mercredi 28 novembre 2007

"Nous sommes tous Américains", ou comment s'amuser et s'instruire avec les émeutes de banlieue.

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Passionnant, réjouissant, impressionnant, effrayant article du Monde dans l'édition datée d'aujourd'hui. Je le reproduis ci-après sans autres commentaires que des images de films de John Carpenter, dont la perception, depuis Assault on Precinct 13 (1978), de la dialectique entre violence tribale des dominés et violence politico-policière des dominants, me semble passablement adaptée aux descriptions contenues dans cet article. J'apporte ensuite quelques précisions et un complément historique.


"Ça sent le gaz lacrymogène, le plastique brûlé et la rage. Celle d'une centaine de garçons bien organisés, qui disent vouloir "buter" le moindre "Schtroumpf" – le moindre policier. Lundi 26 novembre, entre 19 h 30 et 22 h 45, cinq rues de la ZAC et du Puy, à Villiers-le-Bel, dans le Val-d'Oise, là où, la veille, deux jeunes garçons de 16 et 15 ans, Larami et Mouhsin, sont morts dans le choc de leur mini-moto contre une voiture de police, ont rejoué des scènes d'une extrême violence.

Restés invisibles tout l'après-midi, les policiers se sont postés en masse, en fin de journée, devant la gare du RER D, après l'incendie d'un camion poubelle. A peine les premiers lampadaires allumés, les jeunes attaquent avec des pavés, des feux d'artifice et des pétards "mammouth" – les plus gros.

Dès qu'un policier est touché, les garçons fêtent ça, les bras levés au ciel. Même cri de victoire quand ils reculent. Ils se hissent sur les toits des voitures, ils se prennent en photo avec les téléphones portables.


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"Attraper un flic", un "keuf", un "porc" : pendant trois heures, une poignée de meneurs répètent ces mots d'ordre : "Restons groupés!", "Solidaires, les gars !". Et les émeutiers, disciplinés, suivent les consignes.


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Les "petits" – certains n'ont même pas 10 ans – jouent les éclaireurs. Ils débusquent les policiers et jettent des cocktails Molotov ; les plus grands veillent à ce que la voie soit libre. Pour enflammer voitures et magasins, ils se ravitaillent aux réservoirs de trois voitures du "95", où sont remplis les jerricans puis les bouteilles de verre. Un gaillard en survêtement noir, talkie-walkie branché sur une fréquence de la police, guide l'équipe.


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La troupe sait qu'il ne sert à rien d'attaquer la mairie : elle a fermé ses portes. Le conseil de crise des élus se tient ailleurs, dans un lieu tenu secret.

"Anelka !". Ils se donnent des surnoms de footballeurs, d'animaux ("chameau") ou de héros de télé ("Frelon", alias Bruce Lee). Ils cachent aussi leurs visages. Echarpes haut sur le nez, capuches, et même, pour certains, tenues de CRS, avec matraque et bouclier. Un ami, caméra numérique montée sur pied, filme chaque pavé lancé, dans chaque voiture brûlée. Quand certains s'y croient et s'attardent trop devant l'objectif, les meneurs sermonnent : "Oh les gars, c'est pas du cinéma, c'est la guerre !"


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"Allez les frères!", encourage-t-on sur le trottoir, où les anciens, médusés de tant de violence, sont descendus regarder le spectacle, tandis que d'autres tentent de sauver leur voiture. Certaines femmes jettent de l'eau du balcon de leur HLM pour soulager les yeux rougis de leurs "fils". Quand la police charge, certains étages n'hésitent pas à la "caillasser".

Au sol, toute arme est bonne à prendre : des multiprises, une épée, un fusil à pompe… Mais la plupart se battent avec des bâtons en bois ou des barres de fer chipées dans les chantiers. On s'approvisionne en bouteilles dans les silos de recyclage du verre. Panneaux d'affichage électoral ou de signalisation, poteaux, arbres servent d'arme ou de bouclier. Des coins entiers se retrouvent dans le noir, comme l'avenue du 8-mai-1945. Parfois, un coup de pied dans les lampadaires crée un court-circuit.

Tas de pierres et de poubelles bloquent certaines routes, comme des check-points de fortune. "La guerre, c'est ça mon pote. C'est faire tourner en rond l'ennemi", lance un meneur, s'improvisant général.


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Comme la veille, certains magasins, certaines concessions automobiles passent à travers les flammes : avant de mettre le feu, on discute.

"Celui-là, il est à la famille", crie une jeune voix devant le pressing du 8-mai-1945. La bibliothèque Louis-Jouvet, le supermarché Aldi, le salon de coiffure, l'auto-école ont moins de chance : pillés et incendiés, pour le dernier par un gamin âgé d'à peine 13 ans. "Faut brûler nos amendes", lâchent-ils en chœur. C'est chose faite à 22h30, lorsque "les impôts" prennent feu.

La jeunesse de Villiers est dehors depuis longtemps. L'après-midi, on a photocopié à la hâte les portraits des deux adolescents "morts pour rien" : le même cri de ralliement qu'après le drame de Clichy-sous-Bois, en octobre 2005, lorsque deux jeunes gens avaient trouvé la mort dans un transformateur électrique. Les collèges et les lycées se sont donnés le mot pour une "marche silencieuse" – si l'on peut dire : dans cette ville proche de Roissy, c'est rare qu'un long-courrier laisse la ville tranquille. Elèves et grands frères, bonnets ou capuches, sacs à dos sur lesquels ils ont fièrement écrit, au Tipp-Ex, le nom de leur cité, entre trois "killer" et deux "fuck the cops", une masse défile.

Frères, sœurs et copains expliquent : "Les policiers n'avaient pas à partir, on aurait laissé passer les secours!" Un grand râle : "Vous allez voir qu'ils vont lancer le débat sur les mini-motos, pour faire diversion. Mais est-ce qu'on fait une histoire quand à Neuilly un cavalier ne porte pas de casque ?"

Dans la foule tendue et sans larmes, on compte aussi quelques profs, bouleversés, mais un seul élu, sans écharpe, – Rachid Adda, conseiller régional (MRC) d'Ile-de-France – et des responsables associatifs, atterrés par ce nouvel épisode de guerre entre jeunes et police. "Moi j'ai vécu Charonne, le 17 avril 1961. Mais la police, ça restait quand même police secours, rumine ce fonctionnaire de mairie. Aujourd'hui, mes enfants je leur dis : quand tu vois la police, tu t'enfuis" ."


Aujourd'hui, mes enfants, je pense au vieux slogan de Siné durant, justement, la guerre d'Algérie : "Si vous trouvez un flic blessé, achevez-le."

