qu'ils ne veulent pas en sortir. Que M. Balibar ait senti quelque chose de l'air du temps, cela me semble incontestable. La portée précise à donner à ces remarques est une autre affaire. Outre le fait que certains Musulmans peuvent eux-mêmes encourager cette évolution (un peu comme au Moyen Age, les premières vexations d'Etat vis-à-vis des Juifs ont contribué à la naissance d'un traditionnalisme juif (le hassidisme notamment) qui a lui-même accru la visibilité des Juifs et apporté sa pierre à la fondation du stéréotype du "Juif"), il importe de noter que le flou qui entoure aujourd'hui la définition, non pas d'un Musulman, mais d'un Musulman français (combien sont-ils ? quel est leur niveau de croyance ? quels rapports peut-on ou non établir entre cette croyance et le sentiment d'appartenir à une communauté singulière (et singulière à quel(s) niveau(x) ?) à l'intérieur de notre beau pays ? etc., tout cela pouvant être vu avec les yeux de Chimène ou un regard réprobateur - cf. les tensions qui traversent le texte de M.-E. Nabe que je vous conseillais récemment, ou les désaccords qui surgissent vite lorsqu'on réfléchit aux émeutes de l'an dernier) peut selon les personnes et les moments être aussi bien un garde-fou par rapport à ce besoin ou cette volonté de définition, qu'un apport au fantasme de l'ennemi intérieur, d'autant plus dangereux que difficile à repérer. Ici, la leçon de la période nazie est claire. (Non d'ailleurs que je craigne que les Etats européens se mettent à exterminer leurs "musulmans". Mais ils peuvent leur nuire de plus en plus. Ce qui peut "renforcer" cette "identité musulmane", etc.)

Pas de conclusion ? Non, c'est un texte incertain sur l'incertitude.

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samedi 11 novembre 2006

"Vaste programme."

Jacques Brel fut fasciné par la connerie. Digne héritier de Flaubert de ce point de vue, il finit par arriver à la définition suivante du con : un con, c'est quelqu'un qui s'est un jour, parfois très tôt, parfois la cinquantaine (par exemple) venue, trouvé assez content de lui pour décider qu'il pouvait arrêter de se poser des questions, sur lui-même, sur les autres, sur le monde.

Cette idée a le double mérite d'être "démocrate" et "wittgensteinienne" (les guillemets sont de rigueur, comme vous allez pouvoir le constater). "Démocrate" car elle permet d'évacuer la question de l'égalité ou de l'inégalité à l'origine, insoluble dans l'état actuel de la génétique, et peut-être insoluble de toutes façons ; "wittgensteinienne" car elle amène à s'interroger sur les processus par lesquels des individus décident, à quel niveau de conscience mon dieu, ou mon Wittgenstein, c'est bien là un des problèmes, par lesquels des individus considèrent que ça ne vaut plus la peine de faire d'effort pour comprendre ce qui se passe en et autour d'eux.

Et bien sûr une telle vision contribue à la légitimité des attaques que l'on peut formuler contre les auto-proclamés intellectuels (je vous épargne les guillemets). Car bon, qu'un balayeur ou un chef d'entreprise, qui maîtrise son sujet, décide d'en rester là, c'est après tout lui et ses proches que cela regarde et peut ou non déranger. En revanche, s'arrêter de penser alors que, finalement, on est payé pour cela, c'est une faute professionnelle. Et comme ce salaire est justifié par l'influence que l'on peut avoir sur ses concitoyens, à la faute professionnelle s'ajoute une faute morale. Ce qui veut dire que non seulement ils sont cons, mais incompétents et crapuleux.

Il n'y a donc aucune raison d'avoir pitié de leur connerie.


P.S. : en écrivant tout ceci je m'aperçois que l'interrogation sur la connerie est typiquement moderne, puisque justement elle pose le problème de l'égalité ("tous les hommes naissent égaux..."). Mais on n'a pas attendu 1789 pour être emmerdé par les "sots".

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vendredi 10 novembre 2006

Jean Mineur (47 20 0 0 0 1).

