mercredi 28 février 2007

Appel à témoins (de Dieu).

A Michel Onfray.




Je retranscris ce (long) passage tiré du livre d'entretiens de Marcel Gauchet La condition historique (Stock, 2003 ; j'utilise l'édition Folio, pp. 151-165) pour le soumettre à l'attention des lecteurs chrétiens, juifs, musulmans et /ou compétents. Tout avis sera le bienvenu, surtout s'il porte, comme les propos de M. Gauchet, sur le christianisme, le judaïsme, l'islam pris autant que faire se peut dans leur ensemble : je n'ai certes rien contre les points de détail, mais ce qui m'intéresse présentement est de savoir si les synthèses dessinées ici par M. Gauchet sont dans l'ensemble justes.

Je ne ferai quant à moi-même que le minimum de commentaires. Je prends la discussion au moment où il est demandé à M. Gauchet de préciser quel est le rapport du fidèle à Dieu dans le judaïsme et dans le christianisme :

"C'est... la définition du monothéisme : un Dieu séparé du monde qu'il domine. Mais une chose est la définition de Dieu sous le signe de l'altérité radicale, autre chose la relation de l'homme à cette altérité, en fonction de la manière dont elle est pensée et pensable. Les trois monothéismes sont très proches, de prime abord. Les différences qui les séparent sont subtiles. Et pourtant, ces petites différences produisent de très grandes divergences. C'est cette portée des nuances quant au statut du Dieu qu'il s'agit de comprendre. L'essentiel à cet égard me semble résider dans le mode d'accès. Dans les trois cas, on est en face d'une Révélation. L'altérité de Dieu est dans le fait même de la Révélation : il faut qu'il se manifeste aux hommes pour qu'ils se sachent ses débiteurs, au-delà de leurs faux dieux. Mais tout est dans la manière dont cette Révélation se donne. Le Dieu juif parle à son peuple en direct, et il le suit de près, tout en se tenant dans une altérité radicale qui fait que le peuple ne sait pas ce que Dieu veut de lui. Il est inscrutable dans ses desseins. D'où les prophètes. En ce sens..., le Dieu juif peut être dit "de tout à fait ailleurs". Mais métaphysiquement il reste associé au monde au travers de la Révélation qu'il communique au peuple élu. Il ne fait qu'un avec lui d'une certaine manière quand il lui parle : Yahvé habite son peuple. Sa transcendance n'empêche pas sa présence. Le Temple de Jérusalem consacre cette inscription du séparé.

Ce qui est singulier dans le cas du christianisme, c'est que Dieu ne parle pas directement. Dans un premier temps, il a parlé aux Juifs, mais ce n'était, chose étrange, qu'une préfiguration. Dans un second temps, quand il a voulu vraiment communiquer sa volonté et sa promesse de salut, il a envoyé son fils. C'est bien le comble du mystère. Quand je dis que le Dieu chrétien est ailleurs, c'est par rapport à ce qui est signifié de lui dans l'Incarnation. Ce qu'il y a de spécifique dans l'altérité chrétienne est entièrement inscrit dans le fait de la venue du Christ. Il implique une étrangeté et une extériorité de Dieu le père que ne comporte pas la Révélation directe par la parole. Dieu s'est fait homme ; cela veut dire qu'il fallait qu'il prenne une autre forme que sa forme intrinsèque pour que son message nous soit intelligible. La raison de Dieu, sa sagesse sont incommensurables à tout ce que nous pouvons nous représenter en tant qu'hommes.

Rien de pareil dans le judaïsme, où la conaturalité de Dieu et des hommes est de règle, ce qu'exprime parfaitement l'Alliance. Si celle-ci comporte un sens philosophique, c'est pour exprimer une certaine affinité ultime dans la création entre Dieu et l'homme. Le dieu chrétien, en revanche, est venu, puis il s'est retiré et nous n'avons qu'une série de témoignages à son propos pour nous restituer ses paroles. Paroles précaires, car le principe de sa divinité mine en quelque sorte sa parole humaine et nous oblige à y chercher un sens non apparent. Non seulement il y a distance incommensurable de Dieu, manifestée par le dédoublement du père et du fils, mais ce monde, qui est d'un autre ordre que le divin, en tant que théâtre de l'incarnation, doit être aménagé à part. C'est très exactement cette place à part que l'Eglise va, la première, figurer en se posant comme médiatrice. L'une des plus fortes attestations de cette façon différente de comprendre l'altérité divine va être l'existence d'une Eglise médiatrice qui perpétue la médiation du Christ sous la forme d'une institution. Celle-ci définit une sphère terrestre qui a besoin de se constituer dans son unité spirituelle pour se rapport à ce qui est absolument au-delà d'elle.

- On entrevoit sans difficulté l'espace ainsi ouvert dans le christianisme à l'imagination métaphysique.

Elle n'a pas le même motif de se déployer dans le judaïsme, avec l'exception hautement instructive, a contrario, de la Kabbale, qui est une méditation sur le retrait de Dieu - comment un Dieu qui commande le monde peut-il ne pas s'y livrer ? Dans l'inspiration centrale du judaïsme, il n'y a pas de mystère ; c'est même le contraire : le vrai croyant vit dans l'assurance des commandements de Dieu, en conformité avec sa Loi et dans l'Alliance avec lui. A l'opposé le christianisme tire le monothéisme dans le sens d'une religion du mystère et donc de l'hérésie : la possibilité de l'interprétation et la nécessité de l'autorité institutionnelle pour confirmer l'interprétation confèrent une tension formidable au statut de la vérité.

- Et dans l'islam ?

