samedi 29 septembre 2007

Du Pape. (Tous les chemins... I)

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Dans le premier volume de ses Exorcismes spirituels (p. 170-172), au cours d'un texte consacré à Zola, Philippe Muray explique, de façon plus détaillée que dans son XIXè siècle à travers les âges, le dogme de l'infaillibilité pontificale.

"Comment ne pas être un enfant ? Comment arrêter de se demander d'où viennent les enfants ? Quelqu'un a-t-il le droit de s'affirmer sorti de la commune mesure infantile ? Oui, répond l'Eglise en 1870. Quelqu'un. Pas tout le monde. Un. C'est une nouvelle qui tombe comme la foudre sur les contemporains alors que, comme tout dogme, celui-ci a été longuement, laborieusement préparé par des siècles de débats, d'intuitions, de contradictions. Mais allez donc expliquer ça alors que la plupart sont persuadés qu'il s'agit d'une lubie ridicule ! (...)

Tout cela va faire une crise profonde, et bien compréhensible, dans la chrétienté. Mais ce qui est intéressant, c'est que cette crise en signale une autre dans l'humanité en enfance, une crise bien plus profonde encore puisque, au moment où commence à se diffuser l'idée que Dieu est mort et où chacun commence donc à avoir la prétention de maîtriser sa vie, eh bien quelqu'un arrive et se proclame comme étant le seul à avoir le privilège de ne pas errer. Quelqu'un qui serait, par grâce, préservé de toute erreur dans son magistère. On peut difficilement imaginer plus à contre-courant des souhaits de la communauté qui, pour autant qu'elle attende encore quelque chose du pape, réclamerait justement le contraire si l'on en croit Zola : qu'il devienne enfin philanthrope ! Qu'il passe son temps à justifier la Vie, la Nature, le Futur, la Justice, je ne sais quoi encore. En tout cas pas sa propre perfection. C'est énorme. C'est tellement énorme que personne n'a plus jamais osé aborder cette affaire, ce qui fait que personne ne sait plus non plus de quoi il s'agit. Zola, lui, contemporain du dogme, savait encore plus ou moins. Mais si l'on interroge un catholique d'aujourd'hui à propos de l'infaillibilité, il y a de grandes chances pour que son discours soit une resucée sans le savoir de la leçon protestante à ce sujet : il n'existe aucune infaillibilité et tout le monde est libre d'interpréter la parole obscure de Dieu selon sa conscience. Ce qui implique qu'il y a intérêt à ce que la parole de Dieu reste le plus obscure possible de façon à ce que la conscience de chacun se développe aussi en toute liberté. La Rome nouvelle du curé des Trois villes [de Zola] dit à peu près la même chose, la Congrégation de l'Index [qui condamne le livre du héros] ne va pas s'y tromper : à l'exercice de la liberté de conscience sans limites, c'est la prétention à l'infaillibilité de chacun qui risque aussi de se développer. On pourrait donc définir l'infaillibilité pontificale comme un encouragement donné à chacun à se mettre en doute. Bien entendu, cet encouragement n'a pas été écouté, mais nous avons, grâce à ce dogme, la preuve qu'il y a quelque part quelqu'un qui a pressenti le formidable règne de narcissisme et de puérilité dans lequel l'humanité était en train de s'engager.

Le dogme de l'infaillibilité réservée à un seul est donc une manière de presser la masse humaine pour lui faire exprimer le contraire de ce qu'elle veut penser : qu'elle n'est faite que d'actes manqués, que d'échecs de la parole. Que nous ne savons pas ce que nous disons. L'infaillibilité pontificale comprend en elle-même la faillibilité de chacun des membres du genre humain, et ce serait facile de démontrer que, sous une forme « rationnelle », la psychanalyse n'est rien venu dire de très différent de ce que raconte le dogme hyper-complexe de l'infaillibilité. La démonstration freudienne que la vie quotidienne est bourrée d'actes manqués et la déclaration d'infaillibilité papale désignent la même direction. D'autant plus - et cela évidemment n'a été vu par personne - qu'il n'est jamais dit que le pape lui-même ne se trompe pas dans son comportement individuel et ses opinions privées. Au contraire : dans ce cas-là, il est logé à la même enseigne que n'importe qui. C'est seulement en tant que docteur suprême de l'Eglise, quand il prend une position qui oblige au nom de la foi d'une manière universelle, qu'il est préservé de l'erreur. Seulement là. Ce qui fait que le dogme de l'infaillibilité du pape est aussi une façon d'insister sur la faillibilité de n'importe quel pape lorsqu'il ne s'exprime pas ex cathedra. La solidarité ou la complicité de la démonstration freudienne et du dogme de Pie IX auraient sûrement étonné Freud et le pape, mais tant pis. C'est comme ça. L'obligation, pour un catholique, de croire à l'infaillibilité pontificale met en accusation la croyance de tout un chacun à sa propre infaillibilité. Mise en accusation que chaque analysant paie pour trouver sur un divan. Il est comique de penser que c'est ça que l'on va très sérieusement chercher dans la psychanalyse, alors que, si c'est formulé ailleurs, par exemple dans un concile, ça mérite la réprobation la plus convulsive. Mais passons. Freud lui-même, on le sait, a mis des années à se donner la permission d'entrer dans Rome. Ça a été toute une histoire pour lui. On ne va pas demander à ses descendants inconscients d'avancer plus loin. Sa réaction, en 1901, quand il pénètre enfin dans la cité qu'il s'était si longtemps interdite, ressemble d'ailleurs à du Zola : « Je ne puis supporter le mensonge de la rédemption des hommes, qui dresse si orgueilleusement sa tête vers le ciel. »"



En guise de complément, deux brèves :

- dans la série "Désenchantement mon cul", cette remarque de Musil :

"Un magasin de gants : que de connexions, que d'inventions avant qu'une peau de chèvre soit tendue sur une main de dame et que la peau de bête soit jugée plus élégante que notre propre peau !" (Troisième partie, ch. 22)

(ce que l'on peut rapprocher de la vision de l'institution chez Castoriadis et Descombes) ;

- dans la série "L'enfer impérialiste est pavé de bonnes intentions", la façon dont Emmanuel Todd nous explique à quel point ce serait mal de bombarder l'Iran, a tout d'un appel à l'enculisme. A quoi ça sert qu'Ahmadinejad se décarcasse ?


ahmadinejad

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samedi 22 septembre 2007

"Sans doute, l'animal forme aussi des sociétés..."

socDurkheim

Je sais, ça change de Gloria et d'Ava, mais il n'y a pas que les femmes dans la vie, il y a le holisme aussi...


Voici la seconde partie du texte de Philippe de Lara. Je me permets plus de coupures que dans la première partie, sans j'espère supprimer de nuance essentielle, et m'autorise quelques remarques "de ponctuation", ainsi que quelques soulignures pour certaines idées importantes et certaines expressions heureuses. J'ai enlevé les références des citations de Durkheim et Dumont, il suffit de me contacter pour les obtenir.



"DURKHEIM DÉJÀ

Anthropologie ou histoire, anthropologie et histoire : pour cerner de plus près la difficulté et justifier la thèse qu'elle est constitutive, incontournable, je voudrais maintenant en montrer la présence aux origines de la sociologie chez Durkheim.

Dans leurs commentaires sur Durkheim, Dumont et Descombes opposent à juste titre la voie anthropologique à l'évolutionnisme linéaire (ce que Evans-Pritchard appelle plaisamment le « progressionnisme »), mais il ne faut pas en faire une alternative simple, discontinuité ou progrès. Dumont a considérablement éclairé le problème de l'identification de la modernité avec la distinction entre individu empirique et individu normatif (...).

« Pour commencer, écrit Dumont, nombre d'imprécisions et de difficultés viennent de ce que l'on manque à distinguer dans l'"individu" :

1. L'agent empirique, présent dans toute société, qui est à ce titre la matière première principale de toute sociologie.

2. L'être de raison, le sujet normatif des institutions ; ceci nous est propre, comme en font foi les valeurs d'égalité et de liberté, c'est une représentation idéelle que nous avons. [note de Philippe de Lara : sur cette distinction, voir Le complément de sujet, ch. 33, et l'article de V. Descombes auquel je [AMG] vous ai renvoyé, "Individuation et individualisation".] »

De manière un peu sauvage sans doute, je prends ce « pour commencer » à la lettre : ce n'est qu'un début en effet, cette distinction ne suffit pas à elle seule à clarifier le concept d'individualisme, à situer la révolution moderne des valeurs par rapport aux autres formes d'humanité sans reconstituer une philosophie de l'histoire. Je me bornerai à un argument, là où il faudrait une démonstration plus articulée : cette distinction n'est pas nouvelle, Dumont ne fait là qu'expliciter une thèse cardinale de l'école française de sociologie, l'individu est une valeur. Le point n'est pas clair encore dans La division du travail social, comme l'a montré Descombes à juste titre, mais il est le leitmotiv du Suicide, quatre ans plus tard. [Durkheim] y définit l'individualisme comme « cette éthique qui met si haut la personnalité humaine qu'elle ne peut plus se subordonner à rien ». Curieusement, Durkheim emploie « individuation » au sens biologique (« empirique ») et au sens social (« normatif ») et n'utilise pas « individualisation », pourtant à portée de main. Il est néanmoins hors de doute qu'il fait la distinction exposée par Dumont. Ce que Dumont signale d'ailleurs à demi-mot. Il admet le fait, note le flottement de vocabulaire chez Durkheim, et conclut que Durkheim et Mauss sous-estiment le gouffre entre la valeur moderne et les autres, à la différence de Polanyi. Une lecture contestable, mais dont on comprend l'importance chez Dumont : l'analyse du totalitarisme est la grande affaire de son travail, et la considération de ce gouffre, des dangers du court-circuit entre individualisme et holisme est la clé de son analyse des « malheurs de la démocratie ».

- je reproduis en annexe les textes de Dumont auxquels Philippe de Lara fait allusion, de façon un rien trop rapide je pense. Je vous en laisse juge.

L'irruption du principe d'individualité dans l'histoire a un moment assignable, en un sens où l'individuation personnelle des humains n'en a pas. Mais l'individuation personnelle est elle-même un phénomène social (de ce point de vue, l'expression « agent empirique » n'est pas très heureuse). C'est pourquoi le problème de l'individualisation naissante est chez Durkheim le lieu où affleure notre problème de la tension entre anthropologie et histoire, entre le miroir de la comparaison et l'évolutionnisme. Voici comment Durkheim, dès ses premiers travaux, distingue sans ambiguïté entre l'individu comme valeur et comme fait, et comment néanmoins il reste attaché à une vue évolutionniste de la modernité.

La question qui est le point de départ de son premier livre, La division du travail social : « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire ? », semble avoir l'allure d'une énigme historique, à laquelle répond la théorie des deux types de solidarité. L'évolution des sociétés peut être schématisée comme le passage de sociétés relativement simples, à solidarité mécanique, c'est-à-dire dont la cohésion repose sur la similitude entre les individus, à des sociétés plus complexes, à solidarité organique, fondée sur la complémentarité entre des fonctions différenciées (de même que, chez les êtres vivants complexes, les organes spécialisés se complètent pour former l'unité de l'organisme, à la différence des organismes unicellulaires ou formés de cellules identiques ou faiblement différenciées). Dans les sociétés modernes, organiques, l'individualisation est plus développée. La solidarité ne dépend pas de la proximité des individus (similitude, cohésion du groupe) mais de l'organisation complexe des fonctions. La typologie des formes de solidarité (de lien social) se résout donc en une sorte de philosophie de l'histoire, de l'évolution conjointe des types sociaux et des types d'humanité du simple au complexe. De l'homme traditionnel à l'homme moderne, il y a, à la fois, plus d'individualisation, et plus de socialisation. Mais il est possible de sortir le couple individuel-social de ce schéma historique, et c'est ce que Durkheim avait à l'esprit, de façon encore confuse au moment de La division du travail social, plus claire par la suite. Je crois d'ailleurs que l'effacement complet de la théorie des types de solidarité après 1893 s'explique par la rupture de Durkheim avec la philosophie de l'histoire évolutionniste qui, via Comte et Spencer, marquent ses premiers travaux. La relation entre la conscience collective et l'esprit individuel, pensant et agissant, devient alors une catégorie universelle, qui définit l'être social en général, qu'il soit traditionnel ou moderne. Le problème posé dans La division du travail social, une fois généralisé de la sorte, n'apparaît plus alors comme un paradoxe propre aux sociétés modernes, mais comme le trait universel de la société humaine, la complexité, ou le dédoublement, d'un tout composé de parties autonomes. L'être humain-social est « personnel et solidaire ». La véritable expression de l'entreprise de Durkheim est donnée dans la phrase qui précède immédiatement dans la préface de La division du travail social, « la question qui a été à l'origine de ce travail, c'est celle des rapports de la personnalité individuelle et de la solidarité sociale ». L'énigme historique ne fait qu'obscurcir la question, en mélangeant la catégorie générale de société et la question de ce qui distingue les sociétés modernes, c'est-à-dire celles dont l'individu est la valeur cardinale. Telle est la définition nouvelle - et j'ajouterai la définition vraie - de la modernité, qui remplacera dans Le suicide les notions d'individu « plus autonome » et de solidarité organique. Dans La division du travail social, Durkheim hésite pour ainsi dire entre une théorie historique de la différenciation et de l'individualisation accrues de l'homme moderne par rapport à l'homme traditionnel, et une théorie de l'individualisation des congénères comme trait distinctif des sociétés humaines en général, sur le fond de laquelle la spécificité des sociétés modernes est une affaire de valeur et non de degré de l'individualisation.

