vendredi 6 juillet 2007

Choc des "civilisations". Que Ben Laden nous protège !

(Ajout le soir.)


Un peu de René Guénon pour commencer (La crise du monde moderne, 1927, j'utilise l'édition Folio) :

- "C'est là ce sur quoi il est essentiel d'insister : l'opposition de l'Orient et de l'Occident n'avait aucune raison d'être lorsqu'il y avait aussi en Occident des civilisations traditionnelles ; elle n'a donc de sens que s'il s'agit spécialement de l'Occident moderne, car cette opposition est beaucoup plus celle de deux esprits que celle de ceux entités géographiques plus ou moins nettement définies." (p. 45)

- "Nous pensons d'ailleurs qu'une tradition occidentale, si elle parvenait à se reconstituer, prendrait forcément une forme extérieure religieuse, au sens le plus strict de ce mot, et que cette forme ne pourrait être que chrétienne, car, d'une part, les autres formes possibles sont depuis trop longtemps étrangères à la mentalité occidentale, et, d'autre part, c'est dans le Christianisme seul, disons plus précisément encore dans le catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d'esprit traditionnel qui survivent encore." (p. 52)

- "Pour restaurer la tradition perdue, pour la revivifier véritablement, il faut le contact de l'esprit traditionnel vivant, et, nous l'avons déjà dit, ce n'est qu'en Orient que cet esprit est encore pleinement vivant." (p. 56)

- "Ce n'est point être "antioccidental", si l'on peut employer ce mot, que d'être résolument "antimoderne", puisque c'est au contraire faire le seul effort qui soit valable pour essayer de sauver l'Occident de son propre désordre ; et, d'autre part, aucun Oriental fidèle à sa prope tradition ne peut envisager les choses autrement que nous ne le faisons nous-même ; il y a certainement beaucoup moins d'adversaires de l'Occident comme tel, ce qui d'ailleurs n'aurait guère de sens, que de l'Occident en tant qu'il s'identifie à la civilisation moderne. Quelques-uns parlent aujourd'hui de "défense de l'Occident", ce qui est vraiment singulier, alors que (...) c'est celui-ci qui menace de tout submerger et d'entraîner l'humanité entière dans le tourbillon de son activité désordonnée ; singulier, disons-nous, et tout à fait injustifié, s'ils entendent, comme il le semble bien malgré quelques restrictions, que cette défense doit être dirigée contre l'Orient, car le véritable Orient ne songe ni à attaquer ni à dominer qui que ce soit, il ne demande rien de plus que son indépendance et sa tranquillité, ce qui, on en conviendra, est assez légitime. La vérité, pourtant, est que l'Occident a en effet grand besoin d'être défendu, mais uniquement contre lui-même, contre ses propres tendances qui, si elles sont poussées jusqu'au bout, le mèneront inévitablement à la ruine et à la destruction ; c'est donc "réforme de l'Occident" qu'il faudrait dire, et cette réforme, si elle était ce qu'elle doit être, aurait pour conséquence toute naturelle un rapprochement avec l'Orient." (pp. 59-60)

- "Au point où les choses en sont arrivées, il est grand temps de réagir, et c'est ici, redisons-le une fois de plus, que l'Orient peut venir au secours de l'Occident, si toutefois celui-ci le veut bien, non pour lui imposer des conceptions qui lui sont étrangères, comme certains semblent le craindre, mais bien pour l'aider à retrouver sa propre tradition dont il a perdu le sens." (pp. 67-68)

- "Le monde moderne se défend par sa propre dispersion, à laquelle ses adversaires eux-mêmes ne parviennent pas à se soustraire." (p. 140 - excellent ! remarquable ! la classe !)

