lundi 20 février 2006

Rappel méthodologique.

Engueuler, insulter, invectiver quelqu'un, c'est tout de même garder au fond de soi l'espoir qu'il pourrait s'améliorer. C'est rappeler qu'à la paresse nul n'est dû. Flaubert, Brel l'ont souligné : est bête celui qui décide un jour de s'arrêter de réfléchir. Pourquoi en avoir pitié ?

Pourquoi ne pas bastonner Philippe Val ?

(Mes impôts protègent actuellement cette scorie. Combien de temps sera-t-il ainsi suivi par deux flics ? Pourvu qu'aucun islamiste ne le bute, on nous obligerait à le regretter. A l'enterrement d'une pute, ses ex-collègues ne ne cherchent pas à faire croire qu'elle a été fleuriste.)

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Si tout le monde en parle, moi aussi. (Ajout le 09.04).

Pierre Bourdieu, dans un article que je n'ai pas lu, décrivit les Etats-Unis comme une "prophétie auto-réalisante" ; c'est-à-dire que ce pays, ayant déclaré être le sujet et l'objet d'une "destinée manifeste" (manifest destiny), le cria sur tous les toits et se comporta comme si tel était le cas, à tel point que les autres pays finirent par le croire, et l'aidèrent par conséquent à devenir une nation à part, renforçant ainsi sa croyance en cette destinée, l'encourageant à agir de la même manière "exceptionnelle" - et ainsi de suite, dans une sorte de cercle, vertueux pour les Etats-Unis (ou du moins une partie de leur population), vicieux pour les autres.

Samuel Huntington a écrit en 1996 un livre, que je n'ai pas lu non plus, Le choc des civilisations, qui si j'ai bien compris estime qu'avec la fin de la guerre froide les nouveaux affrontements planétaires se feront entre cultures, entre religions, entre civilisations, plutôt qu'entre systèmes politiques (je ne sais pas où l'auteur range le problème de la Chine). Beaucoup de monde trouve qu'il a tort, beaucoup de monde estime que l'on se sert en tout cas de ce livre depuis le 11 septembre 2001 pour justifier des choses injustifiables ; surtout, je crois, et le grand bordel, mi-comique, mi-pathétique, auquel on assiste depuis quelque temps au sujet des caricatures, le montre, tout est en train de se passer comme si ceux qui estiment qu'il y a ou devrait y avoir effectivement deux camps - l'"Occident" et l'"Islam" -, étaient en train de tout faire pour que la "prophétie" de S. Huntington se réalise. Il leur sera évidemment aisé après coup de démontrer que Huntington avait raison, et que donc ils avaient raison d'agir comme ils le faisaient (et, notamment, pour ce qui est du côté occidental, d'envahir l'Irak). Dans le cas présent, le cerce est vicieux pour l'immense majorité.

John Austin, dans des livres que je n'ai pas encore lus [Ajout du 12.08.2012 : ça n'a pas changé...], dont le plus connu s'intitule Quand dire, c'est faire, s'est intéressé aux situations où les mots ne veulent pas seulement dire quelque chose, mais sont en eux-mêmes des actes, l'exemple canonique, si j'ose dire, étant celui d'un baptême. Beaucoup des analyses que j'ai pu lire ici et là ces derniers jours, notamment sur la publication des caricatures par Charlie-Hebdo et la réprobation manifestée à l'égard de cette initiative par J. Chirac, reprennent, plus ou moins consciemment, ce type d'analyse. Il n'y a d'ailleurs pas besoin d'avoir lu Austin pour savoir qu'il est courant d'accuser ses adversaires de "provocation" ou de "propagande", quand soi-même bien sûr on ne fait que dire la vérité, et on ne la dit, bien sûr encore, que parce que cette vérité exige absolument d'être dite. Mais avoir ce genre de distinctions à l'esprit peut être utile.

Dans le cas présent, si les gens éprouvent autant le besoin d'écrire sur ce sujet (les Français non-musulmans en tout cas, car je ne suis pas sûr que beaucoup de musulmans n'y voient pas surtout une sinistre comédie, et certes on ne pourrait alors leur donner tout à fait tort), c'est parce que l'on ne peut ignorer ces différents niveaux d'appréhension du problème, mais que ces niveaux, sauf à prendre une position extrême - la censure d'un côté, l'arrogante affirmation d'une liberté d'expression qui est surtout affirmation de sa propre supériorité, de l'autre - qui n'est pas tenable, ces niveaux, disais-je, ne coïncident que très difficilement.

