mardi 29 mai 2007

Le holisme sort de la bouche des enfants.

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Une gamine de cinq ans environ, vérifiant pour la n-ème fois sans doute le nom des différentes parties de son corps ("ça c'est le menton", "ça c'est les aisselles", "ça les chevilles", etc.) et s'étant mise en tête de définir l'ensemble, accoucha après quelques légitimes hésitations de la définition : "Et le corps, c'est partout."

Partout et nulle part, partout parce que nulle part, nulle part parce que partout - comme l'Esprit. Tout agréable qu'il puisse être, le fétichisme est donc bien une idolâtrie. (A suivre.)

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mardi 22 mai 2007

"Let's go home, Debbie !" (Si les ricains n'étaient pas là...)

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La découverte des saillies anti-américaines qui parsèment les textes de Baudelaire consacrés à Poe laissent un sentiment mêlé : notre grand poète-théoricien fut-il génial prophète ? Est-il au contraire le parfait représentant d'un état d'esprit français facile et envieux ? A moins que ce qui fut sa lucidité propre ne soit devenu au fil du temps pont-aux-ânes de notre suffisance et de notre inquiétude.

On peut aussi considérer que lorsqu'il évoque les Etats-Unis, Baudelaire parle surtout de la France - comme ce sera le cas lorsqu'il séjournera en Belgique - et comme nous faisons beaucoup nous-mêmes - si nous n'avions pas le sentiment que "notre continent [est] déjà trop américain" ("Pléiade", t. II, p. 293), nous ne serions pas plus choqués par les fast-foods et Paris Hilton que nous ne le sommes par le goût des chinois pour la viande de chien ou que nous ne l'avons été par l'élection d'une actrice porno à la députation en Italie.

Les textes que je vais citer - au même titre d'ailleurs que ceux de Chateaubriand, qui, lui, a vu l'Amérique naître - n'en sont pas moins fulgurants. Baudelaire fait même ce que Chateaubriand, qui a pourtant connu les Indiens, et sauf erreur de ma part, ne fait pas, au moins explicitement et d'un point de vue théorique, à savoir du comparatisme antropologique entre l'avant - les sociétés primitives - et l'après - le futur, l'Amérique (cette "grande barbarie éclairée au gaz" (p. 297)).

Cela commence par une incise (p. 321) : "Dans ce bouillonnement de médiocrités, dans ce monde épris des perfectionnements matériels - scandale d'un nouveau genre qui fait comprendre la grandeur des peuples fainéants..." - et cela se poursuit, quelques paragraphes plus loin (pp. 325-326), par une analyse, comme si Baudelaire reprenait cette incise au vol, si j'ose dire, et s'attachait à l'approfondir :

"Nul philosophe n'osera proposer pour modèles ces malheureuses hordes pourries, victimes des éléments, pâture des bêtes, aussi incapables de fabriquer des armes que de concevoir l'idée d'un pouvoir spirituel et suprême. Mais si l'on veut comparer l'homme moderne, l'homme civilisé, avec l'homme sauvage, ou plutôt une nation dite civilisée avec une nation dite sauvage, c'est-à-dire privée de toutes les ingénieuses inventions qui dispensent l'individu d'héroïsme, qui ne voit que tout l'honneur est pour le sauvage ? Par sa nature, par nécessité même, il est encyclopédique, tandis que l'homme civilisé se trouve confiné dans les régions infiniment petites de la spécialité. L'homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l'homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l'idéal. Quelle lacune oserons-nous lui reprocher ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? il a le dandy, suprême incarnation de l'idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d'une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. Comparerons-nous nos yeux paresseux et nos oreilles assourdies à ces yeux qui percent la brume, à ces oreilles qui entendraient l'herbe qui pousse [référence à un personnage de Mme de Staël, semble-t-il] ? Et la sauvagesse à l'âme simple et enfantine, animal obéissant et câlin, se donnant tout entier et sachant qu'il n'est que la moitié d'une destinée, la déclarerons-nous inférieure à la dame américaine dont M. Bellegarigue (rédacteur du Moniteur de l'Epicerie !) a cru faire l'éloge en disant qu'elle était l'idéal de la femme entretenue ?"


