samedi 22 septembre 2007

"Sans doute, l'animal forme aussi des sociétés..."

socDurkheim

Je sais, ça change de Gloria et d'Ava, mais il n'y a pas que les femmes dans la vie, il y a le holisme aussi...


Voici la seconde partie du texte de Philippe de Lara. Je me permets plus de coupures que dans la première partie, sans j'espère supprimer de nuance essentielle, et m'autorise quelques remarques "de ponctuation", ainsi que quelques soulignures pour certaines idées importantes et certaines expressions heureuses. J'ai enlevé les références des citations de Durkheim et Dumont, il suffit de me contacter pour les obtenir.



"DURKHEIM DÉJÀ

Anthropologie ou histoire, anthropologie et histoire : pour cerner de plus près la difficulté et justifier la thèse qu'elle est constitutive, incontournable, je voudrais maintenant en montrer la présence aux origines de la sociologie chez Durkheim.

Dans leurs commentaires sur Durkheim, Dumont et Descombes opposent à juste titre la voie anthropologique à l'évolutionnisme linéaire (ce que Evans-Pritchard appelle plaisamment le « progressionnisme »), mais il ne faut pas en faire une alternative simple, discontinuité ou progrès. Dumont a considérablement éclairé le problème de l'identification de la modernité avec la distinction entre individu empirique et individu normatif (...).

« Pour commencer, écrit Dumont, nombre d'imprécisions et de difficultés viennent de ce que l'on manque à distinguer dans l'"individu" :

1. L'agent empirique, présent dans toute société, qui est à ce titre la matière première principale de toute sociologie.

2. L'être de raison, le sujet normatif des institutions ; ceci nous est propre, comme en font foi les valeurs d'égalité et de liberté, c'est une représentation idéelle que nous avons. [note de Philippe de Lara : sur cette distinction, voir Le complément de sujet, ch. 33, et l'article de V. Descombes auquel je [AMG] vous ai renvoyé, "Individuation et individualisation".] »

De manière un peu sauvage sans doute, je prends ce « pour commencer » à la lettre : ce n'est qu'un début en effet, cette distinction ne suffit pas à elle seule à clarifier le concept d'individualisme, à situer la révolution moderne des valeurs par rapport aux autres formes d'humanité sans reconstituer une philosophie de l'histoire. Je me bornerai à un argument, là où il faudrait une démonstration plus articulée : cette distinction n'est pas nouvelle, Dumont ne fait là qu'expliciter une thèse cardinale de l'école française de sociologie, l'individu est une valeur. Le point n'est pas clair encore dans La division du travail social, comme l'a montré Descombes à juste titre, mais il est le leitmotiv du Suicide, quatre ans plus tard. [Durkheim] y définit l'individualisme comme « cette éthique qui met si haut la personnalité humaine qu'elle ne peut plus se subordonner à rien ». Curieusement, Durkheim emploie « individuation » au sens biologique (« empirique ») et au sens social (« normatif ») et n'utilise pas « individualisation », pourtant à portée de main. Il est néanmoins hors de doute qu'il fait la distinction exposée par Dumont. Ce que Dumont signale d'ailleurs à demi-mot. Il admet le fait, note le flottement de vocabulaire chez Durkheim, et conclut que Durkheim et Mauss sous-estiment le gouffre entre la valeur moderne et les autres, à la différence de Polanyi. Une lecture contestable, mais dont on comprend l'importance chez Dumont : l'analyse du totalitarisme est la grande affaire de son travail, et la considération de ce gouffre, des dangers du court-circuit entre individualisme et holisme est la clé de son analyse des « malheurs de la démocratie ».

- je reproduis en annexe les textes de Dumont auxquels Philippe de Lara fait allusion, de façon un rien trop rapide je pense. Je vous en laisse juge.

