mercredi 1 novembre 2006

Un problème bien posé.

Ces propos ont été tenus par Leo Strauss lors d'une conférence intitulée "Sur le nihilisme allemand", prononcée à New York en février 1941. Elle est reprise dans le recueil Nihilisme et politique (Rivages, 2001, pp. 67-69). Je m'abstiens de commenter quelques points peu clairs (l'aperçu sur Descartes est pour le moins elliptique) ou peut-être trop catégoriques (la dernière phrase notamment), l'important est l'équilibre général de la formulation :


"L'Allemagne a atteint son plus haut niveau dans les lettres et la pensée au cours de la période allant de 1760 à 1830, c'est-à-dire après que l'élaboration de l'idéal de la civilisation moderne a été presque complètement achevée, et alors qu'une révision de cet idéal, ou qu'une réaction à cet idéal, avait lieu. L'idéal de la civilisation moderne est d'origine anglaise et française ; il n'est pas d'origine allemande. La question de la signification de cet idéal est bien entendu une question très controversée. Si je ne me trompe pas considérablement, on peut définir la tendance du développement intellectuel qui explosa pour ainsi dire dans la Révolution française, dans les termes suivants : il faut abaisser les critères moraux, les exigences morales, que tous les maîtres dignes de foi avaient auparavant élevés, mais en prenant plus de soin que ces maîtres antérieurs pour mettre en pratique, en pratique politique et juridique, les règles de la conduite humaine. La manière dont cela fut accompli de la façon la plus efficace consista à identifier la morale à une attitude affirmant les droits de chacun, ou à un intérêt personnel éclairé, ou à réduire l'honnêteté à la meilleure politique, ou à résoudre le conflit entre l'intérêt commun et l'intérêt privé au moyen de l'industrie et du commerce. Les deux philosophes les plus célèbres : Descartes, sa générosité et pas de justice, pas de devoirs ; Locke : là où il n'y a pas de propriété, il n'y a pas de justice (voir également l'utopie hédoniste de Thomas More par opposition à la République austère de Platon). La pensée de l'Allemagne s'éleva contre cet abaissement de la morale, et contre le déclin corrélatif d'un esprit véritablement philosophique, et ce pour l'honneur durable de l'Allemagne. Ce fut cependant précisément cette réaction à l'esprit des XVIIè et XVIIIè siècles qui posa les bases du militarisme allemand pour autant qu'il s'agisse d'un phénomène intellectuel. En s'opposant à l'identification du bien moral avec l'intérêt personnel même éclairé, les philosophes allemands insistèrent sur la différence entre le bien moral et l'intérêt personnel, entre l'honestum et l'utile ; ils insistèrent sur le sacrifice de soi et sur la négation de soi ; ils insistèrent tant sur ce point qu'ils finirent par oublier le but naturel de l'homme qui est le bonheur ; le bonheur et l'utilité ainsi que le sens commun (Verständigkeit) devinrent des termes presque proscrits dans la philosophie allemande. Or la différence entre le noble et l'utile, entre le devoir et l'intérêt personnel, est surtout visible dans le cas d'une vertu particulière, le courage, la vertu militaire : l'accomplissement parfait des actions de toutes les autres vertus est, ou peut être récompensé ; cela paie réellement d'être juste, tempérant, aimable, magnifique, etc. ; mais l'accomplissement parfait des actions courageuses, à savoir la mort au champ d'honneur, la mort pour son propre pays, n'est jamais récompensé : c'est là la fine fleur du sacrifice de soi. Le courage est la seule vertu clairement non utilitaire. En défendant la morale menacée, c'est-à-dire en défendant une morale non mercenaire, les philosophes allemands eurent la tentation d'exagérer la dignité de la vertu militaire, et, en des cas très importants, dans le cas de Fichte, de Hegel et de Nietzsche, ils succombèrent à cette tentation." (67-69)


Je me contenterai d'ajouter que, si l'on adopte ce point de vue, rien n'interdit d'imaginer que dans un second temps on relève le niveau des critères moraux. Cela est d'autant moins interdit que ce fut l'ambition de l'école républicaine, et un des ciments du consensus à son égard, et à travers elle, à l'égard de la République, dans un pays si marqué par l'histoire de son aristocratie : c'était le rêve de l'aristocratie pour tous (cf. notamment M. Fumaroli, L'Etat culturel).




(Je remercie TDLH d'avoir attiré mon attention sur Leo Strauss : je n'avais pas suspecté que celui dont se réclament actuellement les impéralistes américains était un apotre de la modération. Il existe d'ailleurs un livre, récemment traduit, sur le sujet.)

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