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On aura sans doute remarqué que non seulement Baudelaire ne recule pas devant les conséquences, disons machistes pour aller vite, de son attitude comparative, mais qu'il en remet même une couche, légèrement fantasmatique, en ce sens. Quelques lignes plus loin (le texte original est disponible ici), il ne recule pas non plus devant ses conséquences humaines :

"Quant à la religion (...), j'avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès [dieu gaulois exigeant des sacrifices humains] à celui de Mammon ; et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d'hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n'immole les populations qu'à son intérêt propre. De loin en loin, ces choses sont encore entrevues, et j'ai trouvé une fois dans un article de M. Barbey d'Aurevilly une exclamation de tristesse philosophique qui résume tout ce que je voudrais dire à ce sujet : « Peuples civilisés, qui jetez sans cesse la pierre aux sauvages, bientôt vous ne mériterez même plus d'être idolâtres ! »"

Nous voilà, via l'influence de Joseph de Maistre, revenus sur les terres d'un Bataille ou d'un Girard. Rappelons néanmoins, de peur que la fascination exercée par Baudelaire ne nous entraîne dans une dichotomie trop stricte, que le sacrifice humain n'est pas l'apanage de toutes les sociétés primitives, tant s'en faut, et qu'il n'y a pas à choisir nécessairement (Trobriand forever !), même si nos propres sociétés semblent redécouvrir cette pente, entre Teutatès et Mammon - d'ailleurs, nous avons plutôt tendance à avoir les deux pour le prix d'un, et de plus en plus. Qui vivra verrra.

La suite est plus convenue peut-être, mais contient assez de perles pour que je ne m'abstienne pas de la citer (p. 327-328) :

"Il sera toujours difficile d'exercer, noblement et fructueusement à la fois, l'état d'homme de lettres, sans s'exposer à la diffamation, à la calomnie des impuissants, à l'envie des riches, — cette envie qui est leur châtiment ! — aux vengeances de la médiocrité bourgeoise. Mais ce qui est difficile dans une monarchie tempérée ou dans une république régulière, devient presque impraticable dans une espèce de capharnaüm, où chaque sergent de ville de l'opinion fait la police au profit de ses vices, — ou de ses vertus, c'est tout un ; — où un poète, un romancier d'un pays à esclaves, est un écrivain détestable aux yeux d'un critique abolitionniste ; où l'on ne sait quel est le plus grand scandale, — le débraillé du cynisme ou l'imperturbabilité de l'hypocrisie biblique. Brûler des nègres enchaînés, coupables d'avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l'honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l'Ouest, que les Sauvages (ce terme a l'air d'une injustice) n'avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois [intéressant point pour une généalogie de l'avortement], tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l'inventeur de la morale de comptoir, le héros d'un siècle voué à la matière. Il est bon d'appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalités, en un temps où l'américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu'un archevêque a pu nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique."


En guise de conclusion, je me permettrai de rappeler cette idée, empruntée à Olivier Razac et évoquée dans un de mes premiers textes, selon laquelle "les Nord-Américains ont transféré sur le cow-boy, dans la réalité valet des basses œuvres des hommes d'affaires, les valeurs de l'Indien qu'ils ont génocidé : sens de l'honneur, goût de la solitude, de l'indépendance, de la liberté, des grands espaces... " - ce que le fait que le merveilleux chef indien de La prisonnière du désert soit interprété par un acteur allemand confirme à sa manière...

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U.S. go home...?

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mercredi 16 mai 2007

Liens.

Juste pour signaler une légère réorganisation des liens, avec quelques nouveautés. On est prié de ne pas trop chercher à interpréter l'ordre dans lequel ces sites sont conseillés, je me suis contenté de respecter le principe "A tout seigneur tout honneur". Et bien évidemment, beaucoup d'autres sites auraient pu être mentionnés, mais je préfère ne pas être inflationniste, au moins dans un premier temps.

Ceci en guise de substitut, temporaire j'espère, à la "base documentaire" évoquée dans un appel solennel qui fut un bide retentissant - pas une initiative de votre part, vous êtes des larves, et probablement des esclaves salariés. Dieu vous le rendra.

Quoi qu'il en soit, voici deux textes intéressants, sur lesquels je reviendrai aussitôt que possible :

- "Agir de soi-même" ;

- "Holisme et individualisme.


Au plaisir !

mardi 8 mai 2007

Atteindre son Graal.

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Inde, 1978.


Telle est l'impression que j'ai pu ressentir ce lundi 7 mai, à la lecture de la Méthode de critique que Baudelaire publia en préambule de son compte-rendu de l'exposition universelle de 1855.