L'irruption du principe d'individualité dans l'histoire a un moment assignable, en un sens où l'individuation personnelle des humains n'en a pas. Mais l'individuation personnelle est elle-même un phénomène social (de ce point de vue, l'expression « agent empirique » n'est pas très heureuse). C'est pourquoi le problème de l'individualisation naissante est chez Durkheim le lieu où affleure notre problème de la tension entre anthropologie et histoire, entre le miroir de la comparaison et l'évolutionnisme. Voici comment Durkheim, dès ses premiers travaux, distingue sans ambiguïté entre l'individu comme valeur et comme fait, et comment néanmoins il reste attaché à une vue évolutionniste de la modernité.

La question qui est le point de départ de son premier livre, La division du travail social : « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire ? », semble avoir l'allure d'une énigme historique, à laquelle répond la théorie des deux types de solidarité. L'évolution des sociétés peut être schématisée comme le passage de sociétés relativement simples, à solidarité mécanique, c'est-à-dire dont la cohésion repose sur la similitude entre les individus, à des sociétés plus complexes, à solidarité organique, fondée sur la complémentarité entre des fonctions différenciées (de même que, chez les êtres vivants complexes, les organes spécialisés se complètent pour former l'unité de l'organisme, à la différence des organismes unicellulaires ou formés de cellules identiques ou faiblement différenciées). Dans les sociétés modernes, organiques, l'individualisation est plus développée. La solidarité ne dépend pas de la proximité des individus (similitude, cohésion du groupe) mais de l'organisation complexe des fonctions. La typologie des formes de solidarité (de lien social) se résout donc en une sorte de philosophie de l'histoire, de l'évolution conjointe des types sociaux et des types d'humanité du simple au complexe. De l'homme traditionnel à l'homme moderne, il y a, à la fois, plus d'individualisation, et plus de socialisation. Mais il est possible de sortir le couple individuel-social de ce schéma historique, et c'est ce que Durkheim avait à l'esprit, de façon encore confuse au moment de La division du travail social, plus claire par la suite. Je crois d'ailleurs que l'effacement complet de la théorie des types de solidarité après 1893 s'explique par la rupture de Durkheim avec la philosophie de l'histoire évolutionniste qui, via Comte et Spencer, marquent ses premiers travaux. La relation entre la conscience collective et l'esprit individuel, pensant et agissant, devient alors une catégorie universelle, qui définit l'être social en général, qu'il soit traditionnel ou moderne. Le problème posé dans La division du travail social, une fois généralisé de la sorte, n'apparaît plus alors comme un paradoxe propre aux sociétés modernes, mais comme le trait universel de la société humaine, la complexité, ou le dédoublement, d'un tout composé de parties autonomes. L'être humain-social est « personnel et solidaire ». La véritable expression de l'entreprise de Durkheim est donnée dans la phrase qui précède immédiatement dans la préface de La division du travail social, « la question qui a été à l'origine de ce travail, c'est celle des rapports de la personnalité individuelle et de la solidarité sociale ». L'énigme historique ne fait qu'obscurcir la question, en mélangeant la catégorie générale de société et la question de ce qui distingue les sociétés modernes, c'est-à-dire celles dont l'individu est la valeur cardinale. Telle est la définition nouvelle - et j'ajouterai la définition vraie - de la modernité, qui remplacera dans Le suicide les notions d'individu « plus autonome » et de solidarité organique. Dans La division du travail social, Durkheim hésite pour ainsi dire entre une théorie historique de la différenciation et de l'individualisation accrues de l'homme moderne par rapport à l'homme traditionnel, et une théorie de l'individualisation des congénères comme trait distinctif des sociétés humaines en général, sur le fond de laquelle la spécificité des sociétés modernes est une affaire de valeur et non de degré de l'individualisation.

La conception qu'avait Durkheim des rapports entre individualisation et socialisation, est éclairée par une page étonnante de La division du travail social. Etonnante, cette page l'est parce qu'elle traite du passage de l'animalité à l'humanité, en dépit de la défiance de Durkheim pour les questions d'origine (« Comme toute institution humaine, la religion ne commence nulle part », écrit-il dans les Formes élémentaires de la vie religieuse).