Peut-on analyser l'écriture pamphlétaire sans la dénaturer ? Très évidemment, dans les limites de la critique littéraire bien entendu, mais seulement après un certain laps de temps - ceci pour dire que même s'il ne serait pas inintéressant sans doute de soumettre à la question le dernier tract de Marc-Edouard Nabe, Les Pieds-Blancs (disponible sur son site), consacré au film Indigènes en particulier, et aux musulmans français en général, il me paraît plus sensé de vous allécher par quelques extraits, ne me permettant d'en commenter qu'un seul passage :

- "Grâce au film Indigènes, les Arabes de France vont pouvoir courber l'échine la tête haute."

- "Il y avait longtemps qu'on n'avait vu une telle apologie de la soumission..."

- "Il faut se rendre à l'évidence : en France, les comiques arabes finissent en tragiques larbins."

- "Au lieu de se déguiser en combattants d'hier, les Arabes français feraient mieux de prendre les armes d'aujourd'hui. Il y a mieux à faire que de pousser un gouvernement de droite à réévaluer les retraites de vieux tirailleurs maghrébins dans le seul but de promouvoir un film larmoyant post-onze septembre."

- "Quand Le Nouvel Observateur fait sa Une sur la gueule de fiotte épanouie de Jamel Debbouze sur fond de drapeau tricolore, et qu'il lui fait se poser la question : "Pourquoi j'aime la France", il faut savoir entendre sa vraie réponse, la cachée, la non-dite : "J'aime la France parce qu'elle se sent tellement coupable qu'elle a fait de moi une vedette, et c'est comme ça que je peux la baiser et lui soutirer le plus de fric possible."

L'hypocrisie est la seule politique des nouveaux indigènes : un sournois comme Jamel en a fait sa seconde nature. Il joue sur tous les tableaux : "beur" et français, racaille et gendre idéal, pitre et sérieux, citoyen et "rebelle"... L'essentiel, c'est qu'on ne le considère plus comme un Arabe ! Quelle horreur ! Etre "arabe", c'est trop dangereux, on vous associe trop aux terroristes d'Al Qaida..."

- "Tous ces "Beurs" médiatiques ne sont qu'une bande de clowns cocaïnés qui ne font que ralentir la juste révolte des vrais Musulmans qui souffrent aujourd'hui dans ce pays. La plupart des Arabes nés en France sont des paumés dans leur identité, tordus dans tous les sens par vingt ans d'intégration à la SOS Racisme, et élevés dans le mépris occidental et l'ignorance de l'Orient véritable. Beaucoup d'Arabes français profitent du racisme réel dont ils sont souvent victimes poour cacher leur incompétence, leur lâcheté, leur manque de goût, leur inculture crasse, et leur fainéantise intellectuelle."

- c'est mon passage préféré, M.-E. Nabe s'y mettant tout le monde à dos : les "Beurs" du film, SOS Racisme, les Français qui toujours, souvent ou parfois, font preuve de racisme, et surtout les arabes français eux-mêmes lorsqu'ils se comportent, et c'est effectivement trop souvent le cas, comme M. Nabe le dit. Il fallait quelqu'un pour faire cette mise au point, qui ne fasse pas l'impasse sur les légitimes difficultés identitaires des arabes français, et qui puisse les tancer sans racisme, ni même, malgré certes quelques apparences, la forme perverse de paternalisme consistant à dire à certaines catégories de personnes comment elles doivent se comporter. Voilà, quelqu'un l'a fait.

Après, on peut se poser de légitimes questions sur cet "Orient véritable"...


...mais ce sera (peut-être) pour une autre fois. Aujourd'hui, il ne s'agit que de faire de la publicité. J'aime d'ailleurs bien aussi les deux derniers paragraphes - mais je m'arrête, sinon vous n'aurez plus envie d'aller voir le film, vous aurez l'impression d'en savoir trop. Bonne lecture !





P.S. : je remercie M. Diariste, le premier dans ma "blogosphère" à avoir évoqué ce tract.

