mardi 2 octobre 2007

Du Roi. (Tous les chemins... II)

(Ajout le 3.10)



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Feuilletant un livre intitulé La fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire (Alexandre Grandazzi, Belles-Lettres, 1991), je tombe sur un chapitre cinglant consacré à l'idéologie des trois fonctions telle que conceptualisée par Georges Dumézil. Le rapport avec les consommations habituelles servies dans ce café peut sembler lointain : on peut néanmoins rappeler que Dumézil est une influence importante de François Fourquet aussi bien que de la Nouvelle Droite. Par ailleurs, toute information intéressante est bonne à faire circuler. Par ailleurs bis, il est bon de quitter de temps à autre les hauteurs de la synthèse historico-théorique pour aller sur le terrain, dans la-France-d'en-bas-qui-se-lève-tôt-mais-qui-doit-tout-de-même-faire-encore-des-efforts, y voir ce qu'il en est.

Grosso modo, la thèse de M. Grandazzi est fort simple : Dumézil a énoncé sa théorie des trois fonctions pour la première fois en 1939. Depuis, les raffinements qu'il lui a apportés, par rigueur intellectuelle, d'une part, les découvertes archéologiques sur l'histoire romaine d'autre part, ont tellement réduit le champ d'application possible de cette théorie, qu'elle n'a presque plus de fondement réel. Ce qui, incidemment, est gênant pour toute sa thèse sur les peuples indo-européens, tant, d'après A. Grandazzi (je n'ai jamais lu Dumézil), cette thèse étant en grande partie bâtie sur l'analyse des origines de Rome,

"...selon ce que Dumézil lui-même a clairement et fortement souligné dans les pages inaugurales de ses successifs Jupiter, Mars, Quirinus : le monde romain a été pour lui beaucoup plus qu'un point de comparaison pour des structures observées ailleurs ; à bien des reprises, sur bien des points, et des plus importants, il a, au contraire, fourni, à lui seul, tous les matériaux premiers pour l'élaboration de schémas qui n'ont été qu'ensuite appliqués aux traditions d'autres civilisations. Il s'ensuit que le réexamen du versant romain de la théorie devrait avoir, même si cela dépasse notre propos dans ce livre, des incidences non négligeables sur son statut d'ensemble.

Or, sans quitter Rome, et même en prenant acte du fait que Dumézil a cessé lui-même, vers 1950, de penser que la trifonctionnalité ait jamais eu une réalité sociale et historique, on ne peut qu'être frappé par le double et intrinsèquement contradictoire postulat qu'implique la théorie des trois fonctions : comment admettre, en effet, que le souvenir (et le souvenir conscient ! mais pour ne pas égarer la discussion sur des problèmes qui pourraient être considérés comme secondaires, passons (...) sur ce point...) des plus anciens schèmes de pensée indo-européens ait pu se conjuguer dans le même temps avec l'oubli irrémédiable et presque total (si on en excepte les noms propres et quelques détails concrets) du contenu historique des époques les plus récentes ?" (p. 57)

Un important exemple (note : "la nouvelle mythologie comparée" à laquelle A. Grandazzi fait allusion est la méthode de Dumézil : il n'a pas lui-même créé cette formule, mais a accepté qu'on l'applique à son travail) :

"De deux choses l'une : ou bien la tradition sur les origines est récente, et, dans ces, cas pourquoi les rois étrusques, nettement antérieurs à la date présumée de son élaboration, seraient-ils vrais ? Ou bien la tradition est bien plus ancienne et, dans ce cas, pourquoi les rois pré-étrusques, c'est-à-dire les plus anciens, seraient-ils « faux » ? A vrai dire, la la nouvelle mythologie comparée n'a ici pas le choix : c'est pour elle une nécessité épistémologique absolue de supposer que la tradition des origines n'a été codifiée qu'à une date récente, car, autrement, si elle admettait que le récit des Primordia s'est fixé plus tôt, il lui deviendrait impossible de soutenir en même temps, comme elle le fait, que le souvenir historique des périodes anciennes n'a pas été conservé. C'est dire, bien qu'on s'en avise en général fort peu, que la détermination du caractère, historique ou non, des règnes étrusques tels que les raconte la tradition, est d'une importance centrale pour tout le schéma trifonctionnel." (p. 59)

Et ce n'est pas tout :

"Sur le terrain de l'analyse proprement historique des réalités romaines, l'objection majeure au système de tripartition fonctionnelle a été formulée par Arnaldo Momigliano : en 1962 (...) il notait que « le fait fondamental de la société romaine reste que guerriers, producteurs et prêtres n'étaient pas des composantes séparées de la cité, bien que les sacerdoces eussent eu tendance à être monopolisés par les membres de l'aristocratie. » Nous empruntons la traduction de ces propos du savant italien, originellement tenus en anglais, à G. Dumézil lui-même, qui a consacré une de ses dernières Esquisses à répondre aux objections de son opiniâtre adversaire. Il est très curieux, cependant, de voir que, sur ce point fondamental, il se borna à rappeler comment il avait rapidement été conduit à dissocier « l'idée de "fonctions" de la notion de "classes sociales" », en d'autres termes, renoncé à trouver dans la réalité sociale des traces de la tripartition. Mais cette brève réponse, ou plutôt ce rappel d'une distinction effectivement bien nécessaire, plaçait toujours le débat, fût-ce sur le mode négatif, au plan des faits.