- en passant : un des intérêts des travaux de René Girard est précisément qu'il a osé se confronter à cette question des origines, même si l'interdit durkheimien eut - et peut toujours avoir - sa raison d'être et sa fécondité.

C'est pourquoi il répugne à évoquer l'humanité d'avant l'institution, le moment où la société devient humaine, parce que l'imaginer outrepasse les limites de la science. Néanmoins, on peut dire qu'il éprouve la démangeaison de la question des origines : « On ne peut éviter de prendre un parti sur ce problème initial », écrivait-il quelques pages auparavant dans les Formes élémentaires, à propos de la nature de la religion première, en tant que nos hypothèses déterminent la compréhension de l'évolution des religions.

« Mais ce n'est pas tout. Tant que les sociétés n'atteignent pas certaines dimensions ni un certain degré de concentration, la seule vie psychique qui soit vraiment développée est celle qui est commune à tous les membres du groupe, qui se retrouve identique chez chacun. Mais, à mesure que les sociétés deviennent plus vastes et surtout plus condensées, une vie psychique d'un genre nouveau apparaît. Les diversités individuelles, d'abord perdues et confondues dans la masse des similitudes sociales, s'en dégagent, prennent du relief et se multiplient (...). Tandis que les individus n'agissaient qu'entraînés les uns par les autres, sauf les cas où leur conduite était déterminée par des besoins physiques, chacun d'eux devient une source d'activité spontanée. Les personnalités particulières se constituent, prennent conscience d'elles-mêmes, et cependant cet accroissement de la vie psychique de l'individu n'affaiblit pas celle de la société, mais ne fait que la transformer. » (La division du travail social, p. 339)


centaures


Cette page (...) mérite d'être citée longuement car elle élève à la dimension cosmique de l'hominisation la distinction des deux types de solidarité (mécanique et organique) et met au premier plan de la transformation un processus psychique, affectant à la fois les individus et la société. Certes, cette analyse se présente comme un rappel de la théorie évolutionniste de la succession des types de solidarité des Anciens aux Modernes mais, comme dans la position du problème, une perspective anthropologique pointe sous la perspective évolutionniste. En effet, le contexte immédiat de cette page implique qu'il ne s'agit pas ici de la différence entre sociétés mécaniques et organiques, mais de celle entre sociétés animales et sociétés humaines : « Sans doute, l'animal forme aussi des sociétés ; mais comme elles sont très restreintes, la vie collective y est très simple ; elle y est en même temps stationnaire parce que l'équilibre de si petites sociétés est nécessairement stable. » (p. 336) « Il en est tout autrement chez l'homme, parce que les sociétés qu'il forme sont beaucoup plus vastes ; même les plus petites que l'on connaisse dépassent en étendue la plupart des sociétés animales. Etant plus complexes, elles sont aussi plus changeantes. » (p. 337) « Sans doute, il serait exagéré de dire que la vie psychique commence avec les sociétés ; mais il est certain qu'elle ne prend de l'extension que quand les sociétés se développent. » (p. 338)

Dans le groupe humain proto-social, la vie psychique est simplement commune, identique chez tous les individus. Avec le développement de la société (c'est-à-dire de l'humanité stricto sensu), « une vie psychique d'un genre nouveau apparaît », les congénères deviennent des sujets. La masse des similitudes sociales cesse d'absorber l'individualité pour, au contraire, la cultiver. Chaque individu « devient une source d'activité spontanée ». La conscience collective et les consciences individuelles s'éveillent parallèlement : « cet accroissement de la vie psychique de l'individu n'affaiblit pas celle de la société, mais ne fait que la transformer. »


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Elle devient alors un tout et un sujet. Un sujet par le développement de ses représentations, d'une « vie psychique » accrue, un tout par la relation complexe qui s'instaure entre elle et les sujets individuels. Le texte semble porter tantôt sur l'individualisme contemporain, tantôt sur le passage de l'animalité à l'humanité, mais [c'est] ce dernier qui prévaut, car la modernité ne fait qu'amplifier une différenciation (individualisation) et un dédoublement entre conscience collective et consciences individuelles qui est le propre de l'humanité. La dernière phrase décrit de façon suggestive la subjectivation réciproque de la société et des individus les uns par les autres ; la société « devient plus libre, plus étendue, et comme, en définitive, elle n'a pas d'autres substrats, que les consciences individuelles, celles-ci s'étendent, se compliquent et s'assouplissent par contrecoup. » (On voit que le holisme durkheimien ne consiste pas à minorer l'initiative des personnes au profit de schémas collectifs de pensée et d'action. Bien au contraire, il est ce qui permet de distinguer dans l'action les règles sociales et les intentions individuelles.)