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mercredi 8 novembre 2006

A tiroirs et dans le bon sens.

Dans une brève et percutante préface à un ouvrage de Philippe de Lara, Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue (Ellipses, 2005), Vincent Descombes synthétise ce que doivent être la mission et la pratique de l'anthropologie.

Je rappelle les filiations en jeu : Mauss - neveu de Durkheim, dont il sera question ici de façon allusive (à propos du "sacré" et de l'"efferverscence") -, fut le professeur de Louis Dumont, lequel exerça une influence considérable sur V. Descombes. En retour, celui-ci lui fit découvrir les Remarques sur le "Rameau d'or" de Frazer, quelques pénétrantes réflexions de Wittgenstein sur le sens de l'anthropologie, réflexions fort critiques à propos de ce classique du genre, remontant au début du XXè siècle, qu'est, donc, le Rameau d'or de Sir James Frazer. Enfin, pour mémoire, Evans-Pritchard est un ethnologue britannique fort réputé, et, pour la petite histoire, fut un ami de L. Dumont.

Les notes entre crochets sont de V. Descombes, à l'exception relative de ce qui concerne Goethe - dans un passage d'ailleurs un peu trop allusif pour moi, mais que j'ai préféré ne pas couper. Je me suis contenté de souligner quelques passages particulièrement frappants.

Je signale enfin que l'on peut trouver quelques éclaircissements sur l'idée de "comparaison radicale" ici même.

"Louis Dumont avait été très intéressé de retrouver dans Wittgenstein une formule qui rejoignait la leçon la plus décisive à ses yeux de son maître Marcel Mauss en ce qui concerne le but scientifique de l'anthropologie Cette leçon, il l'avait recueillie ainsi : "l'explication sociologique [autre nom du travail descriptif de l'anthropologie sociale] est terminée quand on a vu qu'est-ce que les gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et pensent cela." Autrement dit, il n'y a pas véritablement à expliquer pourquoi les gens ont des croyances qui peuvent nous surprendre, mais seulement à atteindre les deux objectifs indiqués : d'abord, identifier ces croyances en les exprimant dans des termes que nous puissions comprendre, ce qui veut dire qu'il faut pour cela les traduire dans un idiome qui fasse sens pour nous ; ensuite, caractériser les sujets de cette croyance du point de vue sociologique, préciser à quelle occasion ou dans quelle situation de la vie sociale les gens expriment justement ces croyances. Il suffit, disait Dumont, de souligner que l'explication sociologique ainsi définie comporte l'étape d'une traduction pour ajouter quelque chose que Mauss avait laissé implicite : il n'y a pas d'autre explication sociologique que celle d'une "comparaison radicale". En effet, la compréhension sera le fruit de la mise en correspondance de deux idiomes : d'un côté, celui des sujets à décrire, de l'autre, celui dans lequel le savant doit donner la description. La dualité première qui est au fondement de l'anthropologie sociale n'est donc pas celle de deux mentalités (primitive et civilisée, prélogique et logique), ce n'est pas non plus celle des deux régimes de la vie sociale (le sacré et le profane, l'effervescence et la routine quotidienne). Au principe du "point de vue anthropologique", il y a le contraste entre ce que nous disons quand nous sommes chez nous et ce que nous comprenons que disent chez eux nos interlocuteurs justement quand ils sont chez eux.

Dumont a mis en exergue à la préface de la réédition de son premier travail monographique une citation de Wittgenstein. (...) Dumont l'avait lui-même traduit ainsi : "Je crois [contre Frazer] que l'entreprise d'une explication est condamnée d'avance, car il suffit d'assembler correctement ce que l'on sait, sans rien y ajouter : la satisfaction que l'on rechercherait dans une explication se livre d'elle-même."