La conception qu'avait Durkheim des rapports entre individualisation et socialisation, est éclairée par une page étonnante de La division du travail social. Etonnante, cette page l'est parce qu'elle traite du passage de l'animalité à l'humanité, en dépit de la défiance de Durkheim pour les questions d'origine (« Comme toute institution humaine, la religion ne commence nulle part », écrit-il dans les Formes élémentaires de la vie religieuse).

- en passant : un des intérêts des travaux de René Girard est précisément qu'il a osé se confronter à cette question des origines, même si l'interdit durkheimien eut - et peut toujours avoir - sa raison d'être et sa fécondité.

C'est pourquoi il répugne à évoquer l'humanité d'avant l'institution, le moment où la société devient humaine, parce que l'imaginer outrepasse les limites de la science. Néanmoins, on peut dire qu'il éprouve la démangeaison de la question des origines : « On ne peut éviter de prendre un parti sur ce problème initial », écrivait-il quelques pages auparavant dans les Formes élémentaires, à propos de la nature de la religion première, en tant que nos hypothèses déterminent la compréhension de l'évolution des religions.

« Mais ce n'est pas tout. Tant que les sociétés n'atteignent pas certaines dimensions ni un certain degré de concentration, la seule vie psychique qui soit vraiment développée est celle qui est commune à tous les membres du groupe, qui se retrouve identique chez chacun. Mais, à mesure que les sociétés deviennent plus vastes et surtout plus condensées, une vie psychique d'un genre nouveau apparaît. Les diversités individuelles, d'abord perdues et confondues dans la masse des similitudes sociales, s'en dégagent, prennent du relief et se multiplient (...). Tandis que les individus n'agissaient qu'entraînés les uns par les autres, sauf les cas où leur conduite était déterminée par des besoins physiques, chacun d'eux devient une source d'activité spontanée. Les personnalités particulières se constituent, prennent conscience d'elles-mêmes, et cependant cet accroissement de la vie psychique de l'individu n'affaiblit pas celle de la société, mais ne fait que la transformer. » (La division du travail social, p. 339)


centaures


Cette page (...) mérite d'être citée longuement car elle élève à la dimension cosmique de l'hominisation la distinction des deux types de solidarité (mécanique et organique) et met au premier plan de la transformation un processus psychique, affectant à la fois les individus et la société. Certes, cette analyse se présente comme un rappel de la théorie évolutionniste de la succession des types de solidarité des Anciens aux Modernes mais, comme dans la position du problème, une perspective anthropologique pointe sous la perspective évolutionniste. En effet, le contexte immédiat de cette page implique qu'il ne s'agit pas ici de la différence entre sociétés mécaniques et organiques, mais de celle entre sociétés animales et sociétés humaines : « Sans doute, l'animal forme aussi des sociétés ; mais comme elles sont très restreintes, la vie collective y est très simple ; elle y est en même temps stationnaire parce que l'équilibre de si petites sociétés est nécessairement stable. » (p. 336) « Il en est tout autrement chez l'homme, parce que les sociétés qu'il forme sont beaucoup plus vastes ; même les plus petites que l'on connaisse dépassent en étendue la plupart des sociétés animales. Etant plus complexes, elles sont aussi plus changeantes. » (p. 337) « Sans doute, il serait exagéré de dire que la vie psychique commence avec les sociétés ; mais il est certain qu'elle ne prend de l'extension que quand les sociétés se développent. » (p. 338)

Dans le groupe humain proto-social, la vie psychique est simplement commune, identique chez tous les individus. Avec le développement de la société (c'est-à-dire de l'humanité stricto sensu), « une vie psychique d'un genre nouveau apparaît », les congénères deviennent des sujets. La masse des similitudes sociales cesse d'absorber l'individualité pour, au contraire, la cultiver. Chaque individu « devient une source d'activité spontanée ». La conscience collective et les consciences individuelles s'éveillent parallèlement : « cet accroissement de la vie psychique de l'individu n'affaiblit pas celle de la société, mais ne fait que la transformer. »


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Elle devient alors un tout et un sujet. Un sujet par le développement de ses représentations, d'une « vie psychique » accrue, un tout par la relation complexe qui s'instaure entre elle et les sujets individuels. Le texte semble porter tantôt sur l'individualisme contemporain, tantôt sur le passage de l'animalité à l'humanité, mais [c'est] ce dernier qui prévaut, car la modernité ne fait qu'amplifier une différenciation (individualisation) et un dédoublement entre conscience collective et consciences individuelles qui est le propre de l'humanité. La dernière phrase décrit de façon suggestive la subjectivation réciproque de la société et des individus les uns par les autres ; la société « devient plus libre, plus étendue, et comme, en définitive, elle n'a pas d'autres substrats, que les consciences individuelles, celles-ci s'étendent, se compliquent et s'assouplissent par contrecoup. » (On voit que le holisme durkheimien ne consiste pas à minorer l'initiative des personnes au profit de schémas collectifs de pensée et d'action. Bien au contraire, il est ce qui permet de distinguer dans l'action les règles sociales et les intentions individuelles.)

- très bien, très bien très important : une vision holiste n'implique en rien une vision strictement déterministe des actions (et pensées) humaines : elle fixe les limites d'une autonomie de ces actions (et pensées), en montrant comment elles influent les unes sur les autres. Il n'est ceci dit pas toujours évident dans la pratique de « distinguer règles sociales et les intentions individuelles ».

Cette page est remarquable car on y saisit Durkheim aux prises avec la difficulté d'une histoire de la modernité. Il est pris entre les pôles de l'individualisme et de l'anthropologie générale, la société moderne est tantôt un progrès inédit, tantôt l'intensification de tendances présentes dès l'origine de l'humanité. Alors que, dans [les thèses les plus connues de] La division du travail social la comparaison est absorbée dans un modèle évolutionniste, une autre conception de la comparaison affleure ici, en termes de valeurs, mais s'efface alors le processus historique de la révolution des valeurs. Cette difficulté ne nous a pas quittés.

J'ai éclairé la première formule de la comparaison (radicalité), voici quelques remarques sur la seconde (malheurs et métamorphoses). « Qu'arrive-t-il à l'idéologie moderne une fois mise en oeuvre ? » demande Dumont. Sa discussion de l'individualisme contemporain est déterminée par l'expérience du totalitarisme et de ce qui pourrait y ressembler dans l'hypermodernité et la mondialisation, l'hybridation des sociétés menaçant de reproduire à l'échelle de la rencontre [de la planète ?] le court-circuit individualisme-holisme qui a précipité les totalitarismes en Allemagne et en Russie. L'individualisme est tout-puissant et « hanté par son contraire ». Né trente ans après Dumont, Marcel Gauchet pense de l'intérieur d'une autre expérience historique, la seconde moitié du XIXè siècle et est attentif à la poursuite du parcours, à l'inédit de la condition hypermoderne, dont les périls ne sauraient être pensés suivant le modèle du totalitarisme. Que faire de cette différence ? Marcel Gauchet remarquait récemment à juste titre : « Il faut vouloir être de son temps pour l'être, il faut travailler pour y parvenir. »"

- conclusion un rien bateau et bâclée et avec laquelle je suis en désaccord, pour plusieurs raisons :

- je ne crois pas vraiment à une spécificité hypermoderne, je pense plutôt que la modernité n'a pas beaucoup évolué depuis son apparition, elle est simplement plus ou moins convulsive selon les périodes ;

- à partir de l'exemple de Hayek, j'avais retrouvé par mes propres moyens l'application de l'idée de Dumont "court-circuit individualisme-holisme naissance d'un totalitarisme" à la "pensée économique", elle n'est ici aucunement réfutée ;

- Philippe de Lara me semble ici bien peu inquiet - tout est-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou l'assurance de toucher sa paie de fonctionnaire lui donne-t-elle une trompeuse quiétude ?

Enfin, je chipote un peu, mais des gens comme de Maistre ou Dostoïevski ne voulaient pas être de leur temps, et ils le furent plus que beaucoup d'autres.

Bon, j'imagine que P. de Lara sait bien qu'il ne va pas révolutionner ce sujet en quelques lignes de conclusion, donc ne finissons pas sur une mauvaise note, et remercions-le plutôt de l'ensemble de son analyse (moi aussi, je peux faire "bateau et bâclé").





Allez, un peu de Gloria tout de même, et vive la vie...



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Annexe.

Philippe de Lara fait ici allusion à l'introduction des Essais sur l'individualisme (j'utilise l'édition "Points", laquelle, soit dit en passant, comprend six pages inédites consacrées à Saint Augustin, qui ne figuraient pas dans l'édition originale de 1983).

Dans un premier temps (pp. 14-15), Dumont évoque quelques différences entre Polanyi, Mauss et Durkheim :

"...la démonstration retentissante par Karl Polanyi du caractère exceptionnel du cas moderne sous le rapport de l'économie : partout ailleurs ce que nous appelons faits économiques est imbriqué dans le tissu social, seuls nous, modernes, les en avons extraits en les érigeant en un principe distinct. Il y a pourtant entre Mauss et Polanyi une nuance, et peut-être davantage. Chez Polanyi, la modernité, sous la forme du libéralisme économique, se situe aux antipodes de tout le reste. Chez Mauss il peut encore sembler parfois que tout le reste y conduise : il y a des moments où un reste d'évolutionnisme vient coiffer les discontinuités pourtant fermement reconnues.

- Dumont ne cite pas d'exemples. On aura néanmoins reconnu, mutatis mutandis, la problématique de Philippe de Lara, avec Polanyi dans le rôle de Dumont, et Mauss dans celui de M. Gauchet.

Il en est ainsi lorsqu'il fait référence au grand projet durkheimien de « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain », qui n'était pas sans évoquer un développement linéaire de l'humanité ainsi qu'un causalisme sociologique auquel Mauss n'avait pas tout à fait renoncé non plus. La critique radicale par Polanyi du libéralisme économique et de l'économisme même fait ressortir la distance qui s'est creusée ici entre Mauss et nous, mais cette distance ne porte nullement atteinte à la conception fondamentale, chez Mauss, de la comparaison et de l'anthropologie (...). Mauss lui-même avait du reste déjà discrètement pris ses distances vis-à-vis du scientisme et de ce qu'il y a d'hybris sociologique chez Durkheim. Et en un sens large « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain » est toujours à l'ordre du jour, elle nous apparaît seulement comme infiniment plus complexe, multiple et ardue qu'aux durkheimiens enthousiastes du début du siècle."

- j'en profite pour signaler ici que la critique par René Guénon (Le Règne de la Quantité, Gallimard, 2005, [1945], pp. 93-94) des considérations sur "l'unité de l'esprit humain" (dire anthropologie, c'est "poser l'unité du genre humain", écrivit Mauss très tôt), ne me semble pas - mais il faudrait un examen plus précis que je ne vais le faire ici - viser, en toute rigueur, et quelles que soient les intentions de l'auteur, la pratique de Mauss et Dumont. D'ailleurs, Guénon (p. 94) écrit : "tandis qu'ils s'imaginent parler de l'homme en général, la plus grande partie de ce qu'ils disent ne s'applique en réalité qu'à l'Européen moderne" : on trouve exactement la même idée chez Mauss et Dumont. - Ceci pour poser des jalons...