Il n'y a pas de hasard, bien sûr, puisqu'il s'agit là d'un texte qui a influencé Vincent Descombes, lequel l'a mis en rapport avec l'anthropologie comparative de Tocqueville et Dumont. Nous sommes donc en terrain connu - et pourtant, j'ai pu en certains moments me bercer de la douce illusion que certaines incises avaient été écrites en pensant à moi. Mazette, quitte à parler de moi, il est aussi bien que Baudelaire le fasse à ma place ! Il n'est en tout cas pas si fréquent de voir mêlés aussi intimement les domaines philosophique, artistique, historique, anthropologique, psychologique et éthique, en une unité d'autant plus logique qu'elle est l'objet même de la démonstration. Extraits. Je souligne quelques traits particulièrement bienvenus.

"Il est peu d’occupations aussi intéressantes, aussi attachantes, aussi pleines de surprises et de révélations pour un critique, pour un rêveur dont l’esprit est tourné à la généralisation aussi bien qu’à l’étude des détails, et, pour mieux dire encore, à l’idée d’ordre et de hiérarchie universelle, que la comparaison des nations et de leurs produits respectifs. Quand je dis hiérarchie, je ne veux pas affirmer la suprématie de telle nation sur telle autre. Quoiqu’il y ait dans la nature des plantes plus ou moins saintes, des formes plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins sacrés, et qu’il soit légitime de conclure,d’après les instigations de l’immense analogie universelle, que certaines nations – vastes animaux dont l’organisme est adéquat à leur milieu, – aient été préparées et éduquées par la Providence pour un but déterminé, but plus ou moins élevé, plus ou moins rapproché du ciel, – je ne veux pas faire ici autre chose qu’affirmer leur égale utilité aux yeux de CELUI qui est indéfinissable, et le miraculeux secours qu’elles se prêtent dans l’harmonie de l'univers.

Un lecteur, quelque peu familiarisé par la solitude (bien mieux que par les livres) à ces vastes contemplations, peut déjà deviner où j’en veux venir ; – et, pour trancher court aux ambages et aux hésitations du style par une question presque équivalente à une formule, – je le demande à tout homme de bonne foi, pourvu qu’il ait un peu pensé et un peu voyagé, – que ferait, que dirait un Winckelmann moderne (nous en sommes pleins, la nation en regorge, les paresseux en raffolent), que dirait-il en face d’un produit chinois, produit étrange, bizarre, contourné dans sa forme, intense par sa couleur, et quelquefois délicat jusqu’à l’évanouissement ? Cependant c’est un échantillon de la beauté universelle ; mais il faut, pour qu’il soit compris, que le critique, le spectateur opère en lui-même une transformation qui tient du mystère, et que, par un phénomène de la volonté agissant sur l’imagination, il apprenne de lui-même à participer au milieu qui a donné naissance à cette floraison insolite. Peu d’hommes ont, – au complet, – cette grâce divine du cosmopolitisme ; mais tous peuvent l’acquérir à des degrés divers. Les mieux doués à cet égard sont ces voyageurs solitaires qui ont vécu pendant des années au fond des bois, au milieu des vertigineuses prairies, sans autre compagnon que leur fusil, contemplant, disséquant, écrivant. Aucun voile scolaire, aucun paradoxe universitaire, aucune utopie pédagogique, ne se sont interposés entre eux et la complexe vérité. Ils savent l’admirable, l’immortel, l’inévitable rapport entre la forme et la fonction. Ils ne critiquent pas, ceux-là : ils contemplent, ils étudient.


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Trobriand, 1918.

Si, au lieu d’un pédagogue, je prends un homme du monde, un intelligent, et si je le transporte dans une contrée lointaine, je suis sûr que, si les étonnements du débarquement sont grands, si l’accoutumance est plus ou moins longue, plus ou moins laborieuse, la sympathie sera tôt ou tard si vive, si pénétrante, qu’elle créera en lui un monde nouveau d’idées, monde qui fera partie intégrante de lui-même, et qui l’accompagnera, sous la forme de souvenirs, jusqu’à la mort. Ces formes de bâtiments, qui contrariaient d’abord son oeil académique (tout peuple est académique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé), ces végétaux inquiétants pour sa mémoire chargée des souvenirs natals, ces femmes et ces hommes dont les muscles ne vibrent pas suivant l’allure classique de son pays, dont la démarche n’est pas cadencée selon le rythme accoutumé, dont le regard n’est pas projeté avec le même magnétisme, ces odeurs qui ne sont plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses dont la couleur profonde entre dans l’œil despotiquement, pendant que leur forme taquine le regard, ces fruits dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle au palais des idées qui appartiennent à l’odorat, tout ce monde d’harmonies nouvelles entrera lentement en lui, le pénétrera patiemment, comme la vapeur d’une étuve aromatisée ; toute cette vitalité inconnue sera ajoutée à sa vitalité propre ; quelques milliers d’idées et de sensations enrichiront son dictionnaire de mortel, et même il est possible que, dépassant la mesure et transformant la justice en révolte, il fasse comme le Sicambre converti, qu’il brûle ce qu’il avait adoré, et qu’il adore ce qu’il avait brûlé."


