mardi 20 mars 2007

"Minuscule noyau de feu."

Le plus simple est de reprendre les affaires presque là où nous les avions laissées, soit au chapitre 40 de la deuxième partie de L'homme sans qualités :

"Ulrich pensa tout à coup : "Pourquoi ne me suis-je pas fait pèlerin ?" Ses sens entrevoyaient une vie pure, absolue, d'une fraîcheur consumante comme l'air limpide. Celui qui ne veut pas dire "oui" à la vie devrait au moins lui opposer le "non" des saints ; pourtant, y penser sérieusement était strictement impossible. Il n'aurait pas pu davantage se faire aventurier, bien que cette vie-là dût ressembler à d'éternelles fiançailles, que ses membres et son courage en devinassent le plaisir. Il n'avait pu devenir un poète, ni l'un de ces désillusionnés qui ne croient plus qu'à l'argent et à la violence, encore qu'il eût des dispositions pour tout cela. Il oublia son âge, s'imagina qu'il avait vingt ans : alors, déjà, néanmoins, une décision intérieure voulait qu'il ne pût rien devenir de tout cela ; quelque chose l'attirait vers toutes les formes de la vie, mais quelque chose de plus puissant l'empêchait d'y atteindre. Pourquoi donc vivait-il d'une manière si peu claire, si indécise ? Sans aucun doute, se disait-il, ce qui l'exilait dans cette existence anonyme et confinée n'était pas autre chose que cette obligation de lier et de délier le monde que l'on appelle, d'un mot que l'on n'aime pas rencontrer sans épithète, l'esprit. Ulrich ne savait même pas pourquoi, mais il devint brusquement triste et pensa : "Tout simplement, je ne m'aime pas." Dans le corps gelé et pétrifié de la ville il sentait battre, tout au fond, son coeur. Il y avait là quelque chose en lui qui n'avait jamais voulu rester nulle part, sentant le long de lui les murs du monde et se disant qu'il en avait encore des millions d'autres ; ce Moi, goutte dérisoire, lentement refroidie, qui ne voulait pas céder son feu, son minuscule noyau de feu.

L'esprit sait que la beauté rend bon, mauvais, bête ou séduisant. Il dissèque un mouton et un pénitent, et trouve dans l'un et dans l'autre humilité et patience. Il analyse une substance et constate que, prise en grandes quantités, elle devient un poison, en petites doses, un excitant. Il sait que la muqueuse des lèvres est apparentée à celle de l'intestin, mais il sait aussi que l'humilité de ces mêmes lèvres est apparentée à celle du sacré. Il mélange, il dissout, il recompose différemment. Pour lui, le bien et le mal, le haut et le bas ne sont pas comme pour le sceptique des notions relatives, mais les termes d'une fonction, des valeurs qui dépendent du contexte dans lequel elles se trouvent. Les siècles lui ont enseigné que les vices peuvent devenir des vertus, et réciproquement ; il tient pour pure maladresse que l'on ne réussisse pas encore, dans le temps d'une vie, à récupérer un criminel. Il n'admet rien de licite ou d'illicite, parce que toute chose peut avoir une qualité qui la fera participer un jour à un nouveau grand système. Il hait secrètement comme la mort tout ce qui feint d'être immuable, les grands idéaux, les grandes lois, et leur petite copie pétrifiée, l'homme satisfait. Il n'est rien qu'il considère comme ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa valeur que jusqu'au prochain acte de la création, comme un visage auquel on parle et qui s'altère avec les mots.

L'esprit est donc l'opportuniste par excellence, mais on ne peut le saisir nulle part, et l'on serait tenté de croire qu'il ne demeure de son action que décadence. Tout progrès constitue un gain de détail, mais une coupure dans l'ensemble ; c'est un accroissement de puissance qui débouche dans un progressif accroissement d'impuissance, et c'est une chose à quoi l'on ne peut rien."




Deux liens sur l'esclavage, salarié ou non, pour finir : une note de M. Aliéné, un article du Monde. Dieu nous protège !

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