lundi 30 avril 2007

Identité nationale.

Sur ce thème nous avons assisté à la tragi-comédie actuellement récurrente : une gauche empêtrée dans son matérialisme et qui croit la question résolue, face à une droite qui sent que des questions se posent mais ne peut se retenir de les aborder, trop souvent, par l'agression et la fermeture sur soi. Je sais bien que depuis le 1er tour quelqu'un comme Alain Soral passe pour le roi des opportunistes et des tocards, mais au moins a-t-il essayé de sortir de ce genre d'apories.

Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'être frappé, dans ce contexte, par la lecture du chapitre 109 de L'homme sans qualités. Je rappelle que la Cacanie à laquelle il est fait allusion est la "multi-ethnique" Autriche-Hongrie. Quant à Bonadea, elle représente, disons, le type de la femme sensuelle et légère.

"La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin "Credo ut intelligam" [Saint Augustin : Je crois afin de comprendre.], qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : "Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production !" Les credo humains ne sont probablement que des cas particuliers du crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but ; comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé [d'où la redoutable question voyeriste : "Pourquoi le prestige est-il prestigieux ?"]. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.

(...) La Cacanie était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les Etats civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à en être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de violences, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosait en divertissements qui ne les divertissaient pas. A cela venait encore s'ajouter, chez les gens cultivés, quand ils ne s'adonnaient pas entièrement, comme Bonadea, à l'amour [ou, de nos jours, comme Catherine Millet, à la partouze], une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore [cela a changé depuis] celui de la duperie. Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. A quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeur, parce qu'il n'y avait pas de loi pour donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter [On ne louera jamais assez le Nabe du Régal des vermines d'être sorti de ce schéma et d'avoir, au moins le temps d'un livre, brisé ce rapport de la culture à la dette]. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait, avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement.

Sans doute était-ce la même chose dans le monde entier, mais lorsque Dieu retira son crédit à la Cacanie, il fit encore ceci de particulier qu'il révéla à des nationalités entières les difficultés de la civilisation. Ces nationalités étaient installées sur le terrain cacanien commes des bactéries, sans se soucier autrement de la courbure du ciel ou des problèmes analogues, mais tout d'un coup elles se trouvèrent à l'étroit. Ordinairement, l'homme ne sait pas qu'il doit se croire plus qu'il n'est pour pouvoir être ce qu'il est [et en même temps mieux vaut qu'il reste humble, sinon Festivus débarque, c'est la quadrature du cercle] ; mais il faut au moins qu'il sente ce "plus" d'une manière ou d'une autre au-dessus et autour de lui ; et parfois, tout à coup, il peut en être privé. Alors, quelque chose d'imaginaire lui manque."

Suit un amusant tableau de l'attitude des "nationalités" (on n'en rajoutera pas j'espère sur le terme de "bactéries", quoi qu'il soit frappant) et de leurs rapports aux intellectuels cacaniens.

Pour donner une tonalité encore plus pessimiste à ce discours, rappelons que l'action du roman se situe en 1913-1914, jusqu'à la veille de la déclaration de la guerre qui verra disparaître une Autriche-Hongrie-"Cacanie" qui se croyait plus ou moins éternelle. Et à propos de pessimisme, j'aurais tendance, en guise de conclusion à compléter la formule de M.-E. Nabe, lequel écrivait en 1983 (Journal intime, t. 1, p. 31) : "C'est affreux de se sentir énergiquement pessimiste dans cet optimisme mou généralisé", par son inverse : "C'est affreux de se sentir énergiquement optimiste dans ce pessimisme mou généralisé." L'un n'empêche pas l'autre.

Dieu vous garde !

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vendredi 27 avril 2007

Over the rainbow.

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Il y a beaucoup à dire sur et à partir du dernier livre de Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ?. En guise de mise en bouche, voici un extrait (p. 140-141) où l'auteur s'appuie sur Renan pour énoncer une distinction me semble-t-il pertinente :

"On ne peut, bien entendu, interdire à personne d'utiliser, si ça lui chante, le mot "christianisme" pour désigner quelque chose comme une combinaison des articles fondamentaux du credo postmoderniste avec une croyance aux vertus de la charité (chrétienne ou non). Mais ce qui me frappe, je l'avoue, une fois de plus, est le degré de laxisme conceptuel et de confusionnisme intellectuel auquel la "pensée faible" est capable d'atteindre à certains moments et qui, s'il n'est pas de nature à me rapprocher du christianisme, est sûrement encore moins susceptible de me réconcilier avec le mode de pensée et d'écriture postmoderne. Renan, qui, dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, avoue sa préférence pour Saint-Sulpice et les sulpiciens plutôt que pour ceux qui cherchent à réformer et à adapter le catholicisme, la justifie en disant qu'il vaut mieux, à tout prendre, persévérer honnêtement dans le faux que cultiver le vague pour satisfaire les besoins de l'époque :

"Ils manquaient de critique en s'imaginant que le catholicisme des théologiens a été la religion même de Jésus et des apôtres ; mais ils n'inventaient pas pour les gens du monde un christianisme revue et adapté à leurs idées. Voilà pourquoi l'étude (dirai-je la réforme ?) sérieuse du christianisme viendra bien plutôt de Saint-Sulpice que de directions comme celle de M. Lacordaire ou de M. Gratry, à plus forte raison de M. Dupanloup, où tout est adouci, faussé, émoussé, où l'on présente le christianisme non point tel qu'il résulte du concile de Trente et du Vatican, mais un christianisme désossé en quelque sorte, sans charpente, privé de ce qui est son essence. Les convertions opérées par les prédications de cette sorte ne sont bonnes ni pour la religion ni pour l'esprit humain. On croit avoir fait des chrétiens : on a fait des esprits faux, des politiques manqués. Malheur au vague ! mieux vaut le faux. La vérité, comme a dit très bien Bacon, sort plutôt de l'erreur que de la confusion."

Renan parle du "pathos prétentieux qui a envahi de nos jours l'apologétique chrétienne" et déclare lui préférer nettement la compétence en matière de dogme, la modestie et la sobriété sulpiciennes. Je ne suis pas sûr que, pour des raisons qui sont un peu du même genre que les siennes, il ne faille pas préférer un honnête dogmatisme à la rhétorique conciliante et faussement modeste que le postmodernisme utilise pour défendre la religion. (...) Le vague compréhensif et oecuménique que cultive ouvertement la pensée postmoderne permet sans doute (...) de faire d'un bon nombre d'incroyants des chrétiens qui jusque à présent ne savaient pas qu'ils l'étaient. Mais je me suis toujours demandé, en pensant à ce que disait Renan, si en réalité le posmotdernisme n'a pas réussi, avant tout, à augmenter dans des proportions considérables l'armée des esprits faux et des politiques manqués."



Evidemment, tout cela n'empêche pas de se poser la question de l'évolution d'une religion - puisque les religions, qu'on le veuille ou non, évoluent.

D'une façon générale, ce livre entre autres qualités pousse chacun à assumer ce qu'il dit lorsqu'il évoque la religion - "Vous qui croyez, prenez vos responsabilités", lit-on dans le Coran. J'y reviendrai.


En attendant et pour finir, de Bouveresse passons aisément à Musil :

"Il doit vraiment y avoir eu quelque chose dans les époque passées (...), sinon il n'eût pas été possible que tant de gens convenables fussent d'accord avec [les pratiques du sacrifice et du cannibalisme]. Peut-être pourrions-nous exploiter cela sans faire de grands sacrifices ? Et peut-être ne sacrifions-nous aujourd'hui encore tant d'humains que parce que nous n'avons jamais posé clairement la question du véritable dépassement des idées primitives de l'homme. Ce sont là des problèmes obscurs et difficiles à exprimer."

"Je suis moi aussi très radical, à ma manière, et il n'est pas de désordre que je déteste plus que le désordre intellectuel. Je voudrais voir les idées non seulement élaborées, mais encore organisées. Je voudrais non seulement l'oscillation, mais la densité de l'idée."

L'homme sans qualités, ch. 102 et 103.

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jeudi 26 avril 2007

Consigne de vote.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on vous fait part ici de nos justes réticences à l'endroit de Mme Royal. Admettons néanmoins que, même si personne ne l'a forcée à être là où elle est, sa résistance psychologique au climat de traîtrise qui l'entoure (quand et comment un tel et un tel vont-ils me poignarder dans le dos ?) force quelque peu le respect - a fortiori si l'on compare cette situation à celle de N. Sarkozy, entouré et couvé par une garde rapprochée de petites frappes (MM. Hortefeux, Estrosi...) toujours prêtes à aboyer et baver en tous sens pour le protéger comme pour l'exciter.

Par ailleurs, nous reconnaissons sans peine, toutes choses égales par ailleurs, c'est-à-dire tout ce que l'on sait de lui et qui va nous être répété à satiété dans les jours à venir, que ledit Nicolas Sarkozy est à de nombreux égards - pas celui de la compétence, hélas - le meilleur des candidats. Une telle pugnacité, un tel dynamisme (que fait l'Agence Mondiale Anti-Dopage ?) tranchent avec le train-train de la concurrence, et il n'est pas injuste que l'intéressé en recueille les fruits.

Enfin, n'étant pas de nature alarmiste, nous n'écartons pas tout à fait de notre esprit l'hypothèse qu'un partage des responsabilités entre un Nicolas Sarkozy au pouvoir et une "société civile" fortement anti-Sarkozy ne puisse être fécond et bon pour tout le monde, plus peut-être même qu'une France "royaliste".


Ce préambule étant fait, il nous semble que la clé du problème - pour ceux qui iront voter - se résume à la question : est-ce cinq ans de S. Royal valent l'orgasme profond, frénétique et prolongé que provoquera(it) la vision, le dimanche 6 mai au soir, d'un Nicolas Sarkozy favori mais vaincu, darwinien et loser ?

Ceci sans oublier la curée dont il sera(it) alors la victime de la part des journalistes qui n'osent en ce moment lui poser les-questions-qui-fâchent et font dans leur froc dès qu'il ouvre la bouche ou remue le petit doigt. Spectacle doublement ridicule et jouissif...

A vous de voir !

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lundi 23 avril 2007

On aura tout - déjà - vu.

(Légèrement modifié le lundi matin.)

On connaît le personnage de l'idiot utile, nous venons de vivre une journée de voteurs utiles - c'est-à-dire d'esclaves utiles, et fort contents de l'être comme d'être aussi nombreux à l'être. Je les ai vus défiler toute la journée, patientant souvent trois quarts d'heure pour mettre leur bulletin dans l'urne, sans même vraiment râler, tellement ils croyaient au sérieux de la chose, tellement heureux de se retrouver si nombreux, si sérieux, si croyants, si dignes - et tout ça, c'est logique, pour voter utile, voter sain, voter sérieux (0,6% de votes blancs ou nuls dans le bureau de vote où j'ai travaillé). Et finalement donner au probable, à l'heure où j'écris, futur président ce que l'on appelle par nos contrées une "forte légitimité", comme, aux médias, rétrospectivement, raison - cela d'évidence nous manquait.