L'islam offre une occasion supplémentaire de vérifier [que] tout tient dans les conditions de la révélation et dans la manière dont elle est interprétable. Le cas particulier de l'islam est d'être une religion historique - entendons, une religion qui se définit par rapport à des religions antérieures. Le monothéisme musulman vient après les deux autres. C'est déjà le cas du christianisme, qui est un judaïsme au second degré. Il se pense comme un accomplissement du judaïsme. La volonté d'intégrer l'histoire juive à sa propre histoire est l'une de ses dimensions constitutives ; il est évident que le christianisme eût été très différent s'il s'était purement et simplement coupé du judaïsme. L'islam répète l'opération, à un degré supplémentaire, mais avec une différence d'inspiration notable ; s'il y a une religion où la catégorie de la rationalisation wébérienne s'applique, c'est celle-là. Qu'est que l'islam en effet, sinon la rationalisation de l'idée monothéiste par un homme simple et solide qui n'était en rien un profond théologien mais un bon esprit, rigoureux, un patriarche de bon sens soucieux de remettre les choses "à plat" ? Qu'y a-t-il d'important dans le monothéisme ? semble se demander Mahomet. Et il répond : l'unicité divine ; tout est là, tirons-en les conséquences. L'essentiel de l'islam découle de cette arrivée après coup et de la possibilité de simplification et de rationalisation qu'elle autorise. Il en résulte un monothéisme plus radical et plus rigoureux que celui des juifs croyant au peuple élu ou que celui des chrétiens croyant en l'incarnation.

La même rationalisation drastique s'applique aux conditions de la Révélation. Si Dieu est un, éternel et tout-puissant, il ne saurait y avoir de loi valable que celle exprimée par lui directement et complètement, le Prophète n'étant qu'un scribe inspiré qui transcrit sous sa dictée. Nous avons cette fois la parole même de Dieu, éternelle et incréée, en son absolue perfection. Le sceau est mis au cycle de la prophétie abrahamique. La façon d'entendre la Révélation s'en trouve complètement changée, aussi bien que la conception du divin. Croire, suivre la parole du Prophète, c'est entrer dans la volonté de Dieu, qui est la raison des choses. Dieu a beau être le Tout-Puissant absolument séparé, les hommes sont enveloppés dans sa présence, maintenant qu'ils disposent de son message définitif. L'intelligence humaine se meut dans l'unité et l'accord avec le séparé.

Les règles de l'interprétation du livre s'en voient tout aussi strictement déterminées. Il y a dans l'islam une exégèse, une science des docteurs, parce qu'on est en présence d'un texte complexe qu'on ne saurait scruter avec trop de soin. Non seulement il faut s'assurer de ce qu'il dit à la lettre, mais il faut savoir appliquer avec discernement la loi qu'il définit. Pour autant, il n'y a pas de place pour une herméneutique telle que le christianisme va être amené à la mettre en oeuvre, au sens d'un déchiffrement du divin au-delà de l'humain.

De nouveau, nous retrouvons sur ce terrain une exception qui confirme la règle. Il va se développer une herméneutique musulmane, mais dans le chiisme, à la faveur du grand schisme originel de l'islam, celui des sectateurs d'Ali. On va avoir dans le chiisme, d'ailleurs, à la fois un clergé et une science du sens caché du Texte sacré, dans une association révélatrice. Le scandale auquel il faut répondre ici est celui du triomphe apparent des réprouvés. Comment Dieu qui est tout-puissant peut-il tolérer la défaite des vrais croyants et la victoire de l'imposture ? Pour faire face à cet incompréhensible majeur, le chiisme a élaboré, à partir des premiers siècles de l'hégire, une riche tradition de recherche des sens secrets de la Révélation divine, dans l'attente de leur manifestation complète - une herméneutique eschatologique de nature ésotérique.

Il faut ici préciser un point. Le christianisme, bien que le sens du surnaturel y soit toujours médié et non lisible immédiatement, n'est pas une religion ésotérique. Il n'y a pas de secret de Dieu ; il y a une révélation problématique, ce qui est fort différent, et un mystère de la nature et du plan de Dieu pour la raison humaine. La nuance est décisive. La gnose est une tentation que le christianisme a toujours écartée. La limite de la raison n'est pas le retranchement objectif du vrai et sa dissimulation sous un vêtement indéchiffrable pour le commun des esprits. Ce n'est pas du tout la même chose de dire que les Ecritures exigent une lecture attentive à ce qui s'exprime au-délà du langage humain, et de dire qu'elles ont un sens caché, un sens occulte appelant une technique initiatique de déchiffrement. Si le sens spirituel du Texte chrétien pose problème, il est susceptible d'être rendu accessible à tous les esprits par l'intermédiaire d'interprètes qualifiés et avec l'aide de la tradition. Ce que nous montre l'islam est d'une autre nature. On a d'un côté, courant majoritaire, un sens obvie devant lequel il n'y a qu'à s'incliner - ce qui ne veut pas dire qu'il n'exige pas attention, précaution, érudition. Et on a de l'autre côté un sens secret ou bien cultivé par la cléricature de l'Imam caché (le chiisme), ou bien réservé à des initiés dans des confréries (le soufisme). Le christianisme est, au contraire, une religion publique, en dépit du poids de la cléricature : certes, ce sont des oligarques qui ont l'autorité du sens, mais ils sont faits pour le communiquer au peuple.

- Si l'islam était bien une religion de la rationalisation du principe monothéiste, on comprendrait qu'il ait fait la part belle à la philosophie.

L'islam a manifesté, ô combien ! sa vocation philosophique. L'idée d'un Dieu unique et tout-puissant, dès lors qu'elle est tacitement visée sous l'angle de sa rationalité intrinsèque, se prête éminemment à une élaboration philosophique d'envergure, et il y a eu une riche palette de penseurs musulmans pour l'illustrer. Mais cette philosophie, qui est une pure métaphysique, s'est assez vite épuisée, après un admirable flamboiement. Il y a à cela des raisons qui tiennent au contexte, à l'intolérance d'un légalisme et d'un littéralisme qui sont une autre possibilité inscrite dans la Révélation coranique. Mais il y a probablement aussi des raisons internes. La comparaison avec la situation chrétienne peut nous aider à le comprendre. Ce qui a été moteur, dans son cadre, c'est la relance conflictuelle permanente entre le mystère et l'évidence, la raison et la foi, l'indépendance et l'autorité. La pensée chrétienne est davantage fidéiste, pourtant, à la base. La foi conteste la raison, l'outrepasse, elle désigne un au-delà qui ne s'accommode pas des limites de l'entendement humain. Mais en creusant de la sorte l'écart des choses divines par rapport au domaine qui nous est intellectuellement accessible, elle fait apparaître un secteur indépendant, un ordre du monde, qui doit bien relever de la sagesse divine, mais qui est accessible à notre entendement, lequel peut dès lors spéculer sur la raison divine à partir de cette raison à l'oeuvre dans la nature. Plus la foi s'affirme au-delà de la raison, plus elle ménage une place importante à la raison. Le volontarisme occamien détruit la synthèse thomiste entre foi et raison, mais c'est finalement pour ouvrir le domaine des phénomènes naturels à la science moderne.

