vendredi 3 novembre 2006

L'individu est une création étatique.

Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Marcel Gauchet, dans un texte de 1980 (La démocratie contre elle-même, pp. 19-21 - je souligne ce qui me convainc le plus) :

"Ce n'est, du reste, que grâce au développement de l'Etat, et en fonction de l'accroissement de ses prérogatives, qu'a pu se constituer quelque chose comme l'individu. C'est parce qu'est advenu en Europe un type d'Etat profondément nouveau, donnant de fait corps à la puissance dernière de la société sur elle-même, qu'a pu s'effectuer la translation révolutionnaire du fondement de la souveraineté du sommet vers la base, du Prince matérialisant l'unité primordiale à la somme des citoyens assemblés en société à partir de leur séparation d'origine, et donc de leur identité native de droits. Ce n'est que dans la mesure où s'est insensiblement imposée, avec la figure d'un pouvoir n'ayant rien au-dessus de lui, la dimension d'une ultime possession de leur monde par les hommes qu'est née en retour la notion d'une autorité relevant par principe de la participation de tous et procédant au départ de la décision de chacun.

Ce n'est aucunement du dedans des êtres que s'est formée l'intime conviction qu'ils existaient d'abord chacun pour eux-mêmes, au titre d'entités primitivement indépendantes, autosuffisantes, égales entre elles. C'est de l'extérieur, au contraire, en fonction de la réappropriation globale du pouvoir de l'homme sur l'homme contre les décrets des dieux qui s'est opérée par l'intermédiaire de l'affirmation de l'Etat. Comme c'est, au demeurant, par référence à ce foyer suréminent de détermination des fins du corps social, s'imposant au-dessus de la société comme le point de réfraction de son "absolu", qu'a pu s'effectuer le travail d'abstraction des liens sociaux concrets nécessaire à l'accouchement de la catégorie proprement dite d'individu. Pour qu'advienne de manière opératoire la faculté de se concevoir indépendamment de son inscription dans un réseau de parenté, dans une unité de résidence, dans une communauté d'Etat ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au-dessus de tous les pouvoirs intermédiaires, familiaux, locaux, religieux, corporatifs, un pouvoir d'une nature tout à fait autre, un pur centre d'autorité politique, avec lequel établir un rapport direct, sans médiation, spécifiquement placé sous le signe de la généralité collective. Contradiction constitutive des démocraties modernes : pas de citoyen libre et participant sans un pouvoir séparé concentrant en lui l'universel social. L'appel à la volonté de tous, mais la sécession radicale du foyer d'exécution où elle s'applique. Le mécanisme qui fonde en raison, légitime et appelle l'expression des individus est le même, rigoureusement, depuis le départ, qui pousse au renforcement et au détachement de l'instance politique.

Car tel s'avère le paradoxe de la liberté selon les modernes : l'émancipation des individus de la contrainte primordiale qui les engageait envers une communauté supposée les précéder quant à son principe d'ordre, et qui se monnayait en très effectives attaches hiérarchiques d'homme à homme, loin d'entraîner une réduction du rôle de l'autorité, comme le bon sens, d'une simple déduction, le suggérerait, a constamment contribué à l'élargir. L'indéniable latitude acquise par les agents individuels sur tous les plans n'a aucunement empêché, mais au contraire a régulièrement favorisé, la constitution, à part et en sus de la sphère de l'autonomie civile, d'un appareil administratif prenant de plus en plus largement et minutieusement en charge l'orientation collective. Plus du tout sous le signe de l'imposition d'une loi extérieure, intangible, échappant à la prise des hommes, puisque antérieure à leur volonté. Sous le signe, fondamentalement, de l'organisation du changement, de la maîtrise de l'évolution, de la définition de l'avenir - de la production de la société par elle-même dans le temps."


Dans l'ensemble, il s'agit d'une reprise d'une idée développée déjà par Gobineau et Nietzsche, et que l'on peut reformuler dans un esprit proche de Louis Dumont : en réduisant petit à petit le rôle de l'aristocratie, l'absolutisme monarchique, et au premier chef bien sûr Louis XIV, a été le premier à saper la base de l'édifice hiérarchique de la société féodale. En atténuant la distinction degré par degré de cette société, au profit d'une structure binaire le-Roi / tous-les-autres, il a contribué à créer ou accentuer le sentiment d'égalité entre tous ces autres. Si un seul est au-dessus de tous les autres, tous ces autres sont plus ou moins au même niveau.

Je ne vais pas chipoter Marcel Gauchet, mais on peut regretter son absence de nuances dans l'ensemble de ce passage, qui lui fait confondre un peu trop religion et politique, monarchie absolue et démocratie : disons que c'est la loi du genre d'une synthèse aussi rapide.

Le lecteur aura reconnu, dans le dernier paragraphe, l'influence de Max Weber. M. Gauchet va néanmoins moins loin : Weber estimait que l'accroissement de l'appareil administratif finissait par "échapper à la prise des hommes" : s'il n'est pas alors "antérieur à leur volonté", il devient du moins presque indépendant vis-à-vis de celle-ci, retrouvant certains caractères d'une "loi extérieure".

Et le même lecteur peut conclure quant à la spontanéité, l'innocence, et au bout du compte la valeur et l'importance, des désirs des "individus". Je n'ai pas dit qu'elle était nulle.

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