Dans un second temps (pp. 28-30), Dumont revient sur une recension de son livre Homo Aequalis par Vincent Descombes (in Critique, 366, novembre 1977, pp. 998-1027), recension dont la fin le gêne : V. Descombes

"s'est demandé quel rapport il y a entre le holisme de Durkheim et des siens et le totalitarisme. Durkheim n'a-t-il pas, en appelant de ses voeux pour nos sociétés des « heures d'effervescence créatrice », en 1912, idéalisé à son insu le nazisme à venir, et Mauss n'a-t-il pas confessé son embarras devant l'événement ? Il y a plus : M. Descombes semble suggérer que je reproduis à mon tour la « mésaventure » durkheimienne devant le totalitarisme. Or la distance est grande entre la définition du totalitarisme comme contradictoire que je donne et la vue commune d'un simple retour à la communion primitive ou médiévale que Mauss reprenait à son compte. Il semble donc y avoir méprise. Il se trouve que sur un point précis et fondamental j'avais marqué le dépassement des formulations durkheimiennes. Tout au début de Homo Hierarchicus, distinguant les deux sens du mot individu (l'homme particulier empirique et l'homme comme porteur de valeur), j'avais dans une note (3a) montré sur l'exemple d'un passage de Mauss lui-même la nécessité de la distinction. Or, une fois cette distinction acquise, la confusion que Descombes reproche aux durkheimiens est impossible. C'est à quoi le critique n'a pas assez pris garde. Certes Durkheim avait bien vu l'individualisme comme valeur sociale, mais il ne l'a pas construit de façon indélébile dans son vocabulaire, il n'a pas suffisamment accentué la distance que cette valeur creuse entre les modernes et les autres [en note, Dumont revient sur le premier passage cité : "C'est cette distance que nous avons vue s'accentuer nettement en passant de Mauss à Polanyi."], c'est seulement ainsi qu'il a pu à l'occasion, dans le passage des Formes élémentaires que Descombes monte en épingle

- passage qu'il faudrait (retrouver, puis) en toute justice analyser, mais nous en resterons pour l'heure à ce stade, tant pis si MM. Descombes et Dumont sont trop sévères vis-à-vis de Durkheim.

, imaginer pour les modernes une « effervescence » communautaire à la manière des tribus australiennes.

Il n'en est plus de même une fois les deux sens de l'« individu » distingués, et une fois posée sur cette base l'incompatibilité entre individualisme et holisme : du coup, tout retour prétendu au holisme au plan de la nation moderne apparaît comme une entreprise de mensonge et d'oppression, et le nazisme se dénonce comme une mascarade. L'individualisme est la valeur cardinale des sociétés modernes. Hitler n'y échappe pas plus que quiconque, et l'essai qui le concerne ici tente précisément de montrer qu'un individualisme profond sous-tend sa rationalisation raciste de l'antisémitisme.

En fait, le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l'on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l'individualisme est d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire."

- nous y revoilà, la conjonction des deux passages que j'ai soulignés le montre : nous vivons dans un monde instable et incohérent, sur la base de valeurs et de types anthropologiques qui font qu'un retour au monde traditionnel, plus stable et plus cohérent (je n'idéalise rien) a de fortes chances de précipiter la catastrophe. C'est cool. (Guénon, de ce point de vue, y allait franchement : à la fin du cycle actuel (qu'il fait quant à lui démarrer à la fin du Moyen Age), on verra apparaître "l'existence d'une autre d'humanité" (Le Règne de la Quantité, p. 141). Je dirais bien plutôt : d'autres types anthropologiques - ce qui nous ramène à la querelle sur l'unité de l'esprit humain à laquelle j'ai fait allusion plus haut.)

Il se peut qu'il y ait tout de même une autre porte de sortie, mais l'évoquer implique des développements qui n'ont pas leur place ici. Revenons donc à Philippe de Lara pour finir, lequel me semble-t-il, dans sa critique de la "lecture contestable" de Durkheim et Mauss par Dumont, fait un peu trop abstraction du contexte de cette lecture, à savoir la volonté de Dumont d'échapper au risque dénoncé par V. Descombes, et que, finalement, Dumont ne fait ici que signaler qu'il arrive ("à l'occasion") à Durkheim de s'emmêler les pinceaux, ce qui est aussi le propos de P. de Lara. Il est vrai que les problèmes sont ici singulièrement entremêlés : Dumont lit-il bien Durkheim, Dumont lit-il bien Mauss, Polanyi (que je n'ai pas lu...) a-t-il raison, Descombes lit-il bien Durkheim, Descombes lit-il bien Dumont, de Lara lit-il bien Dumont, de Lara lit-il bien Durkheim, etc. L'articulation entre d'une part la distinction Polanyi - Durkheim-Mauss, et d'autre part l'analyse du totalitarisme, peut encore être approfondie. Philippe de Lara dans sa critique de Dumont est en tout cas ici cohérent avec sa thèse d'ensemble - ce qui ne fait que nous ramener à la question principale de son texte, comment articuler continuités et discontinuités. Inutile de dire que nous y reviendrons.

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mercredi 19 septembre 2007

Où sont les femmes... Triste Europe, pauvre Europe.

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Recherchant pour un texte à venir quelques passage de Nietzsche, je tombe sur une tirade qui peut n'être pas un complément inutile à une discussion sur le site de M. Maso (j'y utilise les pseudonymes mozartiens de Guglielmo, Ferrando, et surtout Despina), Sur un sujet comme les rapports entre les sexes il est rare que l'on trouve un auteur avec qui on soit totalement d'accord : aussi bien ne signalerai-je pas ce qui me semble faux ou discutable dans ce texte. Je me contente de souligner certains passages délectables.


"Jamais les hommes n'ont traité le sexe faible avec autant de respect que de nos jours : c'est là un effet du goût démocratique, au même titre que le manque d'égard pour les gens âgés. Comment s'étonner que ce respect ait aussitôt donné lieu à des abus ?


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On demande davantage, on apprend à exiger, on estime presque humiliant ce tribut de respect, on préférerait rivaliser avec les hommes ou mieux encore entrer en lutte avec eux pour leur arracher des droits : bref, la femme perd de sa pudeur. Ajoutons tout de suite qu'elle perd aussi de son bon goût.


clem


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Elle désapprend la crainte de l'homme : mais la femme qui « désapprend de craindre » sacrifie du même coup ses instincts les plus féminins. Que la femme devienne arrogante lorsque l'homme cesse de cultiver en lui ce qui le fait redouter d'elle, lorsque, pour parler plus clairement, il abdique sa virilité, c'est là une évolution bien légitime et parfaitement compréhensible ; ce qui se comprend moins bien, c'est que la femme, du même coup, dégénère.


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Aujourd'hui nous en sommes à ce point, ne nous y trompons pas. Maintenant que l'esprit industriel, et lui seul, a triomphé de l'esprit aristocratique et militaire, la femme aspire à l'indépendance économique et juridique du commis : « la femme-commis » se tient à la porte de la société moderne en formation. En s'emparant de droits nouveaux, en s'évertuant à devenir son propre « maître », en revendiquant le « progrès » de la femme par ses oriflammes et ses oripeaux, c'est le contraire qui s'accomplit avec une effrayante évidence : la femme régresse. Depuis la révolution française l'influence de la femme a diminué en Europe à mesure qu'elle obtenait plus de droits et formulait plus de prétentions ; et l' « émancipation de la femme », pour autant qu'elle est le voeu et l'oeuvre des femmes elles-mêmes (et non pas seulement des imbéciles de l'autre sexe), se révèle comme un des symptômes les plus remarquables du graduel affaiblissement, du dépérissement des instincts les plus essentiellement féminins.


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Il entre de la bêtise dans ce mouvement, une bêtise quasi masculine, devant laquelle une femme bien constituée, donc intelligente, devrait éprouver une honte profonde. Une femme qui perd l'intuition du terrain où elle vaincra le plus sûrement ; qui dédaigne d'utiliser ses armes spécifiques ; qui se laisse aller en présence de l'homme, peut-être jusqu'au point d'écrire un livre,


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au lieu d'observer comme naguère une réserve décente et une soumission rusée ; qui s'acharne à force de vertueuse impudence à détromper l'homme toujours prêt à voir dans la femme un idéal caché et radicalement autre, à croire en quelque éternel féminin et sa nécessité ; qui, à force de bavarde insistance, dissuade les hommes de considérer la femme comme animal domestique particulièrement délicat, bizarre, sauvage et souvent agréable ; qui collectionne avec une ardeur aussi naïve qu'indignée tous les faits qui témoignent de l'esclavage de la femme dans toutes les sociétés, la nôtre comprise


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(comme si l'esclavage s'opposait à la civilisation et n'était pas la condition de toute civilisation supérieure, de tout progrès de la civilisation), une telle femme ne veut-elle pas la ruine de tous les instincts féminins, ne renonce-t-elle pas à être femme ? Assurément, parmi les ânes savants du sexe masculin,


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il ne manque pas de stupides partisans du féminisme et de corrupteurs des femmes, qui leur conseillent de renoncer à leur féminité et de copier toutes les sottises qui débilitent « l'homme européen », « la virilité » européenne, il ne manque pas de gens qui voudraient rabaisser la femme jusqu'au niveau de la « culture générale », la pousser même à lire les journaux et à faire de la politique. Ici et là on prétend même muer les femmes en libres penseurs et en hommes de lettres : comme si, pour un homme profond et impie, une femme sans religion n'était pas un être foncièrement antipathique et ridicule.


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Presque partout on leur gâte les nerfs au moyen de la musique la plus morbide et la plus délétère qui soit (notre moderne musique allemande), on les rend chaque jour plus hystériques et plus inaptes à suivre leur première et dernière vocation, qui est de mettre des enfants au monde. D'une manière générale, on veut les « cultiver » encore plus, et, comme on dit, fortifier par la culture la faiblesse de leur sexe : comme si l'histoire n'enseignait pas avec toute la netteté désirable que la «culture » de l'être humain et son affaiblissement, je veux dire l'affaiblissement, la dispersion, l'alanguissement de la volonté n'avaient pas toujours marché de pair, et que les femmes les plus puissantes, celles qui ont exercé la plus forte influence (en dernier lieu encore la mère de Napoléon) ont dû leur puissance et leur ascendant sur les hommes à l'énergie de leur volonté, et non pas aux maîtres d'école ! Ce qui dans la femme inspire le respect et bien souvent la crainte, c'est sa nature, plus « naturelle » que celle de l'homme, sa souplesse féline et rusée, sa griffe de tigresse sous le gant de velours, la naïveté de son égoïsme, son inéducabilité et sa sauvagerie foncière, le caractère insaisissable, démesuré et flottant de ses désirs et de ses vertus...


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Si, en dépit de sa crainte, l'homme éprouve de la compassion pour ce redoutable et beau félin, la femme, c'est qu'elle lui apparaît plus souffrante, plus vulnérable, plus assoiffée de tendresse, plus exposée à la désillusion que n'importe quel animal. Crainte et pitié, voilà les sentiments que jusqu'à nos jours l'homme a toujours ressentis en présence de la femme, un pied déjà dans la tragédie qui déchire en même temps qu'elle ravit.


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- Et il ne devrait plus en être ainsi ? Le désenchantement de la femme est-il en marche ? Assistons-nous à la naissance de la femme ennuyeuse ?


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Oh, Europe, Europe ! on connaît la bête à cornes qui a toujours exercé le plus grand attrait sur toi et qui ne cesse de te tenter ! Ta vieille fable pourrait bien se muer encore une fois en « histoire », une fois encore une énorme bêtise pourrait avoir raison de toi et t'emporter ! Et pas de Dieu caché derrière cette bêtise, mais rien qu'une « idée », une « idée moderne » ! - -" (Par-delà bien et mal, 1886, §239)


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"L'égalité entre hommes et femmes ne sera atteinte que lorsqu'une femme médiocre accèdera à un poste suprême." (F. Giroud - ce qui, malgré l'écart 53%-47%, voudrait dire que nous ne sommes pas passé si loin de "l'égalité" ! Et que les Allemands, eux, heureux peuple,

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l'auraient atteinte !)








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"Ce qui rend une femme sexy, c'est l'illusion de bonheur qu'elle donne en la regardant. J'aime la féminité bestiale, les vraies femmes... Elles, ce sont les moins cons. Elles savent où le vent de leur ventre les pousse. Au panier Virginia Woolf, Louise Weiss et autres Marie Curie !... Moi, je donne tout Louise Michel pour un tampax d'Ava Gardner !"

(Au régal des vermines, 1985, condensé et trituré par mes soins.)

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vendredi 14 septembre 2007

Les héros du dernier épisode, le retour.

Il semblerait que sur Firefox, certains passages de ce texte soient illisibles. Je vous recommande d'utiliser un autre navigateur, comme Safari. Je reproduis en toute fin d'article les deux passages supprimés par Firefox.




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Voici le texte de Philippe de Lara commenté par mes soins.