Prenons le cas de Charlie-Hebdo. Dans un pays qui a pour règle officielle la liberté d'expression, certaines des réactions à la publication des caricatures par ce journal laissent rêveur. (Il est difficile en même temps de n'avoir pas une sorte de pitié moqueuse à l'égard des intrépides paons qui se sont pris pour Voltaire et se sont crus courageux en l'achetant, comme s'ils passaient par ailleurs leur vie à utiliser à des fins altruistes cette liberté d'expression devenue soudain si chère à leur cœur le jour où l'Arabe leur semble la menacer. C'est encore en consommant que ces gens-là se sentent exister, c'est merveilleux...) Quant au président Chirac : pouvait-il vraiment dire autre chose que ce qu'il a dit, dans sa situation ? Les mots d'un chef d'Etat sont-ils aussi libres que ceux d'un journaliste, ou d'un blogueur inconnu ? Si je dis ou écris quelque chose, j'en assume la responsabilité, mais dans la pratique, je ne fais pas grand-chose. II n'en est pas vraiment de même pour J. Chirac. A-t-il de plus lancé des poursuites contre Charlie-Hebdo ? Il est vrai que l'on parle de manœuvres du ministre de la justice pour empêcher cette publication, mais, à ma connaissance, sans preuves. Il est vrai aussi que peut-être il aurait pu ne pas "lâcher" Charlie-Hebdo ; mais tout de même on ne garde pas éternellement en main un kleenex plein de morve. Enfin, d'une façon générale, est-il vraiment possible de faire abstraction d'un contexte historique pesant ? - comme le dit un collègue blogueur, "peut-on vraiment condamner le colonialisme en bloc et rejeter la responsabilité de la crise des caricatures sur les pays musulmans ?“

Dans cette désagréable affaire, que l'on prend au sérieux un peu malgré soi tant elle est pourrie à la base, il n'y a que ceux pour qui les choses sont exagérément simples qui peuvent identifier sans peine le contenu des paroles et la position de ceux qui les prononcent, ou tout au moins ignorer la faille qu'il peut y avoir entre celles-ci et celui-là ; les autres, non seulement, ce qui n'est pas bien grave, doivent s'accommoder de voisinages imprévus (s'accorder avec Jean-Marie Le Pen contre Philippe Val, par exemple ; c'est la vie moderne, ça...), mais encore restent un peu concons, dans l'expectative, se demandant comment reprendre la main face à des gens qui ont l'affreux mérite de savoir ce qu'ils veulent, pour eux et pour les autres. Et le tout avec le soupçon lancinant, qui est aussi une forme de souhait, que tout cela n'est qu'artificiellement gonflé par une machine médiatique tournant à vide.



Quelques repères.
Si, je ne le cesse de répéter ici, avant de donner des leçons, de dire "L'Islam doit faire ceci", "Il serait grand temps que l'Islam fasse cela", ce qui est souvent une incitation à peine déguisée à la soumission, si, donc, des examens de conscience, tels que :

- celui de M. Koz,

- ou celui de M. Adam,

ne peuvent faire de mal, il est aussi de bonne méthode de demander leur avis aux intéressés. On se référera notamment à Oumma.com, par exemple à cet article, ceci sans idéaliser ce site, qui se désolidarisa bruyamment Alain Soral il n'y a pas si longtemps, ni en faire le résumé de la position de tous les musulmans français.

Sur l'inutilité de ce demander ce qui s'est passé dans la tête de Philippe Val, on peut consulter M. le Responsable.

Enfin, pour des éclairages inverses, le lecteur curieux pourra aller goûter d'un peu de tonicité ou de paranoïa.



J'avais prévu de m'arrêter là, mais en écrivant une idée s'est rappelée à moi, qu'à sa façon la crise présente illustre.

Dans le livre de Serge Halimi, Le grand bond en arrière, dont je ne saurais trop conseiller la lecture, on découvre que S. Huntington fait partie de ceux qui, en 1975, au sein de la Commission Trilatérale, dénoncèrent la supposée "ingouvernabilité" des sociétés occidentales, et agirent à la fois pour le "rétablissement de l'ordre" et le démantèlement de l'Etat-providence, jugé responsable de toutes les "dérives" de la société : toutes joyeusetés qui ont depuis fait florès.

