vendredi 9 mars 2007

Apocalypse - Misère de l'altermondialisme - Littérature et anthropologie.

Commençons par une citation d'ampleur quelque peu disproportionnée avec notre sujet - mais pourquoi se priver d'utiliser et d'exposer le talent des autres ?

"Cela se passait en 1945. L'Europe, dans la démence des jours de liberté et des ultimes batailles de la Lieutenance Nazie, tandis que fumait la Chancellerie, que s'achevait la Septième Symphonie de Bruckner, tandis que tout se déchaînait, subissait la prise, coups de force sur coups de force, tandis que les généraux russes couverts de vison entraient dans Prague, dans Buda, escortés de dromadaires chargés d'obus ; tandis que l'armée américaine dans ses ponchos de nylon, casquée d'acier, s'approchait pesamment de la Bavière et d'Ulm, derrière ses escadrons de chars, ses bulldozers ; tandis que sur le front d'Asie Tokyo Rose répétait d'une voix encore plus douce au G.I. en pleine jungle : "Hello boys... I hope you're having fun, because your wives at home are certainly having fun too with all those lucky guys...", la plus éclatante image de Rita Hayworth se balançait un instant au-dessus du Japon et la victoire remportée au prix de l'unique conflagration. Le XXè siècle, drakkar vert sur les flots de mazout, explosait dans un tourbillon d'étincelles, cent millions d'hommes, et c'était tout."

(D. de Roux, La mort de Céline, C. Bourgois, 1966, pp. 153-154).


Exprimer une déception revient à reconnaître une attente préalable - et pourtant je n'attendais pas grand-chose du nouveau Politis. Mais il était satisfaisant de voir que ce journal, avec ses qualités et ses limites, s'était sauvé tout seul, sans "l'aide" d'un Rothschild ou d'un BHL, en une certaine conformité avec son propos. Las, la première couverture de la nouvelle formule,


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avec le visage rayonnant de cynisme fier de la souillon pro-Royal Jamel Debbouze - Javel de Bouse : la merde à l'intérieur, le désinfectant universel à l'extérieur, M. Propre-sur-lui, M. République française et Islam moderne à moi tout seul, M. "je-suis-un-meilleur-flic-que-Sarkozy", etc. -, cette première couverture avait sonné comme un avertissement : nous sommes maintenant comme des poissons dans l'eau dans la réalité virtuelle des contestataires qui aident le système à fonctionner. La revue veut désormais assurer ses arrières, à grands jets de vaseline sur tout ce qui passe. Et cette semaine,


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à l'occasion de la pathétique "journée de la femme", l'appel à la si ridicule Clémentine "Je veux être Ségolène Royal à la place de Ségolène Royal" Autain (c'est la blanche derrière, oublions la rappeuse-à-l'air-à-moi-on-ne-la-fait-pas de service pour cette fois), quelle ambition, les putains modernes sont de sacrées donneuses de leçons, plus j'avale et plus je recrache (ah, la bi-phobie, ce douloureux problème !), un peu de folklore latino à la clé (la "Pasionaria"), confirme ce virage, ou cette actualisation d'une tendance déjà présente, ou cet aveu de soumission : on s'agenouille d'abord, on réfléchit après. Bref, et de nouveau sans prétendre découvrir la lune, on ne peut qu'être frappé par la coïncidence entre cette attitude et celle des différents leaders de l'altermondialisme ces derniers mois. Dans un cas comme dans l'autre, si j'avais versé de l'argent pour aider Politis, ou si j'avais eu le désir de voter pour une candidature "antilibérale", j'aurais de quoi déprimer. Mais, à mon tour d'avouer, ou d'expliciter l'implicite, si j'éprouve le besoin de m'énerver sur le sujet, c'est que, outre le plaisir de dire du mal des arrivistes modernes, de tels désirs m'ont à un moment ou un autre traversé l'esprit. Tous dans la même galère !


Pour conclure cette longue note de façon peut-être un peu plus constructive que ces plaisanteries de cour de récréation, poursuivons notre investigation des rapports entre littérature et anthropologie. Après Baudelaire, et plus anciennement, Dostoïevski (gosh ! je ne trouve pas la référence !), voici un passage de Musil (L'homme sans qualités, "Toujours la même histoire", ch. 39), que je livre à votre sagacité :

"Cette incertitude donnait au problème personnel d'Ulrich un vaste arrière-plan. Jadis, l'on avait meilleure conscience à être une personne qu'aujourd'hui. Les hommes étaient semblables à des épis dans un champ ; ils étaient probablement plus violemment secoués qu'aujourd'hui par Dieu, la grêle, l'incendie, la peste et la guerre ; mais c'était dans l'ensemble, municipalement, nationalement, c'était en tant que champ, et ce qui restait à l'épi isolé de mouvements personnels était quelque chose de clairement défini dont on pouvait aisément prendre la responsabilité. De nos jours, au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n'est plus en l'homme, mais dans les rapports des choses entre elles. N'a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l'homme ? Elles sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui développent certaines formes d'expérience aux dépens des autres comme dans une expérimentation sociale. Dans la mesure où les expériences vécues ne se trouvent pas, précisément, dans le travail, elles sont, tout simplement, dans l'air. Qui oserait encore prétendre, aujourd'hui, que sa colère soit vraiment la sienne, quand tant de gens se mêlent de lui en parler et de s'y retrouver mieux que lui-même ? Il s'est constitué un monde de qualités sans homme, d'expériences vécues sans personne pour les vivre ; on en viendrait presque à penser que l'homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d'une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l'algèbre des significations possibles. Il est probable que la désagrégation de la conception anthropomorphique qui, pendant si longtemps, fit de l'homme le centre de l'univers, mais est en passe de disparaître depuis plusieurs siècles déjà, atteint enfin le Moi lui-même ; la plupart des hommes commencent à tenir pour naïveté l'idée que l'essentiel, dans une expérience, soit de la faire soi-même, et dans un acte, d'en être l'acteur. Sans doute y a-t-il encore des gens qui ont une vie tout à fait personnelle ; ils disent : "Nous étions hier chez tel ou tel", ou bien : "Nous faisons aujourd'hui ceci ou cela", et ils s'en réjouissent sans qu'il soit même nécessaire que ces phrases aient encore un contenu et un sens. Ils aiment tout ce qui est en contact avec leurs doigts, ils sont aussi "personne privée" qu'il est possible ; le monde, aussitôt qu'ils ont affaire à lui, devient "monde privé" et scintille comme un arc-en-ciel. Peut-être sont-ils très heureux ; mais d'ordinaire, cette sorte de gens paraît déjà absurde aux autres, sans qu'on sache encore bien pourquoi.


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Et tout d'un coup, devant ces considérations, Ulrich fut obligé de s'avouer, dans un sourire, qu'il était malgré tout ce qu'on appelle un "caractère", même s'il n'en avait aucun."


(Pour ceux que cela intéresse : mieux vaut choisir Furtwängler (qui s'y connaissait en apocalypse) ou B. Walter pour la 7è de Bruckner.)


P.S.1 : je m'absente de l'internet quelques jours. Au plaisir !

P.S. 2 : vive la liberté d'expression (note 2 de ce lien)...

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