- très bien, très bien très important : une vision holiste n'implique en rien une vision strictement déterministe des actions (et pensées) humaines : elle fixe les limites d'une autonomie de ces actions (et pensées), en montrant comment elles influent les unes sur les autres. Il n'est ceci dit pas toujours évident dans la pratique de « distinguer règles sociales et les intentions individuelles ».

Cette page est remarquable car on y saisit Durkheim aux prises avec la difficulté d'une histoire de la modernité. Il est pris entre les pôles de l'individualisme et de l'anthropologie générale, la société moderne est tantôt un progrès inédit, tantôt l'intensification de tendances présentes dès l'origine de l'humanité. Alors que, dans [les thèses les plus connues de] La division du travail social la comparaison est absorbée dans un modèle évolutionniste, une autre conception de la comparaison affleure ici, en termes de valeurs, mais s'efface alors le processus historique de la révolution des valeurs. Cette difficulté ne nous a pas quittés.

J'ai éclairé la première formule de la comparaison (radicalité), voici quelques remarques sur la seconde (malheurs et métamorphoses). « Qu'arrive-t-il à l'idéologie moderne une fois mise en oeuvre ? » demande Dumont. Sa discussion de l'individualisme contemporain est déterminée par l'expérience du totalitarisme et de ce qui pourrait y ressembler dans l'hypermodernité et la mondialisation, l'hybridation des sociétés menaçant de reproduire à l'échelle de la rencontre [de la planète ?] le court-circuit individualisme-holisme qui a précipité les totalitarismes en Allemagne et en Russie. L'individualisme est tout-puissant et « hanté par son contraire ». Né trente ans après Dumont, Marcel Gauchet pense de l'intérieur d'une autre expérience historique, la seconde moitié du XIXè siècle et est attentif à la poursuite du parcours, à l'inédit de la condition hypermoderne, dont les périls ne sauraient être pensés suivant le modèle du totalitarisme. Que faire de cette différence ? Marcel Gauchet remarquait récemment à juste titre : « Il faut vouloir être de son temps pour l'être, il faut travailler pour y parvenir. »"

- conclusion un rien bateau et bâclée et avec laquelle je suis en désaccord, pour plusieurs raisons :

- je ne crois pas vraiment à une spécificité hypermoderne, je pense plutôt que la modernité n'a pas beaucoup évolué depuis son apparition, elle est simplement plus ou moins convulsive selon les périodes ;

- à partir de l'exemple de Hayek, j'avais retrouvé par mes propres moyens l'application de l'idée de Dumont "court-circuit individualisme-holisme naissance d'un totalitarisme" à la "pensée économique", elle n'est ici aucunement réfutée ;

- Philippe de Lara me semble ici bien peu inquiet - tout est-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou l'assurance de toucher sa paie de fonctionnaire lui donne-t-elle une trompeuse quiétude ?

Enfin, je chipote un peu, mais des gens comme de Maistre ou Dostoïevski ne voulaient pas être de leur temps, et ils le furent plus que beaucoup d'autres.

Bon, j'imagine que P. de Lara sait bien qu'il ne va pas révolutionner ce sujet en quelques lignes de conclusion, donc ne finissons pas sur une mauvaise note, et remercions-le plutôt de l'ensemble de son analyse (moi aussi, je peux faire "bateau et bâclé").





Allez, un peu de Gloria tout de même, et vive la vie...



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Annexe.