Autrement dit, si l'on éprouve encore le besoin de chercher une explication, cela suffit à signaler que l'assemblage des données recueillies sur le terrain est mal fait. Si les faits connus avaient été correctement assemblées, chacun à sa place et avec son poids relatif dans la configuration d'ensemble, la description donnée ferait sens par elle-même. Il n'y aurait pas d'incongruités apparentes à éliminer, pas d'anomalies à interpréter. La visée explicative procède d'un écart, que l'on croit constater, entre ce que les gens font et disent et ce qu'ils devraient faire et dire s'ils étaient "rationnels", autrement dit s'ils étaient conformes à un modèle théorique que l'enquêteur a apporté avec lui sur le terrain et qu'il y applique le plus souvent sans s'en aviser. (On pense ici à ce que dit Wittgenstein de Frazer incapable de concevoir une autre manière de vivre et de penser que celle des Anglais de son temps.)

Par son élimination de l'explication interprétative au profit de la description bien faite, celle qui fait comprendre, Wittgenstein peut être rapproché de Mauss. Par sa référence au schéma morphologique de Goethe [en note, V. Descombes reproduit sans commentaires cette citation : "Et ainsi le choeur indique une loi secrète."], qui prend chez lui le visage de la "présentation synoptique" (übersichtliche Darstellung) pour laquelle nous devons trouver des formes "intermédiaires", des moyens d'assurer une transition intellectuelle entre deux extrêmes, Wittgenstein se montre partisan d'une anthropologie de la comparaison radicale. Enfin, il rencontre un principe central de l'ethnographie selon Evans-Pritchard par son insistance sur le contexte. Il faut, écrit Wittgenstein, décrire chaque manière d'agir dans son milieu environnant (Umgebung). A ce sujet, Philippe de Lara montre fort bien comment les remarques d'Evans-Pritchard, loin d'être des observations de détail, ont une portée considérable et entrent en consonance avec celles du philosophe sur les conditions d'une compréhension d'une humanité par une autre. Le résultat auquel arrive Evans-Pritchard est que, comme le dit de Lara, "les Azandé sont différents et intelligibles." Toutefois, on donnerait une formulation unilatérale - c'est-à-dire contraire au principe comparatif - de la dualité en question si l'on opposait de façon tranchée l'action efficace à l'action rituelle ou la croyance rationnelle à la croyance mystique. Du point de vue comparatif, ce sont là de fausses dualités, car elles ne font appel qu'à un seul terme conceptuel : l'opposition de l'efficace et du rituel est en réalité celle de l'efficace et d'un inefficace qui se voudrait efficace, mais qui ne parvient pas à l'être ; l'opposition du rationnel et du mystique est en réalité celle du rationnel et de quelque chose d'irrationnel qui veut passer pour du rationnel. De telles oppositions paraissent nécessaires à l'étude des croyances lorsque cette étude tend à se concentrer sur un article de croyance isolé en oubliant de replacer cette croyance dans un système, ce que Evans-Pritchard appelle "l'idiome de leurs croyances" (et c'est l'étape de la traduction qui nous fait savoir ce que les gens pensent et croient). Et, surtout, de replacer les gens qui manifestent de telles croyances dans une "situation" qui, à leurs yeux, appellent telle ou telle forme de pensée (et c'est l'étape de la contextualisation sociologique qui nous apprend qui sont les gens qui pensent et croient cela.)" (p. 7-10)

Tout n'est pas perdu !

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mardi 7 novembre 2006

D'élite, sûrs d'eux et dominateurs.

Israël, pays colonial par excellence et par définition, serait aussi un pays où le putsch des généraux aurait, graduellement, réussi. Challe, Jouhaud, Salan et Zeller - "un groupe d'officiers, partisans, ambitieux et fanatiques" au pouvoir, et pendant longtemps... On comprend que la moralité publique en prenne un coup là-bas, d'autant que pour que des généraux aient autant de pouvoir, ils doivent nécessairement recourir aux services de sous-fifres enthousiastes et dynamiques :

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(Je n'ai pas trouvé de photo de lui en uniforme - si un lecteur est plus chanceux ou plus patient que moi...)