Il y aura un vice de constitution à ce commentaire : je n'ai pas lu
Le désenchantement du monde, et ne peux donc vérifier la justesse des assertions de P. de Lara à son endroit. En attendant que je comble cette réelle lacune, rien n'empêche les lecteurs de Marcel Gauchet de venir mettre leur grain de sel.



"[...] une qualité que Tocqueville avait à un haut degré et que j'appellerais en première approximation le respect de l'autre ou le respect du fait social en tant que doué de sens"

Louis Dumont, 1987


"Le progrès a ceci de particulier qu'il paraît beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité."

Nestroy, exergue des Recherches philosophiques



INTRODUCTION


Dans Philosophie par gros temps se trouve formulé un problème inédit et important, l'idée qu'il y a une différence et une opposition profonde entre la comparaison anthropologique et la philosophie de l'histoire. Ce serait là deux voies pour la compréhension de la diversité humaine et de la révolution moderne des valeurs, deux voies inconciliables.

L'intransigeance de Descombes sur ce point est peut-être le coeur de son oeuvre, le défi majeur qui ressort de sa philosophie sociale. La critique de la "philosophie du sujet" dans Le complément de sujet reprend et amplifie le fil de cette thèse. Sa philosophie s'inscrit dans la tradition authentique (hélas souvent perdue) des sciences sociales, celle pour laquelle "le problème numéro un des sciences sociales modernes a été depuis le début la modernité elle-même", comme l'écrivait récemment Charles Taylor. L'idée que la société moderne est un fait social total, que nous avons à comprendre comment elle se constitue par rapport à ses devancières, quels sont les mécanismes de l'acculturation moderne, ces questions sont en effet l'objet même des sciences de l'homme, soit directement, soit comme horizon de leurs enquêtes particulières. Mais Descombes soulève une difficulté inédite. Il n'a pas seulement dégagé la logique et la portée de la comparaison radicale en sociologie, de Durkheim à Dumont, il insiste dans Philosophie par gros temps et derechef dans Le complément de sujet sur l'idée qu'une authentique histoire de l'altérité moderne ne saurait être une variante ou un prolongement de la "philosophie de l'histoire". Il pose des conditions de sens très exigeantes à une histoire de la modernité valide, des conditions qui excluent la contamination de cette histoire par tout ce qui ressemblerait à l'histoire de l'esprit (Hegel) ou à l'histoire du sujet (Heidegger). Entre comparaison et narration, faut-il choisir, ou peut-on concevoir l'unité intelligible d'un développement, sans tomber dans l'évolutionnisme unilinéaire, sans lui attribuer une nécessité métaphysique (la fin était déjà au début) et sans nous attribuer la place privilégiée de héros du dernier épisode (de la fin de l'histoire), c'est-à-dire sans nous placer au sommet triomphal du progrès de l'humanité ?

- au sommet triomphal, ou au fond de la cave : P. de Lara se situe dans une optique anti-ethnocentriste, mais « l'évolutionnisme linéaire » peut aussi déboucher sur une vision de l'histoire comme longue décadence, jusqu'au stade terminal qui serait le nôtre.

Peut-on inscrire l'avènement de la modernité dans l'unité d'une histoire sans perdre le sol de la comparaison, sans penser la société de départ dans les catégories de la société d'arrivée : c'est-à-dire en présupposant que quelque chose manquait, était absent ou embryonnaire au départ, qui est apparu ou s'est épanoui par la suite (le sujet, l'individu, la rationalité). Est typique de ce travers, la catégorie de rationalisation, qui se ramène à considérer que nous sommes rationnels, et qu'eux sont irrationnels ; que nous avons quelque chose qui leur manque, la raison. Mais inversement, la comparaison suffit-elle à la compréhension du développement moderne ?

Peut-on se passer de l'idée d'histoire du sujet, c'est-à-dire d'une philosophie de l'histoire ? Toute philosophie de l'histoire est-elle vouée à un plat évolutionnisme téléologique ? Je n'ai pas de solution clé en main à ce problème, je m'efforce seulement d'en clarifier les termes et d'en retracer l'archéologie. Je cherche un langage de clarification des contrastes entre la voie anthropologique et celle de l'histoire philosophique de la modernité. Elles seront représentées ici respectivement par la "perspective anthropologique sur l'idéologie moderne" de Louis Dumont, et l'histoire religieuse de la société de Marcel Gauchet, ce qu'il appelle "l'histoire du sujet", un intitulé qui à lui seul laisse soupçonner quelques difficultés avec les conditions de sens dégagées par Vincent.

- passé ce préambule, il ne sera plus question de « Vincent". Ce qui fait qu'il est plus sage peut-être de laisser de côté la question de savoir si P. de Lara ne caricature pas un peu, dans son introduction, sa position, que d'ailleurs il ne cite pas précisément. Je reproduis en annexe la réponse de V. Descombes à cet article.

Les deux entreprises sont pourtant assez proches, d'abord parce qu'elles sont toutes deux nourries à la même source durkheimienne.

- Gauchet durkheimien ? Voilà bien une idée qui me fait regretter de n'avoir pas encore le Désenchantement. Sur ce que je connais de lui, ça ne m'a pas frappé, ou seulement par intermittences. C'est aux gauchetiens, ici, d'apporter leur pierrre.

Je me propose (1) de décrire ce qui distingue ces deux conceptions de la modernité, (2) de dégager une difficulté qui leur est commune, et à laquelle Durkheim s'était déjà confronté. Je soutiens qu'il y a à la fois tension et solidarité inévitable entre la perspective anthropologique et la philosophie de l'histoire. Je ne peux me résoudre à choisir, et j'aimerais montrer qu'il n'y a pas lieu de le faire, que l'opposition dégagée par Descombes doit être relativisée. Disons que nous devons à Dumont les outils de la comparaison radicale, et à Gauchet la radicalité de la comparaison, que le premier nous aide à comprendre les malheurs de la démocratie, le second ses métamorphoses. Ce qui suit devrait rendre plus claires ces formules elliptiques.


LE PROBLEME


Il y a plusieurs aspects de la difficulté à penser l'histoire de la modernité. Je crois qu'un problème ramasse tous les autres : ce qui constitue la révolution moderne des valeurs est pour une part une "grande transformation", une rupture, qu'on peut situer en gros à la fin du Moyen Age occidental, pour une autre part l'intensification de tendances de longue main, dès l'aube de l'histoire sinon depuis le début de l'humanité. Ramené à sa forme élémentaire, le problème est que la modernité, on ne sait pas où ça commence.

- j'applaudis ici des deux mains : il y a deux transformations, une « grande », apparente et sous forme de rupture, même si, en fait, elle n'est pas si facile à dater, une « progressive », voire « permanente », bonjour Trotski, et c'est l'articulation des deux qui est la quadrature du cercle.

J'emploie cette dernière expression comme un clin d'oeil aux lecteurs de René Guénon, lequel a pu sembler sortir de ce problème grâce à une vision « cyclologique » de l'histoire, qui permet de penser à la fois la continuité et la rupture. Mais cette vision pose d'autres problèmes, et la traiter nous entraînerait trop loin.


Comme le dit Durkheim, l'individualisme est "un phénomène qui ne commence nulle part". A l'origine, "tout ce qui est social est religieux", puis, peu à peu, "Dieu (...) qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement." Formule ambiguë (...) : si la société moderne est l'aboutissement d'une évolution entamée "depuis les origines de l'évolution sociale", c'est qu'elle est notre destin, le passé n'était que la préparation, le brouillon du présent. Nous retombons dans l'évolutionnisme des philosophies de l'histoire, la perspective anthropologique ("démarche en miroir, tout évolutionnnisme oublié", suivant une belle formule de Dumont (...)) s'est perdue dans la longue durée. Mais si Durkheim a raison de remarquer que "l'individualisme, la libre-pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales", quel est alors le terme pertinent de comparaison, le contraste valide du point de vue comparatif ? Quel est l'autre le mieux placé pour nous procurer de quoi "nous voir nous-mêmes en perspective" ? Je soutiens que Durkheim a perçu et traité cette difficulté, confusément dans La division du travail social, son premier livre en 1893, de plus en plus clairement dans la suite de son oeuvre. Avant d'en présenter un indice, voyons ce qu'il en est chez Dumont, puis chez Gauchet.

- signalons au passage un article de Raymond Boudon, dans lequel l'auteur entend déplier les conséquences de cette formule de Durkheim sur l'individualisme qui "ne commence nulle part". Vincent Descombes lui répond dans l'article « Individuation et individualisation » , REVUE EUROPEENNE DES SCIENCES SOCIALES, 2003, N° 127, pages 17-35. Cet article est disponible ici, mais ne figure pas dans le recueil de textes tout récemment publié :


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Les grandes anthropologies de la modernité partent d'une comparaison particulière, qu'elles élèvent à un concept universel. Tocqueville est ainsi parti du contraste entre l'Ancien Régime et la Révolution pour construire les concepts d'aristocratie et de démocratie, d'application générale. Louis Dumont s'est reconnu dans Tocqueville, non seulement pour la proximité entre leurs systèmes conceptuels (aristocratie et démocratie, c'est à peu près la hiérarchie et l'égalité au sens de Dumont), mais aussi pour trois autres traits : l'ancrage dans un terrain particulier, le "respect de l'autre", c'est-à-dire la capacité à être réellement comparatif, à ne pas jauger l'autre selon la norme de soi-même, ni l'inverse, et, ce n'est pas le moins important, la pratique de la comparaison à plusieurs niveaux, la comparaison entre démocratie américaine et démocratie française étant enchâssée dans la comparaison entre aristocratie et démocratie. De même chez Dumont, la comparaison entre les variantes nationales de l'idéologie moderne, qui est la grande affaire de ses derniers travaux, est le prolongement de la comparaison entre holisme et individualisme. On sait que chez lui, c'est une grande société traditionnelle, l'Inde des castes, qui a fourni le point de comparaison, et lui a permis de dégager le contraste entre hiérarchie et égalité, soit, par un petit pas supplémentaire dans l'abstraction, entre holisme et individualisme.

Mais Dumont lui-même nous invite à relativiser les termes de la comparaison. Dans Homo Aequalis I, il suggère que "des tentatives semblables qui partiraient de la Chine, de l'Islam, ou même de la Grèce ancienne, éclaireraient à leur tour certains aspects de notre idéologie que la présente tentative, fondée sur l'Inde (...) laisse[nt] dans l'ombre." Cette relativisation de la comparaison est cruciale. Elle offre un début de solution à notre problème. Il suffit d'ajouter aux possibilités évoquées celle des sociétés primitives ou sans Etat pour lui faire prendre encore plus de relief. On est en effet conduit à relativiser le couple holisme/individualisme. Dumont insiste sur le fait que la comparaison n'est jamais assez globale, qu'on a toujours tendance à négliger des éléments.

Gauchet surenchérit sur la distinction holisme/individualisme et introduit un contraste anthropologique fondamental, l'orientation temporelle, corrélée à deux conceptions (Dumont dirait deux idéologies) de l'ordre social, le pouvoir des dieux et le pouvoir des hommes, "hétéronomie" et "autonomie" (concepts à entendre évidemment dans une acception distincte de leur sens en philosophie morale : ils s'appliquent à la conception du tout social et non aux conduites individuelles). De même que l'égalité est un attribut de l'Individu-valeur, de même l'Individu-valeur est un attribut de la "sortie de la religion" (l'autonomie au sens où l'entend Gauchet).

- bon, j'en sais tout de même assez sur Gauchet pour préciser que cette « sortie de la religion » signifie pour lui que la religion n'est plus le facteur organisateur et unificateur du monde, ce que me semble-t-il on peut admettre. En conclure à un « désenchantement » ou - on pense forcément à Max Weber -, à une « rationalisation » du monde, c'est une autre paire de manches, et je ne suis pas sûr que Gauchet ne franchisse pas trop souvent et imprudemment ce Rubicond conceptuel. Passons.

L'objet de comparaison est ici la société primitive, pensée comme monde du passé pur, c'est-à-dire de sociétés qui se pensent comme déterminées par une origine mythique, une autorité fondatrice avec laquelle aucune transaction n'est possible. Au regard de l'altérité radicale de cette forme d'humanité, que nous avons commencé de comprendre dans la première moitié du XXè siècle (à peu près en même temps que nous la faisions disparaître), les autres manifestations de la diversité des sociétés sont subordonnées. Pour Gauchet, l'événement majeur de l'histoire humaine est la "révolution axiale" qui, de l'Orient à l'Occident, voit apparaître avec un synchronisme troublant, les grandes religions, l'Etat (avec les grands Empires), l'écriture, autour de 3000 avant J.-C. Dans cette ébauche de comparaison, je hiérarchise les deux modèles en faveur de celui de Gauchet : la sortie de la religion englobe la révolution des valeurs. C'est le point crucial de la comparaison, qui mériterait d'être discuté plus que je ne peux le faire ici.