Les lecteurs de ce blog savent que l'on n'y déteste pas l'autorité et que l'on n'y vénère pas l'Etat-providence ; ils savent aussi, et sans doute encore plus, que l'on y goûte que très modérément la naturalisation sauvage du marché. J'avoue avoir été agréablement surpris quand j'ai eu la surprise de lire chez Halimi que le même homme avait contribué à la "libéralisation" de l'économie occidentale et à "légitimer" une nouvelle bipolarisation du monde et la création d'un nouvel ennemi pour les Etats-Unis.

Précautions oratoires : je n'accuse pas S. Huntington de tous les maux (je ne voudrais pas tomber dans le même travers que celui dénoncé au 3ème paragraphe de ce texte) ; je ne voudrais pas non plus chercher des complots, non que je refuse d'y croire a priori, non que l'insistance de certains laquais de l'ordre établi à dénoncer partout les "théories du complot" ne soit pas en elle-même suspecte, mais tout simplement parce que je n'en ai pas besoin.

Ce qui est intéressant, c'est que le cas Huntington illustre cette parenté profonde entre, au moment des révoltes populaires des années 60-70 (révoltes plus ou moins bien inspirées, ce n'est pas le problème), une action pour mettre à bas un Etat-providence qui n'était pas installé depuis si longtemps que cela, pour dans le même temps recentrer l'Occident sur son "identité" (et écrivant cela je ne prône pas l'amnésie, ventredieu !) ; et une action à la fois idéologique, politique et économique, pour accentuer l'écart qui peut nous séparer de certains. L'exemple type en serait l'Egypte, sur laquelle on peut voir ou lire de temps en temps des reportages nous inquiétant de son "islamisation", alors même que cet Etat, qui a par ailleurs depuis longtemps lâché les Palestiniens, est l'un des plus subventionnés par les Etats-Unis, lesquels ont de longue date agi, ici et ailleurs, pour couper l'herbe sous le pied à des mouvements laïcs qui auraient pu (peut-être...) avoir un vrai soutien et permettre au Moyen-Orient d'accéder à une réelle indépendance (et à son pétrole). On n'écrira pas que les Etats-Unis sont responsables de tout - après tout, les Egyptiens n'ont pas, ou pas encore, mis à bas leur régime. Il reste que tout cela est d'une remarquable duplicité - et un jeu dangereux, dont nous n'avons sans doute pas fini de payer les conséquences.

Je clarifie un point pour finir, dans le paragraphe précédent. La conscience de son propre passé est quelque chose d'inestimable, que l'on n'a pas à se lasser d'explorer. Mais cette connaissance a entre autres pour utilité de donner un appui solide aux volontés de changement - sinon d'ailleurs, à part le plaisir de l'érudition, on ne voit pas l'intérêt, on ne voit surtout pas en quoi cela justifierait un conservatisme absolu ou une volonté de retour en arrière, car le monde change tout seul, toujours, tout le temps. (C'est ce que j'ai trouvé chez Chateaubriand). D'où qu'il soit possible de voir sous un angle positif les révoltes populaires, de ne pas se leurrer sur les fausses identités, et de détester par-dessus tout ceux qui détruisent les mœurs et les solidarités, au nom du marché, tout en prétendant les rétablir - et donc en en établissant de fausses - contre autrui (et non par rapport à autrui).




PS : je fais passer l'information trouvée dans le livre de Halimi : le prix Nobel d'économie n'existe pas, pas plus donc que la discipline dont il relève : il s'agit d'un prix créé (et doté) par la Banque centrale de Suède en 1969 en mémoire d'A. Nobel, qui n'a aucunement la légitimité que l'on peut accorder (ou non) aux autres prix Nobel, et qui se pare donc indûment de leur prestige. Sans commentaires.

PS 2 : j'ai évoqué plus haut la censure comme quelque chose d'absolument mauvais. Ce n'est pas tout à fait ma pensée. La censure a de nombreuses de vertus (cf. Karl Kraus). Mais ce n'est pas du tout le sujet.

PS 3 : non, je plaisante.


(Ajout le 09.04).
Le concept de "prophétie auto-réalisante" semble avoir été pondu par le sociologue américain Robert K. Merton, dont vous pouvez consulter la fiche Wikipedia en anglais, laquelle donne toutes sortes de liens, y compris sur les prophéties en question. Encore un concept que Bourdieu n'a pas inventé !

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dimanche 19 février 2006

Le bonheur d'être français.