Esclaves utiles. J'avais donc raison, il y a deux mois, n'en déplaise à M. Aliéné. Ach, dans quinze jours, pas de merveilleuse créature sur ce site. Je garde tout pour, par-devers et sous moi.


"Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux."

Le peuple est souverain. Merci patron !

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dimanche 22 avril 2007

Coming out électoral.

Puisque la blogosphère s'agite depuis deux ou trois jours et que beaucoup croient nécessaire de nous dire pour qui et pourquoi ils vont voter - parfois "en leur âme et conscience" (qu'est-ce que c'est que ça, l'"âme" et la "conscience" ? Ça ne fait pas mal, au moins ? Ça gratouille, ou ça chatouille ? - Et est-ce que ça s'étale sur la place publique ?), parfois au nom d'un "souci" de "transparence" qui évoque plus la vaisselle mal lavée que la clarté conceptuelle, je m'en voudrais d'être en reste ou de faire mon snobinard. Voici donc, après mûre réflexion, et sans vouloir influencer quiconque, ma préférence :



N7




Allah est grand et Helmut Newton est son prophète !

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vendredi 20 avril 2007

Fragments sur le holisme (V) : Ne disons pas n'importe quoi II (Castoriadis II, Dupuy II).

Fragments I.

Fragments II.

Fragments III.

Fragments IV.





Pour nous remettre dans le délicieux bain holiste, et avant un dernier feu d'artifice, nous allons reproduire et analyser un texte de Jean-Pierre Dupuy, "Individualisme et auto-transcendance", publié en 1989 dans le numéro 86 de la Revue européenne des sciences sociales. Cela nous permettra en principe de préciser une nouvelle fois ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare de Jean-Pierre Dupuy comme de Cornelius Castoriadis, à qui ce texte est en grande partie consacré, de pointer quelques confusions possibles autour du concept de holisme - et de reproduire un texte intéressant, qui à ma connaissance (et j'espère ne pas m'être trompé !) ne figurait pas encore sur le Net.

Mes commentaires seront en italiques. Selon les goûts, on peut lire le texte de M. Dupuy d'une traite avant de s'attaquer à mes remarques, ou tout lire à la suite. Je supprime quelques passages ici et là, pour éviter d'avoir à fournir de longues explications sur des points annexes, ainsi que les références données par M. Dupuy (je peux les fournir à qui s'en soucie). Les coupures dans les citations de Castoriadis sont le fait de J.-P. Dupuy et non de moi-même.

"Dans sa discussion des thèses de Max Weber [j'y fais allusion dans le post-scriptum de de ce texte], Cornelius Castoriadis écrit avec ironie : "Deux choses me remplissent d'un émerveillement toujours renouvelé : le ciel étoilé au-dessus de moi, et l'emprise indéracinable de ces schèmes sur les auteurs contemporains autour de moi." Par "ces schèmes", l'auteur entend les multiples variétés de la pensée qu'il dit "égologique", la méthode individualiste en sciences et en philosophie sociales, qui pose qu'il n'y a de sens que pour des sujets et que seul est compréhensible le produit de l'action individuelle. Pour l'"individualisme méthodologique", dont Castoriadis montre qu'il est aussi, nécessairement, ontologique, les entités collectives ne seraient rien d'autre, en dernière analyse, que le produit de l'action (coopérative et/ou conflictuelle) des individus. Castoriadis prend "brutalement" ses distances par rapport à cette pensée "héritée" : elle est tout simplement fausse. Quant à l'individualisme rationaliste de la tradition anglo-saxonne, il suggère en passant qu'il ne mérite d'être accueilli que par de "durs sarcasmes".

Je dois avouer ici mon embarras. J'éprouve la plus grande admiration pour l'ontologie castoriadienne et le projet politique qui lui est indissociablement lié : projet d'autonomie, autonomie de la société et autonomie des individus, les deux ne faisant qu'un. Je suis de ceux pour qui la critique du totalitarisme et le grand mouvement libertaire des années soixante et soixante-dix n'auraient pas eu le même sens s'il n'avait été possible de les rapporter au système philosophique de C. Castoriadis. Et cependant, je le confesse, une certaine pensée "égologique" me paraît intéressante et féconde, en dépit, ou plutôt à cause même de ses échecs. C'est pourquoi il me paraît utile d'accompagner cette pensée (...) dans ses avancées les plus significatives, là où elle rencontre sous forme de paradoxes ou de problèmes insolubles ses limites extrêmes, là elle elle se rapproche de ses frontières et donc de ce qui lui échappe, irrémédiablement. C'est d'ailleurs le type d'exercices qui, à d'autres moments, passionne C. Castoriadis, lui qui (je ne crois trahir aucun secret), s'il n'avait été philosophe, aurait aimé être mathématicien (...) Je me contenterai ici de montrer que certaines des vérités ontologiques que Castoriadis reproche à la philosophie égologique d'ignorer ou de nier grossièrement sont en fait accessibles à cette pensée, ou du moins à certaines de ses formes.

Il existe un niveau d'être autonome et irréductible, l'institution social-historique, créatrice d'un sens effectif qui n'est pas sens pour les individus, mais qui leur est néanmoins compréhensible. Ce sens, que les individus transmettent, dans et par le processus de socialisation, "les dépasse abondamment". Les individus fournissent ainsi l'accès à, "virtuellement, la totalité du monde social chaque fois institué, totalité qu'ils n'ont nul besoin de posséder effectivement (et même, qu'en fait ils ne pourraient pas "posséder effectivement"). Les individus ne sont pas les seuls à présenter ce mystère de, pourrait-on dire, contenir ce qui les contient : "la langue comme telle est un "instrument" de socialisation (...) dont les effets dépassent immesurablement tout ce que la mère, qui l'apprend à son enfant, pourrait "viser"."

Le social-historique, donc, "dépasse infiniment toute "inter-subjectivité". (...) La société n'est pas réductible à l'"inter-subjectivité", n'est pas un face-à-face indéfiniment multiplié, et le face-à-face ou le dos-à-dos ne peuvent jamais avoir lieu qu'entre sujets déjà socialisés. Aucune "coopération" de sujets ne saurait créer le langage par exemple. (...) La société, en tant que toujours déjà instituée, est auto-création et capacité d'auto-altération..."

De ces thèses affirmées avec force et répétées tout au long de l'oeuvre, on ne saurait évidemment en conclure, sans commettre une énorme bévue, que la philosophie de Castoriadis est "structuraliste" ou "holiste".

- Ça y est, ça commence... Ainsi que l'utilisation de l'adverbe "évidemment" le laisse soupçonner, cette constatation péremptoire est bien trop rapide. N'entrons pas dans le débat sur le terme "structuraliste", même s'il est important de noter que quelqu'un comme Dumont se considérait à sa manière, qui n'est pas celle de Lévi-Strauss et a fortiori de Barthes, comme structuraliste. Mais holiste, il suffit de se rappeler l'interprétation de sa pensée par Vincent Descombes, par laquelle nous avions commencé cette série de "fragments", pour constater que Castoriadis peut à d'importants égards être rangé dans cette noble catégorie.

Le structuralisme, par exemple, en proclamant la transcendance d'un niveau symbolique autonome en surplomb, accomplit le même geste que les sociétés hétéronomes : il réifie et sacralise, comme la religion selon Durkheim, ce "collectif anonyme, toujours déjà institué" que constitue le social. Il faut revenir à la distinction fondamentale que Castoriadis établit entre "autoconstitution" (ou "auto-institution") et "autonomie". Il y a toujours autoconstitution de la société, même dans une société hétéronome, c'est-à-dire une société qui repose sur la dénégation et l'occultation de sa propre auto-constitution.

- "Dénégation", "occultation"... J.-P. Dupuy n'a pas tort d'employer ces termes, mais il faut voir ce qu'ils signifient, et il faudrait - c'est facile à dire - le voir pour chaque société existante. Je veux dire par là deux choses, qu'il est important de distinguer :

- ce n'est pas parce qu'une société est hétéronome dans son principe qu'elle est nécessairement moins autonome dans sa pratique qu'une société autonome dans son principe. Castoriadis dit quelque part que dans l'empire chinois les réformes étaient possibles, mais seulement dans le cadre institutionnel de cet empire. C'est une limite, c'est vrai, mais cela laissait déjà une belle latitude. En démocratie aussi il y a des limites - on ne peut supprimer le droit de vote sans sortir du cadre démocratique ;

- ce n'est pas parce qu'une société est hétéronome dans son principe que ce principe d'hétéronomie est sans résidu dans la conscience de ses acteurs. Là encore il faut envisager une question de ce genre en ayant conscience de toutes les possibilités de variation dans le temps et l'espace, mais, d'une part, tout voyageur (Hérodote, Ibn Battuta...) qui a constaté la variété des usages et des moeurs ne peut être complètement prisonnier du principe d'hétéronomie qui fonde sa propre société (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y croit plus), constatation qui peut s'étendre à des couches plus ou moins larges de la société selon qu'elle est en contact plus ou moins régulier avec d'autres sociétés, d'autre part et surtout le principe d'hétéronomie, pour souple et multiple qu'il puisse être (le polythéisme, par exemple) n'explique pas nécessairement tout à chaque instant, pour chaque acteur. Un sauvage qui se prend une pierre sur la figure n'invoquera pas nécessairement le rôle du dieu de la pierre, même si c'est un dieu important pour sa tribu, peut-être préférera-t-il mettre son point dans la gueule au compatriote qui lui avait envoyé cette pierre. Ou bien, différents principes d'hétéronomie peuvent être en conflit dans la société, les compromis que cela dégage étant alors d'autant plus variables à l'échelle des individus : c'est le cas de la conciliation entre christianisme et polythéisme,
via notamment le culte des saints, au Moyen Age. Une telle cuisine me semble-t-il ne peut être acceptée des acteurs sans une certaine distance, plus ou moins consciente certes, et dans cette optique les termes de "dénégation" et d'"occultation" sont tout de même gênants, lesquels laissent à penser que les acteurs n'ont aucun savoir sur ces opérations et dessinent à mon sens une frontière trop nette entre nos sociétés (c'est-à-dire, chez Castoriadis, Athènes et l'Occident actuel) et les autres. Ce qui est préjudiciable à la fois du point de vue théorique et du point de vue politique. Mais, encore une fois, les arguments que je viens de développer sont plus ou moins valables selon les périodes de l'histoire, les classes sociales, etc. Revenons à J.-P. Dupuy.

Cette "hétéronomie instituée" a le plus souvent pris dans l'histoire la forme de la religion : il s'agit d'imputer à une source extra-sociale l'origine et le fondement de l'institution. Or, "Dieu n'existe pas, et les "lois de l'histoire", au sens marxien, non plus. Les institutions sont une création de l'homme. Mais elles sont, pour ainsi dire, une création aveugle. Les gens ne savent pas qu'ils créent et qu'ils sont en un sens libres de créer leurs institutions".