- eh oui, eh oui, c'est toujours comme ça, pour moi aussi... Fait chier.

Le point de vue "anthropologique" pourra objecter à Gauchet que loin d'être englobante, sa perspective est ultimement ethnocentriste, que la révolution axiale, la primauté de la naissance de l'Etat sont des idées modernes, des projections de notre conception individualiste du pouvoir sur l'ensemble de l'histoire humaine (ici on va généralement chercher les supposées affinités anarchistes de Pierre Clastres pour accréditer une lecture individualiste de ces théories). Je ne développerai pas ici l'examen de ces arguments, je me contenterai de noter qu'aucun ne me semble définitif, ils ne justifient pas d'interrompre cet essai de comparaison symétrique.

- « Je hiérarchise les deux modèles en faveur de celui de Gauchet : la sortie de la religion englobe la révolution des valeurs. » P. de Lara prend ici un malin plaisir à utiliser des termes chers à Dumont, contre Dumont : la hiérarchie bien sûr, mais aussi « englobe », car il est très important de rappeler que dans la hiérarchie selon Dumont la catégorie dominante englobe la catégorie dominée (c'est l'exemple d'Adam et Eve : non seulement l'homme est supérieur à la femme, mais, et surtout, la femme est issue de l'homme.)

L'évocation de Clastres est motivée par le fait qu'il fut (et reste ?) une inspiration majeure de M. Gauchet.


En tout cas, il me semble acquis qu'on n'échappe pas à la relativisation des termes et des axes de la comparaison. Les termes choisis induisent l'axe qui paraît le plus fondamental, holisme/individualisme pour l'Inde, sens du temps et pouvoir pour les sociétés primitives. D'où un embryon de solution irénique au problème initial, anthropologie ou histoire : suivant le terme de comparaison choisi, en lui-même toujours partial, ce sont des aspects différents et complémentaires de la modernité qui seront dégagés, avec des résonances pratiques différentes. Quel est le meilleur terme de comparaison, l'histoire ou la préhistoire ?, l'autre ou le tout autre ?

Même si telle n'était pas son intention, Dumont suggère de relativiser son dispositif comparatif, de compléter le système individualisme/holisme. Mais il ne suffit pas de juxtaposer les perspectives pour résoudre notre problème.


REVOLUTION DES VALEURS OU REVOLUTION RELIGIEUSE ?


On pourrait dire que le modèle de Marcel Gauchet complète celui de Dumont. Effectuez la comparaison radicale en remplaçant l'Inde par les sociétés primitives, vous aurez Le désenchantement du monde (DMM). Ce n'est pas si simple.

En dépit de leur grande proximité quant à la genèse chrétienne de l'individualisme moderne, les différents explicites entre Dumont et Gauchet sont importants, hélas peu documentés de part et d'autre : sur l'interprétation du stoïcisme, sur la portée de l'institution et de l'individu-hors-du-monde (l'appréciation de la différence entre le renoncement indien et la dévaluation du monde dans le christianisme), sur le statut du conflit dans la vie sociale, sur la possibilité ou non d'une interprétation hiérarchique (c'est-à-dire sans conflit) de la dualité du sacerdoce et du règne dans le christianisme : du point de vue de Gauchet, Dumont surestime la solution gélasienne (le pape Gélase formula au début du VIè siècle une théorie hiérarchique de la distinction de l'autorictas pontificale et de la potestas impériale : "si l'Eglise est dans l'Empire pour les affaires du monde, l'Empire est dans l'Eglise pour les choses du ciel", résumé de Dumont) ; dans le monde chrétien, ecclésial, la "complémentarité hiérarchique", découverte par Dumont en Inde, est impossible pour diverses raisons historiques (conflit entre l'Etat et l'Eglise) et théologiques. Avec Jésus (et lui seul), il y a "rupture avec la logique de l'emboîtement organique entre nature et surnature", entre le Ciel et la Terre (DMM, p. 197). Ce dernier point est crucial : le Christ occupe une fois pour toutes la place du roi-prêtre, médiateur du Ciel et de la Terre, qu'aucun César ne pourra occuper désormais, en quoi il est la véritable naissance de la politique moderne, le point de départ d'un "retournement radical du rapport entre pouvoir et société", "d'où surgira au bout du compte cette nouveauté prodigieuse : le pouvoir représentatif" (p. 200-201). "C'est en Dieu que s'est d'abord opérée la révolution de l'égalité, dans l'avènement du dieu séparé." (p. 107)

- quelques précisions s'imposent ici, même s'il m'est malheureusement, à l'heure actuelle, impossible d'apprécier à sa juste valeur la véracité des thèses historiques de M. Gauchet.

1) « hiérarchique (c'est-à-dire sans conflit) » : attention, il ne faut pas trop élargir cette idée, prêter trop à ce « c'est-à-dire »... Je crois qu'une des erreurs de M. Gauchet, ou de M. Gauchet décrit par P. de Lara, ou de la présentation de Dumont par P. de Lara, ou par M. Gauchet, ou par d'autres, est de croire que la hiérarchie est censée supprimer le conflit, alors qu'elle peut simplement le neutraliser, lui fixer des limites supportables, etc. Qui plus est, il peut y avoir une hiérarchie instable dans les principes mais stable dans la durée.
Grosso modo, l'idéologie des droits de l'homme repose sur les mêmes principes en 2007 qu'en 1914, qu'en 1848, qu'en 1789, mais elle contribue plus ou moins à l'instabilité du monde selon qu'elle trouve des adversaires qui la contiennent, l'obligent à une certaine discipline, voire, permettons-nous un néologisme, la « holisent ». L'exemple de l'école républicaine, qui s'est pendant toutes ses années d'essor pensée contre et par rapport à une institution traditionnelle comme l'école catholique et l'a copiée en maintes manières, est à cet égard très parlant - de même que son évolution, plus ou moins maîtrisée, depuis qu'elle estime, à tort ou à raison, avoir vaincu son ennemi héréditaire.

Il se peut que l'individu Louis Dumont ait idéalisé les sociétés holistes, notamment la société indienne, par rapport aux convulsions, principalement totalitaires, des sociétés modernes, mais son système conceptuel ne me semble pas l'impliquer nécessairement : j'avais au contraire été frappé en lisant
Homo Hierarchicus du caractère sans cesse conflictuel de la société indienne, non pas dans son ensemble, mais par le nombre des « conflits locaux », entre castes, sous-castes, et ce dans différents domaines (« économique », « politique », dirons-nous pour faire simple.)

2) « C'est en Dieu que s'est d'abord opérée la révolution de l'égalité, dans l'avènement du dieu séparé. » A moins, que, le contexte me manquant, je ne comprenne pas bien cette phrase, elle me semble contestable par rapport à l'égalité dans certaines sociétés primitives. De plus, présentée ainsi, l'émergence du « pouvoir représentatif » paraît, pour le coup, être située dans une optique fort ethnocentriste. A charge de vérification !


En somme, le différend se ramène à ceci : la révolution moderne des valeurs est-elle ultimement une révolution religieuse (de l'union à la séparation du divin et de l'humain) ou une révolution sociale (du holisme à l'individualisme) ?

- un durkheimien strict répondrait : c'est la même chose, ou le premier est inclus dans le deuxième.

Chacun de ces points mériterait une longue étude.

- eh oui, eh oui, c'est toujours comme ça, pour moi aussi... Fait chier.

Je m'en tiendrai ici à la structure fondamentale du problème, la tension entre anthropologie et histoire. L'objection de Gauchet me paraît incontournable. Autrement dit, je crois que là encore la "religion" telle que la comprend Gauchet englobe "l'idéologie" telle que l'entend Dumont [note de P. de Lara : "Ce point n'est cependant pas totalement clair pour moi, en raison de l'indétermination relative des notions de religion, idéologie et configuration globale chez Dumont. J'y reviendrai dans une étude à venir sur Homo Aequalis".] Y faire droit nous condamne-t-il à l'évolutionnisme, à l'ethnocentrisme de la "philosophie du sujet" selon le signalement qu'en donne Le Complément de sujet ? Je ne le pense pas.

- laissons de côté ces deux phrases de transition, et revenons un peu sur les derniers paragraphes. L'honnêteté de P. de Lara dans sa note est louable, son embarras légitime (il est vrai que Dumont n'est pas toujours très précis dans l'usage de ces termes) et son « étude à venir » d'autant plus appétissante a priori : il n'en est pas moins temps de se demander si son opposition Dumont-Gauchet est aussi stricte qu'il l'écrit. Je ne sais pas qui englobe qui, mais si Dumont, dans ses Essais sur l'individualisme principalement, auxquels il est fait référence dans l'inventaire de ses différents avec M. Gauchet sur les premiers temps du christianisme, a fait de l'histoire des idées, si ce n'est purement classique, du moins en présupposant qu'il y a une certaine continuité conceptuelle, par exemple, entre le pélagisme et certaines valeurs contemporaines, c'est bien parce qu'il admet qu'il y a plusieurs niveaux d'approche, et que ce qui est vrai d'un point de vue, justement, holiste, à savoir la radicale différence entre les valeurs fondamentales d'une société holiste traditionnelle et d'une société individualiste moderne, ne l'est pas nécessairement pour tout individu (au sens le plus plat du terme, sans connotation de valeur) pris dans l'une ou l'autre de ces sociétés. A cet égard, deux idées doivent toujours rester en tête :

1) Dumont insiste là-dessus au début de son premier grand ouvrage,
Homo Hierarchicus (§ 22) : entre les valeurs d'une société et ses pratiques, il y a toujours ce qu'il appelle la « composante résiduelle », les valeurs ne peuvent jamais être à la fois assez larges dans leur ambition, assez précises dans leur application, pour ne pas laisser des pratiques s'échapper des mailles de leur filet. Même dans un système qui fait, il est vrai, son admiration comme la société indienne traditionnelle, il y a des résidus, la réalité de cette société au jour le jour ne correspond pas exactement à l'image qu'elle a d'elle-même. (On ajoutera qu'il est sans doute grave pour une société que le résidu prenne trop de place : la réalité de la société soviétique était pour le moins en décalage avec l'idée que ses dirigeants voulaient en donner. Il serait intéressant de voir si le « résidu » est plus grand actuellement pour la France ou pour les Etats-Unis.)

2) d'une façon générale, une des richesses de la pensée de Dumont est qu'elle est à la fois une théorie du cloisonnement et de la perméabilité, ce qui se voit finalement dans sa théorie de la hiérarchie comme « englobement du contraire ». Il peut y avoir séparation stricte (entre certaines castes indiennes, par exemple), mais d'une façon générale il y a toujours possibilité à la fois de séparation et de communication. Ainsi le renonçant indien est à la fois « hors du monde » et point-clé de l'harmonie de la société indienne (
Homo Hierachicus, § 92 : « On peut même se demander si le système des castes aurait pu exister et durer indépendamment du renoncement qui le contredit » ; cf. aussi App. B).

Si je précise tout ceci, ce n'est pas pour « rendre justice » à Dumont, pour critiquer M. Gauchet, ou pour ruiner l'idée de P. de Lara d'une tension nécessaire entre anthropologie et histoire, c'est parce qu'il me semble que, précisément, cette « tension » peut très légitimement être abordée avec les outils conceptuels de Dumont, ce qui n'implique pas, entendons-nous bien, de refuser l'idée que l'on puisse avoir d'autres points de comparaison que l'optique holisme/individualisme.

Et je me répète encore une fois, ce qui me gêne dans toutes ces approches, de Philippe de Lara à Alain Brossat, c'est cette réduction du point de vue holiste à l'idée d'une absence de conflits.

Qu'en est-il ici de Marcel Gauchet ? Je me souviens d'un texte, que je n'ai encore pu retrouver, où il évoque très bien les rapports entre conflits - de classe - et unité - nationale. Comme, je le rappelle, je ne connais pas de première main
Le désenchantement du monde, je resterai aujourd'hui prudent.

Il reste, pour en revenir à P. de Lara, que si l'on peut accepter ses conclusions quant à la nécessité conceptuelle comme de fait d'une tension entre anthropologie et histoire, le risque est, si l'on a une vue trop réductrice du « point de vue anthropologique », de donner par contre-coup un peu trop au point de vue « historique » - et de retomber dans la téléologie, l'anachronisme, etc.