Les Français rechignent à faire certains boulots mal payés, trop difficiles ou trop déconsidérés ; les Français les refilent donc à des immigrés ; ces immigrés ne viennent jamais seuls : ils emportent leur passé avec eux ; les Français n'aiment pas trop ça : ils préféreraient des immigrés français.




(J'en profite : je supprime le lien vers le Big Bang Blog de D. Schneidermann et consorts, lien que j'avais mis à l'époque où je commentais plus ou moins régulièrement l'émission Arrêt sur images ; comme tel n'est plus le cas, pourquoi s'obstiner ?)

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mercredi 15 février 2006

Durkheimien.

En dernière analyse, l'auteur de la Passion selon Saint-Matthieu ne peut être que Dieu.

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lundi 13 février 2006

Gustave Flaubert, c'est moi.

"Maintenant par combien d'étude il faut passer pour se dégager des livres ! et qu'il faut en lire ! Il faut boire des océans et les repisser."

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dimanche 12 février 2006

Liberté d'expression.

Peut-être le lecteur qui aura pris la peine de lire cette brève sera-t-il aussi heureux et atterré que moi de l'expression "dysfonctionnement vestimentaire". Pour le reste, et au risque de me répéter, balayons toujours d'abord devant notre porte.
[En cas de problème d'accès au lien : les Rolling stones se sont fait censurer quelques grossièretés par des "bips" judicicieusement placés, lors d'un concert donné à l'occasion du dernier Superbowl ; le "dysfonctionnement" en question est bien sûr l'apparition il y a quelques années, dans une occasion comparable, de l'un des rebelles de Janet Jackson.]


Je viens de le commencer mais peux déjà le recommander : Le passé, modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique, par le flegmatique Enzo Traverso, éditions La fabrique, 2005. Et non, je ne suis pas actionnaire de cette honorable maison, mais elle publie dans l'ensemble de bons titres, et à un prix loyal. Je découvre d'ailleurs en vérifiant le lien une autre atteinte à la liberté d'expression, que ma répugnance bien connue pour toute forme de grossièreté m'empêche de commenter. Faites donc coup double contre la Carlingue d'Avocats sans frontières, et achetez sans plus tarder L'industrie de l'holocauste.

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mercredi 8 février 2006

Bon sens.

Petit florilège Castoriadis, je note les dates quand elles ont une signification ; toutes citations extraites du recueil Une société à la dérive :

- "Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents. De même qu'il vit en épuisant les réserves naturelles."

On retrouve un diagnostic de ce genre chez quelqu'un comme Jean-Claude Michéa. A l'opposé, des gens comme Deleuze ou Lyotard se réjouissaient de ce que le capitalisme détruise ainsi tous les anciens types anthropologiques, toutes les relations traditionnelles. Je n'ai pas très bien compris pourquoi.

- "Nous voulons instaurer une société autonome ; et si nous le voulons, c'est évidemment que nous la jugeons préférable à toute autre forme de société actuelle ou envisageable, donc (car je ne crois pas que l'on oserait prétendre qu'il en est des régimes politiques comme des goûts culinaires) supérieure. Mais, sachant ce qu'est l'autonomie, et ce qu'elle présuppose, il ne nous passerait pas par la tête de vouloir l'imposer par la force aux autres : ce serait une contradiction dans les termes. Il y a une fine crête sur laquelle, aussi bien dans le présent que dans un avenir moins déplorable que ce présent, nous devons marcher : affirmer la valeur de l'autonomie, de la liberté, de la justice, de l'égalité, de la libre réflexion, de la libre discussion, du respect de l'opinion d'autrui - sans pour autant traiter en sous-hommes ceux qui ne partagent pas cette conception. Nous ne pouvons qu'essayer de les convaincre raisonnablement. Ce qui apparaît évidemment comme une tâche presque impossible, car du moment où l'autre se réfère à un Livre sacré contenant une révélation divine, le convaincre raisonnablement ne veut presque rien dire, puisque pour lui le critère ultime n'est pas le caractère raisonnable de ce qui est dit, mais sa conformité avec le message divin. Mais ce qui est en question, c'est aussi l'identité de cette collectivité qui se définit par sa référence à l'autonomie ; car cette autonomie n'aura d'existence et de valeur que si nous sommes, si cela devient indispensable, capables de la défendre au prix de notre vie."