- On aura compris que le même type de réserves peut être émis en ce point.

Qu'est-ce donc, dans ces conditions, que l'autonomie ? C'est l'autoconstitution explicite, lucide, réfléchie et délibérée, qui implique une mise en question illimitée de l'institution établie de la société. "Une société autonome devrait être une société qui sait que ses institutions, ses lois sont son oeuvre propre et son propre produit. Par conséquent, elle peut les mettre en question et les changer". Une société autonome n'est évidemment pas une société sans lois ni institutions, car sans ces dernières, il n'y aurait tout simplement pas de communauté humaine possible. Il y a donc une loi posée, du sens institué. Cette loi ne recueille pas nécessairement l'approbation de tous les membre de la société. En sont-ils pour autant moins autonomes de la prendre pour leur loi ? Non, s'ils ont participé effectivement au processus de formation et de fonctionnement de la loi. S'ils se plient alors à la volonté de la majorité, à la volonté générale, ce n'est pas, bien au contraire, qu'ils cessent d'être libres.

La société autonome n'est donc pas une société transparente à elle-même, et l'autonomie n'est pas la maîtrise. Il y a un écart, un abîme infranchissable entre les individus et le social. Cet écart est une différence ontologique qui sépare deux modalités d'être radicalement distinctes et radicalement irréductibles l'une à l'autre. Et cependant, ce sont les gens, les individus qui créent leurs institutions et, dans une société autonome, les créent lucidement, de façon explicite et réfléchie. Certes, Castoriadis affirme sans cesse que le sujet de la création sociale et institutionnelle, c'est la société elle-même (plus précisément, le social-historique comme strate logique autonome) : il y a auto-création, et donc auto-altération de la société. Mais, nous l'avons vu, les hommes, comme individus, sont aussi les sujets de cette création. Il n'y a ici aucune contradiction, car les individus sont une fabrication de la société instituée à partir des psychés singulières. La société se crée et s'altère elle-même dans et à travers les individus qui la composent.

- J'attire votre attention sur cette dernière formulation, nous aurons l'occasion d'y revenir.

Nulle contradiction, donc, mais un paradoxe : l'ontologie "feuilletée" qui nous est ici présentée reconnaît des strates radicalement disjointes qui sont néanmoins capables de se compénétrer, le niveau englobé étant à même d'engendrer le niveau englobant parce que celui-ci est déjà à l'intérieur de celui-là - et alors même que le niveau englobant dépasse "infiniment" le niveau englobé.

Or, je prétends que cette forme paradoxale est accessible à la philosophie égologique, à la méthode individualiste, et même à sa version la plus honnie peut-être par Castoriadis, le "crétinisme libéral". Qu'on se rassure : je distingue ici le contenu et la forme, et n'entends nullement assimiler le projet révolutionnaire qui vise l'autonomie individuelle et sociale au laissez-faire et à l'indifférentisme libéral. Il se trouve cependant que les "grandes" philosophies libérales présentent en leur sein le même paradoxe que celui qui structure l'ontologie castoriadienne. On ne saurait donc, sans injustice, les accuser de reposer sur une "métaphysique infra-débile" (sic).

"Jamais deux sans trois", telle pourrait être la maxime de la philosophie sociale de Castoriadis. "Aussi longtemps qu'il n'y a que deux, il n'y a pas de société. Il doit y avoir un troisième terme pour briser ce face-à-face. Le face-à-face est fusion, domination totale de l'autre, ou domination totale par l'autre. Soit l'autre est l'objet total, soit on est l'objet total de l'autre. Afin que cette sorte de situation absolue, quasi psychotique, soit cassée, on doit avoir un troisième terme." On a ici une structure bien typée : une relation horizontale médiatisée par un tiers (père, maître, institution, langage, loi, etc.) en surplomb, à la verticale, relevant d'un niveau autonome qui néanmoins "sort", en quelque sorte, du niveau inférieur. Castoriadis précise bien que cette structure n'est pas celle de l'aliénation puisqu'elle vaut pour une société autonome aussi bien que pour une société hétéronome. Il n'y a pas d'autonomie ni de liberté sans cette position de tiers apparemment extérieure et qui pourtant ne l'est pas, puisqu'elle est totalement endogène à la structure. A ne pas affronter ce paradoxe, on risque de tomber dans les positions effectivement débiles d'un Roland Barthes pour qui le langage est essentiellement fascisme et hétéronomie, parce qu'on ne peut en changer les règles à loisir, ou d'un Régis Debray qui excipe des théorèmes logique d'incomplétude pour affirmer l'impossibilité radicale de débarrasser le politique du religieux et la nécessaire extériorité du tiers médiateur. La structure en cause n'est pas la structure de l'aliénation, mais c'est en elle que l'aliénation peut surgir. L'aliénation n'est pas dans l'existence du tiers, elle peut être dans le rapport au tiers : lorsque les hommes, ne reconnaissant pas en lui leur création, le réifient, le sacralisent, en font un totem investi d'un pouvoir magique et traité comme le maître de la signification.

- A boire et à manger là-dedans, mais nous n'allons pas nous aventurer dans le domaine des relations "quasi psychotiques". Demandons-nous tout de même - c'est une question rhétorique - si la démocratie n'est pas devenue un de ces "totems investis d'un pouvoir magique", et retenons l'heureuse précision selon laquelle l'aliénation, si l'on tient à utiliser ce concept, ne vient pas de l'existence en tant que telle de l'institution, mais d'un certain rapport à elle.

A la suite du "crétin libéral" Hayek et de quelques autres, j'ai proposé d'appeler cette forme ontologique : "auto-transcendance". Cette expression désigne le mouvement d'auto-extériorisation par lequel une structure produit, de façon purement endogène, cela même qui la dépasse infiniment, une extériorité qui n'en est pas une puisqu'elle est toujours déjà présupposée dans le constitution même de la structure. Cette logique de l'auto-transcendance, jusques y et compris l'idée que sans elle, il n'y aurait que fusion à la fois identificatrice et conflictuelle, j'ai pu montrer qu'on la trouve à la racine de la pensée d'Adam Smith, père de l'économie politique, pensée "égologique" s'il en fût. Je crois qu'on pourrait montrer de même qu'elle structure les systèmes philosophiques de Walras et de Hayek ; mais aussi ceux de Hobbes, Rousseau, Tocqueville et de bien d'autres représentants de la "méthode individualiste en sciences sociales". Ceci n'est pas un bric-à-brac et il ne s'agit pas, encore une fois, d'assimiler ces pensées les unes aux autres dans leur contenu, mais simplement de repérer en elles une même forme : celle de l'auto-transcendance.

Qu'on en juge sur ce seul exemple. A la fin de sa vie, Rousseau définissait le problème politique, qu'il comparait à la quadrature du cercle, en ces termes : mettre la loi au-dessus des hommes, alors même que ce sont les hommes qui la font, et qu'ils le savent. C'est parce que et en tant que les hommes obéissent à la loi qu'ils n'obéissent à personne, et donc qu'ils sont libres. (On aura noté bien des accents rousseauistes dans les propositions de Castoriadis qui, d'ailleurs, classe Rousseau dans "la grande philosophie politique"). Or on pourrait exprimer dans des termes formellement semblables le message des théoriciens politiques du marché : c'est parce que et en tant qu'ils se plient aux lois du marché que les individus ne sont les sujets de personne, et donc qu'ils sont libres. Ce sont les hommes qui font, ou plutôt actionnent le marché, et cependant celui-ci les dépasse infiniment.

- A quel point le parallèle Rousseau-"théoriciens politiques du marché" est fondé en raison, il faudrait le vérifier. Contentons-nous de noter que, à l'instar de ce qu'il faisait dans le texte que j'ai précédemment analysé, J.-P. Dupuy prend ici des exemples statiques, ou faussement dynamiques : la dimension de l'institution comme "toujours-déjà-là", si importante en soi comme chez Castoriadis, s'en retrouve édulcorée. Chez Rousseau tel qu'il le décrit, les hommes se réunissent un jour et décident de faire une loi, comme ça, allons-y, amusons-nous, ça nous changera de l'ordinaire, de même qu'un beau jour ils "actionnent" le marché, et tout commence. Mais tout a toujours déjà commencé.

La substitution du marché à la loi n'est certainement pas anodine et l'on peut dire qu'on passe ainsi de la liberté à l'aliénation. Ce point est cependant sans doute discutable, de même qu'on discute encore aujourd'hui de savoir quel est le système le plus totalitaire, celui de Hobbes qui met en position de tiers médiateur le souverain absolu mais admet dans certains cas la désobéissance à la loi, ou celui de Rousseau qui fait de la loi, "expression de la volonté générale", un tiers non moins absolu puisque son système implique que l'on "force les hommes à être libres". Mais de toute façon, là n'est pas la question puisque, encore une fois, l'autonomie et l'hétéronomie ont la même forme : celle de l'auto-transcendance.

Aliénation : le même mot, nous rappelle Paul Ricoeur, a servi à traduire en français deux séries sémantiques distinctes dans la philosophie de Hegel : l'aliénation-extériorisation (Entäusserung) qui a un caractère éminemment créateur, d'un côté ; et de l'autre, l'aliénation-étrangéité (Entfremdung), qui désigne la coupure avec soi-même propre à la "conscience malheureuse". Cette difficulté terminologique illustre bien ce point essentiel fortement mis en lumière par Castoriadis : l'auto-extériorisation peut être le lieu de l'aliénation (dans son second sens, négatif), elle n'est pas, par elle-même, bien au contraire, aliénation (dans ce second sens).

- Voilà une vérité que tous les gauchistes devraient méditer. Mais alors ils ne seraient plus gauchistes. Une telle Entäusserung ne leur ferait pourtant pas de mal, à toutes ces "consciences malheureuses".