La pensée islamique est davantage rationaliste en ses prémisses. Les choses divines se présentent d'emblée pour elle sous le signe d'une essentielle rationalité. Mais cette raison va vers la foi, elle reconduit à la contemplation mystique du donné de la Révélation. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire de philosophie, mais que la philosophie s'accomplit dans plus qu'elle, qui la rend inutile. On trouve maintes formulations analogues dans la philosophie chrétienne, du reste, mais ce qui compte, c'est le dispositif qui la renvoie au travail de la raison malgré elle. En forçant le trait, on pourrait dire que le dispositif fonctionne dans l'autre sens pour la philosophie islamique. Elle est poussée vers le fidéisme mystique et l'abîme du divin en dépit de sa confiance dans la raison humaine.

- On dit beaucoup que dans l'islam, théologie et politique sont confondues. Et on en tire argument pour "montrer" que les musulmans ne peuvent pas entrer dans la modernité.

Même si la proposition comporte un élément de vérité, à la lettre, elle est fausse. Ne fût-ce que sociologiquement : il y a des docteurs de la loi religieuse et des hommes de pouvoir, et ce ne sont pas les mêmes. Rien dans le Coran ne permet d'établir une autorité politique qui serait en même temps une autorité religieuse. Au contraire, dans une "logocratie" comme celle qu'il instaure, selon l'excellent terme proposé par Jean-Paul Charnay, il n'y a pas de place pour un pouvoir qui prétendrait capter à son profit l'autorité d'une Révélation par essence livrée à tous. Ce qui est vrai, c'est qu'en fonction de la même logique, il n'y a pas d'institutionnalisation possible d'une puissance spirituelle distincte. Aussi la Révélation de la Loi peut-elle bien avoir ses spécialistes, ses docteurs et ses juges, ceux-ci ne se constituent pas en une instance indépendante. Ils restent épars dans la société, et donc exposés à l'emprise du pouvoir politique - lequel, pour autant, encore une fois, n'est pas fondé à s'arroger un pouvoir sur le religieux. L'idéal suprême est celui d'un pouvoir unique commandant l'ensemble des croyants en intime accord avec les commandements de la parole divine. Il se concentre dans la figure du califat. Celle-ci unit ou plutôt conjoint, si l'on veut, "pouvoir politique et pouvoir religieux", mais dans un sens et sur un mode qui n'ont rien à voir avec les catégories chrétiennes. Il faut se garder de projeter là-dessus l'image du pontife romain ! Il faut commencer par mesurer, à l'inverse, les limites de la notion de "pouvoir religieux" qu'implique la logocratie coranique. Les circonstances des premiers siècles de l'islam, son expansion guerrière ont consacré la suprématie du pouvoir politique en le faisant sortir, pour ainsi dire, de la religion. C'est en ce sens que l'islam est dit "religion et gouvernement", selon la formule consacrée. Mais ce n'est que vu de loin, et avec des lunettes trompeuses, que cette situation s'apparente à une fusion du politique et du religieux.

Le pouvoir n'est pas l'intermédiaire de Dieu, mais Dieu est tout-puissant ; gouvernant le monde, il gouverne aussi - indirectement bien entendu - les choses politiques. Les pouvoirs sont forcément de Dieu, sans être pour autant investis de Dieu. Aucun pouvoir traditionnel, détenant une légitimité intrinsèque de par sa provenance, n'est reconnu. Aussi cette religion de la toute-puissance divine contient-elle un puissant ferment d'anarchie. L'islam porte vers des sociétés politiques instables et contentieuses. Celui qui gouverne le fait au nom de Dieu et ne tient sa légitimité pour le faire que de Dieu. Mais il n'a aucune légitimité par lui-même, Allah gardant le principe du pouvoir par-devers lui. Qu'un opposant s'élève et l'abatte, et il ne sera pas moins autorisé de Dieu par sa victoire. Toute légitimité terrestre est irrémédiablement fragile, dans un tel cadre, à la mesure paradoxalement de l'écrasante puissance dont elle se réclame. La soumission que les pouvoirs sont fondés à exiger ne les empêche pas d'être exposés en permanence à une contestation également fondée en religion. Cette situation va être formalisée par la théorie de l'émirat. A la différence du calife, l'émir est l'usurpateur qui règne par la la force ; d'une certaine manière, il est légitime car c'est forcément Dieu qui autorise son usurpation, mais c'est quand même un usurpateur.

Le cas du christianisme occidental, en regard, ressort dans sa différence. il nous fait assister à l'invention d'un pouvoir sacré, c'est-à-dire hautement légitime. La mutation s'opère au VIIIè siècle : le pouvoir sacré est dans l'ordre politique l'homologue structurel du pouvoir de médiation de l'Eglise ; il tient son charisme de sa relation au transcendant. Autrement dit, le roi est reconnu par l'Eglise comme un médiateur sacral ; à preuve, le fait qu'elle le sacre. Les commencements de l'institution sont des plus modestes et contingents, mais elle répond à quelque chose de très profond : la nécessité de trouver quelque chose de stable dans un monde où règne l'instabilité. L'Eglise en a besoin pour elle-même ; et elle y parvient en sacralisant la légitimité traditionnelle, ce que l'islam ne peut en aucune façon faire : il la ménage, mais il ne peut pas la rendre religieuse, elle reste radicalement extérieure et à la merci des avatars de la société. Tandis que dans le christianisme d'Occident, l'autorité religieuse est étendue au pouvoir politique par le biais de la valeur sacrée qu'il donne à la tradition royale. Le modèle de l'institution royale est dans la Bible, les Juifs ont eu des rois et c'est avec cette royauté que le christianisme du haut Moyen Age va inventer un modèle nouveau de pouvoir. L'extériorité en est reconnue, en ce sens que l'Eglise ne désigne pas les pouvoirs ; elle les sacre et c'est ainsi qu'elle va fabriquer un pouvoir extraordinairement solide, un pouvoir chrétien légitime, qui peut donc revendiquer auprès de l'Eglise elle-même la primauté. C'est quelque chose de vraiment singulier et de décisif dans notre histoire.