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Je n'ai personnellement pas grand-chose contre MM. Le Pen et Mesrine, mais d'une part il semble qu'en Algérie ils n'aient pas fait dans le détail, d'autre part il faut bien reconnaître que donner trop d'impunité à des caractères d'une telle trempe n'est pas le gage le plus assuré de l'évolution d'une situation conflictuelle vers sa résolution aussi pacifique que possible. Ceci dit, nous avons bien vécu en France pendant des années une situation d'alliance entre le "socialiste" Mitterrand et le "fasciste" Le Pen, sans même avoir le motif d'une intifada à nos portes (c'est même plutôt cette alliance qui a contribué à faire naître les actuelles tentatives de révolte), alors n'en rajoutons pas sur les rapports Olmert-Lieberman.


O tempora...

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lundi 6 novembre 2006

Don et contre-don.

En juillet 2004, quelque part en France, à l'heure de la collation, un détenu condamné à trente ans de prison pour "actes de torture et de barbarie" a soudainement agressé un autre prisonnier qui lui servait à manger, lui a fracassé le crâne et a commencé à lui dévorer le cerveau à pleines mains.

Cette mise en bouche, qui peut-être vous rappellera comme à moi d'autres souvenirs de cantine, lorsque la cervelle était au menu, me permet, outre sa saveur propre, d'introduire à une brève mise au point sur François Besse, évoqué l'autre jour dans une évocation de Jacques Mesrine et dans les commentaires qui ont suivi. Sur la foi d'un informateur habituellement digne de confiance, je faisais mention de la conversion de M. Besse à l'Islam. A la lecture d'un livre providentiellement sorti ces dernières semaines,

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il s'avère que cette conversion, annoncée suite à l'arrestation de F. Besse et de sa famille au Maroc en 1994, semble, bien que l'on ne puisse être péremptoire à ce sujet, avoir été une manoeuvre tactique (ratée) pour éviter l'extradition vers la France (p. 158). Ce qui semble avéré, c'est qu'en prison, François Besse a lu tout ou partie du Coran (dans la traduction de J. Berque, la meilleure selon certains spécialistes), et que, par la suite, dans les longues études de philosophie qu'il a entreprises en prison, il s'est bien plus intéressé à Spinoza, Nietzsche et Husserl, qu'à l'Islam (sauf erreur ou silence de l'auteur). L'hypothèse que l'on peut formuler est que le Coran ait compté parmi les facteurs qui ont déclenché l'évolution de François Besse vers une nouvelle vie - l'âge (il a cinquante ans quand il est arrêté, une vie de cavale et de prison derrière lui), l'amour, son propre caractère, ont joué un rôle certainement plus fondamental.

"Une nouvelle vie" - si je vous parle de tout cela, ce n'est pas seulement pour être exact et corriger ce qui m'apparaît avoir été une erreur de ma part, c'est que c'est le plus fascinant, à la lecture du livre de M. Delahousse (hélas sans photographies... un éditeur radin, ça) : François Besse a eu deux existences, celle du truand, qui apparaît simultanément comme libre et comme esclave (il fait ce qu'il veut parfois, grand seigneur ostentatoire parfois, mais est surveillé en permanence, par les flics et les matons, par lui-même, en prison lorsqu'il veut s'évader, en cavale pour ne pas être repéré ou deviner s'il l'a été), et celle du détenu qui, non pas trouve un échappatoire dans la philosophie, mais expérimente en quelque sorte la philosophie sur lui-même ("J'ai besoin de vivre. Cette philosophie, c'est une expérience sur le corps. Je dois savoir, poser des questions, et avoir une réponse dans le corps. Si je ne modifie pas mon comportement, la philosophie ne changera rien. Je réciterai et cela ne servira à rien." (p. 224). Si c'est un fonctionnaire deleuzien qui dit ça, mieux vaut en rire. Si c'est quelqu'un qui a passé vingt ans de sa vie dans des pièces de 11 mètres carrés, ça prend un autre poids). La question restant : cette deuxième vie, à laquelle on peut associer le terme de sagesse, est-elle possible sans passer, de près ou de loin (?), par la première ?

A la bonne vôtre !

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dimanche 5 novembre 2006

A tiroirs et en tous sens.