- "En particulier, l'Occident n'a pas à compter sur l'industrie, non plus que sur la science moderne dont elle est inséparable, pour trouver un terrain d'entente avec l'Orient ; si les Orientaux en arrivent à accepter cette industrie comme une nécessité fâcheuse et d'ailleurs transitoire [n'était-ce pas là le piège ?], car, pour eux, elle ne saurait être rien de plus, ce ne sera jamais que comme une arme leur permettant de résister à l'envahissement occidental et de sauvegarder leur propre existence. Il importe que l'on sache bien qu'il ne peut en être autrement : les Orientaux qui se résignent à envisager une concurrence économique vis-à-vis de l'Occident, malgré la répugnance qu'ils éprouvent pour ce genre d'activité, ne peuvent le faire qu'avec une seule intention, celle de se débarrasser d'une domination étrangère, qui ne s'appuie que sur la force brutale, sur la puissance matérielle que l'industrie met précisément à sa disposition ; la violence appelle la violence, mais on devra reconnaître que ce ne sont certes pas les orientaux qui auront recherché la lutte sur ce terrain" (p. 155)



Parenthèse sur René Guénon : à première vue et pour l'écrire de façon elliptique, nous serions tenté de dire que ce qui nous sépare de l'auteur de ce livre passionnant et fort stimulant, c'est Durkheim. Mais pour pouvoir développer ce point, il faudrait avoir une meilleure idée de ce que l'auteur entend par Tradition, et notamment en quoi cette Tradition s'apparente au regard que les sociétés holistes portent sur elles-mêmes. Si quelqu'un donc peut me conseiller un livre de R. Guénon plus spécialement consacré à cette "Tradition"...



Un petit détour par Arnold Toynbee pour continuer (Le monde et l'Occident, 1952, éd. Gonthier-"Médiations", pp. 33-34) :

- "Il y a sans aucun doute d'autres idées et d'autres institutions occidentales, qui sont loin d'être des bienfaits ; je n'en citerai qu'un exemple, celui du nationalisme occidental. Les Turcs, ainsi que beaucoup d'autres peuples musulmans ont subi la contagion du nationalisme, comme ils ont subi celle de bien d'autres notions occidentales, salutaires ou pernicieuses. Et nous pouvons nous demander quelle sera la conséquence de l'intrusion de cet idéal étroit dans le monde musulman où les traditions ancestrales enseignent que tous les mahométans sont frères en raison de leur religion commune et malgré les différences de race, de langue ou d'habitat. A l'heure actuelle, dans un monde où la distance a été annihilée par les progrès de la technique occidentale et où l'Occident et la Russie s'affrontent pour imposer leurs conceptions du monde, on est en droit de se demander si la fraternité traditionnelle des musulmans n'apporterait pas une meilleure solution au problème social que la tradition occidentale qui reconnaît la souveraineté et l'indépendance de chaque nation. (...) Il faut espérer que, dans le monde musulman tout au moins, cette maladie occidentale ne se propagera pas et qu'elle sera enrayée par le sentiment d'unité, si fort dans la tradition islamique. Une unité politique et sociale à l'échelle mondiale est nécessaire au salut de l'humanité, d'une façon beaucoup plus pressante aujourd'hui, à l'époque atomique, qu'elle ne le fut jamais dans le passé."



Et finissons par quelques notes saisissantes issues du Gamal Abdel Nasser (L'âge d'Homme, 2000) de Dominique de Roux. Il s'agit d'un ouvrage posthume écrit en 1972 et jamais repris par l'auteur. L'eût-il modifié, réécrit, éventuellement atténué, je l'ignore.

- "La désintégration, la mort, ne sont jamais venues en Islam de l'extérieur, comme cela a toujours été le cas pour l'Occident, mais de l'intérieur. L'Islam, qui exprime la volonté divine, ne peut en effet concevoir, dans le sens de la négation, aucune ingérence extérieure, nulle pression, nulle attaque qui risque de l'emporter sur l'unité monolithique de son origine, ni sur la puissance de sa foi. Dans l'Islam, toute irruption des ténèbres, toute subversion historique est une faille. Suivant la doctrine subversive du ver dans le fruit, l'Islam ne saurait être attaqué que de l'intérieur. Aussi le véritable combat révolutionnaire de l'Egypte nassérienne ne portait-il pas tellement sur les lignes extérieures de sa géopolitique mondiale, que sur le double anneau intérieur du combat à mort, livré pour la conquête de l'unité de l'Egypte, pour la reconquête de l'unité intérieure du monde arabe.