Je constate dans cet article un évident chantage à la bavure de la part des émeutiers, les "schtroumpfs" ne pouvant risquer de tuer un gamin de dix ans, cela ferait de nos jours quelque peu tache.

Chantage qui a sa contrepartie, puisqu'il n'est pas rare de nos jours d'entendre d'"honnêtes gens", si exaspérés de ce qu'ils estiment être de l'impunité, en venir à considérer que des gamins morts à la suite d'un délit "n'ont eu que ce qu'ils méritaient", ce qui revient à admettre la peine capitale pour vol de voiture ou braquage.



Je rêve au sort que les rebelles de
Escape from New York (1981) font subir au président des Etats-Unis


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- on peut transposer.

Et je sais que dans ces cas-là, lorsque la fête est finie, le réveil peut être difficile.


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Un complément historique peut n'être ici pas inutile. D'une part permettra-t-il de remettre à leur modeste place les événements décrits plus haut, d'autre part rappellera-t-il qu'aux révoltes répondent les répressions. Je vous laisse faire les transpositions que vous estimez utiles entre les deux situations décrites ci-après et l'actualité des jours derniers (et à venir ?) :


"On peut établir un parallèle entre les événements atroces qui se déroulèrent à Nantes et aux alentours pendant la guerre de Vendée et ceux qui eurent lieu à Paris et aux alentours pendant la Commune. Le fait même de la guerre civile joua un rôle capital dans les deux cas : en 1793, la Vendée se révolta contre le régime contesté de Paris ; en 1871, la capitale se révolta contre le régime contesté qui avait déplacé son siège à Versailles. En mars 1793 comme en mars 1871, une explosion populaire spontanée et destructurée ne s'intensifia que progressivement pour donner naissance à un soulèvement organisé. Dans les deux cas, les dirigeants inquiets considérèrent les insurgés comme des brigands sauvages et cruels : ils fustigèrent d'abord les prêtres et les femmes comme les pires scélérats parmi les Vendéens, puis les anarchistes et les pétroleuses parmi les communards. L'appel à la tolérance du général Haxo à la fin de 1793 n'eut pas plus de succès que celui des avocats du compromis en avril 1871. La méfiance et la haine réciproque ne cessèrent de grandir, les rebelles de 1793 glorifiant le prêtre et l'Eglise, et ceux de 1981 les profanant au contraire, dans des conflits à forte teneur religieuse au sein des deux camps. L'insurrection vendéenne luttait contre les menaces que semblait faire peser une ville anticléricale et agressive, et elle fut vaincue par Paris ; la Commune combattait les menaces que l'on attribuait aux hobereaux et aux monarchistes cléricaux de Versailles, et elle fut vaincue par la campagne. Les rebelles de la Vendée et de la Commune restèrent à peu de chose près coupés du reste de la France et de l'Europe, ce qui les obligea à affronter sans aide les armées de la fragile Première République pour les premiers et celles de la Troisième République embryonnaire pour les seconds.

Dans les deux cas, on observa un important déséquilibre entre le pouvoir des rebelles et celui d'un régime aux abois, bien décidé à les écraser dans un conflit qui adopta la logique et la violence spécifiques au clivage ami-ennemi. A l'image de la Vendée militaire, la bataille de Paris culmina dans une fureur vengeresse. Au cours de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871, les insurgés parisiens furent sans doute plus de vingt mille à trouver la mort, avec moins de neufs cents victimes dans le camp gouvernemental. Les rebelles furent relativement peu nombreux à tomber au combat, la majorité d'entre eux ayant été abattus alors qu'ils levaient les mains pour se rendre ou simplement à la suite de leur capture. Les Versaillais firent en outre près de vingt-six mille prisonniers et procédèrent à l'arrestation de quelque dix mille suspects après la fin des combats. Les prisons de Paris et des environs étant combles, plus de vingt mille prisonniers militaires et politiques furent enfermés dans des pontons au large de Brest, de Cherbourg, de Lorient, de Rochefort et La Rochelle. Malgré des conditions de détention abominables, il n'y eut ni épidémies ni famine, pas plus que de noyades [référence aux pratiques des "Bleus" contre les Vendéens à Nantes].

Cela n'empêcha pas Paris de subir la terreur des représailles. Adolphe Thiers,


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chef de l'exécutif du régime indécis et précaire qui succéda au Second Empire, ne faisait pas mystère de la nécessité d'un autodafé moderne. Il déclara que le châtiment qui suivrait la victoire devait être appliqué « légalement et implacablement ». Thiers appelait à une « expiation complète, (...) telle que les honnêtes gens doivent l'infliger quand la justice l'exige », mais il jura qu'elle serait appliquée « au nom de la loi et par la loi ». Vingt-huit tribunaux spéciaux entreprirent d'administrer une justice d'urgence de nature militaire, respectant très vaguement les droits des prévenus. Parmi les trente-six mille accusés figuraient un millier de femmes et six cents enfants de moins de seize ans. Près de dix mille communards furent jugés coupables de toutes sortes d'agissements criminels ou de complicité avec les insurgés. Les tribunaux d'exception prononcèrent quatre-vingt-treize condamnations à mort, dont vingt-trois furent suivies d'effet. Ils condamnèrent également deux cent cinquante et un prévenus aux travaux forcés à perpétuité ou à d'autres peines de longue durée, quatre mille cinq cent quatre-vingt-six à la déportation et quatre mille six cent six à différentes peines de prison. Cinquante enfants furent envoyés en maison de redressement.

Comme les rebelles de 1793, ceux de 1871 n'étaient pas des non-combattants innocents.


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Quels que fussent les circonstances et le détonateur de leur premier acte de rébellion, ils prirent des otages et les exécutèrent, ils profanèrent des édifices religieux et des monuments publics, incendièrent des bâtiments nationaux et municipaux, et combattirent les troupes du gouvernement sur les barricades. Néanmoins, après avoir fait appel à une force militaire considérable pour écraser le soulèvement et le noyer dans le sang, le gouvernement d'ordre moral de Thiers lança une vaste opération de vengeance ouvertement pseudo-judiciaire destinée à terrifier et à dissuader d'éventuels héritiers de la Commune. Soutenu par les républicains modérés,


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il agit sans tenir compte du fait que la guerre civile était terminée, que la France était en paix avec ses voisins, et qu'il n'y avait à court terme aucun risque de reprise de la révolte ou d'invasion étrangère.

