mercredi 21 mars 2007

"Parce que loin d'être philosémite à outrance, je suis philosémite en puissance."

(Léger ajout le 23.03.)

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Ce n'est pas le mot de la fin sur la question - qui n'a pas de fin, j'espère du moins pour les intéressés -, mais je retrouve dans ce texte, daté de 1954, beaucoup de mes impressions :

"Le Juif qui exige avec trop d'insistance d'être traité "comme un homme" - comme si rien ne le distinguait des autres - me paraît être un Juif insuffisamment conscient de son état de Juif. C'est là, bien, sûr, une exigence juste et combien compréhensible. Et pourtant, elle n'est pas à la mesure de leur réalité. C'est trop simple, trop facile...

Il me déplaît de voir que des Juifs ne soient pas à la hauteur de leur mission. Combien de fois dans mes conversations, même avec des Juifs pleins de bon sens, ne me suis-je pas heurté avec stupéfaction à une pareille mesquinerie dans l'appréciation de leur destinée ? (...)

Lorsque j'entends ces gens me dire que le peuple juif est tout à fait semblable aux autres peuples, c'est un peu comme si j'entendais Michel-Ange déclarer que rien ne le distingue de personne, Chopin demander pour lui-même une "vie normale", ou bien encore Beethoven assurer qu'il a lui aussi plein droit à l'égalité. Hélas ! ceux à qui fut donné droit à la supériorité n'ont plus droit à l'égalité.

Il n'est pas de peuple plus manifestement génial que le peuple juif, et je le dis non seulement parce que les Juifs ont engendré et nourri les plus hautes inspirations dans l'univers, qu'ils ont marqué de leur sceau l'histoire universelle, et qu'un nom juif, à jamais illustre, éclôt et naît à chaque époque. Mais c'est par sa structure même que le génie juif est manifeste : à l'instar du génie d'un individu, il est intimement lié à la maladie, à la Chute, à l'humiliation. Génial parce que malade. Supérieur parce qu'humilié. Créateur parce qu'anormal. Ce peuple - de même que Michel-Ange, Chopin et Beethoven - représente une décadence qu'il transcende en création et en progrès. Pour lui, la vie n'est jamais facile, il est en désaccord avec la vie, voilà pourquoi il se transforme et se tourne en culture...

La haine, le mépris, la peur, l'aversion que ce peuple suscite chez les autres peuples rappellent les sentiments avec lesquels les paysans allemands regardaient le Beethoven malade, sourd, sale et hystérique qui se promenait en gesticulant dans la campagne. Le chemin de croix des Juifs, c'est le chemin de Chopin. L'histoire de ce peuple - comme d'ailleurs toutes les biographies des grands hommes - n'est qu'une secrète provocation : il a le don de provoquer le sort, d'attirer sur sa tête toutes les calamités qui peuvent, peuple élu, l'aider à remplir sa mission. Quelles obscures nécessités furent à l'origine du phénomène ? Nul ne saurait le dire... Mais que ceux qui en demeurent les victimes ne tentent pas d'imaginer fût-ce un instant qu'ils arriveront à se tirer de ces abîmes pour en sortir sur un terrain droit et plat...

Il est curieux de noter que la vie du plus normal, du plus vulgaire des Juifs est dans une certaine mesure la vie d'un homme éminent : aussi normal et équilibré qu'il soit, et ne se distinguant en rien des autres, il s'affirmera pourtant différent ; il se trouvera, bien malgré lui, toujours en marge. Dès lors, on peut dire que même un Juif moyen est condamné à la grandeur, uniquement parce que Juif. Et pas seulement à la grandeur : condamné à une lutte désespérée, à un duel-suicide contre sa propre forme (en effet, comme Michel-Ange, il ne s'aime pas).

Aussi, ne croyez pas "réparer" cette épouvante en vous figurant être "comme tout le monde" et en avalant l'idyllique brouet des sentiments humanitaires. Que le combat pourtant qu'on vous livre puisse être moins vil ! Quant à moi, l'éclat dont vous resplendissez a plus d'une fois illuminé ma route - et je vous dois vraiment beaucoup."

W. Gombrowicz, Journal ("Folio", pp. 178-181).

Ce texte peut être prolongé, ou contredit, dans deux directions notamment, vers les rapports entre judaïsme et sionisme (cf. ce texte, dans lequel j'utilise l'expression "rançon de la gloire", qui m'est revenue à l'esprit en découvrant ce passage de Gombrowicz) ; vers les tensions entre richesse psychologique individuelle et pauvreté spirituelle communautariste (via notamment la référence à Michel-Ange et son homosexualité).


rome596


(Message personnel ajouté le lendemain matin : je constate, le monde est petit et il n'y a pas de hasard, que ce Moïse offre dans son regard de frappantes ressemblances avec un ami juif homosexuel, E.L., que j'ai perdu de vue depuis quelque temps. Si cet ami me lit, il peut me contacter - au moins pour me rendre le disque auquel il est fait allusion ici. Fin de l'interruption.)


Il faudrait d'ailleurs soumettre le Journal de Gombrowicz à une étude serrée : dans la même page le terme "individu" peut vouloir dire quelque chose, puis, le paragraphe suivant, être brandi comme un fétiche et n'avoir aucune signification concrète. Ceci pour signaler aussi que je n'oublie pas le holisme et ses paradoxes. Mais depuis que je me suis aperçu que pour ne pas se soucier de l'argent il fallait en avoir très peu ou beaucoup, et que la deuxième solution présente l'avantage de me permettre de goûter plus souvent à des tournedos Rossini - eh bien, je m'enrichis, et ça prend du temps...

A la vôtre !


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(Le 23.03.)
Oui, j'écrivais hier "Il n'y a pas de hasard", et voilà que je tombe sur ces lignes de L. Bloy : "Il n'y a pas de hasard, parce que le hasard est la Providence des imbéciles, et la Justice veut que les imbéciles soient sans Providence." (Le mendiant ingrat, mars 1894). Espérons-le !

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