Muray cite quelque part cette phrase de Lacan, que j'ai moi-même déjà citée, comme quoi "un athée, c'est quelqu'un qui se contredit tout le temps". En voici un nouvel exemple : Castoriadis dit, quelque part lui aussi, qu'il n'est pas croyant, mais qu'il ne peut écouter la Passion selon Saint-Matthieu sans être ému jusqu'aux larmes. L'auteur de cette Passion n'étant pas uniquement Jean-Sébastien "deux femmes, vingt enfants" (on se croirait dans la banlieue telle que la voit Hélène Carrière Dent Conne) Bach, mais, bien évidemment, comme Durkheim par ma voix nous l'a expliqué, Dieu lui-même, il s'ensuit que dans la phrase même où il dit n'être pas croyant Castoriadis admet l'être. Notons au passage que le cas de Bach est un contre-exemple de taille aux attaques anti-protestants de Muray dans son Rubens : peut-être a-t-il raison en ce qui concerne la peinture, je n'y connais rien, mais question musique... Enfin, ça dépend des pays, car en Angleterre, comme Max Weber l'a brillamment démontré, le protestantisme (anglican) a étouffé la joie de vivre qui y régnait auparavant et que l'on trouve encore chez Purcell, ce qui fait que de celui-ci

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(1659-1695, il est mort jeune, comme moi) jusqu'aux Beatles

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(d'autres s'accrochent) ce pays n'a rien produit d'intéressant en musique. Bref, Lacan n'a peut-être pas tort, Muray un peu, Castoriadis un peu beaucoup, Durkheim et Dieu pas du tout (ou presque).

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(D'autres n'en ont plus pour très longtemps.)



P.S. et modeste contribution aux Annales de recherche voyeriste : Si l'économie est enculisme, la propagande du "doux commerce" en est la vaseline (et ceux qui la font, de Voltaire et Benjamin Constant à Dominique Strauss-Kahn et Ségolène Royal (ici comme ailleurs, le niveau baisse), des enculés. Mais nous y reviendrons après dissipation des brumes (éthyliques ?) matinales).

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vendredi 3 novembre 2006

L'individu est une création étatique.

Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Marcel Gauchet, dans un texte de 1980 (La démocratie contre elle-même, pp. 19-21 - je souligne ce qui me convainc le plus) :

"Ce n'est, du reste, que grâce au développement de l'Etat, et en fonction de l'accroissement de ses prérogatives, qu'a pu se constituer quelque chose comme l'individu. C'est parce qu'est advenu en Europe un type d'Etat profondément nouveau, donnant de fait corps à la puissance dernière de la société sur elle-même, qu'a pu s'effectuer la translation révolutionnaire du fondement de la souveraineté du sommet vers la base, du Prince matérialisant l'unité primordiale à la somme des citoyens assemblés en société à partir de leur séparation d'origine, et donc de leur identité native de droits. Ce n'est que dans la mesure où s'est insensiblement imposée, avec la figure d'un pouvoir n'ayant rien au-dessus de lui, la dimension d'une ultime possession de leur monde par les hommes qu'est née en retour la notion d'une autorité relevant par principe de la participation de tous et procédant au départ de la décision de chacun.