Toute guerre civile, comme toute guerre étrangère, doit s'arrêter un jour. Mais les guerres civiles sont plus difficiles à conclure avec équité et sans vengeance que les conflits internationaux. (...) Ajoutons qu'en Vendée, les Blancs ne possédaient pas d'organe gouvernemental représentatif avec lequel les Bleus auraient pu négocier un cessez-le-feu, sans parler d'un accord."

(A. J. Mayer, Les Furies, Fayard, 2002 [2000], pp. 298-300.)


Y a-t-il une conclusion possible ? Non, puisqu'il s'agissait de rappeler quelques constantes des révoltes violentes dans l'histoire contemporaine. J'ai bien essayé, en revenant à Carpenter, d'imaginer une sortie bucolique, m'identifiant d'autant plus aisément à l'heureux compagnon de cette jolie demoiselle


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que l'on m'a souvent prêté une ressemblance physique avec lui. Ceci était manifestement aussi cliché que fleur bleue. Autant donc, lieu commun pour lieu commun, s'identifier à ce cher vieil héros hawksien, et même murayo-hawksien


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et comme lui rêver de tout éteindre et de repartir à zéro. "Welcome to the human race !"

Hélas, J. Carpenter comme moi-même en savons trop sur l'impossibilité de la table rase, comme sur l'éternité de la violence.


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A bientôt !

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samedi 24 novembre 2007

Droits, devoirs, secours et tout le tremblement.

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Dans La Révolution des droits de l'homme (Gallimard, 1989, pp. XXI-XXIV), Marcel Gauchet fournit un diagnostic me semble-t-il éclairant sur les tensions inhérentes à notre modernité. Je le retranscris en soulignant quelques phrases importantes. Je l'accompagnerai d'une critique sur un point précis.

L'objet de ce livre est l'étude du pourquoi et comment de la Déclaration des Droits de l'homme (26 août 1789). J'enchaîne directement, il me semble que l'on peut prendre le train de la démonstration en marche sans plus d'éclaircissements :

"...l'importance prise par deux points centraux dans la tradition jusnaturaliste : le droit à l'assistance et la balance des droits par les devoirs. La commodité est de s'en débarrasser en décrétant l'un l'héritage du passé et l'autre une anticipation du futur. N'est-ce pas le clergé, en effet, qui fournit le gros des partisans des devoirs dans les premiers jours d'août 1789 ? N'est-ce pas assez pour en attester le caractère de rémanence ou de reliquat d'un âge de religion ? Dans l'autre sens, n'est-ce pas le développement du socialisme au XIXè siècle qui éclaire la revendication embryonnaire d'une catégorie nouvelle de droits, aux secours, à l'éducation, au travail, apparue sous la pression du mouvement populaire ? Ce que l'on comprend beaucoup moins bien, dans un tel cadre d'interprétation, c'est la place qu'occupe déjà l'idée chez les bourgeois de 1789 - comme d'ailleurs la consécration des devoirs par des thermidoriens peu suspects de sympathies cléricales. La vérité est qu'il faut partir, justement, des réquisitions surgies d'entrée, au-delà de leurs variations d'intensité suivant les conjonctures et de leur relative indépendance par rapport à leurs champions occasionnels, pour saisir leur appartenance à une problématique d'ensemble cohérente. Leurs raisons d'être ne sont pas à chercher en amont ou en aval : elles sont internes au système des droits. Ce sont les conditions particulières d'application du programme individualiste qui les font apparaître. C'est la rigueur dans la reconstruction de la société réelle sur les plans de la société idéale formée par le libre engagement d'êtres primitivement indépendants qui aboutit à les mettre en évidence. Elle fait ressortir deux lignes de fracture que la recomposition abstraite à partir des éléments originaires n'avait pas laissé prévoir, la première au titre de l'obligation des particuliers envers le tout, la seconde au titre de la dette de la société envers ses membres. C'est qu'il ne s'agit plus simplement ici d'établir la forme du pouvoir légitime, il s'agit d'assurer son exercice effectif. C'est qu'il n'est plus seulement question de réclamer la protection des libertés individuelles ; le moment est en outre venu de se préoccuper des bienfaits que le fonctionnement global de l'association est susceptible de procurer aux citoyens. La prise en charge réaliste du point de vue collectif à la lumière radicale de la norme nouvelle a pour effet de dévoiler quelque chose comme l'envers du contrat social, pourrait-on dire. Elle conduit immédiatement à buter sur les limites de l'artificialisme reconstructeur. Car une société exclusivement tissée par les droits des individus n'en reste pas moins une société, c'est-à-dire un ensemble lié ayant comme tel des exigences spécifiques à faire valoir auprès de ses membres. En même temps, ces réquisitions contraignantes du tout envers les parties n'ont de traduction recevable que réfractées au niveau des sujets-sources du droit : elles y deviennent des devoirs. (...)

- suit un passage que j'ai peine à comprendre. Il me semble que M. Gauchet cherche à y montrer que la formule « les devoirs sont contenus dans les droits », qui en toute logique fait la synthèse du point de vue des droits et de celui des devoirs à partir de la Déclaration, n'est jamais parvenue à devenir un moteur idéologique de notre société, dans laquelle « droits » et « devoirs » restent dissociés dans l'esprit de ses participants, alors même qu'ils sont logiquement liés, comme il vient d'être démontré. D'où des débats sans fin sur, pour prendre un terme actuel, la « permissivité ». Je retranscris les termes de M. Gauchet plus bas.

De même qu'une société qui se pense produite par les individus est-elle tacitement en fait société à laquelle il appartient de produire les individus, de par la nécessaire imposition de la règle du tout aux parties. La véritable racine des droits sociaux se trouve là, dans le devoir secret de la société des individus de faire en sorte que ses membres deviennent ou demeurent de ces êtres indépendants et autosuffisants dont elle est censée procéder, qu'il s'agisse de l'affirmation de leur autonomie (éducation), de leur protection contre la dépendance (secours) ou de la préservation de leur capacité à subsister par eux-mêmes (travail).

- notons en passant que cette problématique se retrouve souvent chez Castoriadis.

