mardi 23 janvier 2007

Subversion mon cul.

Une note récente de M Cinéma, évoquant l'actualité intellectuelle, au travers notamment des exemples paradigmatiques de Maurice Dantec et Alain Soral, ainsi que certains des commentaires que cette note a suscités, me trottaient dans la tête - et voilà que je tombe sur ce passage dans le Proust de Vincent Descombes (Minuit, 1987, pp. 319-321). Je vais me permettre, ce n'est pas la première fois, une longue citation, car elle me semble résoudre un certain nombre de questions posées plus ou moins directement par M. Cinéma et ses commentateurs :

"Max Weber a étudié les origines du monde moderne en montrant comment l'éthique protestante avait préparé l'esprit du capitalisme. Le christianisme encore traditionnel du Moyen Age ne connaissait encore qu'un ascétisme ultra-mondain [hors du monde, comme les monastères]. En revanche, l'éthique puritaine est un ascétisme dans le monde, qui prescrit la réalisation de soi par le travail et l'épargne [du moins après un certain temps et non sans détours]. La certitude du salut personnel est maintenant liée à des succès manifestes dans ce monde. Mais, comme l'a montré Louis Dumont, l'accent doit porter sur l'aspect intra-mondain de ce type d'individualisme plutôt que sur son caractère ascétique. L'originalité de l'éthique calviniste est d'inventer l'individu dans le monde. Par la suite, les éthiques modernes ne seront pas toujours ascétiques, mais elles assumeront toujours le projet d'une réalisation de soi, comme individu dans le siècle (Voir L. Dumont, Essais sur l'individualisme [Seuil, 1983], p. 63).

De cette remarque nous pouvons tirer la possibilité d'une description sociologique de la littérature moderne. Plus précisément : une description de la littérature conçue comme écriture générale dans l'espace littéraire d'une page dont il faut préablablement effacer tout ce que des siècles de littérature y ont d'avance inscrit. On sait en effet qu'à côté de l'ascétisme Max Weber définit une autre voie de salut, le mysticisme. Dans l'ascétisme, qu'il soit hors du monde ou dans le monde, l'esprit se montre actif. Dans le mysticisme, il est passif. Le mystique attend que la vérité lui soit donnée, qu'elle le visite. Max Weber a consacré quelques analyses au mysticisme ultra-mondain, mais parle assez peu du mysticisme dans le monde, bien qu'il en ait marqué la place dans sa typologie. Or, que nous dit Proust ? Qu'il faut renoncer au monde si l'on veut avoir les joies de l'Art. Cette décision de se détacher du monde, si elle correspond bien à une certaine ascèse, ne le conduit pourtant pas chez les Trappistes. Le narrateur éprouve qu'il est sauvé dans ce monde même où il a failli se perdre. (...) Le narrateur de la Recherche figure un artiste qui renonce au monde dans le monde. Il renonce au monde de l'individualisme ascétique pour mieux s'accomplir dans le monde de l'individualisme mystique. Il renonce à un monde dans lequel les individus s'efforcent, en vain selon lui, de se réaliser comme individus autonomes dans l'action. En même temps, il s'établit joyeusement dans un monde qui permet la réalisation de soi par l'impression. L'art moderne, tel que Proust nous le donne à penser à travers ses personnages d'artiste, principalement Elstir et le narrateur, apparaît comme la voie mystique d'une individualisation de soi dans le monde.

L'oeuvre de Proust est bien, comme il l'écrit, une démonstration. Elle vise à établir que l'institution de la littérature permet une libération de soi dans un monde où l'action paraît vaine. Institution doit s'entendre ici au sens des sociologues de l'école française. Une institution n'est pas seulement un arrangement social (comme l'Ecole, le Parlement, etc.). Les institutions sont "des règles publiques d'action et de pensée" (Mauss, Oeuvres, tome 1, p. 25). La littérature est une institution, au sens où le renoncement est, dans la société indienne, une institution. Parler de l'institution de la littérature n'est donc pas désigner des aspects voyants ou surannés tels que l'Académie française, les prix littéraires, etc. C'est bien plutôt considérer que des phénomènes tels que l'écriture, la page blanche, les vicissitudes de l'inspiration, les migrations du poétique sont les traits visibles qui marquent, dans la conscience collective, le statut d'écrivain. Il y a une institution de la littérature parce qu'il y a une définition collective de l'écrivain (...). En reconnaissant ce que fait un individu comme de l'écriture, le groupe lui accorde le privilège de s'individualiser dans l'exercice du langage. C'est en effet un privilège que de pouvoir interrompre la conversation, laquelle est un exercice social de la parole, pour faire entendre une parole individuelle, dans le style comme dans le propos. Les critiques contemporains qui définissent l'écriture littéraire moderne comme perpétuelle transgression, subversion, négativité, n'ont retenu qu'un aspect des choses. Ils ont bien vu que l'écrivain authentique renversait les valeurs communes. Mais ils n'ont pas vu que cette transgression, cet incessant renversement des valeurs, c'était justement ce que le groupe attendait de l'artiste en tant que ce dernier incarne à sa façon le sacré du groupe, à savoir l'autonomie individuelle. (...) Ainsi, tout comme le renonçant indien n'est pas sans conserver certaines relations avec le monde qu'il a quitté, mais qui le nourrit, l'individu autonome passe un compromis avec le monde prosaïque."