Maintenant, en ce qui concerne la relation entre l'islam et la modernité, il faut bien poser le problème. La question n'est plus de savoir si la vision musulmane du religieux et du politique pousserait spontanément vers la dissociation institutionnelle des deux ordres. Nous pouvons tenir qu'un tel développement endogène était improbable en terre d'islam, non pas à cause de l'union supposée du religieux et du politique, mais de la façon de comprendre leur séparation. La vraie question désormais est ailleurs. Elle est celle des ressources que comporte l'islam pour s'adapter à une modernité politique qui s'est construite en dehors de lui. Je ne vois aucune incompatibilité théologique de principe entre l'islam et la démocratie. Il me semble qu'on peut concevoir sans peine, sur le fond, une vision musulmane de la démocratie. Il y a, en revanche, la difficulté générale pour le monde non occidental d'assimiler un système de règles qui arrive de l'extérieur, difficulté spécialement douloureuse, peut-être, pour l'orgueil des fidèles du "sceau de la prophétie". Et puis il y a le plus important, qui est l'enracinement social de la légitimité électorale, auquel leur histoire a peu préparé les sociétés musulmanes. L'ethnocentrisme occidental est très mauvais conseiller à cet égard. Comme si des processus qui ont pris des siècles chez nous pouvaient s'accomplir par miracle dans des sociétés brutalement requises du dehors de changer de cap par rapport à leur tradition !"




Sur ces derniers points, sans doute ne faut-il pas oublier que le terme de "modernité" n'a pas à être élogieux ou critique : quel que soit le point de vue, la rencontre avec l'islam a lieu - cela commence même à faire un certain temps.

Par ailleurs, je trouve ici quelques précisions - dont je me demande justement si elles sont ou non exactes - sur les rapports entre islam et pouvoir qui sont absentes aussi bien chez Castoriadis (lequel a me semble-t-il une vision un peu caricaturale de la chose), que chez Dumont (lequel avouait être bien embarrassé par l'islam - si M. Gauchet a raison on comprend un peu mieux pourquoi).

Quoi qu'il en soit, à vous de jouer...

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mardi 27 février 2007

A suivre...

"L'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces deux folies corrélatives !" (Baudelaire)

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samedi 24 février 2007

Métaphores.

(Quelques inflexions girardiennes rajoutées le lendemain.)

Ajout le 3 mars.



Est-elle particulière à notre époque, cette faculté à rendre détestable et écoeurant ce qui est à l'origine de simple bon sens ? Maurice Papon était ce qu'il était, il n'y a pas vraiment de quoi être fier d'avoir été son compatriote, mais perdre du temps à aller cracher sur sa tombe et à faire tout un plat de ce qu'il soit enterré avec sa légion d'honneur... C'est symbolique dira-t-on - oui, c'est ce que l'on dit pour justifier les combats les moins dangereux et les plus inutiles, pour justifier son rôle de parasite lâche et mesquin, pour justifier que l'on combatte un passé qui n'est plus dangereux (un mort, rappelons-le) sans consacrer le peu que l'on a d'énergie, soit à des luttes plus fécondes, soit (l'alternative n'est pas exclusive), tout simplement, à vivre mieux.

Cette "polémique" - terme consacré pour donner une apparence de dangerosité à ce genre de débats insignifiants et policés - apparaît d'autant plus dérisoire lorsque l'on apprend, sous la plume de Balzac (Un début dans la vie, "Pléiade" 1976 t. 1, pp. 778 et 1480), que dans le temps - et ici nous sommes près de la création de la Légion d'honneur - le bon peuple de France , qui savait distinguer les symboles importants des hochets pour vaniteux, appelait les décorations, et notamment les plus élevées, des crachats. Tout dignitaire important se trouvait donc de facto "couvert de crachats" simplement parce qu'il acceptait ces breloques - il s'humiliait lui-même, il n'y avait plus qu'à se moquer de lui - si encore l'on y tenait. Satie restait dans cet état d'esprit d'impertinence relativement sereine, lorsqu'il se moquait du refus de Ravel de recevoir la légion d'honneur : "Il n'avait qu' à ne pas la mériter". L'excitation sur la décoration de Maurice Papon relève au contraire d'une fascination et d'une envie non avouées et d'autant plus haineuses - pas contradictoires, bien entendu, avec le fait de critiquer le principe même de la légion d'honneur. Un peu comme celles et ceux qui veulent pouvoir à la fois se gausser de l'institution du mariage et se scandaliser qu'elle ne soit pas ouverte aux couples gays.

Bref, dans le cas de Papon, on crache sur des crachats, on glaviote sur les glaviots, c'est meilleur pour la conscience que pour l'hygiène morale - et l'on finit par, paradoxalement, par contraste avec son active petitesse, faire ressortir la banale mais réelle humanité de ce qui n'est, en tout et pour tout, qu'un cadavre comme un autre.



Tant que l'on y est dans le politique, le psychologique, l'organique... Etre enculé ou être materné, telle serait l'alternative - non exclusive là aussi, puisque si ces deux passivités ne s'impliquent pas l'une l'autre, elles se complètent agréablement.

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Aux abris !





(Ajout le 3 mars.)
Merci Baudelaire :

"Consentir à être décoré, c'est reconnaître à l'Etat ou au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, etc."

"Il y a de certaines femmes qui ressemblent au ruban de la Légion d'honneur. On n'en veut plus parce qu'elles se sont salies à certains hommes."

Fin de partie.

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vendredi 23 février 2007

Chainon manquant.