On conçoit à la fois la force de l'idée et les formidables difficultés que ses conséquences soulèvent - l'expérience révolutionnaire en livrera un premier aperçu. Elle est le double inséparable de la liberté et de l'égalité des individus, mais un double aussi insaisissable qu'omniprésent, sous la forme de l'exigence générale et diffuse d'un travail d'entretien, de promotion, d'élargissement de cette liberté et de cette égalité qui ne dit rien sur ses voies et ses moyens. Elle n'a pas fondamentalement d'autre contenu que celui de ses principes-sources. Elle se borne à les redoubler par une réquisition d'existence à la fois indéterminée dans son mode d'application et illimitée dans son extension potentielle. Réquisition dont l'exaspération peut conduire jusqu'au renversement de perspective, dans l'idée d'une refonte nécessaire de l'organisation de la société afin de la soumettre toute à la production de cette liberté et de cette égalité qu'elle proclame, mais n'assure pas - du Maximum à Babeuf, la Révolution en connaîtra le premier développement. Retour ô combien révélateur, en son mouvement autocontradictoire, de la contrainte sociale globale au sein du monde qui la bannit, et au nom même des valeurs qui fondent sa répudiation. C'est entre l'écueil de l'impuissance abandonnant les individus au seul jeu de leurs droits « formels » et l'écueil de la dictature collectiviste qui les « réalise » en les supprimant qu'il faudra avancer. L'histoire des sociétés contemporaines aura été pour l'un de ses aspects majeurs l'histoire de cette entreprise indéfinie d'ajustement entre le déploiement de la sphère des droits individuels et la matérialisation de la puissance collective à les protéger et à les produire sans interférer avec leur exercice ou leur jouissance. C'est entre la face visible et la face cachée du système des droits que passe la dynamique conflictuelle de notre univers.

Loin donc de ne nous offrir qu'un état balbutiant de ce qui s'épanouira plus tard comme « question sociale », le dilemme révolutionnaire à propos des secours nous met sur la piste (...) de la formule la plus générale des contradictions inhérentes au mode de composition de notre société, contradictions dont la question sociale pourrait bien n'avoir été qu'une expression particulière, en bonne partie révolue. [cf. plus bas.] Ce qui semble naïf aujourd'hui, c'est la prétention au dépassement du point de vue individualiste dont on attendait sa solution [sic] au sein d'une collectivité réconciliée dans le règne des droits réels. On peut en dire autant du dilemme posé par les devoirs et de l'ambition de le surmonter dans la restauration d'un ordre social global de niveau supérieur. Il n'y a pas de dépassement de la liberté et de l'égalité formelles, non plus que de dépassement des tensions et interrogations qui constituent leur indissociable contrepartie. Il y a juste la force gigantesque de déplacement qui résulte de l'implacable corps à corps avec leur propre part aveugle en lequel sont engagés nos sociétés, et qui sans rien résoudre a tout transformé."


Finalement, j'ai un peu plus d'une remarque :

- une synthèse d'abord : ce qui me plaît ici, c'est d'une part la conscience que depuis 1789, c'est le bordel, d'autre part et en même temps l'idée que ce bordel est parfois productif, parfois non. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le signaler, il est tout à fait possible qu'une société fonctionne correctement sur des principes bancals ou contradictoires, pour peu que ses membres dans leur majorité y trouvent leur compte, puissent interpréter dans le sens qu'il souhaitent ses principes sans mettre en cause l'équilibre général, etc. Cela a parfois été le cas de la « société des individus » ;

- rebondissons justement sur cette formule souvent utilisée par Marcel Gauchet. Les vieux habitués de ce café se souviennent peut-être qu'en analysant un texte de Benjamin Constant je reprochais à cet auteur de trop aisément accepter comme des faits acquis, voire irréversibles, des mutations (en cours, hésitantes, contradictoires...) qu'il avait par ailleurs la lucidité d'apercevoir. Il arrive à M. Gauchet - qui connaît son Constant - de tomber dans les mêmes travers. L'expression « société des individus » est un oxymore et est j'imagine pensée comme tel, mais il me semble que parfois M. Gauchet l'oublie. D'une certaine manière cette société existe et perdure dans son être, certes ; mais elle est, comme l'individualisme selon Dumont, « hantée par son contraire », et même aidée à exister et à perdurer dans son être par son contraire - autrement dit, la « société des individus » survit entre autres parce que les individus - agents empiriques qui la composent ne se comportent pas uniquement comme des individus - valeurs, mais comme des membres d'un ensemble [1] interdépendants les uns des autres de toute éternité : c'est je trouve cette condition paradoxale d'existence que M. Gauchet - qui connaît son Dumont [2]- ne met pas toujours assez en lumière. (J'admets par ailleurs que l'on ne peut pas toujours tout repréciser.) Ici même, dans une des phrases que j'ai soulignées, l'expression « leur exercice ou leur jouissance », au sujet des droits individuels, peut donner à penser que cet « exercice » et cette « jouissance » sont des notions évidentes : il aurait été plus précis d'écrire : « sans interférer avec ce que l'on estime pouvoir être leur exercice ou leur jouissance ». Je chipote ? Le point est tout de même important. Mais j'y reviendrai sur d'autres exemples, la discussion avec M. Gauchet n'est certes pas finie.

- ce qui n'est pas fini non plus, ni complètement ni « en bonne partie révolu », c'est la « question sociale ». A part le plaisir de choquer à gauche, on ne voit pas trop ce qui a poussé Marcel Gauchet à ajouter une affirmation aussi péremptoire et pas loin d'être hors sujet, dont on ne saurait dire, presque vingt ans après la rédaction de ce texte, que les faits l'aient confirmée. Je ne veux pas trop tempêter à propos d'une incise qui, je viens de le dire, n'est pas exactement notre sujet du jour, mais il me semble bien que M. Gauchet confond ici « question sociale » et « milieu ouvrier » : à l'instar d'un marxiste myope et trop sûr de lui ou d'un patron tout heureux de fragmenter le prolétariat pour en diminuer les moyens d'action (dans les deux cas, ce n'est pas flatteur), M. Gauchet assimile ici des effets visibles (moins de grèves, moins de manifestations...) à une cause de ce fait mal interprétée : pour reprendre en effet ses propres termes, on ne voit pas en quoi « l'affirmation de l' autonomie (éducation) [des individus], de leur protection contre la dépendance (secours) ou de la préservation de leur capacité à subsister par eux-mêmes (travail) » était moins actuelle en 1989, date de parution de ce livre, qu'en 1789, qu'en 2007. Sans bien sûr nier d'importantes améliorations matérielles au cours des deux cents ans qui ont suivi la Déclaration des Droits, c'est justement « en bonne partie » parce qu'on a cru cette « question sociale » résolue ou « révolue » qu'elle n'a pas fini de se poser (fût-ce de façon « catégorielle », « corporatiste », etc.). Ce qui est vrai, en revanche, c'est que « l'exaspération [des tendances égalitaires] peut [aussi, actuellement] conduire jusqu'au renversement de perspective, dans l'idée d'une refonte nécessaire de l'organisation de la société afin de la soumettre toute à la production [, plus du tout de la liberté, mais] de cette égalité qu'elle proclame, mais n'assure pas », au point, à force de « retour » de la « contrainte sociale », de limiter, et l'on sait que je n'accepte pas ce concept sans réserve, tout ce qui peut avoir trait à l'autonomie : bienvenue Festivus, société « maternitaire », Delanoë, tout ça... : la tendance diagnostiquée par Marcel Gauchet peut prendre d'autres formes que la « question sociale », cela ne signifie pas la disparition de celle-ci.