Inutile d'insister sur les résonances très actuelles de cet important texte de 1995 (qui s'achève d'ailleurs sur le pronostic suivant : les manœuvres de Mitterrand pour faire monter l'extrême-droite vont bien finir un jour par permettre à Le Pen de devancer les socialistes aux élections...) ; je nuancerai néanmoins le rapport au Livre : un texte est toujours un peu ambigu, un texte sacré d'autant plus, il y a toujours marge pour l'interprétation. La "conformité avec le message divin" s'obtient plus aisément si l'on y met du sien.

- "Quant à l'identification du savoir et du pouvoir, il s'agit d'une mystification, propagée par le pouvoir lui-même, ce qui se comprend, mais aussi par certains qui prétendent combattre le pouvoir et ne font qu'accréditer cette mystification [Foucault, très certainement]. La croyance dans la toute-puissance et l'omniscience des Etats institués est, en dernière analyse, le seul fondement véritable du système. Mais le pouvoir est, la moitié du temps, à la fois aveugle et décérébré, et cela par nécessité essentielle. Et ceux qui dirigent ne sont pas des techniciens et des spécialistes compétents (...), mais ceux qui sont compétents dans cette spécialité particulière : l'ascension sur une échelle bureaucratique. Ce n'est pas le meilleur marxiste qui est devenu secrétaire général du PC russe, mais celui qui a le mieux su comment égorger les autres. Ce ne sont pas les meilleurs ingénieurs qui dirigent les firmes, mais ceux qui savent le mieux mettre à profit pour leur propre compte la lutte des cliques et des clans.

Cette identification du pouvoir et du savoir est une pièce essentielle de l'idéologie dominante. Aucune société ne peut vivre sans se donner une représentation d'elle-même. Cette représentation fait partie des significations imaginaires sociales corrélatives à son institution. Or, contrairement à toutes les sociétés précédentes, la société capitaliste ne se donne pas d'elle-même une représentation mythique ou religieuse ; elle veut s'en donner une représentation rationaliste, qui soit en même temps sa "justification". L'idéologie capitaliste est rationaliste : elle invoque le savoir, la compétence, la scientificité, etc. Le pseudo-"rationnel" est la pièce centrale de l'imaginaire de cette société. Et cela vaut aussi pour l'idéologie marxiste, devenue religion laïque d'Etat. Je dis bien rationaliste, non pas rationnelle. Elle prétend à une rationalité vide et suspendue en l'air, et que toute sa réalité contredit. Là encore, nous avons quelque chose d'historiquement nouveau. Dans aucune autre société on ne constate cette antinomie entre le système de représentations que la société se donne d'elle-même, et sa réalité effective [d'où la tragique importance des faux-culs ; d'où aussi le succès, disproportionné, des "philosophies du soupçon"]. La réalité d'une société archaïque, esclavagiste, ou féodale, est conforme à son système de représentations d'elle-même. Mais la société moderne vit sur un système de représentations qui pose la rationalité comme à la fois la fin et le moyen universel de la vie sociale - et qui est démenti par chacun de ses actes. Elle prétend être rationnelle - et produit massivement ce qui est irrationnalité de son point de vue même." (1977).

- "Les constitutions modernes commencent par des déclarations des droits dont la première phrase est soit un credo théologique, soit une analogie : "La Nature a ordonné que...", ou "Dieu a ordonné que...", ou "Nous croyons que les hommes ont été créés égaux" - cette dernière assertion étant fausse, d'ailleurs : l'égalité est une création des hommes agissant politiquement [étonnament, c'est là jouer Badiou contre Rancière]. Par comparaison, les lois athéniennes recèlent un élément d'une profondeur indépassable : elles commencent toujours en disant : "Edoxe tè boulè kai tô dèmô", "Il a semblé bon, ça a été l'opinion bien pesée du Conseil et du peuple que...", puis suit le texte de la loi. Cet edoxe est fantastique, c'est vraiment la pierre angulaire de la démocratie. Nous n'avons pas de science de ce qui est bon pour l'humanité, et nous n'en aurons jamais. S'il y en avait une, ce n'est pas la démocratie qu'il nous faudrait rechercher, mais plutôt la tyrannie de celui qui posséderait cette science."
A Etienne Chouard, évidemment...