Quoi qu'il en soit de cette dernière remarque, je vous invite à lire dans cet esprit la conclusion, par Philippe de Lara, de la première partie de son texte :


L'ambivalence de Durkheim entre schéma comparatif et philosophie de l'histoire se retrouve chez Gauchet. Où se situe le moment clé de la révolution moderne, entre la révolution axiale (3000 av.J-C), la révolution chrétienne et la modernité proprement dite (1500-1700) ? La puissance de rupture de l'existence étatique avec le monde de l'hétéronomie et du passé pur est-elle virtuelle dans la période qui va de la révolution axiale au Christ, c'est-à-dire le "moment où il y a investissement sur l'autre monde contre celui-ci" (DDM, p. 93)

- mais y a-t-il alors une telle opposition entre les deux mondes ? ou un englobement de celui-ci par l'autre ? Est-ce que Gauchet n'oublie pas trop l'englobement ?

ou bien à l'oeuvre dès 3000 ans avant J-C ? Gauchet prend des risques avec la philosophie de l'histoire, mais on pourrait montrer je crois qu'il en est de même chez Dumont et, de façon plus générale dans la tradition sociologique.

La leçon que je tire de cette confrontation est qu'on n'échappe pas à la philosophie de l'histoire (c'est le titre d'un article de Marcel Gauchet, 1991, repris dans La condition politique, 2005). Autrement dit, on ne peut pas se débarrasser des biais de la conscience historique : nécessitarisme, privilège du présent (illusion de la fin de l'histoire), téléologie, simplement en mettant à plat la diversité humaine, en nous concevant comme une possibilité parmi d'autres. Il faut faire avec, déjouer ces biais en sachant qu'ils ne cesseront pas de nous hanter, parce que l'intelligibilité historique suppose une conception de l'histoire, de l'unité du récit humain. La compréhension de nous-même navigue inévitablement entre anthropologie, histoire et philosophie. C'est par ce problème que le travail de Vincent Descombes est ma denrée depuis bientôt quinze ans.



Je n'ai toujours pas décidé si j'allais retranscrire la deuxième partie de cet article, consacrée à Durkheim. En attendant, et parce que c'est ici qu'elle trouve sa place, voici la réponse que, dans le même livre (Vincent Descombes. Questions disputées), le maître fait à son confrère (pp. 390-394) :


Django


"Philippe de Lara pose une question importante dans son papier (...) : voulons-nous développer une philosophie de l'histoire ou une anthropologie comparative ? Narration ou comparaison ?

Je voudrais revenir sur ce qui est en cause dans cette alternative. On pourrait en effet avoir l'impression que nous devons renoncer à la narration si nous voulons adopter le point de vue comparatif. Mais qui voudrait renoncer à pouvoir raconter comment nous en sommes venus à être les citoyens modernes que nous sommes ? Personne ! En fait, il n'est pas question de renoncer à la narration, mais de comprendre pourquoi le narrateur lui-même doit poser le "principe comparatif" (comme dit Louis Dumont). D'abord, on peut remarquer que le topos sur les anciens et les modernes a toujours été comparatif tout autant que narratif. La Querelle des anciens et des modernes (XVIIè siècle), celle des classiques et des romantiques (XIXè siècle) sont d'abord des confrontations d'idéaux et de valeurs. Il faut donc en venir aux deux points importants : notre narration est-elle neutre, ou bien conserve-t-elle le point de vue des valeurs à confronter, c'est-à-dire le point de vue hiérarchique ? notre narration met-elle en scène une évolution continue, linéaire, ou bien une révolution des valeurs ?

Il ne s'agit donc pas de récuser le travail de l'historien, mais de s'interroger sur le schéma narratif qu'il va adopter. On pourrait présenter les choses de la façon suivante. Les grandes constructions des pères fondateurs de la sociologie historique demeurent à l'étage de l'historiographie positive, empirique, tant qu'elles empruntent leur schéma "polaire", comme dit Pierre Manent, à une comparaison factuelle portant sur les systèmes sociaux et les modes de régulation qui les caractérisent : du statut au contrat, de la Gemeinschaft à la Gesellschaft, etc. Ces polarités restent positives, car on peut parler d'une équivalence fonctionnelle entre les deux termes de la comparaison : tantôt la dépendance humaine (ou "solidarité") prend la première forme ("mécanique"), tantôt elle prend la seconde ("organique").

Mais nous changeons de registre quand le récit historique place nos valeurs à l'un des pôles, car il s'esquisse alors un conflit, une dynamique, dont il reste à décider si ce sera celle d'un progrès vers le rationnel ou d'une montée du nihilisme. Lorsque Durkheim place d'un côté le "libre examen", il est difficile de placer à l'autre pôle autre chose que l'absence de libre examen, la contrainte ou l'aliénation (autre nom, à mon avis plus parlant, de ce que l'on désigne aussi comme l'hétéronomie). C'est alors la philosophie qui intervient pour indiquer le sens de l'évolution. Le schéma proposé est forcément linéaire, continuiste, car il consiste à déployer les nécessités d'un concept. Sachant que l'esprit n'existe qu'en s'exprimant, en se "médiatisant", il faut une histoire de l'esprit qui fasse succéder les époques dans tel ordre. Sachant que l'homme n'est sujet que lorsqu'il se rapporte à lui-même comme à un sujet, il faut une histoire du sujet pour développer les implications de la découverte qu'il fait de lui-même quand il découvre sa "subjectivité". Dans ces deux exemples, on constate que les valeurs posées au terme de l'histoire sont déjà à l'oeuvre au début, mais sous une forme encore timide ou balbutiante qui ne leur permet pas de s'affirmer. Il faut bien que l'individualisme ou l'auto-position subjective ait toujours déjà commencé puisqu'il n'y a rien d'autre à l'autre pôle, sinon l'absence d'une claire conscience de ce qui fait l'humanité de l'homme.

En fait, nous aurions dû retenir de l'anthropologie comparative l'idée que la diversité dans les formes d'expression nous impose de poser un problème de "traduction radicale", c'est-à-dire un problème de vocabulaire comparatif. Et si nous posons ce problème de traduction, il nous faut renoncer à parler de l'histoire de la religion en général, ainsi que de l'histoire de la politique en général. Le point de départ est plutôt : nous ne savons pas bien ce que sont le religieux comme tel ou le politique comme tel. En réalité, nous ne retrouvons pas pleinement dans les pratiques religieuses de l'autre époque ou de l'autre culture ce que nous-mêmes tenons pour le coeur du religieux. Du coup, nous avons la même difficulté avec le politique : chez nous, le politique est par excellence le domaine de l'immanence humaine, mais chez d'autres que nous (dans telle comparaison anthropologique particulière), la souveraineté est comprise comme étant d'abord une fonction religieuse, en second lieu seulement une affaire de rapports de pouvoir et de résolution des conflits. Et c'est ici que la science comparative éclaire le philosophe en l'aidant à surmonter l'obstacle du sens commun : en un sens, le religieux comme tel n'existe pas, ou le politique comme tel n'existe pas. Ce qui existe, c'est par exemple le domaine collectif des valeurs suprêmes (l'idéologie) qui prend ici la forme traditionnelle d'une religion de groupe (à laquelle chacun est affilié en tant que né dans ce groupe), et qui tend à prendre ailleurs (chez nous) la forme d'une religion foncièrement intériorisée, c'est-à-dire bientôt une moralité formelle, d'un impératif catégorique. En même temps, le politique, qui n'était auparavant qu'un aspect de la souveraineté religieuse, s'émancipe et fournit au groupe le langage profane, humain, de son identité collective.

Je dis : tend à prendre, car, en dépit de la discontinuité produite par la longue révolution des valeurs, nous ne sommes pas complètement coupés de l'humanité traditionnelle, et nous pouvons comprendre, par exemple, que l'expérience religieuse ne soit pas forcément une affaire intérieure, mais qu'elle puisse tenir dans une fête, une liturgie, une célébration solennelle, bref un culte. Qu'elle le puisse et même, dans telle ou telle circonstance (grands événements), qu'elle le doive."



canotiers



A la vôtre !



Au premier passage supprimé, il faut lire :

"Je m'en tiendrai ici à la structure fondamentale du problème, la tension entre anthropologie et histoire. L'objection de Gauchet me paraît incontournable. Autrement dit, je crois que là encore la "religion" telle que la comprend Gauchet englobe "l'idéologie" telle que l'entend Dumont [note de P. de Lara : "Ce point n'est cependant pas totalement clair pour moi, en raison de l'indétermination relative des notions de religion, idéologie et configuration globale chez Dumont. J'y reviendrai dans une étude à venir sur Homo Aequalis".] Y faire droit nous condamne-t-il à l'évolutionnisme, à l'ethnocentrisme de la "philosophie du sujet" selon le signalement qu'en donne Le Complément de sujet ? Je ne le pense pas.

- laissons de côté ces deux phrases de transition, et revenons un peu sur les derniers paragraphes. L'honnêteté de P. de Lara dans sa note est louable, son embarras légitime (il est vrai que Dumont n'est pas toujours très précis dans l'usage de ces termes) et son « étude à venir » d'autant plus appétissante a priori : il n'en est pas moins temps de se demander"



- et au deuxième :

"holiste, à savoir la radicale différence entre les valeurs fondamentales d'une société holiste traditionnelle et d'une société individualiste moderne, ne l'est pas nécessairement pour tout individu (au sens le plus plat du terme, sans connotation de valeur) pris dans l'une ou l'autre de ces sociétés. A cet égard, deux idées doivent toujours rester en tête :

1) Dumont insiste là-dessus au début de son premier grand ouvrage,
Homo Hierarchicus (§ 22) : entre les valeurs d'une société et ses pratiques, il y a toujours ce qu'il appelle la « composante résiduelle », les valeurs ne peuvent jamais être à la fois assez larges dans leur ambition, assez précises dans leur application, pour ne pas laisser des pratiques s'échapper des mailles de leur filet. Même dans un système qui fait, il est vrai, son admiration comme la société indienne traditionnelle, il y a des résidus, la réalité de cette société au jour le jour ne correspond pas exactement à l'image qu'elle a d'elle-même. (On ajoutera qu'il est sans doute grave pour une société que le résidu"


Encore un coup du Mossad !

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lundi 10 septembre 2007

Evacuateurs et fouilleurs.

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J'ai souvent pensé à ouvrir des sites parallèles, l'un consacré au rugby, l'autre à l'opéra : le fait que j'ai déjà du mal à m'occuper de ce café avec autant de soin que je le souhaiterais suffit à m'en dissuader. Contentons-nous donc brièvement, l'actualité aidant et s'il y en a que ça intéresse, à stigmatiser le manque d'intelligence ("situationnelle", disait-on dans le temps) des rugbymen français, incapables de changer de stratégie en cours de match, d'adresser notre petit salut de rigueur au bon professionnel qu'était Pavarotti, pas une lumière non plus d'ailleurs - ce qui fait qu'il était à son meilleur dans les personnages vaillants-mais-un-peu-cons : le duc de Mantoue, Otello, le prince Calaf (ce qu'il a fait de mieux ?) - avec une exception notable pour le Ricardo du Bal masqué (il est vrai tellement sympathique, intelligent, patriote, consciencieux, qu'il en devient vite un peu con).


Ces parenthèses fermées, continuons à faire travailler les autres, Léon Bloy en l'occurrence, à notre place. On comprendra sans peine ce qui me plaît dans ce passage anglophobe, scatologique et un rien misogyne :

"L'inexpiable guerre du Transvaal, qui a déshonoré tout un grand peuple, est le chef-d'oeuvre le plus authentique de cette concupiscence déchaînée, et les suites qu'on peut avoir dépassent en hideur atroce et mortelle ce que les poètes sont capables d'inventer.

Dix ou vingt mille hommes nourris comme des animaux sont encagés littéralement sur des périmètres immenses. Esclaves d'une compagnie minière qui ne permet pas même aux enfants de venir embrasser leurs pères, les misérables travaillent sans pardon à l'extraction du minerai diamantifère. Si, tentés par l'exorbitante valeur des pierres et l'apparente facilité de les dérober, quelques-uns succombent, ils doivent s'attendre à des châtiments affreux, si leurs maîtres les surprennent. Leur sang, alors, s'ajoute au torrent de sang préalablement répandu pour la conquête monstrueuse de ce pays, transformé en une colonie de l'enfer par l'avarice de quelques banquiers.