Ce petit rappel étant effectué, j'espère que vous avez comme moi apprécié cette synthèse sur notre instable modernité. Je lui adjoins, pour finir sinon conclure, cette remarque des frères Goncourt, pièce de choix dans ce qui serait une anthologie de la fragilité moderne :

"Il se pourrait bien que ce grand 89, que personne, même parmi ses ennemis et ses antagonistes, n'aborde dans un livre qu'avec toutes sortes de salamalecs, ait été moins providentiel aux destinées de la France qu'on ne l'a supposé jusqu'ici. Peut-être va-t-on s'apercevoir que depuis cette date, notre existence n'a été qu'une suite de bas et de hauts... une suite de raccommodages de l'ordre social, forcé de demander à chaque génération un nouveau sauveur."


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Dieu nous protège, de nous-mêmes avant tout !





[1]
Encore, justement, cette notion d'un ensemble pose-t-elle problème, c'est tout notre sujet. Mais si ensemble il y a, c'est précisément parce que les membres de cet ensemble se comportent en partie contre les valeurs d'une « société des individus ».

[2]
"Ce qui semble naïf aujourd'hui, c'est la prétention au dépassement du point de vue individualiste (...) au sein d'une collectivité réconciliée dans le règne des droits réels. On peut en dire autant du dilemme posé par les devoirs et de l'ambition de le surmonter dans la restauration d'un ordre social global de niveau supérieur. Il n'y a pas de dépassement de la liberté et de l'égalité formelles..." : ceci est influencé par Dumont et sa démonstration dans Homo Aequalis des présupposés - et donc des limites - individualistes du marxisme, lesquels font obstacle à la volonté de « dépasser » quoi que ce soit.

Ceci dit, ce qui vaut pour Marx ne vaut pas nécessairement pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, il faudrait (il faut !) interroger de ce point de vue les livres de Owen, Leroux, les textes d'inconnus tels que regroupés par J. Rancière dans La parole ouvrière, pour mieux voir ce qu'il en est de cette question de l'individualisme et du holisme dans le mouvement ouvrier. La problématique de la common decency encensée par Orwell et fréquemment mise en avant par J.-C. Michéa, est, elle, par exemple, d'essence holiste.



Le passage supprimé.
"Elles y deviennent des devoirs. D'où l'objection infatigablement opposée à leur mise en avant non moins inlassable : les devoirs sont contenus dans les droits. Elle est logiquement imparable et ne convainc personne parmi tous ceux sensibles à la dimension impérative que continue nécessairement de comporter l'appartenance sociale. Les deux partis ont raison chacun à leur manière, puisqu'il s'agit de faire passer dans le langage de la légitimité explicite une donnée qui relève de la légitimité implicite d'une société d'individus. En termes de cohérence, elle n'y a pas sa place ; cela ne l'empêche pas de faire puissamment sentir ses effets. Le dilemme est aussi inexorable qu'insoluble."

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mardi 20 novembre 2007

"La détestable humanité..." - Deux remarques.

(Léger ajout le lendemain.)


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"L'exigence d'Harmonie est toujours aussi neuve et vive qu'au siècle dernier. Communication de l'homme avec les espaces, vibration commune naturelle... Pour suppléer, bien entendu, à la déception du fait que l'acte sexuel n'a pas, c'est le cas de le dire, de débouché... Sans l'absence de sens attribuable au sexe, il n'y aurait pas de de croyance féroce à l'Harmonie. C'est-à-dire de volonté de communauté. De communautarisme."

(Exorcismes spirituels, t. 2, pp. 269-270)


Voilà donc pour commencer un petit complément à la livraison précédente (je vends la mèche : la photo, que je dois à M. Cinéma, vient de Cris et chuchotements, et ceux qui ont vu le film se souviennent sans doute que ce bout de verre ne contribue pas franchement à l'harmonie du couple ni de l'espèce.) Ceci posé, deux remarques, donc :

- "Le sacré n'est rien d'autre que ce qui tente, au nom des intérêts de l'espèce, d'empêcher l'individu de suivre ses intérêts d'individu" (p. 300-301) : voilà résumée par lui-même ce qui est sans doute la principale erreur de Muray, non pas tellement une dévalorisation par principe du sacré qu'une opposition trop stricte entre le sacré et l'individu. Dès qu'on lit ce dernier terme, il faut reprendre la distinction de Dumont entre l'individu comme agent empirique et l'individu comme valeur. A quoi s'ajoute ici, tout lecteur de Muray y est sensible, l'individu catholique, qui est lui-même sans doute un trait d'union entre "l'agent empirique" et "le sujet normatif des institutions" [Dumont], trait d'union à la fois logique et historique. Il serait un peu long et laborieux de le démontrer, mais je crois que dans la phrase de Muray, les deux occurrences du terme "individu" comportent des parts variables de ces trois concepts d'individu, et ce alors même que l'individu-valeur et l'individu-catholique sont bien évidemment teintés de sacré, et de sacré collectif.

Ce qui signifie que si Muray a de magnifiques pages sur les singularités des différents artistes et sur leur aspect indéniablement - et heureusement - rebelle à l'intégration communautaire d'une part, de cinglants diagnostics d'autre part sur les divers communautarismes et les masques qu'ils savent prendre, il est trop rapide de séparer ainsi individus et collectivités. A la limite, cette distinction n'est valable que pour les grands artistes - ce qui est une autre manière de dire qu'ils sont irreproductibles, à l'encontre du reste de l'espèce humaine, mais le simple fait que ces grands artistes ont disparu de nos jours, à une époque donc de sacré minable et mal assumé, amène à penser qu'il y a tout de même des communications entre les idéaux de la collectivité et les possibilités des individus qui la composent.

De ce point de vue le rejet du sacré est une conséquence de la faute méthodologique consistant à le séparer complètement des individus.

Je précise par ailleurs qu'il y a peut-être de grands artistes aujourd'hui en France, tout plein de merveilleux créateurs, sur lesquels de magnifiques thèses seront soutenues dans trente ans ; mais comme nous ne le savons pas, cela nous fait une belle jambe. (Dans cette optique, et je rejoins ici d'une certaine manière M. Maso, les derniers grands artistes sont des cinéastes - à chacun son étalon en la matière : Kubrick, Lynch, De Palma... A mon sens, Hitchcock. (D'ailleurs, il serait intéressant de le comparer à Rubens, en cherchant du côté de la réunion du monumental et de l'intime, du rôle des femmes, du gros cul d'Ingrid Bergman... A suivre ?))