Qu'on m'entende bien. Je ne prétends pas réduire l'ontologie de Castoriadis à la seule forme de l'auto-transcendance. Ce n'en est qu'un aspect et il en est d'autres, fondamentaux, que la "pensée héritée" et la philosophie "égologique" ignorent totalement : création, imagination radicale, imaginaire social-historique et société instituante, magma, ce sont des idées qui appartiennent en propre à l'auteur de l'Institution imaginaire de la société, et il faut lui savoir gré d'avoir montré les limites de toute pensée qui ne les prendrait pas en compte. Inversement, le fait de reconnaître dans un système philosophique la forme de l'auto-transcendance n'implique pas qu'on le tienne ipso facto pour intéressant et fécond. Il est vrai qu'il y a chez Hayek des légèretés inacceptables et que ses conclusions éthiques et politiques sont difficilement soutenables. On ne doit pas pour autant oublier ceci : la philosophie égologique a des ressources étonnantes, et comme la capacité de se dépasser elle-même en un bootstrapping qui mime le mouvement d'auto-extériorisation dont il est ici question. Mon enquête (ma quête)

- Prétentieux ! Poseur ! Voilà un tic de langage révélateur, ou je ne m'y connais pas. Et j'ai fréquenté assez d'universitaires, pauvre de moi, pour m'y connaître.

personnelle vise à comprendre la nature exacte de ces ressources et à évaluer leur étendue. Quoi qu'il en soit, on ne saurait, sans la caricaturer, présenter la méthode individualiste en sciences sociales comme le fait parfois Castoriadis. Il est vrai que, trop souvent, elle est la première à offrir une caricature d'elle-même. Mais il n'est pas vrai que les meilleurs de ses penseurs mettent en scène cet individu autosuffisant, défini antérieurement à, et en dehors de toute société, dont parle Castoriadis. Chez Smith comme chez Hayek, pour ne citer qu'eux, sans la société que pourtant il contribue à faire et qui le dépasse absolument, l'individu ne serait rien. Il faut prendre garde à ne pas confondre l'individualisme méthodologique et le psychologisme. Comme Popper le souligne depuis longtemps, et comme Alain Boyer nous le rappelle, "l'individualisme méthodologique est compatible avec la thèse de l'autonomie de la sociologie par rapport à la psychologie et donc avec elle de l'autonomie du social par rapport à la psyché."

- Tout cela est bel et bon, mais lorsqu'on creuse un peu les choses, comme j'ai essayé de le faire dans le fragment précédent, on a l'impression que ce sont surtout des mots. Je n'y reviens pas.

La logique ensembliste-identitaire est-elle capable de conceptualiser, voire de formaliser l'auto-transcendance ? C'est là un débat passionnant, qui a opposé Cornelius Castoriadis à deux biologistes, théoriciens de l'auto-organisation, Henri Atlan et Francisco Valera, lors du colloque de Cerisy de 1981 consacré précisément à ce thème : "L'auto-organisation. De la physique au politique" [Seuil, 1983]. Je ne reviendrai pas sur cette discussion mais rappellerai simplement ceci (...) :

On sait aujourd'hui que les objets mathématiques les plus intéressants sont rebelles à toute définition génétique. Bien qu'ils soient faits par le mathématicien (les définitions et les démonstrations sont bien constructivistes), leur définition n'épuise pas l'ensemble de leurs propriétés. Considérons par exemple cet objet défini sans la moindre ambiguïté et que l'on est capable de construire étape par étape : l'ensemble des théorèmes que l'on peut démontrer à partir d'un ensemble fini d'axiomes donnés, selon un ensemble de règles d'inférence données. Il est en général impossible de caractériser cet objet de façon effective, c'est-à-dire mécanique, alors que c'est de manière mécanique qu'on le construit. Il n'existe aucun mécanisme tel que si on lui présente une proposition donnée quelconque, il répondra à coup sûr : oui, c'est un théorème, ou : non, ce n'en est pas un. Tout ce qu'on pourra faire, c'est dérouler mécaniquement, un par un, l'ensemble des théorèmes, en attendant de voir apparaître soit la proposition en cause, soit sa négation. Or il existe des propositions, dites "indécidables", pour lesquelles ce ne sera jamais le cas.

En termes techniques : bien que récursivement énumérable, cet ensemble n'est pas récursif. Ce résultat est philosophiquement prodigieux car il signifie que la définition que l'on donne de cet objet en se donnant le mécanisme qui l'engendre ne suffit pas à caractériser de façon mécanique l'objet en question. L'objet est (infiniment) plus complexe que le mécanisme qui l'engendre. Un mécanisme peut donc être (infiniment) dépassé par cela même qu'il produit. C'est du moins ainsi qu'à la fin des années cinquante, John von Neumann interpréta les théorèmes logiques d'incomplétude en formulant sa célèbre conjecture sur la complexité. Dans l'univers des machines (abstraites), il existe un seuil de complexité, supposait-il, tel qu'au-delà, il soit (infiniment) plus simple de construire la machine que de décrire complètement son comportement. Ce dont est capable un mécanisme complexe est (infiniment) plus complexe que le mécanisme lui-même. La matrice est (infiniment) dépassée par sa descendance. Ou encore : le modèle le plus simple de l'objet complexe, c'est lui-même (c'est aussi de cette façon que l'on définit aujourd'hui un objet aléatoire, c'est-à-dire un "automate" au sens aristotélicien.)

Etre complexe, c'est être capable de complexification. Von Neumann, fondateur de la théorie mathématique des automates, résolvait ainsi le paradoxe quasi théologique qui s'exprime dans la volonté de "construire un automate" - c'est-à-dire être la cause d'un être qui, par définition, est cause de soi. Si l'automate est un être "complexe", je le construis, certes, mais son comportement m'échappe - et, en un sens, il échappe aussi à l'automate lui-même.

- Le parallèle avec Adam et Eve vient spontanément à l'esprit - Dieu dépassé par les êtres finalement complexes qu'il a créés -, mais ne sortons pas de notre sujet.

La conjecture de von Neumann a une portée ontologique considérable. Elle rend par exemple non contradictoires les deux propositions suivantes : 1) Des mécanismes physico-chimiques sont capables de produire la vie ; 2) la vie est (infiniment) plus complexe que les mécanismes physico-chimiques qui l'ont engendrée. Il est donc possible d'avoir une ontologie non substantialiste (ici, non vitaliste) qui garantisse néanmoins l'irréductibilité de la strate produite par rapport à la strate productrice.

Considérons, de façon analogue, les deux propositions : 1) ce sont les hommes qui font (ou plutôt : "agissent") leur société ; 2) la société les dépasse en ce qu'elle est (infiniment) plus complexe qu'eux. Elles caractérisent une tradition philosophique qui, des "Lumières écossaises" à Hayek, considère le social comme un automate complexe, un "ordre spontané" qu'aucune volonté n'a voulu, qu'aucune conscience n'a conçu, comme si cet ordre était mu par une "main invisible".

- Que l'on pardonne à mon imagination (radicale), mais cette expression m'a toujours parue impie - quelque chose comme Dieu giving himself a treat, de surcroît sur notre dos. Je ne sais pas si le pourtant très masochiste - et d'un masochisme hélas pour nous fort contagieux - Adam Smith aurait accepté une telle interprétation.

L'autonomie de la société, pour cette tradition, cela signifie que la société n'obéit qu'à ses lois propres, étrangère aux efforts que les hommes déploient pour la maîtriser, alors même que ce sont eux qui la produisent. Il est intéressant de noter que pour éclairer cet apparent paradoxe, Hayek a eu précisément recours à la notion de complexité, au sens de von Neumann, et à ses avatars ultérieurs (théories de l'auto-organisation). On voit ici la possibilité de penser l'irréductibilité du social par rapport aux individus sans pour autant faire de celui-ci une substance ou un sujet - ce que fait évidemment Castoriadis lorsqu'il dit de la société qu'elle "sait", qu'elle "oeuvre", qu'elle "met en question" ou qu'elle "s'altère".

- Et voilà ! Patatras ! Tout s'écroule ! Truffe ! Ce n'est pas la peine de se lancer dans des développements si impressionnants et si scientifiques, si c'est pour en tirer une conclusion aussi fausse, comme par hasard ponctuée du même "évidemment" que tout à l'heure. Toute la question, précisément - et elle sera reprise une nouvelle fois dans le prochain "fragment" -, est de savoir jusqu'à quel point on peut légitimement employer de telles expressions (qui, je le rappelle, ne semblaient pas gêner Jean-Pierre Dupuy lorsqu'il exposait la pensée de Castoriadis au début de ce texte). Quoi qu'en dise notre auteur, si ces expressions ne sont jamais légitimes, alors on retombe dans l'individualisme méthodologique le plus plat et le plus stérile, habillé façon pasteur protestant (Smith) ou façon logicien léniniste (Hayek), et on se borne à constater, considérable avancée théorique !, que les actions des hommes n'aboutissent pas toujours aux résultats escomptés. J'exagère à mon tour ? A vous de voir, mais même en l'admettant, il faudrait alors expliquer pourquoi nos si brillants et boostrappers libéraux aboutissent si souvent à des positions politiques débiles. C'est justement le point que J.-P. Dupuy aborde maintenant.

Il est inutile d'insister sur le fait que la philosophie politique de Castoriadis n'a rien à voir avec celle de Hayek, pour dire le moins. Ce que celui-ci nomme autonomie est hétéronomie pour celui-là. Il n'en est que plus remarquable de trouver dans l'épistémologie sociale de Hayek des propositions que l'on croiraient sorties de la plume de Castoriadis. Pour l'un comme pour l'autre, il y a dans le social du savoir, du sens qu'aucune conscience individuelle ne peut s'approprier car il la dépasse absolument. Et cependant, les individus ont accès à ce sens : ils le "comprennent" - et, en un certain sens, ils l'incluent : ils contiennent en eux cela même qui les dépasse. Dans l'un et l'autre cas, nous avons la figure de l'auto-transcendance.

- Aaargh... J.-P. Dupuy va lui-même corriger en partie ces coupables imprécisions.

Comment apprécier ce qui, tout à la fois sépare absolument et unit ces deux auteurs (et sans préjudice de ce que, certainement, l'un et l'autre tiendraient le rapprochement pour scandaleux) ? Je suggère la piste de réflexion suivante. Chez Castoriadis comme chez Hayek, l'ontologie et la philosophie politique se présentent comme étroitement solidaires. Ils sont cependant amenés à mettre l'accent tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre. Il semble que ce soit à des endroits exactement symétriques. Soit, une fois de plus, les deux propositions suivantes, dont le flou est suffisant pour qu'on puisse dire que l'un et l'autre de nos deux auteurs les tiennent pour vraies : 1) les gens créent leur société ; 2) la société qu'ils créent les dépasse infiniment. Dans son ontologie, Hayek insiste sur 1) (c'est la clé de son nominalisme et de sa philosophie égologique), et dans sa politique, sur 2) (ce que les hommes ont de mieux à faire est de préserver les ordres spontanés et de s'appuyer sur le savoir que ces ordres mobilisent mais qu'eux, les hommes, ne peuvent posséder). C'est proprement l'inverse chez Castoriadis. Son ontologie met l'accent sur 2), puisque c'est l'une de ses découvertes fondamentales (la société instituante comme créatrice d'un monde de significations imaginaires sociales)

- et Durkheim, et Mauss, ils puent des pieds ? Je serais Jean-Claude Milner, à Yahvé ne plaise, j'aurais vite fait d'intenter au pauvre J.-P. Dupuy un procès en antisémitisme. Bon, ne chipotons pas.

et sa politique sur 1), lorsqu'il s'agit de porter le projet révolutionnaire d'une société autonome, faite d'individus autonomes, mettant en question de façon illimitée l'institution établie. On aboutit alors au paradoxe suivant : si l'on ne considère que la dimension politique (ce qui mutile, certes, l'oeuvre de l'un et de l'autre), l'individualisme semble être du côté de Castoriadis et la pensée de l'autonomie et de l'irréductibilité du social semble être du côté de Hayek. Il est d'ailleurs probable que celui-ci tienne, s'il la connaît, la pensée de celui-là, pour le comble du "constructivisme", c'est-à-dire de l'hybris individualiste.