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Irak, 1955.

"J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, de m’enfermer dans un système pour y prêcher à mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. Et toujours mon système était beau, vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout ; du moins il me paraissait tel. Et toujours un produit spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner un démenti à ma science enfantine et vieillotte, fille déplorable de l’utopie. J’avais beau déplacer ou étendre le critérium, il était toujours en retard sur l’homme universel, et courait sans cesse après le beau multiforme et versicolore, qui se meut dans les spirales infinies de la vie. Condamné sans cesse à l’humiliation d’une conversion nouvelle, j’ai pris un grand parti. Pour échapper à l’horreur de ces apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement résigné à la modestie : je me suis contenté de sentir ; je suis revenu chercher un asile dans l’impeccable naïveté. J’en demande humblement pardon aux esprits académiques de tout genre qui habitent les différents ateliers de notre fabrique artistique. C’est là que ma conscience philosophique a trouvé le repos ; et, au moins, je puis affirmer, autant qu’un homme peut répondre de ses vertus, que mon esprit jouit maintenant d’une plus abondante impartialité.

Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes chargés d’exprimer le beau se conformaient aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de la terre, puisque tous les types, toutes les idées, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unité, monotone et impersonnelle, immense comme l’ennui et le néant. La variété, condition sine qua non de la vie, serait effacée de la vie. Tant il est vrai qu’il y a dans les productions multiples de l’art quelque chose de toujours nouveau qui échappe éternellement à la règle et aux analyses de l’école ! L’étonnement, qui est une des grandes jouissances causées par l’art et la littérature, tient à cette variété même des types et des sensations. – Le professeur-juré, espèce de tyran-mandarin, me fait toujours l’effet d’un impie qui se substitue à Dieu."

Suit la célèbre formulation du Beau comme "toujours bizarre". Puis :

"Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. – Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.


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Paris, 1900.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?"

Sur le paragraphe précédent : Musil exprime une idée comparable en la formulant plus clairement : des progrès "incontestables" dans certains domaines ne signifient pas nécessairement un progrès global - tant s'en faut.

"L’aurore fut jadis à l’orient, la lumière a marché vers le sud, et maintenant elle jaillit de l’occident. La France, il est vrai, par sa situation centrale dans le monde civilisé, semble être appelée à recueillir toutes les notions et toutes les poésies environnantes, et à les rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrées et façonnées. Mais il ne faut jamais oublier que les nations, vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois que les individus. Comme l’enfance, elles vagissent, balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturité, elles produisent des oeuvres sages et hardies. Comme la vieillesse, elles s’endorment sur une richesse acquise. Souvent il arrive que c’est le principe même qui a fait leur force et leur développement qui amène leur décadence, surtout quand ce principe, vivifié jadis par une ardeur conquérante, est devenu pour la majorité une espèce de routine. Alors, comme je le faisais entrevoir tout à l’heure, la vitalité se déplace, elle va visiter d’autres territoires et d’autres races ; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus héritent intégralement des anciens, et qu’ils reçoivent d’eux une doctrine toute faite. Il arrive souvent (cela est arrivé au Moyen Age) que, tout étant perdu, tout est à refaire."

J'ai supprimé une allusion au mythique Pierre Leroux, que les lecteurs du XIXè siècle à travers les âges connaissent bien. Le cas de Baudelaire prouve d'ailleurs bien que l'opposition entre occultisme et socialisme d'une part (que P. Muray juge indissociables), et catholicisme d'autre part, sur laquelle est construit ce livre, souffre d'intéressants, et même de capitaux contre-exemples. On ne peut en tout cas ici que se reconnaître dans des auteurs, qui, à des degrés divers et de façons différentes, sont, tels Baudelaire, J.-P. Voyer et V. Descombes, venus à la pensée de la totalité (ou de l'harmonie, ou de la hiérarchie, ou du holisme...) par la gauche (ou par le socialisme, le marxisme...) et qui ne l'ont pas oublié - c'est-à-dire, notamment, pour rester sur la Méthode de Baudelaire, qui sont sensibles autant, et ceci parce que cela, à l'unité permanente de l'ensemble qu'à la nouveauté perpétuelle qui en surgit. Ce qui doit permettre d'éviter aussi bien la fuite en avant que l'hypothétique ("Progrès" ou pas) retour en arrière.