René Guénon : «Dans la tradition islamique, ces deux sens de la guerre, ainsi que le rapport qu'ils ont réellement entre eux, sont exprimés aussi nettement que possible par un hadîth du Prophète, prononcé au retour d'une expédition contre les ennemis extérieurs : "Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte", tandis que la guerre intérieure est "la grande guerre sainte", c'est donc que la première n'a qu'une importance secondaire vis-à-vis de la seconde, dont elle est seulement une image sensible ; il va de soi que, dans ces conditions, tout ce qui sert à la guerre extérieure peut être pris comme symbole de ce qui concerne la guerre intérieure, et ce que ce cas est notamment celui de l'épée.»

La malédiction intérieure du monde arabe, c'est l'Occident, c'est la tentative jamais accomplie de l'unité. Des Abassides à Nasser, le combat mystique de l'Islam n'a jamais cessé de s'opposer aux puissances divergentes de la négation du tout, de la désintégration, dans lesquelles se complaisent, avec une morne jouissance, les peuples de la Foi et de la pauvreté.

Dans ce sens, la révolution nassérienne est, avant tout, un retour à l'archétype fondamental de l'Islam qui, en tant que volonté de l'unique, à la fois imposée et sacrificiellement vécue, devient à tout instant attestation vivante de l'unique, et, en tant que tel, une action de retour révolutionnaire à l'unité des origines, à l'unité de la fin." (pp. 21-23)

- "De 1962 à la veille de la guerre de 1967, Nasser va se débattre et s'enliser dans les yéméneries du monde arabe, sac de vipères de débiles mentaux à la Hussein et de traîtres abjects à la Hassan II faits tous les deux pour s'entendre avec les Farouk, cour d'eunuques et autres ballets tantousards qui profitent de la pauvreté du monde arabe et l'empêchent de faire face aux recommencements du monde.

Jusqu'à sa mort, Nasser va s'épuiser dans ces combats subalternes - fiascos qui n'en finissaient plus d'être préliminaires. Et quand l'unité du monde arabe un jour sera réalisée, il portera à jamais, cet empire, comme une autre Kaaba, le deuil de cet homme foudroyé par la honte du combat qu'on lui infligea contre ses frères et contre lui-même, pour mieux les réunir." (p. 44)

- "Le 29 novembre 1947 fut marqué par le vote moralement concussionnaire et politique criminel des Nations unies qui donnait à l'impérialisme israélien la possibilité de passer à l'éviction et même au massacre du peuple palestinien, gênant de par sa seule existence. Devant cet acte de solution finale, les jeunesses arabes et surtout égyptiennes, alors que l'attitude de leurs gouvernements était plus que suspecte, se levèrent en masse poour faire face à la situation." (p. 39)

Entre parenthèses, la "proximité" revendiquée par Maurice Dantec à l'égard de Dominique de Roux, apparaît soit comme une louable ouverture d'esprit, soit comme une preuve d'inconscience, lorsqu'on lit ces lignes ou celles qui suivent, ou que l'on pense au titre du chapitre III : "Le sionisme, avant-garde stratégique avancée du complot impérialiste mondial".

- "Quand on approfondit les problèmes de l'unité arabe, il nous faut poser, comme ne manque pas de le faire la nouvelle géopolitique égyptienne, le préliminaire total, qui est celui de la différence de structure politique et sociale existant actuellement entre les diverses nations qui, de l'Atlantique au golfe Arabique, constituent ensemble le monde de la communauté de destin arabe.