J'en viens à ma deuxième remarque, liée à ce qui précède comme aux propos tenus dans ce café par Bernanos il y a peu - que peut-on reprocher au petit-bourgeois ? Finalement, pas de ne pas assez être humain, mais de n'être que humain (d'ailleurs, il est gentil, tolérant, ouvert..., ce que les premiers bourgeois n'étaient certes pas) - d'où, paradoxalement, qu'il soit, via son attachement à l'espèce humaine et à ce qui dans l'humain est espèce, assez animal, et fondamentalement grégaire. "Humain, trop humain" : trop est ici quantitatif, il n'y a que de l'humain, il n'y a de place pour rien d'autre, pas de "valeurs surhumaines", comme dit Bernanos. D'où le piège du petit-bourgeois : bien sûr qu'il est un homme comme nous, et que cela gêne quelque peu les tentations de génocide que l'on peut avoir son égard. Mais il n'est que cela, le salaud. Et l'on comprend bien que certains refusent avec violence de s'abaisser à ça.


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Un quai de métro ou de RER en période de grève n'a rien de bien différent de l'ordinaire, les troupeaux d'esclaves salariés sont juste un peu plus nombreux et un peu plus anxieux de se rendre sur le lieu de leur esclavage. Punis par où vous péchez - bien fait pour votre gueule !



(Ajout le 21.11.)
Oui, Dieu sait que je n'ai pas envie de démarrer une discussion sur les grèves, mais je profite de l'occasion : je suis parfois accusé, pour reprendre des termes historiquement connotés, de "dérive droitière". Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre, comme disait M. Chirac, mais, sans assimiler M. Souchet à une entité fantasmatique et monolithique qui serait "la droite", je dois avouer, à lire son récent billet d'humeur, que ma dérive, si elle existe, ne me rapproche guère de telles positions. Voir un critique des fonctionnaires (pourquoi pas ?) nous proposer comme modèle d'héroïsme les jeunes Américains et la révolution néo-conservatrice, soit un des plus beaux modèles de soumission, de masochisme et de servitude volontaire que l'espèce humaine ait mis au point, et Dieu sait (bis ; il est vrai qu'Il est là pour ça) qu'elle a parfois su se montrer inventive à ce niveau, lire un tel encouragement à l'enculage sous couvert d'exaltation de la liberté, cela laisse à la fois pantois et amusé. L'arnaque est vieille comme le "libéralisme économique", son niveau théorique digne d'une tirade de M. Besancenot. Nous sommes bien, nous sommes heureux !

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samedi 17 novembre 2007

"La détestable humanité..." - "Un tel monde doit périr !"

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Je n'avais qu'à ne pas acheter L'Equipe, direz-vous, mais - outre qu'à partir d'un certain âge, on se refait de plus en plus difficilement - lorsque l'on découvre cela en couverture d'un encart publicitaire, on ne peut que souhaiter l'apocalypse proche, via Ben Laden, l'obésité, le réchauffement de la planète, sa surpopulation (ce qui, par rapport à ce qui suit, n'est pas sans ironie), qu'importe, mais vite !


Cela tombe bien en tout cas, puisque la perpétuation de l'espèce est notre sujet du jour.

Notre bien-aimé Muray évoque ici, dans un entretien consacré à son roman Postérité (que je n'ai pas lu), quelques idées sur la reproduction, la sexualité, la pornographie, la différence des sexes, le catholicisme, etc., qu'il est de mon devoir de vous transmettre. Comme indiqué précédemment, dans ce genre de sujets, les généralités peuvent rapidement voisiner avec les banalités ou les exagérations. Ce n'est pas une raison pour s'arrêter d'y réfléchir, et encore moins pour croire que tout y est "naturel". Citons ici Thomas Browne, cité par Borges, cité par Muray (p. 183 du deuxième tome des Exorcismes) : "Toutes les choses sont artificielles, car la nature est un art de Dieu." (nous y reviendrons), et allons-y. La première citation est une présentation par Muray lui-même, en 1997, de cet entretien avec Jacques Henric, réalisé en 1988. Je fonds ensuite, sans signaler coupures et inversions, divers passages.


"J'essayais, dans ce roman, d'évoquer un certain nombre de trouvailles biologiques récentes, les « procréations médicalement assistées » notamment (l'enfant moins le coït), qui, après la pilule (le coït moins l'enfant), me paraissaient pouvoir être étudiées dans leurs conséquences sur les individus (les personnages). Il a généralement semblé à la critique qu'une telle entreprise relevait de la pure obscénité, et qu'il était urgent de la maintenir sous le boisseau. La séparation de la sexualité et l'espèce est ce qui fait le plus peur à l'espèce. D'une certaine façon, on peut dire que toute la haute-tension humaine et sociale se rassemble concrètement là, et qu'il est interdit de toucher à la grande révolution technologique qui a fait passer la reproduction de l'état de nature à celui de culture. S'il est vrai que tombe en ruines tout ce qui, d'inconscient, monte à la conscience, alors le flou utile sur lequel, depuis des millénaires, reposait la perpétuation de l'espèce s'est retrouvé menacé de faillite totale à partir du moment où l'enfant a cessé d'être une chose poussant naturellement entre un homme et une femme, dès que ceux-ci se rapprochent. Comme l'espèce ne voulait pas, ne pouvait pas mourir, il a fallu qu'elle trouve une riposte. On sait qu'elle n'est jamais en peine de ruses pour se perpétuer. L'amour est le gag dont elle se sert depuis des siècles et qui marche encore. Les médias n'ont fait que pousser un peu plus fort que jamais la chansonnette. Ils sont devenus, pour reprendre une expression de Céline, « placiers de la Reproduction ! trouvères de l'Espèce ! ». Et au service de l'intérêt féminin, sur lequel les mâles, impressionnés, sont venus très vite s'aligner dans l'espoir d'avoir encore une place sur la scène. Voici résumées quinze ou vingt années d'actualité."


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"Mon livre est né sous le choc des discours qui se sont mis à proliférer avec l'apparition de toutes les techniques de procréation « assistée » ou « artificielle ». Qu'est-ce qui se passe dans l'humanité concrète, entre telle et telle personne, quand brusquement le choix, la liberté d'avoir ou pas de la postérité (de chair) sont donnés ? Quelles sont les conséquences sur chacun ou chacune de cette liberté ? Comment se fait-il que soudain une chose vieille comme le monde, silencieuse pendant des millénaires, cesse d'être « naturelle », et se retrouve secouée par une multitude d'événements ? Pourquoi la procréation en tant que telle peut aujourd'hui entrer dans le roman, alors que celui-ci l'ignorait, ou presque, depuis des siècles ?