Certes ce n'est là que de l'histoire des idées, certes il ne s'agit que d'un lien factuel et non d'un lien logique, certes il s'agit du premier Wittgenstein et pas du deuxième, mais il reste intéressant de découvrir, dans L'homme total (B. Karsenti, PUF, 1997, p. 201), que Marcel Mauss fut intéressé (cf. tome III des Oeuvres, [1925], pp. 258-62) par un livre intitulé The meaning of meaning. A study of the influence of language upon thought and the science of symbolism, ouvrage collectif publié sous la direction de MM. I. A. Richards et C.K. Ogden, dont la contribution, nous dit B. Karsenti, se réfère abondamment à Peirce et Wittgenstein - et pour cause, puisque cet Ogden fut dès 1922 le traducteur en anglais du Tractatus. Voici ce qu'écrit B. Karsenti :

"L'ethnologie (...) requiert (...) une théorie du sens au plan même du langage et de ses structures propres. C'est donc bien au confluent de ces démarches plurielles que prend forme l'impératif d'une science du symbolisme - science nouvelle que Ogden et Richards entreprennent de fonder d'un point de vue rigoureusement logique en lui fixant ses règles formelles et ses principes canoniques.

Ce qu'on retiendra principalement de cette construction logique, c'est qu'elle repose sur une acception tout à fait déterminée du signe. Comme l'affirment les auteurs, il n'y a pas de sens du signe à part du contexte spécifique dans lequel il se manifeste. Ce qui est mis en question pour avoir été jusqu'ici la cause de la méconnaissance du symbolisme, c'est le présupposé commun du "caractère unique de la relation entre l'esprit et son objet". En éclairant au contraire la diversité des sign situations ["envisager tout signe à l'intérieur d'un système de règles d'interprétation propre à une situation déterminée"], et la pluralité des liens par lesquels le signe peut se rapporter à son référent - pluralité attestée aussi bien dans le domaine de la psychologie que dans celui de la sociologie - Ogden et Richards affirment que la constitution du sens est déterminée par la dimension contextuelle du signe, dimension qui oblige toute analyse à revêtir un caractère résolument interprétatif. C'est dans cette perspective que le symbolisme trouve sa véritable définition, en même temps qu'il s'affirme comme niveau de réalité logique et linguistique absolument fondamental : il n'est rien d'autre que la constitution dynamique de ce contexte même, le processus mental de détermination rationnelle du sens du signe. En lui se résout littéralement la question du sens du sens, de the meaning of meaning." (pp. 202-203)

B. Karsenti retranscrit ce passage du commentaire de Mauss :

"C'est un signe des temps que le logicien et le logisticien qu'est M. Richards ait trouvé qu'entre les façons diverses d'étudier les symboles les meilleures étaient encore les psychologiques et les sociologiques. Il est très remarquable que tous deux [Ogden et Richards] s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de "sens des signes" à part de leur "contexte", de leur situation dans un ensemble de symboles. Et que tout signe, même un mot séparé, suppose un "processus mental", un symbole, un chose à laquelle on pense et - ils l'ajoutent de temps en temps - "un auditeur". A notre avis, il faudrait toujours ajouter ce quatrième élément. Car même quand c'est à l'auditeur interne, quand c'est à nous-même que nous parlons, c'est l'auditeur qui est le "signe" de la présence de la société et qui comprend et qui, comprenant, "garantit" la "valeur", le sens du signe." (pp. 203-204)

Les lecteurs des Institutions du sens sont en pays de connaissance.

On me pardonnera de ne pas définir ici la notion de symbolisme, qui occupe l'essentiel de l'ouvrage de B. Karsenti : la cohérence - ou l'incohérence - de cette notion nécessiterait de longs développements. Mentionnons que G.G. Granger (traducteur également - en français - du Tractatus) a, selon B. Karsenti, consacré quelques lignes nuancées à l'influence de Peirce sur Ogden et Richards dans son Essai d'une philosophie du style (O. Jacob, 1988, p. 114), et qu'il est l'auteur par ailleurs d'un livre certainement intéressant intitulé Pensée formelle et sciences de l'homme (Aubier, 1960). Ajoutons que le livre de B. Karsenti est chroniqué notamment ici et utilisé par F. Keck dans un article se trouvant à cette adresse : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=59, article consacré à Sartre, Lévi-Strauss, Descombes - que je ne parviens à pas ouvrir...

...et changeons de sujet : achetez Libé ! Non pour sauver ce qui ne peut plus l'être depuis longtemps (et qui a pris, à l'occasion de la mort de M. Papon, des acccents de Je suis partout dans la dénonciation courageuse par les "libénautes", depuis leur salon, d'un homme décédé), mais parce que le plus grand critique de cinéma actuel, celui qui peut-être aurait pu préserver S. Daney de certaines dérives pro-Festivus, à savoir Louis Skorecki, va quitter le journal d'ici moins de deux mois maintenant, et que si toutes ces chroniques ne sont pas d'un niveau égal, l'auteur de l'immortel article "Contre la nouvelle cinéphilie", sait au moins ce qui vit dans le cinéma, et parvient parfois à le faire sentir au lecteur. Ses dernières chroniques vaudront sans doute le déplacement.

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A la vôtre !

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samedi 17 février 2007

Complément (à un texte récent du maître).

"Les organismes internationaux, étant dominés par l'Occident et son leader américain, sont imprégnés par une religion propre à l'Occident et qui n'est pas universellement admise : la religion de la démocratie, des droits de l'homme et du marché. C'est une religion laïque issue du christianisme ("une forme profane de l'universalisme chrétien", écrivait récemment Fukuyama), bien qu'en réaction contre l'Eglise et son "obscurantisme" à l'époque des Lumières. (...) On s'inquiète du respect des droits de l'homme dans un pays et de leur violation dans l'autre ; on déplore l'instauration d'un régime autoritaire et on salue le retour de la démocratie. C'est plus fort que nous : nous y croyons. C'est notre foi. (...) Nous pensons qu'après la "mort de Dieu" et le désenchantement du monde [désenchantement mon c...], la religion a disparu de nos esprits et subsiste ailleurs comme superstition, opium du peuple. Erreur : elle existe toujours ; mais elle a pris une forme laïque
invisible à nos propres yeux : culte de la nation d’abord et, aujourd’hui, de l’Occident démocratique.