V. Descombes prend ses exemples dans la vision que le XIXè siècle avait de l'écrivain, il est aisé d'actualiser. L'important, pour ne pas accuser inutilement des gens comme Maurice Dantec, Alain Soral, Michel Houellebecq, Alain de Benoist ou Marc-Edouard Nabe (auxquels on aurait pu adjoindre Philippe Muray) de contradictions dont ils ne sont pas responsables, est de bien retenir cette idée que "le groupe", ou la société, leur confère une mission en elle-même contradictoire : être un exemple de notre valeur suprême et la plus ouvertement revendiquée - l'individualisme -, en devant payer pour cette façon d'assumer ce qui reste un luxe (en dernière instance, puisque notre société, comme toute autre, fonctionne majoritairement de façon holiste - ainsi que le dit Alain Soral en substance : "Je me sens bien comme je suis, mais ce n'est pas avec des gars comme moi que l'on fonde une société.") Il s'agit donc bien d'un privilège, comme l'écrit V. Descombes, et les privilèges se paient d'une façon ou d'une autre, par les devoirs qu'ils imposent et/ou les rancunes qu'ils suscitent.

Le piquant de l'affaire, évidemment, c'est lorsque les écrivains, dans la lignée du propos d'A. Soral que je viens de citer, sont parfaitement conscients de la coexistence en eux d'un esprit aristocratique plus ou moins revendiqué, mais inhérent à leur travail, esprit aristocratique mâtiné parfois d'un certain anarchisme, avec un souci quant à l'évolution actuelle de la communauté nationale. Tel était déjà, mai 68 en moins serais-je tenté d'écrire, le cas de Balzac, aussi ne faut-il pas exagérer la nouveauté de ces paradoxes. Ce qui est peut-être plus nouveau, s'il ne s'agit pas d'un effet d'optique dont moi et d'autres serions les victimes, c'est que l'on retrouve désormais si souvent cette figure du pamphlétaire, par conséquent effectivement chargée par "le groupe" d'affects et de missions contradictoires - dont chacun se tire comme il peut et selon son tempérament.

Mais du coup, ainsi que le signale M. Cinéma, on ne peut prendre complètement au sérieux certaines de leurs jérémiades (comme du reste de leurs colères contre leurs confrères/rivaux). Ainsi M.-E. Nabe n'est-il pas à son meilleur lorsqu'il joue son rôle d'écrivain raté-maudit-personne-ne-m'aime. Je laisse les lecteurs qui connaissent ces auteurs mieux que moi trier le bon grain de l'ivraie dans ces plaintes, parfois bien sûr motivées (A. Soral s'est effectivement fait casser la gueule), parfois partie intégrante du rôle que "le groupe" demande à ces écrivains de jouer. De ce point de vue en tout cas, Alain de Benoist semblerait le moins apte à rentrer dans ce costume préfabriqué - et donc le plus digne. Mais il est vrai qu'il n'est ni un pamphlétaire ni un romancier.

Bref, évoquer la "sincérité" de Maurice Dantec, comme le fait M. Cinéma, me semble, sinon inutile, du moins quelque peu court. De quelle sincérité s'agit-il ? S'il s'agit de dire que M. Dantec peut se tromper ou mentir, le peu que je connais de lui me suffit pour pouvoir l'affirmer. Mais ce n'est pas la question. La question est de savoir si M. Dantec, ou A. Soral, ou M.-E. Nabe..., a la tête assez froide pour, comme tout bon auteur moderne, jouer assez avec "le groupe" pour assumer la fonction que celui-ci lui confère (ne serait-ce que pour pouvoir vendre des livres) tout en amenant des membres, aussi nombreux que possibles, là où il veut les amener, là où ils ne l'attendent pas nécessairement - ce qui n'est pas évident, puisqu'ils attendent déjà de lui qu'il soit à la fois individualiste et "holiste". Encore une fois, au lecteur spécialiste de tel ou tel d'entre eux de voir ce qu'il en est. Mais si l'on comprend que le fait que "le groupe" et ces auteurs sont tombés d'accord pour que ceux-ci soient solitaires, et que la "sincérité" n'est pas un concept nécessaire pour évaluer leurs mérites, alors je crois qu'on se sera débarassé de problématiques superflues.

Faut-il le préciser, toutes ces remarques n'impliquent pas que l'on ne fasse pas la différence entre ceux qui sont quand même des francs-tireurs, et ceux qui appartiennent à des appareils et/ou prétendent parler au nom des autres. Mais j'imagine qu'il n'est pas besoin de développer ce point.



P.S. 1 : on pourra s'étonner que j'ai laissé ici Jean-Pierre Voyer de côté. Deux raisons parmi d'autres : connaissant son oeuvre bien mieux que je ne connais celle des autres auteurs mentionnés, P. Muray excepté, j'aurais été le premier à juger insupportable le degré d'approximation que je me suis permis vis-à-vis de chacun d'eux, si je l'avais appliqué à M. Voyer (d'où, de ma part, des précisions sans fin). Ensuite, qu'il soit moins connu que les autres le rend moins représentatif quant à ces questions de privilège et de sincérité.

P.S.2 : j'ai porté une accusation contre M. Dantec - je m'appuie en l'occurence sur une interview qu'il a donnée à la télévision canadienne lors des émeutes de novembre 2005. On peut la trouver chez G. Birenbaum (ce qui ne manque pas de sel, bien sûr, mais passons.) Je fais allusion à la description de la banlieue parisienne - pour l'arpenter régulièrement, je peux affirmer avoir bien rigolé en apprenant que tous les quartiers paisibles que j'ai pu y traverser depuis quelques années - n'existaient pas. On espère évidemment que M. Dantec est plus rigoureux lorsqu'il écrit que lorsqu'il s'excite devant des téléspectateurs en principe peu avertis de ce dont il parle.

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