En réalité, le vrai problème est que la tripartition fonctionnelle, non seulement n'a pas, et pour cause, de traduction concrète, mais n'existe pas non plus davantage au plan idéologique : car ce n'est pas simplement dans l'ordre des faits que « guerriers, producteurs et prêtres n'étaient pas des composantes séparées de la cité », - constat que la nouvelle mythologie comparée n'a pas eu de peine à faire sien depuis longtemps -, c'est vrai aussi dans l'ordre des mentalités, de l'imaginaire social, ou, pour le dire en termes duméziliens, de l'idéologie : et si on veut absolument isoler les « schèmes de pensée » de la société romaine, on constatera alors avec John Scheid que « le prêtre était un citoyen comme les autres, investi d'une fonction qu'il n'exerçait que s'il était formellement saisi par l'autorité politique. En somme, c'était un "magistrat" d'un type particulier. » Par conséquent, l'idée d'une tripartition fonctionnelle d'origine indo-européenne, ayant survécu uniquement comme « système de représentations », s'évanouit." (pp. 63-64)

Ce pourquoi, tout en reconnaissant à Georges Dumézil les mérites d'avoir décloisonné l'histoire de Rome, en rappelant les contacts que la Rome archaïque eut souvent avec d'autres civilisations, et d'avoir fourni une vision organisée de sa religion, au lieu de "l'agrégat disparate de pratiques et de croyances rudimentaires" (p. 66) qu'on y voyait si souvent, Alexandre Grandazzi estime que Dumézil est allé trop loin dans ces directions :

"C'était, finalement, réduire l'histoire à un jeu d'ombres, supprimer en elle tout ce qui est mouvement, Autre, au profit de la continuité, de la stabilité et du Même ; instaurer une exégèse où ce qu'il y a d'historique dans l'histoire se trouvait réduit à la portion congrue. La tripartition fonctionnelle indo-européenne permettait ainsi de construire une histoire qui échappât enfin aux troublantes turbulences et aux pesanteurs du devenir, pour rejoindre l'identité essentielle de l'être, derrière le rideau vite déchiré des apparences. Au fond, dans pareille entreprise, il y avait une grande nostalgie : le providentialisme d'un Bossuet se trouvait transfiguré - et avec quel apparat de science et d'érudition ! -, sous les dehors de ce déterminisme absolu dont avait rêvé tout le dix-neuvième siècle sans pouvoir l'atteindre : origines de Rome, vous aviez donc un sens !

Déterminisme, oui, car bien que cela n'ait pas été formulé explicitement, on peut difficilement éviter de penser, en partant de la théorie dumézilienne, que la tripartition fonctionnelle n'a pas été seulement un cadre mental qui aurait informé/déformé la tradition des origines de Rome, mais qu'elle a pu aussi, à Rome d'abord, puis en d'autres lieux, d'autres temps, être un véritable moteur de l'histoire : on se souvient à cet égard des interprétations fonctionnelles de la société d'Ancien Régime, qui, à dire vrai, n'ont pas été proposées par Dumézil lui-même, mais auxquelles il donna son aval.

Bien entendu, il n'est pas question malgré tout cela de nier la présence d'éléments d'origine indo-européenne dans la plus ancienne société romaine. (...) Mais autre chose est de passer de l'observation de ces éléments dispersés et résiduels à la reconstitution d'une mythologie tout entière, et c'est encore une étape supplémentaire que d'expliquer par un tel « système du monde » l'ensemble du récit des origines." (pp. 65-66)

Dans cette critique de la suprématie du Même sur l'Autre, avouons-le, si Alexandre Grandazzi ne faisait pas leur part aux "pesanteurs" nous nous demanderions si cette dernière attaque anti-providentialiste, cliché Bossuet à l'appui, n'est pas un peu commode : le bon sens de l'historien attaché aux faits, contre l'exégète-théologien-inavoué, etc. Quoi qu'il en soit, est-elle injuste ? A l'égard de Dumézil comme de Duby d'ailleurs, visé par l'allusion aux "interprétations fonctionnelles de la société d'Ancien Régime" (cf. Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme) : aux lecteurs plus connaisseurs que moi dans ces domaines, d'en juger. Mais il ne me semblait pas inutile de porter ces éléments récents à votre attention.


Silvia Gentili






Ajout le 3.10

Oui, je découvre un texte d'Alain Soral, qui mériterait certes d'être reformulé en termes de holisme et d'invidualisme et qui peut-être ne découvre pas la lune, mais où l'on peut trouver quelques distinctions utiles : sur son site, en date du 30 septembre.

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