Philippe de Lara fait ici allusion à l'introduction des Essais sur l'individualisme (j'utilise l'édition "Points", laquelle, soit dit en passant, comprend six pages inédites consacrées à Saint Augustin, qui ne figuraient pas dans l'édition originale de 1983).

Dans un premier temps (pp. 14-15), Dumont évoque quelques différences entre Polanyi, Mauss et Durkheim :

"...la démonstration retentissante par Karl Polanyi du caractère exceptionnel du cas moderne sous le rapport de l'économie : partout ailleurs ce que nous appelons faits économiques est imbriqué dans le tissu social, seuls nous, modernes, les en avons extraits en les érigeant en un principe distinct. Il y a pourtant entre Mauss et Polanyi une nuance, et peut-être davantage. Chez Polanyi, la modernité, sous la forme du libéralisme économique, se situe aux antipodes de tout le reste. Chez Mauss il peut encore sembler parfois que tout le reste y conduise : il y a des moments où un reste d'évolutionnisme vient coiffer les discontinuités pourtant fermement reconnues.

- Dumont ne cite pas d'exemples. On aura néanmoins reconnu, mutatis mutandis, la problématique de Philippe de Lara, avec Polanyi dans le rôle de Dumont, et Mauss dans celui de M. Gauchet.

Il en est ainsi lorsqu'il fait référence au grand projet durkheimien de « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain », qui n'était pas sans évoquer un développement linéaire de l'humanité ainsi qu'un causalisme sociologique auquel Mauss n'avait pas tout à fait renoncé non plus. La critique radicale par Polanyi du libéralisme économique et de l'économisme même fait ressortir la distance qui s'est creusée ici entre Mauss et nous, mais cette distance ne porte nullement atteinte à la conception fondamentale, chez Mauss, de la comparaison et de l'anthropologie (...). Mauss lui-même avait du reste déjà discrètement pris ses distances vis-à-vis du scientisme et de ce qu'il y a d'hybris sociologique chez Durkheim. Et en un sens large « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain » est toujours à l'ordre du jour, elle nous apparaît seulement comme infiniment plus complexe, multiple et ardue qu'aux durkheimiens enthousiastes du début du siècle."

- j'en profite pour signaler ici que la critique par René Guénon (Le Règne de la Quantité, Gallimard, 2005, [1945], pp. 93-94) des considérations sur "l'unité de l'esprit humain" (dire anthropologie, c'est "poser l'unité du genre humain", écrivit Mauss très tôt), ne me semble pas - mais il faudrait un examen plus précis que je ne vais le faire ici - viser, en toute rigueur, et quelles que soient les intentions de l'auteur, la pratique de Mauss et Dumont. D'ailleurs, Guénon (p. 94) écrit : "tandis qu'ils s'imaginent parler de l'homme en général, la plus grande partie de ce qu'ils disent ne s'applique en réalité qu'à l'Européen moderne" : on trouve exactement la même idée chez Mauss et Dumont. - Ceci pour poser des jalons...

Dans un second temps (pp. 28-30), Dumont revient sur une recension de son livre Homo Aequalis par Vincent Descombes (in Critique, 366, novembre 1977, pp. 998-1027), recension dont la fin le gêne : V. Descombes