C'est une défaite de la littérature que je décris, pour autant que la littérature (on peut le dire aussi de l'art) ait été, comme je le crois, la seule défaite grave qui ait été infligée à l'espèce dans son ambition de mettre ses intérêts au-dessus de tous les autres. Les écrivains ont été, par le passé, les maillons manquants de la chaîne d'esclavage des générations. Leur travail d'élucidation ne peut en aucun cas, et pour ainsi dire par définition, apporter de l'eau au moulin du Malentendu qui permet à l'humanité de se renouveler. Dans les bibliothèques, ce ne sont pas des romans ou des essais qui sont alignés, mais autant de blessures méthodiques dans le tissu reproductif, autant d'interruptions dans la « fête » universelle de l'engendrement. Par ailleurs, le parti que j'ai choisi me permet de mettre en scène et en pleine lumière les nouveaux acteurs significatifs de notre temps, ceux et celles que j'appellerai les empêchés de procréation (ou de création) dont la stérilité en cours de « guérison » acharnée place sous son propre éclairage la création ou la procréation « normales », comme si celles-ci - sous l'effet d'un renversement complet et récent - ne constituaient plus que l'exception, ou la « marge », dans un paysage social lui-même complètement bouleversé. C'est pour ça que mes héroïnes ont toutes des « problèmes » organiques qui les entravent dans la réalisation de leur plus cher désir. C'est pour ça également qu'elles tombent souvent sur des partenaires mâles plutôt réticents à l'idée de se prolonger en chair et en os. Il se trouve que ces partenaires mâles sont en rapport direct avec des affaires d'écriture et d'édition, ce qui me permet de faire s'affronter de façon violente mes personnages masculins et féminins autour de ces deux pôles : les livres, les enfants. Aut liber, aut puer [soit les livres, soit les enfants] : un vieux proverbe latin qui prouve bien qu'on n'a pas attendu la fin de notre siècle pour se douter que la cohabitation était peu désirable (sauf que les livres ont changé de nature, et du même pas que les enfants).

Ce que nous permet notre époque, c'est de connaître les raisons pour lesquelles cette cohabitation devient indésirable (quoique tout le monde dise le contraire). La liberté dans laquelle sont aujourd'hui placés les partenaires en face de cette question fait aussi s'envoler le flou artistique qui l'a toujours entourée. Les motivations de chacun sont mises à nu.


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On peut préférer continuer à ne pas les voir, mais elle sont là désormais comme des pièces à conviction. Il y a la volonté masculine et la volonté féminine, et elles sont contradictoires, on n'y peut rien, il faut que l'une des deux dévore l'autre, qu'un des deux projets avorte, c'est tout simplement une question de vie ou de mort. Mes héroïnes tentent par conséquent la conversion de leurs partenaires mâles, c'est une entreprise laborieuse et religieuse, il faut parvenir à leur faire croire qu'ils veulent le contraire de ce qu'ils disent vouloir, qu'ils sont malheureux dans leur état, quoiqu'ils refusent de l'admettre, qu'il leur manque quelque chose, qu'ils ont besoin de se prolonger, à l'inverse de ce qu'ils imaginent, etc. L'ensemble est décrit comme une interminable scène de cannibalisme, les bonshommes essaient de se rendre le plus incomestible possible, ce n'est pas facile, et d'ailleurs seuls peut-être, en fin de compte, les grands artistes, les créateurs sont réellement immangeables. D'où les raisons profondes pour lesquelles les idées d'oeuvre ou de création sont si antipathiques au genre humain dans sa majorité (du moins tant qu'on ne les a pas décontaminées en les englobant dans la sphère de la Culture).

- Le diable c'est quoi pour toi, actuellement ? Le dieu de la Reproduction et du Bien ?...

Je crois que c'est très clair, inutile de tourner autour du pot, il y a l'épisode biblique qui est là pour nous renseigner de toute éternité. Le Serpent propose un marché de dupes à Eve, il lui fait croire qu'elle et Adam ne mourront plus, qu'ils seront « comme des dieux ». Et en effet, c'est à partir de cette séquence du « péché originel » qu'Adam et Eve ont de la progéniture. C'est-à-dire qu'ils acquièrent une sorte d'immortalité, oui, mais en tant qu'espèce, pas en tant qu'individus. Parallèlement, lorsque Dieu s'aperçoit qu'Adam et Eve lui ont désobéi, les châtiments qu'il leur annonce sont extrêmement différents : à l'homme il promet la mort, tandis qu'à la femme il assigne des « enfantements dans la douleur ». Après la Faute, en somme, leurs destins divergent. Et l'équivalent des grossesses pour la femme est la mort pour l'homme. Et, dans les attendus du Jugement divin, la mort n'est nullement programmée pour les femmes, de même que la procréation n'est pas mentionnée dans le cahier des charges des hommes.


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Il faudrait reprendre et commenter en détail les théologiens, étudier de près leur extrême réserve vis-à-vis du devoir de perpétuation que l'espèce humaine s'assigne à elle-même. De nos jours, on a réussi à accréditer l'idée que l'Eglise était frénétiquement nataliste. C'est une énorme connerie. La plupart des Pères de l'Eglise, au contraire, ont laissé entendre qu'il valait mieux s'abstenir dans ce domaine, et qu'ainsi la fin des temps (donc le Royaume de Dieu) arriverait plus vite. Mais ils ont énoncé ça avec prudence, ils savaient qu'ils touchaient au culte le plus profond, le plus farouche, le seul sans doute indestructible de l'humanité, bien plus fort que toute divinité, bien plus résistant que Dieu.

L'antagonisme entre récréation et procréation, qui scande au fond les rapports entre les sexes, n'est jamais effacé, il n'est d'ailleurs pas effaçable. La « mauvaise littérature », dans le domaine pornographique, commence lorsque l'on sent que cet antagonisme cesse d'être conscient - et d'abord pour celui qui écrit. En fait, la pornographie voisine très bien avec le sentiment ramollissant, avec le romantisme fusionniste.