- "...nos sociétés démocratiques, qui sont plutôt ce que j'appellerais des oligarchies électives et libérales, avec des strates sociales bien barricadées dans leurs positions de pouvoir. Certes, ces strates ne sont pas tout à fait étanches. C'est le fameux argument des libéraux : "M. Machin a commencé par être vendeur de journaux et puis, grâce à ses capacités, il a fini président de la General Motors." Ce qui prouve simplement que les couches dominantes savent aussi se renouveler en recrutant dans les strates inférieures les individus les plus actifs dans le jeu social tel qu'il est organisé."

- "Il est de bon ton dans la tradition gauchiste, ou de gauche, de condamner (mais en paroles seulement) la notion de leader qui paraît une idée "de droite". C'est une position hypocrite et fausse. Certains individus ont, conjoncturellement, parfois durablement, la capacité d'exprimer beaucoup mieux que d'autres ce que tous ressentent ou même d'inventer des choses dans lesquelles les autres se reconnaissent. Ce sont des leaders."
A Thibaud de la Hosseraye, évidemment...

- "Les religions ont été une pièce centrale dans l'institution de toutes les sociétés hétéronomes - à savoir, à peu de chose près, de toutes les sociétés. Elles ont fourni aux institutions une source extérieure à la société, imaginaire, sacrée, les rendant incontestables ; elles ont été à la fois fondement de la validité des institutions et origine du sens de la vie humaine, du monde, de l'être. Mais les religions n'auraient pas pu se maintenir si longtemps et, surtout, susciter et habiter les grandioses créations culturelles qu'elles ont nourries si elles n'avaient pas en même temps joué un autre rôle : présenter aux humains, sous différents guises et déguisements, l'Abîme, le Chaos, le Sans-Fond qu'est l'être. Cet Abîme, à la fois elles le montrent et le recouvrent par leurs simulacres. Le sacré est le simulacre institué de l'Abîme. En ce sens, la religion est toujours une formation de compromis [je me tue à le dire !] - et, certes, finalement aussi une idolâtrie [ce point ne m'apparaît pas démontré]. Mais sans ce deuxième élément de la religion, il n'y aurait eu ni les cathédrales romanes ou gothiques, ni Giotto, ni le Greco, ni Bach, ni le Requiem de Mozart.

A partir du moment où émergent la philosophie et la politique, la dimension illusoire de la religion apparaît clairement. Il devient évident que la société et son institution n'ont pas de fondement transcendant, mais que la société est elle-même la source de sa loi. L'auto-institution de la société (qui a certes toujours eu lieu) devient explicite : nous faisons nos lois. Dès lors apparaît aussi le problème central de la démocratie, celui de son autolimitation. Il n'y a pas de loi divine, il n'y a pas de norme extra-sociale. Nous devons donc nous imposer à nous-mêmes [est-ce possible ? et pour combien de temps ?] des limites, qui nulle part ne sont tracées d'avance. Autonomie veut dire rigoureusement autolimitation. Dans l'Occident contemporain il y a certes un recul immense de la religion ; mais il y a aussi crise du projet d'autonomie [n'est-ce pas tout de même un peu lié ?]. Le capitalisme a réussi à instituer comme unique sens de la vie la consommation (...), à dépolitiser et à privatiser presque entièrement les individus."

Sur la religion, nonobstant la réserve faite en incise, cela résume assez bien ma propre position. Mais, outre que je ne suis pas si sûr que le fait que l'auto-institution de la société devienne explicite soit si important que ça (le choix du terme est d'ailleurs révélateur : le contraire d'explicite est implicite, et non pas, par exemple, inconnu), il reste à démontrer que cette nécessité d'autolimitation ("la vraie liberté", dit ailleurs Castoriadis) n'est pas plus aisément assurée quand la religion rappelle aux hommes qu'il ne valent pas grand-chose et les poussent un peu à la modestie ; ceci bien sûr sans en faire une recette miracle.




- "Si tout ce qui vous intéresse, c'est l'augmentation de la production et de la consommation, vous pouvez garder le capitalisme ; il y arrive assez bien. Si ce qui vous intéresse, c'est la liberté, vous devez changer de société." (1991)

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Tribute to Kabouli.

Dès le 3 janvier, l'éminent Kabouli l'avait signalé : en France il est interdit de brûler des billets de banque en public. Toucher à Mammon, c'est blasphémer.


On devrait aussi s'interroger à voir tant de valets parler de liberté - d'expression, de culte, de choix... C'est à vous dégoûter, sinon de la chose, en admettant qu'elle existe autrement que par instants, du moins du mot.

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samedi 4 février 2006

Mondialisation, piège à cons.