"s'est demandé quel rapport il y a entre le holisme de Durkheim et des siens et le totalitarisme. Durkheim n'a-t-il pas, en appelant de ses voeux pour nos sociétés des « heures d'effervescence créatrice », en 1912, idéalisé à son insu le nazisme à venir, et Mauss n'a-t-il pas confessé son embarras devant l'événement ? Il y a plus : M. Descombes semble suggérer que je reproduis à mon tour la « mésaventure » durkheimienne devant le totalitarisme. Or la distance est grande entre la définition du totalitarisme comme contradictoire que je donne et la vue commune d'un simple retour à la communion primitive ou médiévale que Mauss reprenait à son compte. Il semble donc y avoir méprise. Il se trouve que sur un point précis et fondamental j'avais marqué le dépassement des formulations durkheimiennes. Tout au début de Homo Hierarchicus, distinguant les deux sens du mot individu (l'homme particulier empirique et l'homme comme porteur de valeur), j'avais dans une note (3a) montré sur l'exemple d'un passage de Mauss lui-même la nécessité de la distinction. Or, une fois cette distinction acquise, la confusion que Descombes reproche aux durkheimiens est impossible. C'est à quoi le critique n'a pas assez pris garde. Certes Durkheim avait bien vu l'individualisme comme valeur sociale, mais il ne l'a pas construit de façon indélébile dans son vocabulaire, il n'a pas suffisamment accentué la distance que cette valeur creuse entre les modernes et les autres [en note, Dumont revient sur le premier passage cité : "C'est cette distance que nous avons vue s'accentuer nettement en passant de Mauss à Polanyi."], c'est seulement ainsi qu'il a pu à l'occasion, dans le passage des Formes élémentaires que Descombes monte en épingle

- passage qu'il faudrait (retrouver, puis) en toute justice analyser, mais nous en resterons pour l'heure à ce stade, tant pis si MM. Descombes et Dumont sont trop sévères vis-à-vis de Durkheim.

, imaginer pour les modernes une « effervescence » communautaire à la manière des tribus australiennes.

Il n'en est plus de même une fois les deux sens de l'« individu » distingués, et une fois posée sur cette base l'incompatibilité entre individualisme et holisme : du coup, tout retour prétendu au holisme au plan de la nation moderne apparaît comme une entreprise de mensonge et d'oppression, et le nazisme se dénonce comme une mascarade. L'individualisme est la valeur cardinale des sociétés modernes. Hitler n'y échappe pas plus que quiconque, et l'essai qui le concerne ici tente précisément de montrer qu'un individualisme profond sous-tend sa rationalisation raciste de l'antisémitisme.

En fait, le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l'on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l'individualisme est d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire."

- nous y revoilà, la conjonction des deux passages que j'ai soulignés le montre : nous vivons dans un monde instable et incohérent, sur la base de valeurs et de types anthropologiques qui font qu'un retour au monde traditionnel, plus stable et plus cohérent (je n'idéalise rien) a de fortes chances de précipiter la catastrophe. C'est cool. (Guénon, de ce point de vue, y allait franchement : à la fin du cycle actuel (qu'il fait quant à lui démarrer à la fin du Moyen Age), on verra apparaître "l'existence d'une autre d'humanité" (Le Règne de la Quantité, p. 141). Je dirais bien plutôt : d'autres types anthropologiques - ce qui nous ramène à la querelle sur l'unité de l'esprit humain à laquelle j'ai fait allusion plus haut.)

Il se peut qu'il y ait tout de même une autre porte de sortie, mais l'évoquer implique des développements qui n'ont pas leur place ici. Revenons donc à Philippe de Lara pour finir, lequel me semble-t-il, dans sa critique de la "lecture contestable" de Durkheim et Mauss par Dumont, fait un peu trop abstraction du contexte de cette lecture, à savoir la volonté de Dumont d'échapper au risque dénoncé par V. Descombes, et que, finalement, Dumont ne fait ici que signaler qu'il arrive ("à l'occasion") à Durkheim de s'emmêler les pinceaux, ce qui est aussi le propos de P. de Lara. Il est vrai que les problèmes sont ici singulièrement entremêlés : Dumont lit-il bien Durkheim, Dumont lit-il bien Mauss, Polanyi (que je n'ai pas lu...) a-t-il raison, Descombes lit-il bien Durkheim, Descombes lit-il bien Dumont, de Lara lit-il bien Dumont, de Lara lit-il bien Durkheim, etc. L'articulation entre d'une part la distinction Polanyi - Durkheim-Mauss, et d'autre part l'analyse du totalitarisme, peut encore être approfondie. Philippe de Lara dans sa critique de Dumont est en tout cas ici cohérent avec sa thèse d'ensemble - ce qui ne fait que nous ramener à la question principale de son texte, comment articuler continuités et discontinuités. Inutile de dire que nous y reviendrons.

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