- Point de vue que, pour des raisons certes différentes, nous partageons en partie, ainsi que nous l'avons explicité dans un de nos premiers commentaires.

Cette remarque éclaire peut-être l'étrange débat qui a opposé Castoriadis à Luc Ferry et Alain Renaut à propos de l'interprétation de Mai 68. Dans un premier moment, ces derniers avancent deux thèses surprenantes : Mai 68 prépare le triomphe de l'individualisme narcissique ; il n'est pas étonnant que ce mouvement social soit contemporain des idéologies de la mort de l'homme, car l'individu n'est point le sujet autonome dont on célèbre les funérailles, mais sa dégénérescence et sa négation. Castoriadis, dans un deuxième moment, conteste radicalement cette analyse : Mai 68 a représenté une étape, certes vite effacée, sur le chemin révolutionnaire de lutte pour l'autonomie, individuelle et sociale ; la critique idéologique de la subjectivité a accompagné, non pas Mai 68, mais sa décomposition et son échec : nous n'avons pu faire advenir le sujet autonome, il est réconfortant de savoir qu'il était de foute façon décédé.

- Très bien vu Cornelius, et merci.Voici ce qu'il écrit : "Ce qu'on appelle maintenant l'"individualisme" est pour l'essentiel ce que j'ai appelé, depuis 1959, la privatisation. Il était présent bien avant Mai 68. Le mouvement de Mai 68 était, au contraire, une réaction contre cette évolution. Après l'interlude de Mai, la privatisation a refleuri de plus belle. Les idéologies de la mort du sujet, de la mort du sens, qui jusque-là se propageaient entre la rue de Lille et la rue d'Ulm, ont alors inondé le marché populaire des idées : c'est qu'elles étaient des formes de théorisation de l'échec du mouvement." (in Un monde morcelé, Seuil, 1990, dans un texte de 1987 dont je n'ai pas noté la référence.)

Cependant, dans sa contestation, Castoriadis semble d'accord avec Ferry et Renaut sur un point capital : la mort du sujet allant de pair avec la montée de l'individu, c'est donc bien qu'une différence radicale les sépare. Dans un troisième moment, répondant à Castoriadis et cherchant à rendre plus plausible leur thèse paradoxale, Ferry et Renaut sont amenés à redéfinir l'individualisme, de telle sorte qu'il englobe, comme une de ses modalités particulières, la quête de l'autonomie au sens de Castoriadis. Le sujet autonome devient une espèce particulière du genre individu. La philosophie de Castoriadis se révèle être une philosophie égologique.

Sans doute y a-t-il encore du travail à faire si l'on veut éclaircir les rapports complexes entre l'individu et le sujet autonome (au sens kantien comme au sens de Castoriadis)."

- sans doute, oui... Concluons à notre tour. C'est en ce point que le "fanatique modéré" Vincent Descombes, que l'on imagine volontiers stimulé par la lecture de ces dernières lignes, et qui réserve dans ce livre un traitement de choix à Alain Renaut, prend le relais et s'efforce de procéder à de tels "éclaircissements" dans son Complément de sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-même (Gallimard, 2004). Nous y reviendrons la prochaine fois.

Deux rappels pour conclure.

Je suis bien conscient que s'attaquer à l'oeuvre de Castoriadis en passant par l'intermédiaire d'un texte que l'on ne trouve pas toujours assez précis est quelque peu expéditif : il me semble néanmoins que, rapport à ce qui me gêne le plus chez Castoriadis, le texte de Jean-Pierre Dupuy était un bon point de départ.

Comme je ne l'avais évoqué que lors d'un commentaire, signalons "officiellement" le colloque consacré à M. Dupuy qui va se tenir à Cerisy en juillet prochain, en présence notamment de Vincent Descombes, René Girard et Henri Atlan. Je ne pourrai hélas m'y rendre, mais avis aux amateurs...


Au plaisir !

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mercredi 18 avril 2007

Gauchet (presque) baudelairien.

Allez, chauffe Marcel !

"L'expansion du modèle du marché, y compris et surtout au-delà de la sphère des relations marchandes proprement dites, est rendue possible par la cohésion sous-jacente qu'assure l'Etat. Idéologiquement, celui-ci est sur la défensive, on dénonce son inefficacité et son autorité abusive ; il n'empêche que c'est lui qui permet au marché d'élargir son entreprise. Les acteurs l'ont d'ailleurs confusément compris : ils réclament à l'Etat davantage de marché. Ils lui demandent de garantir davantage de liberté de rapports entre eux grâce à une prise en charge encore plus systématique de leur espace de coexistence. A lui de fournir le cadre, à nous de mettre le contenu, dans l'ajustement sans contrainte des offres et des demandes. Il n'y a pas de limites à cette confiance investie dans le pouvoir d'organisation et de contrôle de la puissance publique. Pourquoi pas le droit du consommateur à une drogue certifiée pure et sans danger par des organismes dûment subventionnés ? Cette confiance n'a d'égale que la défiance à l'égard des intrusions de l'Etat dans ce qui ne le regarde pas. Les Pères fondateurs de la pensée libérale n'avaient pas songé à cette alliance insolite des revendications d'une liberté totale et d'une surveillance pointilleuse ! C'est l'ambiguïté actuelle de la crise de la politique. Autant il est vrai que l'Etat est descendu de son piédestal, qu'on n'attend plus des gouvernements qu'ils indiquent l'avenir et qu'ils pilotent le devenir, autant il est faux qu'on ne leur demande plus rien. Jamais au contraire on n'a autant compté sur eux. La demande multiforme de sécurité qui monte de partout dans nos sociétés est éloquente à cet égard ; on n'a plus besoin de l'autorité publique pour tracer la voie, gouverner les esprits et mener le troupeau collectif ; elle est irremplaçable, en revanche, pour constituer le cadre collectif à l'intérieur duquel peut s'épanouir le marché des libertés privées.

Il faut sortir des dichotnomies naïves : la vérité est que l'Etat a produit le marché. La grande inflexion des années 1970, l'émancipation des sociétés civiles et de la sphère des relations individuelles, est le résultat de l'action en profondeur de l'Etat d'organisation, de planification et de régulation surgi des deux guerres mondiales. Le phénomène s'est présenté sous deux faces, une face positive et une face négative, et c'est ce qui a brouillé ses racines. Ce qu'on a surtout vu et retenu, c'est la critique des dysfonctionnements de cet Etat grandi trop vite et dont la croissance a été mal maîtrisée. L'arbre a caché la forêt. Car le principal du mouvement a consisté bien moins dans le recul de l'Etat que dans l'exploitation des ressources qu'il avait créées.

Mais le plus important est de reconnaître à cette montée en puissance de l'Etat d'infrastructure sa véritable portée. Elle représente la substitution d'une unité produite par le politique à l'unité produite par la religion."

- Peut-être analyserons-nous un jour les développements, contestables, qui suivent cette citation (où je me suis d'ailleurs forcé pour ne pas rajouter des guillemets à des mots comme "liberté", "émancipation", etc., mais passons.) Ce n'est pas l'objectif du jour. Reprenons quelques pages plus loin :

"Le constat de dépolitisation ne suffit pas. Si l'éloignement des citoyens vis-à-vis de la chose publique est une donnée patente, la situation comporte un autre versant : la politique est assiégée, simultanément, par une énorme demande. La vérité est que nous lui demandons tout. Le petit entrepreneur de Birmingham en 1850 ou le pionnier de l'Ouest américain n'attendaient pas grand-chose de la politique et espéraient bien se débrouiller seuls. Ces figures héroïques d'une autre âge font ressortir le contraste : tout le monde aujourd'hui a quelque chose à demander à la politique, à commencer par la reconnaissance d'une existence ressentie comme tellement précaire qu'elle appelle une certification publique. La demande de sécurité, qui est si profonde au sein de notre monde, me semble typique du sentiment de vulnérabilité qui hante les individus et de l'attente qu'ils investissent sur la collectivité. Mais la collectivité, où est-elle ? Qu'elle est-elle ? Ses traits sont brouillés. Elle est récusée dès lors qu'elle se présente comme une appartenance contraignante. Cela ne l'empêche pas d'être intensément sollicitée. On se trouve devant des individus qui voudraient tenir tout seuls, exister par eux-mêmes, ne pas appartenir, et qui en sont en réalité à demander l'assurance d'exister à cette entité insaisissable.

Cette ambivalence est au coeur du malaise politique des démocraties. Les populations ne se sentent pas exprimées par leurs représentants. Les gouvernés se plaignent de l'éloignement et de l'indifférence des gouvernants vis-à-vis de leurs préoccupations. Jamais ceux-ci, en réalité, n'ont été si proches de leurs électeurs, jamais ils ne se sont autant tracassés de leurs opinions et de leurs attentes. Mais cette proximité effective est impuissante contre la perception de la distance. L'étrangeté ne tient pas à l'ignorance des gouvernants, mais au fait que le ressort du pouvoir collectif échappe aux citoyens. Le plan où s'effectue l'agrégation globale des activités collectives est impensable pour les acteurs sociaux [quel charabia]. Ceux qui le représentent sont d'ailleurs, quoi qu'ils fassent et disent. L'extériorité qui leur est attribuée est celle d'une communauté politique dont on ne sait plus se reconnaître membre, tout en attendant qu'elle reconnaisse votre identité. Ce mélange de demande sans limite et de protestation résignée témoigne d'une perturbation majeure de l'articulation entre l'individuel et son collectif. Le citoyen ne parvient plus à s'ajuster au corps politique. Socialisation et individualisation n'ont jamais été aussi corrélatives, et cependant elles se disjoignent."

(La condition historique, 2003, "Folio", pp. 389-91 et 427-28.)

Dans ces dernières formulations M. Gauchet reste prudent et quelque peu flou - c'est "corrélatif" ou c'est "cependant" ? Est-ce que ce n'est pas "cependant" justement parce que c'est "corrélatif" ? Une telle forme de demande de socialisation n'est-elle pas vouée à être déçue ? L'individu moderne est un enfant gâté et à ce titre mérite des baffes, ce qui peut d'ailleurs lui redonner un sentiment de réalité (cf. la coda ci-dessous) - en même temps on ne peut nier qu'il soit seul, et que cela est, d'abord et fondamentalement, triste.