Quelle structure communautaire de destin y a-t-il entre un régime socialiste d'avant-garde, comme ceux de l'Algérie et de la Libye, et les Etats néolithiques du Koweit, du Maroc, etc. ? L'interrogation décisive. La dialectique négative de l'impossibilité structurale d'une grande politique arabe commune représente en effet la faille par où ne cessent de s'introduire la contradiction fatale, les antagonismes politiques soigneusement entretenus, au sein du monde arabe, par les services spéciaux de Tel-Aviv, par les grandes agences sionistes internationales." (p. 84)

- "La question du sens de l'histoire aujourd'hui, à l'heure où de Hegel à Marx la dialectique s'est dégradée en sous-histoire, instrument et moteur subalterne de la fin de l'histoire, de son immobilisation face à l'opacité et au ralentissement de sa capture dramatique au piège des totalitarismes décadents et nuls, la question du sens de l'histoire, dis-je, débouche sur le vide de tout cycle historique replié sur lui-même. Autrement dit, la question du sens de l'histoire ne se pose plus en termes de destin, ni en termes de liberté comme l'eussent voulu un Malraux et, derrière celui-ci, un Saint-Just, mais termes de crime et, au-delà du crime, en termes de putréfaction, en termes non pas d'orgueil brisé, mais d'humiliation humiliée.

Les bourreaux par les temps qui courent s'effacent lentement devant la dictature atroce et somptueuse des victimes.

Dans ce coin du monde où la géopolitique (...) situe le lieu du grand tournant final de l'histoire mondiale en Méditerranée orientale, ce qui constitue et illustre la part de la victime face à l'humiliation, qui en édifie sans cesse le projet historique et la très fragile intelligence historique nouvelle, n'est que l'écartèlement, que l'écrasement sacrificiel de la nation palestinienne par les agents du néant et leurs totems morts et illusoires. Ainsi, dans cette région du monde, parfois, recouvrait-on les idoles mortes de quartiers de chair humaine encore vivante pour se donner l'illusion de faire vivre ce qui n'appartient qu'à la mort. Mais, en même temps, c'est par là que s'infiltrent les courants souterrains de l'histoire mondiale en marche, le grand clivage révolutionnaire des forces qui se rassemblent obscurément et se tiennent tête, pour l'heure où il leur faudra répondre à l'appel anti-impérialiste du jour." (pp. 88-89)


Et voici la fin du livre, p. 96 :

- "En conclusion, et tout est là, il aura fallu deux guerres mondiales intra-occidentales pour que le centre de décision géopolitique se déplace de l'Europe centrale vers le Moyen-Orient, deux guerres mondiales pour que la Palestine - ce que Menahem Begin appelait la patrie historique du peuple juif en terre d'Israël - devienne le centre géopolitique du monde.

Pour ceux qui savent surprendre l'essentiel, la clé de la politique mondiale en 1972 tient dans la thèse géopolitique de pointe selon laquelle, peut-on dire, qui tient la Palestine tient le monde.

En effet, qui tient la Palestine tient le monde."





Ajout du soir (espoir).

Oui, concernant l'attirance que peut avoir Maurice Dantec pour Dominique de Roux, j'ai été un peu rapide ce matin. Par-delà les différences quant aux diagnostics géopolitiques, une certaine vision apocalyptique de l'histoire, un certain goût aussi pour la pose, peuvent rapprocher les deux auteurs, étant bien entendu, sur ce que je connais d'eux, que D. de Roux atteint par moments un niveau que je n'ai jamais vu M. Dantec effleurer, tant s'en faut.

Un exemple parmi d'autres :

- "Catholique puisqu'il avait dépassé le catholicisme, humain puisqu'il avait dépassé l'homme - donc tout ce qui est étranger à l'homme lui était familier -, français parce qu'il n'avait plus d'illusions sur la France, Baudelaire aurait pu être un extraordinaire ministre des Affaires étrangères. Il avait en effet une vue transcendantale de la société et de l'histoire, et il ne s'inventait pas les principes à partir de l'analyse des choses qui sont, il allait vers les choses qui sont à partir du principe qui les fait être." (Immédiatement, 1972, rééd. "La petite vermillon", p. 109)


Et puis un autre, pour la route :

- "Un des secrets de Dostoïevski : il a prévu l'avènement du matriarcat sur le père, la démocratie ou le règne du clitoris, l'amazonisation." (p. 122)

Mais nous parlerons du clitoris, cet organe à la fois merveilleux, impossible et bien pratique, plus tard...

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