Ces jours-ci, tout le monde parle de quelque chose dont tout le monde dit que ce n'est pas la peine d'en parler.

L'impuissante nation.

Si nous ne pouvons plus braquemarder ni entrer dans la carrière, nul étonnement à ce que nous ne sentions plus de frémissements de pensée ni de secousses de plume.

vendredi 3 février 2006

Le sang n'a pas coulé, il ne s'est donc rien passé.

Tel fut, dit-on, le jugement du spécialiste de Hegel Alexandre Kojève, à propos de Mai 68. Quoi que l'on pense de ce critère, aussi bien en règle générale que dans le cas particulier auquel il fut pour la première fois appliqué, je crois profitable de l'utiliser pour cette affaire de caricatures.

Pour être plus précis, je ne souhaite la mort de personne, mais je commencerai à trouver que l'on pourra à bon droit parler de liberté d'expression quand les journalistes et dessinateurs qui prennent de telles initiatives courront de réels risques. Que certains d'entre eux soient explicitement menacés, et qu'à ce moment ils osent récidiver, fût-ce avec des dessins ratés : alors ils se battront vraiment pour une idée, pour une conquête, au lieu d'agiter des formules un peu vides dont pour l'heure rien ne prouve qu'ils y soient vraiment attachés.

De même, quand on voit un ministre de l'intérieur saoudien s'indigner, les perdants de récentes élections (le bras armé du Fatah) menacer, quelques courageux balancer une grenade sur un consulat à Djakarta, quand on apprend de surcroît qu'il n'est pas réellement interdit par la théologie musulmane de représenter le prophète, on trouve que le terme de blasphème est bien disproportionné - et son usage très intéressé. Là encore, on ne cherche pas à verser d'huile sur le feu, mais on prendra ces gens plus au sérieux lorsqu'ils iront au Danemark ou en France régler leurs comptes avec les blasphémateurs.


Il s'agit pour l'heure je crois d'une pathétique comédie : espérons qu'elle ne se transforme pas sous peu en dérisoire tragédie.






On pourra consulter ce qu'en dit Oumma, qui affirme par ailleurs que le licenciement du gars de France-Soir est directement dû à des motifs financiers et aux problèmes posés par la mainmise de grands groupes financiers sur la presse française. On trouvera aussi d'utiles éléments dans les analyses, commentaires et liens procurées par le Vieux Radical ; au sujet duquel je m'aperçois, au moment où je relis ce message, qu'il vient de récidiver.







Tant que nous y sommes dans les "faux sujets" : j'ai lu très récemment Circonstances 3 : Portées du mot "Juif", d'Alain Badiou, ouvrage qui a déclenché une petite polémique ici et là (il faut chercher dans les archives du Monde, s'ils ont fini leurs mises à jour).

Accuser Badiou d'antisémitisme me semble totalement erroné, mais les analyses qu'il regroupe dans ce livre, qui est pour une bonne part un recueil de textes déjà publiés, ne me semblent pas valoir la peine que j'y consacre une chronique particulière. Je ne suis même pas sûr que pour quelqu'un qui ne connaît pas son œuvre ce volume soit vraiment compréhensible. Ceci dit, il y a néanmoins quelques idées à prendre, et un beau texte pour finir, de Mme Cécile Winter, où l'on en apprend de belles sur la fondation d'Israël et sur la préparation par certains sionistes, dès 1942, de la commémoration d'une extermination qui n'en était encore, par rapport à ce qui allait suivre, qu'à ses balbutiements.

J'ajoute (le lendemain) que le chapitre sur le négationnisme est assez mauvais : il est toujours frappant de constater que ce sujet, non seulement attire les médiocres, mais stérilise les meilleures plumes. N'est-ce pas une preuve de plus qu'il n'y a pas grand-chose à en dire ou en penser ?

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mercredi 1 février 2006

Si loin si proche.

A propos de la chute du Mur et de la fin du bloc de l'Est :

"Les révolutions démocratiques en Europe de l'Est ont montré encore une fois ce que l'on savait depuis toujours : lorsqu'un mouvement radical embrasse la grande majorité de la population, il n'a aucun besoin de recourir à la violence. L'identification de la révolution avec la violence, la terreur, etc., est un épouvantail mystificateur fabriqué par la propagande conservatrice, qui a pu trouver des arguments dans les putschs communistes, à commencer par le putsch bolchevique d'Octobre 1917."

C. Castoriadis, 1991.

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