Retournement intérieur: si nous prenons conscience que cette conviction est une croyance religieuse, alors nous apercevrons une issue à la guerre [oui, enfin... faut voir.]. En effet, plusieurs civilisations, ne serait-ce que la russe, la chinoise et la musulmane, refusent la religion de l’Occident. Elle n’est donc pas pleinement universelle ; elle est trop marquée par son origine occidentale. Elle était bonne pour les Occidentaux, mais pas pour les autres peuples, tout juste dignes d’être humiliés, colonisés ou réduits en esclavage. Les droits de l’homme ? Ils sont démentis par le droit qu’a un homme riche, mû par l’appât du gain, aveuglé par son individualisme, d’exploiter d’autres hommes, de les réduire à la condition d’outil, de les utiliser, comme l’y invite l’utilitarisme, philosophie pratique de l’Occident. La démocratie ? Pendant la guerre froide, les États-Unis étaient peu regardants sur l’usage qu’en faisaient les nombreux dictateurs (Franco, Marcos, Pinochet...) dont ils faisaient leurs pions pour contenir le communisme.

En tout cas, de nombreux pays ne sont pas prêts à adopter la religion laïque occidentale. On peut le déplorer, mais c’est comme ça. Le pire est de vouloir la leur imposer, en les faisant chanter dans les négociations commerciales : «On veut bien acheter vos produits à condition que vous respectiez les droits de l’homme, les droits syndicaux, etc.» Les négociateurs du Nord sont sans doute sincères, mais le Sud n’y voit qu’une hypocrite manœuvre protectionniste. Et que dire des bombardements menés par l’OTAN ou les USA pour obliger un peuple à choisir la démocratie ?

C’est le fond du problème. Devant la montée en puissance des civilisations non occidentales, l’Occident est sur la défensive ; il se raidit, se protège, impose sa religion par le chantage ou la violence. Il agit comme au XVIe siècle les missionnaires qui convertissaient les Indiens d’Amérique à l’aide de la douceur évangélique des soudards espagnols. Une religion se transmet par le cœur, pas par la force. Si elle répond à un désir collectif, elle se répand comme une traînée de poudre et rien ne peut y faire obstacle. L’imposer est contre-productif, suscite la haine. C’est une vérité désagréable à entendre pour nous : les civilisations jadis assujetties n’acceptent plus le leadership occidental ; elles ont acquis assurance et puissance, surtout l’Asie orientale, portée par une longue vague de croissance. Le leadership américain ne marchait que parce qu’il était toléré par le monde non communiste ; l’URSS disparue, cette acceptation s’effrite. L’Amérique s’inquiète, on la comprend, mais aucune force ne peut enrayer la désaffection. Aucune proclamation morale du style «c’est la lutte de la civilisation contre la barbarie, du bien contre le mal» ne mobilisera les troupes ; qui donc peut croire que l’ennemi du pays le plus puissant du monde se réduise à une poignée d’intégristes musulmans ? L’Occident se croit éternel ; Fukuyama, avec sa «fin de l’histoire», n’imagine rien au-delà de la religion laïque occidentale. C’est le destin pathétique des civilisations : parvenues à maturité, elles se croient au sommet de l’échelle des valeurs – un «péché d’idolâtrie», dit Toynbee : c’est le symptôme du déclin. L’Occident perdra son leadership, c’est inéluctable. En se crispant, il prolonge l’agonie, voilà tout."

"La religion a toujours été au cœur des civilisations. Pourquoi donc la nôtre ferait-elle exception ? Rien que ça, c’est un indice : croire que nous sommes affranchis de toute religion est précisément notre dogme fondamental (notre illusion, pour tout dire)."

François Fourquet, "Une religion mondiale ?", 2002.

La deuxième citation ne peut qu'évoquer la fameuse formule de R. Girard, déjà citée : "Le sacré, c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement que l'homme se croit plus capable de le maîtriser."




P.S. Amusant... Je découvre via Google, en recherchant la citation de R. Girard, que je suis suivi et parfois repris, notamment losque j'évoque M. Gauchet, par un site international et actif, Synergies, dirigé par un certain Robert Steuckers, que Wikipedia décrit comme le diable - l'intéressé n'étant bien sûr absolument pas d'accord. Ce site comporte d'ailleurs un texte sur A. Toynbee. Enfin, voilà qui va encore me valoir des remarques sur mes mauvaises fréquentations...

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mercredi 14 février 2007

Basique.

"De quelque façon que les choses se présentent, nous sommes en tout cas dépendants, et ce dont nous sommes dépendants, nous pouvons l'appeler Dieu."

Wittgenstein, Carnets 1914-1916.




198404d

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samedi 10 février 2007

La vérité en face.

(Suite de la note précédente ; les citations à l'intérieur du texte de V. Descombes sont de Tocqueville.)


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"Lorsque l'autorité cesse d'être extérieure, lorsqu'elle est comme remise à chaque individu, elle n'en disparaît pas pour autant. L'individu reste dépendant d'une source à laquelle puiser des opinions qu'il est bien incapable de former par lui-même. "Ainsi, la question n'est pas de savoir s'il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure". Tocqueville écarte, sans mobiliser pour cela un grand appareil anti-sceptique, la méthode critique du philosophe post-cartésien. Il écrit cette phrase qu'on pourrait trouver aussi bien dans un texte de Peirce ou de Wittgenstein : "Il n'y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d'autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu'il n'en établit".

Voici par conséquent le sens de l'individualisation du jugement du point de vue d'une philosophie sociale : le trait propre des sociétés démocratiques n'est pas qu'on trouve la "source principale des croyances" en soi et non plus au ciel, c'est qu'on trouve ces croyances "dans la raison humaine", c'est-à-dire dans l'opinion commune, et non plus dans le surnaturel.