A part ça, on me souffle qu'il y a eu, pour l'élection à venir, deux fois plus de sondages qu'il y a cinq ans. Cela n'est guère étonnant si l'on repense à tous ces titres de journaux qui depuis des mois commentent les sondages que lesdits journaux ont commandés, parfois en lieu et place de la présentation des programmes sur lequels les sondés (honni soit...) sont justement supposés avoir un avis (et, comme on dit, un avis, à l'instar de certain orifice, tout le monde en a un). Cela l'est plus si l'on pense aux brillants résultats obtenus pas les sondeurs (honni soit...) en 2002 et 2005. L'inconséquence, cet "habitus moderne", comme disait le vieux Bouveresse ("On peut craindre qu’il n’y ait malheureusement rien à quoi l’homme d’aujourd’hui s’habitue aussi facilement et qui finisse par lui sembler aussi naturel que l’inconséquence. Penser d’une façon et agir d’une autre peut malheureusement devenir un habitus et même constituer l’habitus moderne par excellence.") - ach, finissons comme nous avons commencé, par un hommage aux Charlots : "Je dis n'importe quoi, je fais tout ce qu'on me dit..."







J'ai découvert ces lignes hier, elles sont trop en rapport avec ce qui précède pour que je m'abstienne de les citer :

"Ce n'est même pas parce qu'il s'est aperçu de la puérilité des fomentations du cercle Petrachevski auquel il a participé (si peu) que [Dostoievski] devient un fan du Tsar, au point de passer pour un avili, lèche-cul, conservateur, réac, super-facho, etc., mais parce qu'il fallait bien remercier l'autorité de l'avoir remis sur la bonne voie de la compréhension de soi et des autres, qu'il a découverte dans La Maison des morts. Grâce au Tsar, il a accédé au salut et à la jouissance car punir sauve, et pardonner fait jouir : la plupart des hommes inversent les verbes ! Dostoïevski adule dans la loi, ce qu'elle punit inconsciemment de médiocrement mauvais ou de banalement rebelle chez l'homme. Ce que lui a fait comprendre la Sibérie sur lui-même est inestimable par rapport à ce qu'il pouvait, dans sa vanité, s'imaginer changer du pays. Voilà pourquoi il est si sévère à son tour contre les velléitaires idéalistes qui, sous couvert d'altruisme humanitaire, ne croient au fond qu'à l'idée qu'ils se font de la réalité d'autrui, ce qui leur permet à bon compte de fuir leur vérité personnelle. En gros, rien ne vaut une gifle pour vous faire comprendre que vous avez une joue. La volonté, de la part des socialistes, avec toute la fausse religiosité que cela comporte, de supprimer la souffrance des hommes, est peut-être le fléau principal que Dostoïevski voulait combattre. Qui peut prétendre s'attaquer à la souffrance ? En tant qu'"excès de liberté individuelle" (Powys), elle est sacrée."

(Préface de M.-E. Nabe au Dostoïevski de J. C. Powys, Bartillat, 2000, pp. 15-16.)



Allez, un dernier cadeau pour tous les esclaves salariés !

- Ce que vous faites ici-bas / Un jour Dieu vous le rendra...

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lundi 16 avril 2007

Les fous du roi, sans roi. (Rien de nouveau sous le soleil "subversif".)

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Dans la lignée des réflexions inspirées par Proust et Vincent Descombes sur le statut de l'intellectuel en général et du pamphlétaire en particulier dans la France contemporaine, notamment rapport à ce que M.-E. Nabe a appelé "l'indicible complicité de la Subversion et de l'Inquisition", on s'en voudrait de ne pas citer ce texte :


"La vie des grands esprits repose aujourd'hui sur ces mots : "A quoi bon ?"

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Les grands esprits jouissent d'une profonde vénération, laquelle se manifeste de leur cinquantième à leur centième anniversaire ou lors du jubilé d'une Ecole d'agriculture qui tient à se parer de quelques docteurs honoris causa ; mais aussi bien, chaque fois qu'il faut parler du patrimoine spirituel français.

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Nous avons eu de grands hommes dans notre histoire, et nous en avons fait une institution nationale au même titre que l'armée et les prisons ; du moment qu'on les a, il faut bien y fourrer quelqu'un. Avec l'automatisme propre à ces besoins sociaux, on choisit immanquablement celui qui vient à son tour, et on lui accorde les honneurs disponibles à ce moment-là. Mais cette vénération n'est pas tout fait réelle ; il s'y cache tout au fond la conviction assez générale que plus personne aujourd'hui ne la mérite vraiment, et quand la bouche s'ouvre, il est difficile de dire si c'est par enthousiasme, ou pour bâiller.

houellebecq

Dire aujourd'hui d'un homme qu'il est génial, quand on ajoute à part soi qu'il n'y a plus de génies, cela fait songer au culte des morts ou à ces amours hystériques qui ne se donnent en spectacle que parce tout sentiment réel leur fait défaut.

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On comprend que cette situation ne soit pas agréable pour des esprits sensibles, et qu'ils cherchent chacun à sa manière à en sortir. De désespoir, les uns deviennent riches en apprenant à exploiter le besoin persistant, non seulement de grands esprits, mais encore de barbares, de romanciers brillants, de plantureux enfants de la nature, de maîtres des générations nouvelles ;

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les autres portent sur la tête une couronne royale invisible qu'aucune circonstance ne peut leur faire enlever, et affirment avec une amère modestie qu'ils ne permettront de juger de la valeur de leurs oeuvres que dans trois ou dix siècles ;

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mais tous considèrent comme l'horrible tragédie du peuple français que les esprits réellement grands ne puissent jamais devenir son patrimoine vivant, parce qu'ils ont trop d'avance sur leur époque."

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- L'homme sans qualités, ch. 71. J'ai bien sûr remplacé l'Allemagne par la France.

On n'aura garde d'oublier, en contrepoint, la sentence de Chateaubriand : "Aux grands hommes nous préférons désormais les grands principes" (citation faite de mémoire). La volonté de concilier hommes et principes (Robespierre, Zola, de Gaulle sont, dans la mémoire collective, autant si ce n'est plus des principes que des hommes) est d'ailleurs probablement une raison du culte des morts auquel Musil, après Bloy et avant Muray, fait allusion.


Ach, on peut aussi aimer la vie.


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vendredi 13 avril 2007

L'invention de Festivus par M.-E. Nabe en 1985.

"Montparnasse, ça ressemble maintenant un peu à Pigalle il y a vingt ans. La rue de Rennes, par exemple, c'est le pont de Galata ! C'est la même que Saint-Michel : racaille et magasins lumineux de fringues en soldes !

Il faut d'abord savoir éviter tous les forains qui encombrent le quartier, tous ces mendiants pas si mendiants, tous ces marchands qui, contre deux oboles, vous dispensent d'un chorus geignard au soprano faux. Il faut savoir passer entre les envolées d'oiseaux mécaniques, les pirouettes d'acrobates, les canards en bois, tous les spectacles à la bonne franquette, toute cette pantomine grotesque qui donne à Paris aujourd'hui un déprimant air de fête continuelle, l'allure sinistre de foire sympathique, de bombance piétonnière !" (Zigzags, Barrault, 1986, p. 75.)

On n'insistera pas sur la proximité avec les écrits de P. Muray des passages ici soulignés. Il reste à voir d'où vient exactement cette proximité : d'une prescience exemplaire chez M.-E. Nabe ? C'est possible. Mais quoi qu'il en soit cela n'exclut pas que cette tendance festive soit profonde, voire inhérente à la modernité. Muray lui-même la fit remonter à la Révolution, notamment au culte de l'Etre suprême et aux fêtes créées pour l'occasion. On arguera que l'on n'a pas attendu la modernité pour faire la fête, mais ce n'est pas la question : ce que Muray comme Nabe évoquent, c'est l'état de fête permanente.

Il se trouve que je suis tombé à quelques jours d'intervalle sur deux récriminations du même genre :

""Vieille Amérique reconstituée" à la porte Maillot, pour préluder aux fêtes du Centenaire de la Découverte. Rencontré un ami qui m'affirme qu'il n'y aura pas de profanations. Pauvre bonhomme qui ne conçoit pas la profanation par le ridicule ! Ce délire de reconstitution m'exaspère. Il montre si bien le néant d'un temps qui ne peut se regarder lui-même." (L. Bloy, Le mendiant ingrat, 14 mai 1892.)

"L'exploitation politique des cadavres est une tradition de la République." (L. Daudet, cité par M. G. Dantec, American black box, Albin Michel, 2007, p. 508.)

Même si les exemples ne manquent pas, Daudet exagère peut-être, mais la confrontation de ces deux critiques, et leur rapprochement avec Muray et Nabe nous ramènent à notre idée de l'instabilité, par définition, de la modernité. La fête plus ou moins permanente d'un côté, la reconstitution sans fin du passé mêlée à un culte plus ou moins sincère des morts de l'autre, tout cela est à la fois une recherche de repères (car les fêtes et les commémorations, il y eut toujours, cela fait partie de ce qui fait l'union d'une société avec elle-même) et auto-hallucination, onirisme morbide et plus ou moins conscient - ce que le culte moderne des morts, Muray le catholique n'avait pas manqué de le noter, nourrit en empêchant de tourner la page et d'aller de l'avant - à l'encontre du précepte biblique "Laissons les morts enterrer les morts."

Et il est évident qu'à partir d'un certain niveau d'obsession la critique du passé - colonialiste, collaborationniste... - est une forme de culte des morts - forme masochiste - si Clemenceau ou de Gaulle furent des substituts à Dieu le Père (lequel n'est pas mort et est moins clairement défini, donc pas commémoré en tant que tel), on en arrive à la situation d'une déesse France qui est à la fois mère nourricière, mère de tous nos maux, cadavre que l'on honore et profane, et parfois ceci parce que cela et cela parce que ceci. La modernité n'est pas seulement hallucinogène, elle est aussi masochiste. Deleuzienne donc, ce qui rappelle le diagnostic de Foucault comme quoi le XXIème siècle serait deleuzien ou ne serait pas. Ach, Foucault eut beau dire du bien de la révolution iranienne, il n'avait pas prévu M. Ben Laden !

- Ceci dit, O. Ben Laden étant à certains égards aussi moderne que n'importe quel occidental, le 11 septembre ne manque pas de dimensions masochistes et oniriques. Il aboutit même à la création, avec Ground zero, d'un nouveau culte des morts. On n'en sort pas. Par définition peut-être.

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mercredi 11 avril 2007

Aucun rapport.

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"Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, – sergent de ville ou municipal, la véritable armée, – crosser un républicain ? Et comme moi, vous avez dit dans votre cœur : « Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur ; car en ce crossement suprême, je t’adore, et je te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L’homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles ; c’est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d’Apollon ! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics ; il veut être libre, l’ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l’anarchiste ! » "

[Ici, une note : "J'entends souvent les gens se plaindre du théâtre moderne ; il manque d'originalité, dit-on, parce qu'il n'y a plus de types. Et le républicain ! qu'en faites-vous donc ? N'est-ce pas une chose nécessaire à toute comédie qui veut être gaie, et n'est-ce pas là un personnage passé à l'état de marquis ?"]