La surveillance y est diabolique. Il y a, ô mesdames, la chambre de purge ! Quand un de ces forçats plus ou moins volontaires est libéré, avant de sortir il lui faut passer par là. Car les malheureux en avalent quelquefois, de ces cailloux merveilleux qui valent des prairies et des forêts. Les mondaines parfumées, fières de leurs bijoux, peuvent, sans courbature d'imagination, évoquer ce riant décor. Evacuateurs et fouilleurs travaillent pour elles. L'éblouissement des mangeuses d'hommes et la réalisation de leurs plus beaux rêves est dans cette chambre. Leur parure est le rendement des deux équipes. Sans doute il y a eu du sang et il y en aura encore, c'est bien entendu, toujours du sang, puisque les douces femelles des tigres en demandent ; maintenant il y a cette autre chose que les chiens les plus superbes savent apprécier... !"

(Le Sang du Pauvre, X.) On est bien peu de chose !

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vendredi 7 septembre 2007

Bloy, Céline... La charité impitoyable.

Ayler



"Ayler n'est pas un musicien, c'est une énergie."


"Une telle force, une telle violence, une telle agressivité et une telle maladresse réunies pour la beauté la plus réjouie, la splendeur pure d'un état de grâce constant, c'est le but de tout artiste qui a compris qu'on ne le prendrait pas au jeu de la laideur confortable. Péguy lui-même se vantait que dans son oeuvre aucune trace de mal ne subsiste, tous ses vers chantent pour la positivité totale : « Je ne travaille pas dans le péché ; je suis un pécheur, mais il n'y a pas de péché dans mon oeuvre. » Voilà des artistes qui n'ont pas besoin du mal pour créer de grandes choses. Sans sortir de la profondeur mystique d'une âme superbe, ils offrent tout. Leur oeuvre est portée par le mystère d'un saint innocent.

Depuis le romantisme, on croit trouver une certaine virilité indispensable à peindre le mal et ses laideurs. Albert Ayler montre qu'on peut être aussi violent dans les délires positifs de l'exaltation dyonisiaque de Dieu ! Remercier le Seigneur à chaque cri, contre toute détresse, est un acte plus profond que de pleurnicher sur son désespoir.

Son triomphe sur tous les obstacles est un triomphe spirituel. La joie qu'il met à détruire la fausse vie est d'une grandeur insoupçonnable. Il envoie des éclairs de ravissement. Un ange en feu qui tombe sur la terre en riant aux larmes."

""Il prend des airs encore plus éculés que les standards gershwiniens et les triture cruellemment. Les fantômes de ces saucissons blancs reviennent sur nous en état de décomposition. Massacre de bagatelles. Ayler montre ce que les airs occidentaux les plus jolis sont devenus : des zombies vermineux et ridicules. Quelle merveilleuse intelligence d'avoir piqué en Europe les refrains les plus ancrés dans les esprits sans musique et de les avoir transportés dans une négritude effrayante au travers de diminuendo et crescendo éprouvants ! Les thèmes sont simples à retenir, l'improvisation impossible à apprécier. Albert a supprimé le concept de solo sur la mélodie. Il gonfle les chansonnettes les plus connues jusqu'à ce qu'elles explosent, ou les expose et réexpose jusqu'à l'obsession.

Ainsi, les plus pauvres clichés deviennent des trésors de vérité. L'exégèse douloureuse des lieux communs se fait dans une gaieté énorme et brutale."

"On ne devrait pratiquer le christianisme qu'à la façon des Noirs emportés dans les folies du sacré, en nage, embrasés par une grande foi qui y croit encore. Les hurlements de bonheur, les prières égosillées, la frénésie qui s'empare du corps en état de croyance totale sont la seule musique que comprend Dieu ; du fond de son absence, il est sensible à ces témoignages de fougue et d'amour. Dans ces moments-là, le chrétien afro-américain, dans son innocente sauvagerie, fait passer l'église de la névrose à l'hystérie collective. Quoi de plus beau qu'un Noir priant un saint avec une certaine idolâtrie ?

Transposer dans la religion catholique les pratiques païennes est une subversion dont je ne me lasse pas. Comme Ayler portait plus loin les sonneries de chasse à courre ou les chants de Noël, ses ancêtres, ensorcelés par l'Esprit-Saint, transcendaient le christianisme blanc en l'enrichissant de leurs pratiques africaines. Albert Ayler a réveillé ces anachronismes divins. Il semble jouer pour des funérailles interminables. Ses thèmes sont écrits pour célébrer, en grande pompe, la mort de milliers de noirs qui croyaient en la renaissance spirituelle. Sa musique est une musique de cérémonie."


(Librement condensé à partir des plus belles pages du livre de M.-E. Nabe sur Ayler, La Marseillaise.)


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jeudi 6 septembre 2007

Bloy, Sarkozy...

(Faisons travailler les autres à notre place.)


"Le Sang et la Chair du Pauvre sont les seuls aliments qui puissent nourrir, la substance du riche étant un poison et une pourriture. C'est donc une nécessité d'hygiène que le pauvre soit dévoré par le riche qui trouve cela très bon et qui en redemande. Ses enfants sont fortifiés avec du jus de viande de pauvre et sa cuisine est pourvue de pauvre concentré. (...)

Il y a aussi de jeunes et vigoureux pauvres en mer. On ne voit que ça sur la Manche et l'Atlantique. Ceux-là, au moment même où les ventres se mettront à table, pousseront au large, quelque temps qu'il fasse. Ils veilleront et gèleront pour que vous ayez du poisson frais, ô bienheureux de ce monde, et, quand ils iront vous attendre dans l'autre, emportés par un naufrage, le poisson, engraissé de leurs misérables corps, n'en sera que plus délicieux, vous les mangerez ainsi deux fois. C'est pour cela, sans doute, - il faut le dire en passant - que le poisson est réservé très particulièrement pour les jours de jeûne et d'abstinence qui sont, chez les gens du monde bien pensant, les jours de la cuisine suprême, les jours où l'on truffe les maquereaux.

Pour ce qui est du pain, des viandes ou légumes, l'anthropophagie, malheureusement, est moins directe. Cependant c'est encore une fameuse jouissance de pouvoir se dire que cette volaille ou ce gigot qu'on a fait descendre sur autre chose, quand on a le tube déjà plein, aurait pu aller quelque miséreuse famille, à des dizaines d'enfants affamés qui, seuls, ont droit à cette ripaille et qui n'en recevront pas une seule miette. C'est vrai qu'on n'a plus bien faim, surtout les messieurs, après qu'on a mangé plusieurs indigents, mais quelle consolation de savoir qu'on a souillé de sa bouche, et détruit sauvagement, bêtement, malproprement, la subsistance des malheureux, qu'on est des voleurs ou des bourreaux et qu'il y a probablement des nègres ou des peaux-rouges qui craindraient la foudre, s'ils accomplissaient une pareille abomination."

Et puis, tiens, une autre :

"Les lois veulent qu'il y ait des enfants riches condamnés par leur naissance et par leur éducation à ne jamais savoir ce que c'est que la pauvreté. Il serait moins inhumain de leur crever les yeux et de les châtrer, pour qu'à leur tour ils ne procréassent pas des monstres."

Et puis encore une autre, d'actualité :

"Etre dans le commerce ! Voilà ce qui répond à tout, voilà ce qui englobe tous les privilèges, toutes les faveurs disponibles, toutes les dispenses imaginables, toutes les amnisties. Ce qui n'est permis à personne et dans aucun cas devient licite, et même professionnel, quand on est dans le commerce. La parole fameuse du grand Roi d'Esther : « La loi qui est faite pour tous n'est pas pour toi [Esther, XV, 13] », paraît avoir été dite à l'intention des personnes qui sont dans le commerce, indistinctement."

- que demande le peuple ?

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dimanche 2 septembre 2007

Les héros du dernier épisode.

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Faisons travailler les autres à notre place, suite. Je recopie ci-après la première partie d'un article publié par Philippe de Lara : "Anthropologie ou histoire ? La légitimité d'une histoire de la modernité", publié pp. 177-197 du recueil Vincent Descombes. Questions disputées (Ed. Cécile Defaut, 2007). La position, exprimée avec circonspection et doutes, de l'auteur, n'est pas la mienne, mais les problèmes posés et le corpus théorique utilisé sont proches (et pour cause) de mes propres soucis et références, et c'est pourquoi je soumets aujourd'hui ce texte à votre atttention. Dans la mesure où, au fur et à mesure de la retranscription je commençais à me sentir des fourmis dans le clavier, il est bien possible que je commente ces lignes dans les jours à venir. Mais il n'est sans doute pas aberrant de vous les laisser découvrir - et discuter - par vous-mêmes dans un premier temps.

Les coupures dans les citations sont de P. de Lara. J'ai juste supprimé quelques détails et appels de notes, je peux fournir les références sur simple demande.





"[...] une qualité que Tocqueville avait à un haut degré et que j'appellerais en première approximation le respect de l'autre ou le respect du fait social en tant que doué de sens"

Louis Dumont, 1987


"Le progrès a ceci de particulier qu'il paraît beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité."

Nestroy, exergue des Recherches philosophiques



INTRODUCTION


Dans Philosophie par gros temps se trouve formulé un problème inédit et important, l'idée qu'il y a une différence et une opposition profonde entre la comparaison anthropologique et la philosophie de l'histoire. Ce serait là deux voies pour la compréhension de la diversité humaine et de la révolution moderne des valeurs, deux voies inconciliables.

L'intransigeance de Descombes sur ce point est peut-être le coeur de son oeuvre, le défi majeur qui ressort de sa philosophie sociale. La critique de la "philosophie du sujet" dans Le complément de sujet reprend et amplifie le fil de cette thèse. Sa philosophie s'inscrit dans la tradition authentique (hélas souvent perdue) des sciences sociales, celle pour laquelle "le problème numéro un des sciences sociales modernes a été depuis le début la modernité elle-même", comme l'écrivait récemment Charles Taylor. L'idée que la société moderne est un fait social total, que nous avons à comprendre comment elle se constitue par rapport à ses devancières, quels sont les mécanismes de l'acculturation moderne, ces questions sont en effet l'objet même des sciences de l'homme, soit directement, soit comme horizon de leurs enquêtes particulières. Mais Descombes soulève une difficulté inédite. Il n'a pas seulement dégagé la logique et la portée de la comparaison radicale en sociologie, de Durkheim à Dumont, il insiste dans Philosophie par gros temps et derechef dans Le complément de sujet sur l'idée qu'une authentique histoire de l'altérité moderne ne saurait être une variante ou un prolongement de la "philosophie de l'histoire". Il pose des conditions de sens très exigeantes à une histoire de la modernité valide, des conditions qui excluent la contamination de cette histoire par tout ce qui ressemblerait à l'histoire de l'esprit (Hegel) ou à l'histoire du sujet (Heidegger). Entre comparaison et narration, faut-il choisir, ou peut-on concevoir l'unité intelligible d'un développement, sans tomber dans l'évolutionnisme unilinéaire, sans lui attribuer une nécessité métaphysique (la fin était déjà au début) et sans nous attribuer la place privilégiée de héros du dernier épisode (de la fin de l'histoire), c'est-à-dire sans nous placer au sommet triomphal du progrès de l'humanité ? Peut-on inscrire l'avènement de la modernité dans l'unité d'une histoire sans perdre le sol de la comparaison, sans penser la société de départ dans les catégories de la société d'arrivée : c'est-à-dire en présupposant que quelque chose manquait, était absent ou embryonnaire au départ, qui est apparu ou s'est épanoui par la suite (le sujet, l'individu, la rationalité). Est typique de ce travers, la catégorie de rationalisation, qui se ramène à considérer que nous sommes rationnels, et qu'eux sont irrationnels ; que nous avons quelque chose qui leur manque, la raison. Mais inversement, la comparaison suffit-elle à la compréhension du développement moderne ?

Peut-on se passer de l'idée d'histoire du sujet, c'est-à-dire d'une philosophie de l'histoire ? Toute philosophie de l'histoire est-elle vouée à un plat évolutionnisme téléologique ? Je n'ai pas de solution clé en main à ce problème, je m'efforce seulement d'en clarifier les termes et d'en retracer l'archéologie. Je cherche un langage de clarification des contrastes entre la voie anthropologique et celle de l'histoire philosophique de la modernité. Elles seront représentées ici respectivement par la "perspective anthropologique sur l'idéologie moderne" de Louis Dumont, et l'histoire religieuse de la société de Marcel Gauchet, ce qu'il appelle "l'histoire du sujet", un intitulé qui à lui seul laisse soupçonner quelques difficultés avec les conditions de sens dégagées par Vincent.