Tocqueville, pourrait-on dire, est sociologue en ce qu'il entend placer sa philosophie politique (normative) dans la dépendance d'une philosophie sociale (descriptive). C'est pourquoi il n'écrit pas, comme le font encore aujourd'hui les héritiers individualistes de la philosophie des Lumières : jadis, les hommes étaient conduits par la tradition, maintenant, chaque homme est conduit par sa propre raison. Tocqueville tiendra un langage conforme au principe comparatif qu'il applique dans ses descriptions des sociétés américaine et française : jadis, les hommes cherchaient l'autorité intellectuelle là où ils apercevaient une supériorité (ancêtres fondateurs, maîtres incontestés), aujourd'hui ils la cherchent dans "la raison humaine", ce qui veut dire dans l'opinion commune des hommes, laquelle se traduit pour eux par l'opinion du plus grand nombre de leurs voisins. "Aux Etats-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d'opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l'obligation de s'en former qui leur soient propres." La religion elle-même est reçue comme étant l'opinion commune (plutôt qu'une révélation). Il est d'ailleurs concevable que la liberté individuelle de penser puisse être moindre en régime démocratique (si l'opinion majoritaire devient trop puissante) qu'en régime aristocratique.

Dira-t-on que Tocqueville décrit un homme démocratique qui se laisser aller au conformisme ? Peut-être, mais qui ira reprocher à l'homme démocratique de prendre ses opinions personnelles dans l'opinion commune, alors même que nous le félicitons de ne plus les prendre dans une "raison supérieure" ? On dira : mais pourquoi ne tire-t-il pas ses opinions d'une source personnelle, sa propre raison ? Mais dire cela, c'est revenir à l'idée qu'une conscience cartésienne puisse fournir au citoyen des vérités premières sur lesquelles il lui serait possible de fonder tous ses jugements et toutes ses décisions en matière politique. Ces vérités premières seraient signalées par le sentiment inébranlable de vérité qu'est censé procurer (...) le contact cognitif avec soi. En réalité, la légende du sujet des temps modernes ne peut pas espérer survivre à la philosophie de la conscience." (pp. 371-73)


De Profundis !

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vendredi 9 février 2007

A bon entendeur.

Chaque série se rapprochant à chaque étape de sa propre fin, la France se rapproche chaque jour que Dieu fait de sa dissolution, nous-même de la mort (infarctus, bavure, Sida, "belle mort", etc.) : il est réconfortant que l'on puisse encore lire un peu de Vincent Descombes, pour en apprendre sur soi.

"Qu'est-ce qui rend croyable une opinion, demande Condorcet ? Quels sont les motifs de sa crédibilité ? Ils peuvent être réels ou faux, car il y a de bonnes raisons de croire, mais aussi de mauvaises raisons. Condorcet distingue trois espèces de motifs de crédibilité :

1° les motifs réels (qui tiennent à la façon rationnelle d'acquérir des opinions) ;

2° le motif de l'habitude (les préjugés) ;

3° le motif de l'autorité attachée à celui qui émet l'opinion.

Comme on voit, Condorcet applique une classification qui est déjà celle dont se servira Max Weber pour construire sa typologie des trois formes de légitimité : rationalité, tradition, charisme (ou prestige). Or la difficulté est la même chez Weber et chez lui. Parmi les trois formes de légitimité qui nous sont proposées, il y a une authentique légitimité (celle qui est qualifiée de rationnelle) et deux qui sont spécieuses. Il en va de même pour les motifs de croire : il y a des motifs de croire les opinions réellement dignes d'être crues, et il y a de (faux) motifs de croire des opinions qui, en réalité, ne sont pas croyables.

L'épistémologie qu'esquisse Condorcet est mentaliste. Il est ici pris au piège d'une philosophie assimilant la croyance du sujet à un état interne sur lequel ce sujet peut nous renseigner parce qu'il est le mieux placé pour s'introspecter. Soit un individu qui doit juger si l'opinion p est vraie. Condorcet l'invite à s'examiner lui-même. Quel sentiment éprouve-t-il lorsqu'il considère que p ? A-t-il les mêmes sentiments qu'envers des résultats scientifiques bien établis ? Ou bien sent-il qu'au fond il ne le croit pas ? La subjectivation des critères du vrai est ici complète. Le sujet doit déterminer s'il croit réellement les choses qu'il se vante de croire. Un examen de son sentiment doit lui apprendre s'il cède à une habitude, à une autorité extérieure ou à un sentiment réel d'évidence.

Mais comment exclure que les sujets procédant ainsi arrivent à des résultats divergents ? L'individu A s'examine et conclut qu'il croit réellement que p. B parvient à la conclusion opposée : il croyait croire que p, mais il découvre qu'en réalité il ne le croyait pas réellement, mais seulement en apparence.

Que se passe-t-il lorsqu'il y a divergence ? L'individu A dit qu'il croit que p, mais il le dit sur la foi de sa conscience qui lui présente son état subjectif comme celui de quelqu'un qui croit que p. (Ici, ne demandons pas à quoi ressemble un tel état, ce serait ruiner toute la manoeuvre du philosophe.) A dit croire que p, mais cela ne prouve pas qu'il est dans cet état doxastique. En réalité, le fait que A dise qu'il croit que p ne prouve qu'une chose : s'il est sincère, il croit, à tort ou à raison, qu'il croit que p. Mais qu'en est-il de son état réel de croyance ? De son côté, B a dit qu'il croyait tout à l'heure croire que p, mais qu'il vient de s'apercevoir qu'en réalité il ne le croyait pas réellement. Mais qu'en est-il de sa croyance présente relativement à sa croyance passée ? Est-ce une croyance réelle ou seulement une croyance qu'il professe sans réellement la sentir en lui ? Toute cette analyse de la croyance en termes d'état ressentis comme plus ou moins intenses par le sujet conduit ainsi à des incohérences.

Dire que je crois que p, ce n'est certainement pas prononcer un jugement sur le point de savoir si je crois que p. Le philosophe du sujet voudrait insérer un rapport à soi de type réfléchi entre le sujet de croyance et l'expression de sa croyance, mais aucune place n'a été ménagée dans le langage pour une telle opération subjective. La seule façon de décider si je crois que p, c'est de considérer que j'ai de solides raisons de croire que p. Ce n'est pas en m'examinant moi-même que je pourrai jamais faire la différence entre les motifs réels de crédibilité et ceux qui ne sont pas réels."