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[Photographie tirée d'une manifestation d'intermittents du spectacle... Le problème c'est que les "Républicains" d'aujourd'hui sont devenus comédiens, et qu'ils n'ont pas l'air d'avoir assez de tempérament pour se moquer d'eux-mêmes...]


"Ainsi, les philosophes et les critiques doivent-ils impitoyablement crosser les singes artistiques, ouvriers émancipés qui haïssent la force et la souveraineté du génie."

"Le doute, ou l’absence de foi et de naïveté, est un vice particulier à ce siècle, car personne n’obéit ; et la naïveté, qui est la domination du tempérament dans la manière, est un privilège divin dont presque tous sont privés.

Peu d’hommes ont le droit de régner, car peu d’hommes ont une grande passion.

Et comme aujourd’hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner."

"Il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d’un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère par un système d’emprunts contradictoires."

[Pas de photographie ici. Un miroir te suffira, "hypocrite lecteur..."]

"Tel qui rentre aujourd’hui dans la classe des singes, même des plus habiles, n’est et ne sera jamais qu’un peintre médiocre ; autrefois, il eût fait un excellent ouvrier. Il est donc perdu pour lui et pour tous.

C’est pourquoi il eût mieux valu dans l’intérêt de leur salut, et même de leur bonheur, que les tièdes eussent été soumis à la férule d’une foi vigoureuse ; car les forts sont rares, et il faut être aujourd’hui Delacroix ou Ingres pour surnager et paraître dans le chaos d’une liberté épuisante et stérile.

Les singes sont les républicains de l’art, et l’état actuel de la peinture est le résultat d’une liberté anarchique qui glorifie l’individu, quelque faible qu’il soit, au détriment des associations, c’est-à-dire des écoles.

Dans les écoles, qui ne sont autre chose que la force d’invention organisée, les individus vraiment dignes de ce nom absorbent les faibles ; et c’est justice, car une large production n’est qu’une pensée à mille bras.

Cette glorification de l’individu a nécessité la division infinie du territoire de l’art. La liberté absolue et divergente de chacun, la division des efforts et le fractionnement de la volonté humaine ont amené cette faiblesse, ce doute et cette pauvreté d’invention ; quelques excentriques, sublimes et souffrants, compensent mal ce désordre fourmillant de médiocrités.


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L’individualité, – cette petite propriété, – a mangé l’originalité collective ; et, comme il a été démontré dans un chapitre fameux d’un roman romantique, que le livre a tué le monument [allusion à Notre-Dame de Paris], on peut dire que pour le présent c’est le peintre qui a tué la peinture."

Baudelaire, Salon de 1846. Le texte complet de ce passage est disponible ici. Vive la France !

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mercredi 4 avril 2007

(Théo)logico-politique.

"Celui qui ne croit pas en Dieu prend sur lui toute la faute de l'existence du monde." (E. Canetti, 1944)

"Les indigènes, eux, ne fonctionnent guère en somme qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les Blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls." (L.-F. Céline, 1932)

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mardi 3 avril 2007

Rien de nouveau sous le soleil (qui se lève à l'Est). - Knocking on Heaven's door.

Certains ont des yeux pour voir. J'avais cité en juin 2005 des sentences prophétiques de Marx ("Il ne s'agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l'Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins proche, le niveau européen au niveau chinois...", 1867) et Engels ("La concurrence chinoise, dès qu'elle sera massive, aura vite fait d'aggraver à l'extrême la situation chez vous [aux Etats-Unis] comme chez nous, et c'est ainsi que la conquête de la Chine par le capitalisme poussera vers sa chute le capitalisme en Europe et en Amérique.", 1894) sur la Chine et l'avenir du capitalisme, voilà ce que je trouve chez Gobineau, lequel écrivait en 1856 à Tocqueville (Oeuvres t. II, "Pléiade", 1983, p. 955) :

"Vivrons-nous, commercialement, financièrement parlant, aux dépens de l'Asie ? Sucerons-nous sa substance ? Non, ce sera elle qui nous épuisera à la longue (...) La rapacité au gain, l'économie dans l'intérieur des familles, la sobriété extraordinaire, le bas prix des salaires, ce sont là des avantages contre lesquels nous ne pourrons jamais lutter, et eux, le jour où nous leur aurons fait des routes, où nous leur donnerons le pouvoir de placer des capitaux, sans risquer de les voir enlevés, dans des fabrications où ils excellent, ils nous donneront des cotonnades, des soieries, des produits agricoles [heureusement il y a la PAC !], tout ce que nous voudrons comme nous le voudrons, à des prix si bas qu'il nous faudra renoncer à la lutte."

Rappelons que Castoriadis ne dira pas autre chose, un siècle et demi plus tard.

Un conseil donc à tous ceux qui cherchent comment exister : jouez les Cassandre, il en restera toujours quelque chose...

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(Lequel est Tocqueville ? Lequel Gobineau ?)

En complément, l'expression par Gombrowicz d'un des rêves récurrents de la modernité :

"Il nous faut trouver un moyen pour nous sentir de nouveau - et dans le sens le plus profond du terme - aristocrates." (Journal, 1953, "Folio", p. 97.) Eh oui, il faut, il faut...

Il n'est pas innocent que Gombrowicz ne précise pas quel est ce "sens profond", il est lucide - et girardien - de sa part de formuler la question en termes de sentiments et non en termes de réalité. A suivre !

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dimanche 1 avril 2007

"Pour être en ligne avec vous-même." - Des conséquences et paradoxes psychologiques de la modernité.

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Voici l'essentiel de l'important chapitre 62 de L'homme sans qualités. Préférant lui conserver la saveur de toutes ses nuances, je me contente de quelques indications, via les illustrations et labels, pour expliciter le sous-texte ou actualiser une ou deux questions. Ce texte est en tel rapport réflexif avec lui-même (et avec l'ensemble du roman auquel il appartient) que le commenter risquerait fort de s'apparenter à une paraphrase, le charme en moins. C'est même d'une certaine manière, son propos.

Je rappelle que le "héros", Ulrich, a, préalablement au début du récit, mis un terme à ses activités de mathématicien, pour... ne pas faire grand chose. Occasion d'un repli sur lui-même.


"Du tout début de sa jeunesse, de ces temps où elle commence à prendre conscience d'elle-même et qu'il est souvent si touchant, si bouleversant de retrouver plus tard, il lui restait encore en mémoire toutes sortes d'imaginations naguère aimées, entre autres l'idée de "vivre hypothétiquement". Ces deux mots continuaient à évoquer maintenant le courage et l'ignorance involontaire de la vie, le temps où chaque pas est une aventure privée de l'appui et de l'expérience, le désir de grandeur dans les rapports et ce souffle de révocabilité que ressent un jeune homme lorsqu'il entre dans la vie en hésitant. Ulrich pensait qu'il n'y avait réellement rien à y reprendre. Le sentiment passionnant d'être élu pour quelque chose, quoi que ce soit, voilà la seule chose belle et certaine qu'il y ait en celui dont le regard mesure pour la première fois le monde. S'il contrôle ses émotions, il n'est rien à quoi il puisse dire oui sans réserve ; il cherche la bien-aimée possible, mais il ne sait pas si c'est la bonne ; il est en mesure de tuer sans être certain qu'il doit le faire. Le désir qu'a sa propre nature d'évoluer l'empêche de croire à l'accompli ; mais tout ce qui vient à lui fait comme s'il l'était déjà. Il pressent que cet ordre n'est pas aussi stable qu'il prétend l'être ; aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs, tout est emporté dans une métaphysique invisible, mais jamais interrompue, il y a plus d'avenir dans l'instable que dans le stable, et le présent n'est qu'une hypothèse que l'on n'a pas encore dépassée. Que pourrait-il donc faire de mieux que de garder sa liberté à l'égard du monde, dans le bons sens du terme, comme un savant sait rester libre à l'égard des faits qui voudraient l'induire à croire trop précipitamment en eux ? C'est pourquoi il hésite à devenir quelque chose ; un caractère, une profession, un mode de vie défini, ce sont là des représentations où perce déjà le squelette qui sera tout ce qui restera de lui pour finir. Il cherche à se comprendre autrement ; avec cet appétit qu'il a de tout ce qui pourrait l'enrichir intérieurement (serait-ce même au-delà des limites de la morale ou de la pensée), il a l'impression d'être un pas, libre d'aller dans toutes les directions, mais qui va toujours d'un point d'équilibre au suivant, et toujours en avançant. Et s'il pense, un beau jour, avoir eu l'idée juste, il s'aperçoit qu'une goutte d'une incandescence indicible est tombée dans le monde, et que la terre, à sa lueur, a changé d'aspect.

Plus tard, quand sa puissance intellectuelle eut augmenté, Ulrich en tira une idée qu'il n'attacha plus désormais au mot trop incertain d'hypothèse, mais, pour des raisons bien précises, à la notion caractéristique d'essai. Un peu comme un essai, dans la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d'un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble (car un objet saisi dans son ensemble en perd d'un coup son étendue et se change en concept), il pensait pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu'autrement. La valeur d'une action ou d'une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu'elles servaient, en un mot, de l'ensemble variable dont elle faisait partie. C'est là, d'ailleurs, la description tout à fait banale du fait qu'un meurtre peut nous apparaître comme un crime ou comme un acte d'héroïsme, et l'heure de l'amour comme la plume tombée de l'aile d'un ange ou de celle d'une oie. Ulrich la généralisait. Tous les événements moraux avaient lieu à l'intérieur d'un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour ainsi dire, cela même qu'ils devenaient, et de même que le mot "blanc" définit trois entités différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événement moraux lui paraissaient être, dans leur signification, fonction d'autres événements. De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n'eût plus trouvé une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités ; dans ce système, ce qui avait l'apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, mais était deviné au travers, et l'homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l'homme potentiel, le poème non écrit de la vie s'opposait à l'homme copie, à l'homme réalité, à l'homme caractère. Au fond, dans cette conception, Ulrich se sentait capable de toutes les vertus comme de toutes les bassesses ; le fait que les vertus et les vices, dans une société équilibrée, sont ressentis généralement, quoique secrètement, comme également fâcheux, était pour lui la preuve de ce qui se produit partout dans la nature, à savoir que tout système de forces tend peu à peu à une valeur, à un état moyen, à un compromis et à une pétrification. La morale au sens ordinaire du mot n'était plus pour Ulrich que la forme sénile d'un système de forces que l'on ne saurait, sans une réelle perte de force éthique, confondre avec la véritable morale.