Ce n'est aucunement du dedans des êtres que s'est formée l'intime conviction qu'ils existaient d'abord chacun pour eux-mêmes, au titre d'entités primitivement indépendantes, autosuffisantes, égales entre elles. C'est de l'extérieur, au contraire, en fonction de la réappropriation globale du pouvoir de l'homme sur l'homme contre les décrets des dieux qui s'est opérée par l'intermédiaire de l'affirmation de l'Etat. Comme c'est, au demeurant, par référence à ce foyer suréminent de détermination des fins du corps social, s'imposant au-dessus de la société comme le point de réfraction de son "absolu", qu'a pu s'effectuer le travail d'abstraction des liens sociaux concrets nécessaire à l'accouchement de la catégorie proprement dite d'individu. Pour qu'advienne de manière opératoire la faculté de se concevoir indépendamment de son inscription dans un réseau de parenté, dans une unité de résidence, dans une communauté d'Etat ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au-dessus de tous les pouvoirs intermédiaires, familiaux, locaux, religieux, corporatifs, un pouvoir d'une nature tout à fait autre, un pur centre d'autorité politique, avec lequel établir un rapport direct, sans médiation, spécifiquement placé sous le signe de la généralité collective. Contradiction constitutive des démocraties modernes : pas de citoyen libre et participant sans un pouvoir séparé concentrant en lui l'universel social. L'appel à la volonté de tous, mais la sécession radicale du foyer d'exécution où elle s'applique. Le mécanisme qui fonde en raison, légitime et appelle l'expression des individus est le même, rigoureusement, depuis le départ, qui pousse au renforcement et au détachement de l'instance politique.

Car tel s'avère le paradoxe de la liberté selon les modernes : l'émancipation des individus de la contrainte primordiale qui les engageait envers une communauté supposée les précéder quant à son principe d'ordre, et qui se monnayait en très effectives attaches hiérarchiques d'homme à homme, loin d'entraîner une réduction du rôle de l'autorité, comme le bon sens, d'une simple déduction, le suggérerait, a constamment contribué à l'élargir. L'indéniable latitude acquise par les agents individuels sur tous les plans n'a aucunement empêché, mais au contraire a régulièrement favorisé, la constitution, à part et en sus de la sphère de l'autonomie civile, d'un appareil administratif prenant de plus en plus largement et minutieusement en charge l'orientation collective. Plus du tout sous le signe de l'imposition d'une loi extérieure, intangible, échappant à la prise des hommes, puisque antérieure à leur volonté. Sous le signe, fondamentalement, de l'organisation du changement, de la maîtrise de l'évolution, de la définition de l'avenir - de la production de la société par elle-même dans le temps."


Dans l'ensemble, il s'agit d'une reprise d'une idée développée déjà par Gobineau et Nietzsche, et que l'on peut reformuler dans un esprit proche de Louis Dumont : en réduisant petit à petit le rôle de l'aristocratie, l'absolutisme monarchique, et au premier chef bien sûr Louis XIV, a été le premier à saper la base de l'édifice hiérarchique de la société féodale. En atténuant la distinction degré par degré de cette société, au profit d'une structure binaire le-Roi / tous-les-autres, il a contribué à créer ou accentuer le sentiment d'égalité entre tous ces autres. Si un seul est au-dessus de tous les autres, tous ces autres sont plus ou moins au même niveau.

Je ne vais pas chipoter Marcel Gauchet, mais on peut regretter son absence de nuances dans l'ensemble de ce passage, qui lui fait confondre un peu trop religion et politique, monarchie absolue et démocratie : disons que c'est la loi du genre d'une synthèse aussi rapide.

Le lecteur aura reconnu, dans le dernier paragraphe, l'influence de Max Weber. M. Gauchet va néanmoins moins loin : Weber estimait que l'accroissement de l'appareil administratif finissait par "échapper à la prise des hommes" : s'il n'est pas alors "antérieur à leur volonté", il devient du moins presque indépendant vis-à-vis de celle-ci, retrouvant certains caractères d'une "loi extérieure".

Et le même lecteur peut conclure quant à la spontanéité, l'innocence, et au bout du compte la valeur et l'importance, des désirs des "individus". Je n'ai pas dit qu'elle était nulle.

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mercredi 1 novembre 2006

Un problème bien posé.