(Le complément de sujet, Gallimard, 2004, pp. 364-365).


bunuel_hitchcock


Rendez-vous très bientôt, pour les conséquences de ce raisonnement !




(Messages personnels : à M. Cinéma : cette photo vient de cet intéressant blog ; à M. Aliéné : je vous réponds sous peu, life's a bitch

catwoman

...and so I am
, ajoutait Michelle Pfeiffer dans le temps. Le temps que j'ai perdu, justement. A bientôt donc !)

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lundi 5 février 2007

(L')économie pour les fainéants.

Ces brèves citations auraient pu être intégrées à la série en cours de "fragments..." - mais même si l'un des principes qui sous-tendent l'élaboration de ceux-ci pourrait être la tautologie "tout est dans tout et réciproquement", on ne cherche pas à y aborder tous les sujets. Simplement, ces quelques lignes de François Fourquet, publiées en 1997 in La revue du MAUSS me semblent une bonne introduction au vaste sujet de la négation de l'économie.

"Mon but est de suggérer que l'économie et le capitalisme n'existent pas. En tout cas, pas comme une partie de la réalité sociale existant en soi et pourvue d'une sorte d'autonomie, de capacité d'autodétermination, obéissant à des lois de fonctionnement et de développement propres. Il existe certes des institutions, des groupes, des flux qui font l'objet d'un ensemble disparate et souvent conflictuel de politiques économiques. La résultante de ces politiques est un ensemble nouveau, irréductible, imprévisible, même par les Etats majeurs de la planète : l'économie mondiale. (...)

L'enjeu épistémologique, mais aussi pratique, est simple : seul existe le tout ; et le tout est immédiatement planétaire. Mais il est aussi multiple et polyvalent. Les activités, institutions ou flux qu'on sélectionne, qu'on rassemble et qu'on fait entrer de force dans un récipient verbal appelé "économie" n'ont aucune sorte d'intelligibilité propre en dehors de leur relation au tout, puisqu'il n'existent pas de manière séparée."

"Les institutions économiques, certes, les entreprises par exemple, sont des quasi-sujets qui disposent d'une relative capacité de décision. Rien n'est mécanique du moment que la subjectivité humaine est en cause. Mais de l'autonomie relative des groupes et institutions, on ne peut nullement inférer l'existence d'un ordre économique autonome et articulé avec les autres ordres."

""Capitalisme" est le nom donné à l'immense mouvement d'unification des civilisations accéléré depuis la fin du Moyen Age. La "mondialisation" qui se déroule sous nos yeux est l'accélération d'une accélération."



En complément : à propos de la notion de sincérité, évoquée ici récemment, je tombe sur cet échange dans les Conversations avec Ludwig Wittgenstein (M. Drury, [1981], PUF, 2002, p. 147), en date de 1936 :

"Wittgenstein : - Pensez seulement à ce que signifie pour le gouvernement d'un pays de se trouver entre les mains d'une troupe de gangsters. Les âges sombres sont de retour. Je ne serais pas étonné, Drury, si nous devions vivre assez, vous et moi, pour assister à des choses aussi horribles que de voir des gens brûlés vifs comme des sorcières.

Drury : - Croyez-vous que Hitler soit sincère dans ce qu'il dit dans ses discours ?

Wittgenstein : - Un danseur de ballet est-il sincère ?"

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samedi 3 février 2007

Démocratie, sadisme, masochisme (ou : pourquoi Jean-Marie Le Pen et moi-même avons déjà perdu).

"Un moment historique pour la France" - ainsi s'est exprimé le premier ministre au sujet de l'interdiction de fumer dans les lieux publics. Il s'agit en l'occurrence d'une légère erreur : le "moment historique" n'est pas la loi elle-même, mais l'absence de réactions des gens à une pareille mesure. "On râle, mais on obéit", titrait (je cite de mémoire) le Parisien. Il n'y a plus qu'en votant - et encore, rendez-vous dans trois mois - que les Français aient un peu de courage. Finalement, que Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal parachèvent leur évolution en esclaves-citoyens-fiers-de-l'être (un peu plus esclaves chez le premier, un peu plus citoyens (mettez des guillemets si ça vous chante...) chez la deuxième, mais bon, la distinction reste subtile), et qu'on n'en parle plus.


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Même la perspective d'un gros vote Le Pen semble d'un coup bien dérisoire et inutile. S'ils aiment la schlague, après tout, ce n'est pas par une petite révolte électorale tous les cinq ans que les Français vont parvenir à s'en dégoûter. Ach, sans doute faut-il faut laisser les gens à leur bonheur. Bonne bourre, donc !


bunuel-0992


Il est vrai qu'après réflexion, un doute peut apparaître - valait-il la peine de sacrifier son honneur et son égoïsme naturel au phallus de la collectivité ?


bunuel-099


A chacun sa réponse... En ce qui me concerne, j'ai arrêté de fumer, sauf exceptions festives, il y a des années, par manque d'argent. Si vous voulez me voir appliquer mes propres principes, envoyez des dons, pour les cigarettes (enfin, plutôt pour pipe ou cigares), et pour les amendes. Merci d'avance !

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vendredi 2 février 2007

Liens logiques (vers la Belgique).

Et rationnels :

- sur Jacques Chirac : deDefensa ;

- sur le sionisme : Jean Bricmont.


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Bonne lecture !

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jeudi 1 février 2007

Hypocrite lecteur...

L'arrivisme (ici sous les traits d'un jeune poète mielleux) n'a pas d'âge :

"Ainsi, comme il arrive très souvent, l'homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée. Ces morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs, cette caressante poésie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serré dans son frac, à tournure de diplomate, rêvant une influence politique, aristocrate à en puer, musqué, prétentieux, ayant soif d'une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son ambition, déjà gâté par le succès sous sa double forme : la couronne de laurier [la gloire] et la couronne de myrte [l'amour]."

Le cynisme non plus :

"N'être la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l'homme."



bunuel-belle



"Non, je n'ai plus d'illusions ; mais j'ai mieux : j'ai des croyances et une religion."


(Balzac, Modeste Mignon, 1844, Pléiade (éd. Castex), pp. 515, 530, 538.)

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