Peut-être ces conceptions trahissaient-elles aussi une sorte d'incertitude devant la vie ; mais l'incertitude n'est quelquefois que le refus des certitudes et des sécurités ordinaires, et l'on est d'ailleurs en droit de rappeler que même une personne d'expérience comme l'Humanité semble se conformer à des principes analogues. Elle révoque à la longue tout ce qu'elle a fait pour le remplacer par autre chose ; pour elle aussi, avec le temps, les crimes se transforment en vertus et inversement, elle bâtit à coups d'événements de grandes architectures intellectuelles qu'elle laisse après quelques générations s'écrouler ; la grande différence est que cela se produit successivement au lieu de se produire dans l'unité d'un sentiment individuel, et l'on ne voit dans la chaîne de ces tentatives aucun progrès, alors que le devoir d'un essayiste conscient serait, en gros, de transformer cette négligence en volonté. (...) De telles constatations nous conduisent donc à ne plus voir dans la norme morale l'immobilité figée d'un règlement, mais un mouvant équilibre qui exige à tout instant que l'on travaille à le renouveler. On commence à considérer de plus en plus souvent comme le fait d'un esprit borné d'assigner pour caractère à un homme une tendance à la répétition acquise involontairement, pour rendre ensuite son caractère responsable de ces mêmes répétitions. On apprend à reconnaître quels échanges se font entre le dedans et le dehors, et c'est précisément par la compréhension de ce qu'il y a d'impersonnel dans l'homme qu'on a fait de nouvelles découvertes sur la personnalité, sur certains types de comportements fondamentaux, sur l'instinct de la construction du Moi qui, comme l'instinct de la construction du nid chez les oiseaux, bâtit son Moi de toute espèce de matériaux, selon une ou deux méthodes toujours identiques. On est même déjà si près de pouvoir endiguer, grâce à des influences définies, toute sorte d'état de dégénérescence comme on endigue un torrent, que seule une négligence sociale ou un reste de maladresse peuvent expliquer qu'on n'arrive pas encore à transformer à temps un criminel en archange. On pourrait citer ainsi beaucoup d'autres exemples, des faits dispersés, pas encore collationnés, qui, pris tous ensemble, nous font éprouver à la fois une lassitude à l'égard des approximations grossières nées pour être appliquées dans des conditions plus simples, et le besoin de transformer dans ses fondements mêmes une morale qui depuis deux mille ans ne s'est jamais adaptée au changement du goût que dans ses détails, et de l'échanger une bonne fois contre une autre, épousant plus étroitement la mobilité des faits.

La conviction d'Ulrich était qu'il ne manquait vraiment plus que la formule : cette expression qui doit, en quelque moment fortuné, trouver le but d'un mouvement avant même qu'il ne soit atteint, afin que les derniers mètres du trajet puissent être courus ; c'est toujours une expression hasardeuse que l'état de choses contemporain ne justifiera pas, une combinaison d'exact et inexact, de précision et de passion. Mais, dans les années mêmes qui auraient dû le stimuler, Ulrich avait fait une curieuse expérience.

Il n'était pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système. Probablement est-ce aussi la raison pour laquelle les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l'on en peut juger par les regrets que l'on entend communément exprimer sur ce point. C'est pourquoi la philosophie au détail est pratiquée aujourd'hui en si terrifiante abondance qu'il n'est plus guère que les magasins où l'on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché,

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alors qu'il règne à l'égard de la philosophie en gros une méfiance marquée. On la tient même pour carrément impossible. Ulrich lui-même n'était nullement exempt de ce préjugé, et ses expériences scientifiques le rendaient un peu moqueur à l'égard des métaphysiques. C'était cela qui commandait son attitude, de sorte que, perpétuellement requis de réfléchir par ce qu'il voyait, il était toujours retenu par une certaine crainte de penser trop. Mais un autre élément déterminait son attitude : il y avait quelque chose, dans la nature d'Ulrich, qui agissait d'une manière distraite, paralysante, désarmante, contre la systématisation logique, contre la volonté univoque, contre les poussées trop nettement orientées de l'ambition, et ce quelque chose se rattachait aussi à ce mot d'essayisme choisi naguère, bien que cela contînt précisément les éléments qu'il avait exclus peu à peu, avec un soin inconscient, de cette notion. La traduction du mot français "essai" par le mot allemand Versuch, telle qu'on l'admet généralement, ne respecte pas suffisamment l'allusion essentielle au modèle littéraire ; un essai n'est pas l'expression provisoire ou accessoire d'une conviction qu'une meilleure occasion permettrait d'élever au rang de vérité, mais qui pourrait tout aussi bien se révéler erreur (à cette espèce n'appartiennent que les articles et traités dont les doctes nous favorisent comme des "déchets de leur atelier") ; un essai est la forme unique et inaltérable qu'une pensée décisive fait prendre à la vie intérieure d'un homme. Rien n'est plus étranger à l'essai que l'irresponsabilité et l'inachèvement des inspirations qui relèvent de la subjectivité ; pourtant les notions de "vérité" et d''"erreur", d'"intelligence" ou de "sottise" ne sont pas applicables à ces pensées soumises à des lois non moins strictes qu'apparemment subtiles et ineffables. Assez nombreux furent ces essayistes-là, ces maîtres du flottement intérieur de la vie ; il n'y aurait aucun intérêt à les nommer ; leur domaine se situe entre la religion et le savoir, entre l'exemple et la doctrine, entre l'amor intellectualis et le poème ; ce sont des saints avec ou sans religion et parfois aussi, simplement, des hommes égarés dans telle ou telle aventure.

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D'ailleurs, rien n'est plus révélateur que l'expérience involontaire de ces tentatives, érudites et raisonnables, pour expliquer l'oeuvre de ces grands essayistes, pour transformer leur sens de la vie, tels qu'ils l'exposent, en une théorie de la vie, et pour trouver un "contenu" à ce mouvement d'esprits émus ; de tout cela, il ne reste guère plus alors que la délicate architecture de couleurs d'une méduse après qu'on l'a tirée de l'eau et déposée sur le sable. Dans la raison des non-inspirés, la doctrine des inspirés tombe en poussière, contradictions et non-sens ; pourtant, il ne faut pas dire qu'elle est délicate et incapable de vivre, ou alors il faudrait dire aussi d'un éléphant qu'il est délicat, puisqu'il ne peut subsister dans un espace privé d'air et qui ne répond pas aux exigences de sa nature. Il serait tout à fait déplorable que ces descriptions évoquent un mystère, ou ne fût-ce qu'une musique où dominent les notes de la harpe et le soupir des glissandi. C'est le contraire qui est vrai, et la question fondamentale, Ulrich ne se la posait pas seulement sous la forme de pressentiments, mais aussi, tout à fait prosaïquement, sous la forme suivante : un homme qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s'épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ?

De ce qui est ainsi "entre deux", toute sentence morale peut nous donner un exemple, même la plus simple et la plus connue, comme : Tu ne tueras point. On voit au premier coup d'oeil que ce n'est là ni une vérité, ni une constatation subjective. On sait qu'à bien des égards nous nous y conformons strictement, mais que, à d'autres égards certaines exceptions sont admises, très nombreuses même, et pourtant précisément définies. Mais il existe un très grand nombre de cas d'une troisième espèce, par exemple dans nos rêveries, nos désirs, dans les pièces de théâtre ou dans le plaisir que l'on prend à lire les nouvelles des journaux ; nous y errons de la manière la moins réglementée qui soit entre la répulsion et l'attirance. (...) Le sentiment qu'éprouve l'être humain pour ce précepte du Décalogue est un mélange d'obéissance bornée (y compris la "saine nature" qui se hérisse à la seule idée d'un tel acte, mais qui le commettra néanmoins pour peu qu'elle ait été légèrement détraquée par l'alcool ou la passion), et un barbotement inconscient dans une houle de possibles. N'y a-t-il vraiment pas d'autre manière de comprendre ce commandement ? Ulrich sentait qu'un homme qui désirerait de toute son âme un certain acte ne saurait ainsi ni s'il doit le commettre, ni s'il doit s'en abstenir. Pourtant, il pressentait qu'on devait pouvoir, de tout son être, le commettre ou non. Ni les inspirations ni les interdictions ne lui plaisaient. Le rattachement de toutes choses à une loi supérieure ou intérieure à l'homme éveillait son esprit critique. Davantage même : à ses yeux, c'était dévaluer un instant de certitude que de vouloir à tout prix lui donner une généalogie. Dans tout cela, son coeur restait muet, et sa tête seule parlait ; il devinait qu'il devait y avoir un moyen de faire coïncider sa décision et son bonheur. Il pourrait être heureux parce qu'il ne tuerait pas, ou parce qu'il tuerait, mais jamais il ne pourrait être l'exécuteur indifférent d'une ordre qu'on lui aurait donné. Ce qu'il éprouvait à ce moment-là, ce n'était pas de recevoir un ordre, mais d'entrer dans un ordre ; il comprenait que dans cet ordre neuf, tout était déjà décidé, et les sens apaisés comme par le lait maternel. Ce qui lui soufflait cela, ce n'était plus la pensée, ce n'était pas non plus le sentiment à sa manière habituelle, fragmentaire ; c'était une "compréhension totale". Et puis, de nouveau, ce n'était qu'une nouvelle apportée de très loin par le vent : elle ne lui semblait ni vraie ni fausse, ni raisonnable ni déraisonnable, elle le saisissait, comme si quelque légère et bienheureuse exagération était entrée doucement dans son coeur. (...)

[Suit une évocation du temps passé par Ulrich à ne pas réfléchir plus avant à ces questions, à se consacrer à sa carrière de mathématicien - en y étant néanmoins "freiné" par "un mouvement souterrain de ce genre".]

Cela créa en lui un curieux schisme. On ne doit pas oublier que l'attitude exacte est, au fond, plus religieuse que l'attitude esthétique, car elle se soumettrait à "Lui" pour peu qu'Il daignât se montrer à elle dans les conditions qu'elle exige pour reconnaître Son caractère de fait, alors que nos beaux esprits, s'Il se manifestait, trouveraient seulement que Son talent n'est pas suffisamment original, Sa vision du monde pas suffisamment intelligible pour qu'ils puissent Le placer au même niveau que certaines personnalités douées d'un génie réellement divin. Ulrich n'aurait donc pu s'abandonner à de vagues pressentiments aussi facilement qu'un quelconque bel esprit ; mais il ne pouvait pas davantage se dissimuler qu'en vivant pendant des années dans l'exactitude pure il avait simplement vécu contre lui-même et il souhaitait que quelque chose d'imprévu lui arrivât ; lorsqu'il se décida à ce qu'il appelait un peu railleusement son "congé de la vie", il ne possédait rien dans l'une comme l'autre direction qui lui donnât la paix du coeur."


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(Quelques heures après : Les Charlots et leur talent pour la synthèse formulèrent ces paradoxes à leur manière (Aspirine Tango, qui comme son nom ne l'indique pas est un blues de la modernité) : "On n'peut plus être malade comme avant / A cause des médicaments...")

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