Ces propos ont été tenus par Leo Strauss lors d'une conférence intitulée "Sur le nihilisme allemand", prononcée à New York en février 1941. Elle est reprise dans le recueil Nihilisme et politique (Rivages, 2001, pp. 67-69). Je m'abstiens de commenter quelques points peu clairs (l'aperçu sur Descartes est pour le moins elliptique) ou peut-être trop catégoriques (la dernière phrase notamment), l'important est l'équilibre général de la formulation :


"L'Allemagne a atteint son plus haut niveau dans les lettres et la pensée au cours de la période allant de 1760 à 1830, c'est-à-dire après que l'élaboration de l'idéal de la civilisation moderne a été presque complètement achevée, et alors qu'une révision de cet idéal, ou qu'une réaction à cet idéal, avait lieu. L'idéal de la civilisation moderne est d'origine anglaise et française ; il n'est pas d'origine allemande. La question de la signification de cet idéal est bien entendu une question très controversée. Si je ne me trompe pas considérablement, on peut définir la tendance du développement intellectuel qui explosa pour ainsi dire dans la Révolution française, dans les termes suivants : il faut abaisser les critères moraux, les exigences morales, que tous les maîtres dignes de foi avaient auparavant élevés, mais en prenant plus de soin que ces maîtres antérieurs pour mettre en pratique, en pratique politique et juridique, les règles de la conduite humaine. La manière dont cela fut accompli de la façon la plus efficace consista à identifier la morale à une attitude affirmant les droits de chacun, ou à un intérêt personnel éclairé, ou à réduire l'honnêteté à la meilleure politique, ou à résoudre le conflit entre l'intérêt commun et l'intérêt privé au moyen de l'industrie et du commerce. Les deux philosophes les plus célèbres : Descartes, sa générosité et pas de justice, pas de devoirs ; Locke : là où il n'y a pas de propriété, il n'y a pas de justice (voir également l'utopie hédoniste de Thomas More par opposition à la République austère de Platon). La pensée de l'Allemagne s'éleva contre cet abaissement de la morale, et contre le déclin corrélatif d'un esprit véritablement philosophique, et ce pour l'honneur durable de l'Allemagne. Ce fut cependant précisément cette réaction à l'esprit des XVIIè et XVIIIè siècles qui posa les bases du militarisme allemand pour autant qu'il s'agisse d'un phénomène intellectuel. En s'opposant à l'identification du bien moral avec l'intérêt personnel même éclairé, les philosophes allemands insistèrent sur la différence entre le bien moral et l'intérêt personnel, entre l'honestum et l'utile ; ils insistèrent sur le sacrifice de soi et sur la négation de soi ; ils insistèrent tant sur ce point qu'ils finirent par oublier le but naturel de l'homme qui est le bonheur ; le bonheur et l'utilité ainsi que le sens commun (Verständigkeit) devinrent des termes presque proscrits dans la philosophie allemande. Or la différence entre le noble et l'utile, entre le devoir et l'intérêt personnel, est surtout visible dans le cas d'une vertu particulière, le courage, la vertu militaire : l'accomplissement parfait des actions de toutes les autres vertus est, ou peut être récompensé ; cela paie réellement d'être juste, tempérant, aimable, magnifique, etc. ; mais l'accomplissement parfait des actions courageuses, à savoir la mort au champ d'honneur, la mort pour son propre pays, n'est jamais récompensé : c'est là la fine fleur du sacrifice de soi. Le courage est la seule vertu clairement non utilitaire. En défendant la morale menacée, c'est-à-dire en défendant une morale non mercenaire, les philosophes allemands eurent la tentation d'exagérer la dignité de la vertu militaire, et, en des cas très importants, dans le cas de Fichte, de Hegel et de Nietzsche, ils succombèrent à cette tentation." (67-69)


Je me contenterai d'ajouter que, si l'on adopte ce point de vue, rien n'interdit d'imaginer que dans un second temps on relève le niveau des critères moraux. Cela est d'autant moins interdit que ce fut l'ambition de l'école républicaine, et un des ciments du consensus à son égard, et à travers elle, à l'égard de la République, dans un pays si marqué par l'histoire de son aristocratie : c'était le rêve de l'aristocratie pour tous (cf. notamment M. Fumaroli, L'Etat culturel).




(Je remercie TDLH d'avoir attiré mon attention sur Leo Strauss : je n'avais pas suspecté que celui dont se réclament actuellement les impéralistes américains était un apotre de la modération. Il existe d'ailleurs un livre, récemment traduit, sur le sujet.)

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