Les deux entreprises sont pourtant assez proches, d'abord parce qu'elles sont toutes deux nourries à la même source durkheimienne. Je me propose (1) de décrire ce qui distingue ces deux conceptions de la modernité, (2) de dégager une difficulté qui leur est commune, et à laquelle Durkheim s'était déjà confronté. Je soutiens qu'il y a à la fois tension et solidarité inévitable entre la perspective anthropologique et la philosophie de l'histoire. Je ne peux me résoudre à choisir, et j'aimerais montrer qu'il n'y a pas lieu de le faire, que l'opposition dégagée par Descombes doit être relativisée. Disons que nous devons à Dumont les outils de la comparaison radicale, et à Gauchet la radicalité de la comparaison, que le premier nous aide à comprendre les malheurs de la démocratie, le second ses métamorphoses. Ce qui suit devrait rendre plus claires ces formules elliptiques.


LE PROBLEME


Il y a plusieurs aspects de la difficulté à penser l'histoire de la modernité. Je crois qu'un problème ramasse tous les autres : ce qui constitue la révolution moderne des valeurs est pour une part une "grande transformation", une rupture, qu'on peut situer en gros à la fin du Moyen Age occidental, pour une autre part l'intensification de tendances de longue main, dès l'aube de l'histoire sinon depuis le début de l'humanité. Ramené à sa forme élémentaire, le problème est que la modernité, on ne sait pas où ça commence. Comme le dit Durkheim, l'individualisme est "un phénomène qui ne commence nulle part". A l'origine, "tout ce qui est social est religieux", puis, peu à peu, "Dieu (...) qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement." Formule ambiguë (...) : si la société moderne est l'aboutissement d'une évolution entamée "depuis les origines de l'évolution sociale", c'est qu'elle est notre destin, le passé n'était que la préparation, le brouillon du présent. Nous retombons dans l'évolutionnisme des philosophies de l'histoire, la perspective anthropologique ("démarche en miroir, tout évolutionnnisme oublié", suivant une belle formule de Dumont (...)) s'est perdue dans la longue durée. Mais si Durkheim a raison de remarquer que "l'individualisme, la libre-pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales", quel est alors le terme pertinent de comparaison, le contraste valide du point de vue comparatif ? Quel est l'autre le mieux placé pour nous procurer de quoi "nous voir nous-mêmes en perspective" ? Je soutiens que Durkheim a perçu et traité cette difficulté, confusément dans La division du travail social, son premier livre en 1893, de plus en plus clairement dans la suite de son oeuvre. Avant d'en présenter un indice, voyons ce qu'il en est chez Dumont, puis chez Gauchet.

Les grandes anthropologies de la modernité partent d'une comparaison particulière, qu'elles élèvent à un concept universel. Tocqueville est ainsi parti du contraste entre l'Ancien Régime et la Révolution pour construire les concepts d'aristocratie et de démocratie, d'application générale. Louis Dumont s'est reconnu dans Tocqueville, non seulement pour la proximité entre leurs systèmes conceptuels (aristocratie et démocratie, c'est à peu près la hiérarchie et l'égalité au sens de Dumont), mais aussi pour trois autres traits : l'ancrage dans un terrain particulier, le "respect de l'autre", c'est-à-dire la capacité à être réellement comparatif, à ne pas jauger l'autre selon la norme de soi-même, ni l'inverse, et, ce n'est pas le moins important, la pratique de la comparaison à plusieurs niveaux, la comparaison entre démocratie américaine et démocratie française étant enchâssée dans la comparaison entre aristocratie et démocratie. De même chez Dumont, la comparaison entre les variantes nationales de l'idéologie moderne, qui est la grande affaire de ses derniers travaux, est le prolongement de la comparaison entre holisme et individualisme. On sait que chez lui, c'est une grande société traditionnelle, l'Inde des castes, qui a fourni le point de comparaison, et lui a permis de dégager le contraste entre hiérarchie et égalité, soit, par un petit pas supplémentaire dans l'abstraction, entre holisme et individualisme.

Mais Dumont lui-même nous invite à relativiser les termes de la comparaison. Dans Homo Aequalis I, il suggère que "des tentatives semblables qui partiraient de la Chine, de l'Islam, ou même de la Grèce ancienne, éclaireraient à leur tour certains aspects de notre idéologie que la présente tentative, fondée sur l'Inde (...) laisse[nt] dans l'ombre." Cette relativisation de la comparaison est cruciale. Elle offre un début de solution à notre problème. Il suffit d'ajouter aux possibilités évoquées celle des sociétés primitives ou sans Etat pour lui faire prendre encore plus de relief. On est en effet conduit à relativiser le couple holisme/individualisme. Dumont insiste sur le fait que la comparaison n'est jamais assez globale, qu'on a toujours tendance à négliger des éléments.

Gauchet surenchérit sur la distinction holisme/individualisme et introduit un contraste anthropologique fondamental, l'orientation temporelle, corrélée à deux conceptions (Dumont dirait deux idéologies) de l'ordre social, le pouvoir des dieux et le pouvoir des hommes, "hétéronomie" et "autonomie" (concepts à entendre évidemment dans une acception distincte de leur sens en philosophie morale : ils s'appliquent à la conception du tout social et non aux conduites individuelles). De même que l'égalité est un attribut de l'Individu-valeur, de même l'Individu-valeur est un attribut de la "sortie de la religion" (l'autonomie au sens où l'entend Gauchet). L'objet de comparaison est ici la société primitive, pensée comme monde du passé pur, c'est-à-dire de sociétés qui se pensent comme déterminées par une origine mythique, une autorité fondatrice avec laquelle aucune transaction n'est possible. Au regard de l'altérité radicale de cette forme d'humanité, que nous avons commencé de comprendre dans la première moitié du XXè siècle (à peu près en même temps que nous la faisions disparaître), les autres manifestations de la diversité des sociétés sont subordonnées. Pour Gauchet, l'événement majeur de l'histoire humaine est la "révolution axiale" qui, de l'Orient à l'Occident, voit apparaître avec un synchronisme troublant, les grandes religions, l'Etat (avec les grands Empires), l'écriture, autour de 3000 avant J.-C. Dans cette ébauche de comparaison, je hiérarchise les deux modèles en faveur de celui de Gauchet : la sortie de la religion englobe la révolution des valeurs. C'est le point crucial de la comparaison, qui mériterait d'être discuté plus que je ne peux le faire ici. Le point de vue "anthropologique" pourra objecter à Gauchet que loin d'être englobante, sa perspective est ultimement ethnocentriste, que la révolution axiale, la primauté de la naissance de l'Etat sont des idées modernes, des projections de notre conception individualiste du pouvoir sur l'ensemble de l'histoire humaine (ici on va généralement chercher les supposées affinités anarchistes de Pierre Clastres pour accréditer une lecture individualiste de ces théories). Je ne développerai pas ici l'examen de ces arguments, je me contenterai de noter qu'aucun ne me semble définitif, ils ne justifient pas d'interrompre cet essai de comparaison symétrique.

En tout cas, il me semble acquis qu'on n'échappe pas à la relativisation des termes et des axes de la comparaison. Les termes choisis induisent l'axe qui paraît le plus fondamental, holisme/individualisme pour l'Inde, sens du temps et pouvoir pour les sociétés primitives. D'où un embryon de solution irénique au problème initial, anthropologie ou histoire : suivant le terme de comparaison choisi, en lui-même toujours partial, ce sont des aspects différents et complémentaires de la modernité qui seront dégagés, avec des résonances pratiques différentes. Quel est le meilleur terme de comparaison, l'histoire ou la préhistoire ?, l'autre ou le tout autre ?


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Même si telle n'était pas son intention, Dumont suggère de relativiser son dispositif comparatif, de compléter le système individualisme/holisme. Mais il ne suffit pas de juxtaposer les perspectives pour résoudre notre problème.


REVOLUTION DES VALEURS OU REVOLUTION RELIGIEUSE ?


On pourrait dire que le modèle de Marcel Gauchet complète celui de Dumont. Effectuez la comparaison radicale en remplaçant l'Inde par les sociétés primitives, vous aurez Le désenchantement du monde (DMM). Ce n'est pas si simple.

En dépit de leur grande proximité quant à la genèse chrétienne de l'individualisme moderne, les différents explicites entre Dumont et Gauchet sont importants, hélas peu documentés de part et d'autre : sur l'interprétation du stoïcisme, sur la portée de l'institution et de l'individu-hors-du-monde (l'appréciation de la différence entre le renoncement indien et la dévaluation du monde dans le christianisme), sur le statut du conflit dans la vie sociale, sur la possibilité ou non d'une interprétation hiérarchique (c'est-à-dire sans conflit) de la dualité du sacerdoce et du règne dans le christianisme : du point de vue de Gauchet, Dumont surestime la solution gélasienne (le pape Gélase formula au début du VIè siècle une théorie hiérarchique de la distinction de l'autorictas pontificale et de la potestas impériale : "si l'Eglise est dans l'Empire pour les affaires du monde, l'Empire est dans l'Eglise pour les choses du ciel", résumé de Dumont) ; dans le monde chrétien, ecclésial, la "complémentarité hiérarchique", découverte par Dumont en Inde, est impossible pour diverses raisons historiques (conflit entre l'Etat et l'Eglise) et théologiques. Avec Jésus (et lui seul), il y a "rupture avec la logique de l'emboîtement organique entre nature et surnature", entre le Ciel et la Terre (DMM, p. 197). Ce dernier point est crucial : le Christ occupe une fois pour toutes la place du roi-prêtre, médiateur du Ciel et de la Terre, qu'aucun César ne pourra occuper désormais, en quoi il est la véritable naissance de la politique moderne, le point de départ d'un "retournement radical du rapport entre pouvoir et société", "d'où surgira au bout du compte cette nouveauté prodigieuse : le pouvoir représentatif" (p. 200-201). "C'est en Dieu que s'est d'abord opérée la révolution de l'égalité, dans l'avènement du dieu séparé." (p. 107)

En somme, le différend se ramène à ceci : la révolution moderne des valeurs est-elle ultimement une révolution religieuse (de l'union à la séparation du divin et de l'humain) ou une révolution sociale (du holisme à l'individualisme) ? Chacun de ces points mériterait une longue étude. Je m'en tiendrai ici à la structure fondamentale du problème, la tension entre anthropologie et histoire. L'objection de Gauchet me paraît incontournable. Autrement dit, je crois que là encore la "religion" telle que la comprend Gauchet englobe "l'idéologie" telle que l'entend Dumont [note de P. de Lara : "Ce point n'est cependant pas totalement clair pour moi, en raison de l'indétermination relative des notions de religion, idéologie et configuration globale chez Dumont. J'y reviendrai dans une étude à venir sur Homo Aequalis".] Y faire droit nous condamne-t-il à l'évolutionnisme, à l'ethnocentrisme de la "philosophie du sujet" selon le signalement qu'en donne Le Complément de sujet ? Je ne le pense pas.

L'ambivalence de Durkheim entre schéma comparatif et philosophie de l'histoire se retrouve chez Gauchet. Où se situe le moment clé de la révolution moderne, entre la révolution axiale (3000 av.J-C), la révolution chrétienne et la modernité proprement dite (1500-1700) ? La puissance de rupture de l'existence étatique avec le monde de l'hétéronomie et du passé pur est-elle virtuelle dans la période qui va de la révolution axiale au Christ, c'est-à-dire le "moment où il y a investissement sur l'autre monde contre celui-ci" (DDM, p. 93) ou bien à l'oeuvre dès 3000 ans avant J-C ? Gauchet prend des risques avec la philosophie de l'histoire, mais on pourrait montrer je crois qu'il en est de même chez Dumont et, de façon plus générale dans la tradition sociologique.

La leçon que je tire de cette confrontation est qu'on n'échappe pas à la philosophie de l'histoire (c'est le titre d'un article de Marcel Gauchet, 1991, repris dans La condition politique, 2005). Autrement dit, on ne peut pas se débarrasser des biais de la conscience historique : nécessitarisme, privilège du présent (illusion de la fin de l'histoire), téléologie, simplement en mettant à plat la diversité humaine, en nous concevant comme une possibilité parmi d'autres. Il faut faire avec, déjouer ces biais en sachant qu'ils ne cesseront pas de nous hanter, parce que l'intelligibilité historique suppose une conception de l'histoire, de l'unité du récit humain. La compréhension de nous-même navigue inévitablement entre anthropologie, histoire et philosophie. C'est par ce problème que le travail de Vincent Descombes est ma denrée depuis bientôt quinze ans.



- suit la seconde partie, centrée sur l'analyse d'un texte de Durkheim. Je n'ai pas encore décidé si je la retranscrirai.


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"Au total, nous vivons plus riches et plus vieux. Que demander de plus ?"

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