Bref, c'est magique.

Un petit merci à M.-E. Nabe en guise de conclusion (pessimiste ?) :

"Léon Bloy, ce sont des yeux de vache très intelligente, parce que le train qu'elle regarde passer est celui de toute la bêtise du monde."



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France, 1887.

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samedi 5 mai 2007

Un peu de tendresse dans ce monde de brutes.

"Plus tard, on joue au Zapata, on veut égorger les propriétaires et couper la tête des Yankees : on a bien raison.

L'instrument de musique du zapatiste est cette ravissante machette sur la lame de laquelle se mélangent méchamment les couleurs des haricots et de la bile, de la courge et de la cervelle, de la banane et du nez morveux. Les rouges des piments sont indissociables du sang le plus yankee. Une langue habile peut y retrouver les goûts mixés de mille tortillas et des oreilles d'instituteurs cuisinés... Des compagnies de frelons comme de petites danseuses les suivent, et des colonies entières de fourmis rouges à la trace rampent en traîne solennelle derrière le trajet zigzaguant du bandit zapatien.

Décimer ! Incendier les propriétés ! Violer les conasses ! Etrangler les grands-mères ! Pisser sur les pianos ! Ravager les haciendas ! J'aime cette trombe de vandales en folie, cette hystérie gangstérine de ploucs impitoyables, ces destructions ferroviaires de centaures illettrés, bandolérosseries dégueulasses... Ça ne ferait pas de mal à la France un petit raz-de-marée zapato-barbare, au milieu des ordinateurs et des publicités, un ouragan hunnique ainsi qui déboule Place de la Concorde, qui hache dans le tas, sans sommation, au hasard des crapules...

Le Broussard de Zapata s'appela Jésus. Sabre au clair, là-haut dans les marécages, il désarma l'Attila du Sud et puis il cribla son corps de saint des Huns mexicains. Le colonel carranziste montra bien sur la place la dépouille aux pueblos effarés : elle y resta jusqu'à ce que le vent en disperse ce que les yeux refusèrent de croire..."


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"Le Jazz est une histoire close. C'est un musée. Les rockers minables l'ont voulu ainsi. Ils lui ont volé sa place de musique populaire universelle. On proposait aux oreilles de l'authentique, ils ont préféré l'imitation, le plagiat mal fait et blancot, la photocopie à l'original... Ce scandale sera la honte de tous les manuels d'histoire du 21è siècle. Les grands artistes du tout début ont tout fait pour que notre époque soit la plus forte, la plus majestueuse et la plus éclairée, ils ne seraient pas fiers, les cubistes, les Ravel, de voir comment en moins de trente ans nous avons détruit leur travail colossal, comment avec le Jazz, nous avons laissé écraser l'éléphant par le moustique puéril et débile ! Le Jazz justifiait tout un pays et le siècle dernier en dépendait."


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"Picasso n'est pas tragique, il peut être dramatique mais sa peinture est résolument anti-tragique. Guernica est un drame. Comme celle de Joyce, l'oeuvre de Picasso ne pathosse pas. Il n'y a aucune détresse chez eux : c'est à ce prix du reste, que la virtuosité peut délirer. Il faut s'interroger sur le hasard qui fait que les deux plus grands révolutionnaires de l'art contemporain, ceux qui ont influencé le monde entier soient à ce point dépourvus de sens tragique.

Le grand courant de la peinture tragique rase l'oeuvre de Soutine. Lui, c'est le plus grand peintre tragique. J'ai toujours voué une espèce de petit dégoût pour l'expressionnisme et surtout pour la peinture expressionniste. Tous ces barbouillistes malsains qui fractionnent les lignes et la touche sentent l'escroc à souhait : c'est une peinture si laide, si sociale, dans un pathétique si facile, l'écrasement des giclures, le brouillon arrogant !... Bref tout ce qui joue sur la corde et qui brise la lumière, dans la floklore bohème et la maladresse dégueulasse."

(Textes de M.-E. Nabe quelque peu condensés par mes soins, extraits de Zigzags, 1986, pp. 73-74, 228, 255.)


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Y'a d'la joie...

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jeudi 3 mai 2007

Montesquieu.

"Il faut remarquer qu[e] (...) les femmes n’ont jamais guère prétendu à l’égalité : car elles ont déjà tant d’autres avantages naturels, que l’égalité de puissance est toujours pour elles un empire."

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