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La mauvaise littérature érotique repose en général sur la croyance que l'acte sexuel serait un instant privilégié d'harmonie entre deux personnes. Comme c'est une illusion extrêmement répandue, très peu de gens ont les moyens de distinguer la bonne de la mauvaise littérature érotique. De même que très peu de gens ont la possibilité de penser l'acte sexuel comme fondamentalement ennemi de la procréation, et vice versa. D'où le brouillard lyrique dans lequel les actes les plus crus se retrouvent finalement enveloppés, même quand il s'agit de récits qui se veulent corsés. D'où viennent les enfants ? D'un moment d'inattention alangui de celui à qui on les faits." (pp. 283-94)

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Deux remarques tout de même :

- je me suis laissé dire que faire l'amour pour faire un enfant pouvait être aphrodisiaque aussi pour le "partenaire mâle", qu'il peut être délicieusement pervers de lier "récréation" et "procréation". Reste la question du prix à payer...

- Bree est toujours sublime, mais la saison 3 de Desperate housewives, notamment du fait de son absence pour grossesse... Bon, on a vu mieux.


En guise d'illustration (perverse), je vous joins les paroles d'une "chanson polygame et repopulatrice", Les mormons et les papous, Georgius (vous pouvez en écouter un extrait, et plus si affinités, ici).

On ne voit qu' des filles sans maris,
Que des belles au cœur incompris,
Que des veuves à l'œil attendri,
Un tas d' belles mômes qui se dessèchent,
Des beautés qui deviennent blèches.
Tout ça, c'est la faute à nos lois,
A des parlementaires en bois
Qui ont le cœur et les pieds froids.
L'homme peut aimer dix femmes par jour,
Et des pauvres femmes meurent d'amour.


Vivent les mormons, vivent les papous,
Qui prennent la vie par le bon bout.
Tous ces gars-là sont polygames,
Bigames, trigames et hectogames.
Ils ont des femmes plein leur salon,
Plus que d' fauteuils ou d' guéridons,
Ils comprennent la vie bien mieux qu' nous.
Vivent les mormons, vivent les papous !


Le sang nous pète sous la peau,
Remonte, nous étouffe le cerveau,
Nous comprime les pectoraux.
Bref, on jugule et on torture
Toutes ces forces de la nature.
Si l'on n' veut pas nous " eunuquer "
Ou nous " chapelle-sixtiner ",
Qu'on nous laisse " prolifiquer " !
Ne soyons pas trop exigeants,
Qu'on nous donne trois cents femmes par an !


Vivent les mormons, vivent les papous !
Ça c'est des durs, c'est pas des mous !
Chaque jour, ils en ont une nouvelle,
Alors, ils font des étincelles.
Ils ne mangent pas comme nous, messieurs,
A chaque repas du pot au feu.
Je comprends qu'il en mettent un coup.
Vivent les mormons, vivent les papous !


L'animal est moins bête que nous
Regardez les chiens, les minous,
Les éléphants, les sapajous.
Des compagnes, ils en ont des bandes.
Ils ne suffisent pas à la d'mande.
Combien de poules pour un coquin ?
Et de pingouines pour un pingouin ?
Et de lapines pour un lapin ?
Nous seuls n'avons, pour flirtouiller,
Qu'une seule poupoule au poulailler.


Vivent les mormons, vivent les papous,
Qui ne marchent jamais sur les genoux.
Pas étonnant s'ils se r'produisent !
Qu'on nous donne autant d' marchandise,
Et nous allons faire des enfants
Tout plein les vingt arrondissements.
N'est-ce pas, messieurs, je n'suis pas fou !
Vivent les mormons, vivent les papous !



Bonne bourre !

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mercredi 14 novembre 2007

"Plus on critique..."

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En guise d'encouragement aux parisiens à profiter des journées de grève qui s'annoncent pour aller voir l'exposition Soutine - au lieu de se crever le cul juste pour se rendre au lieu de son esclavage salarié...

Et encore du Muray. J'espère qu'il vous intéresse, parce que vous n'avez pas fini d'en bouffer.



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"L'écartèlement des troncs de Céret, leur tracé divergent qui se répète de toile en toile, et toujours de la même façon, toujours comme des branches d'éventail, ou comme les doigts écartés d'une main immense, cette dissociation forcée, ce très subtil et très concerté principe de désolidarisation des arbres les uns des autres, c'est le coup de pouce de ce qu'on appelle le style, ou encore le coup de force opéré par la préméditation de la pensée sur la réalité pour permettre de la voir. Il sait bien, Soutine, que les choses, les choses elles-mêmes, la réalité, les éléments du monde, le réel, et même nos corps, et plus encore la mort, que tout cela est en train, dès son époque (mais ça ne fera plus que s'accélérer), de se déréaliser, de perdre son poids, de se virtualiser, et de s'euphémiser. Pour redonner sa puissance d'étonnement à la chose en soi, il faut trouver un style, un style qui étonne assez le spectateur pour qu'il recommence à s'étonner du concret qui lui est montré (c'est d'ailleurs là une assez bonne définition du style.) Aucune connaissance n'est spontanée, il n'y a que la méconnaissance qui soit naturelle.


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Ce qui s'amplifie bien s'exprime carrément, et quand je regarde le foutoir inouï des Toits rouges de Céret, ou les paysages de Cagnes de 1923, c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de penser aux bordels descriptifs et malveillants de Céline, celui du bureau « tunisien » de Courtial des Péreires, par exemple, dans Mort à crédit : « C'était un ensemble atterrant dans le style hyper-fouillasson, avec des crédences "Alcazar"... On pouvait pas rêver plus tarte... Et puis la cafetière mauresque... les poufs marocains, le tapis "torsades" si crépu, emmagasinant lui tout seul la tonne solide de poussière... »

Toute neutralité, toute objectivité, toute désinvolture aussi, sont à jamais exclues de ces deux univers. Ni la littérature de Céline, ni la peinture de Soutine ne jouent le jeu. Il n'y a rien de moins complaisamment « joueur », rien de moins ironiste, distancieux, conceptualiseur entre les lignes, qu'une toile de Soutine ou une page de Céline. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais cru, comme les adultes-enfants d'aujourd'hui, que le monde existait pour les protéger ou les divertir.


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Plus on aggrave, plus on peint. Plus on amplifie, plus on écrit. Plus on critique, plus on comprend.

Chez Soutine comme chez Céline, on trouve tout ce qui, de nos jours, est terminé ; ou entré dans des conservatoires, des musées, des écomusées, des réserves animalières d'espèces à protéger.

Il y a des gens, d'abord, énormément de gens, et même des « petites gens », comme on les appelait autrefois. Domestiques, serviteurs, mitrons, garçons d'ascenseur. Souillons. Filles de ferme. Communiante. Enfants de choeur. Personnages du choeur. Personnages tout court. Individus sans nom. Personnages vivants.


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Rien à voir avec les fausses identités d'aujourd'hui, fantômes narcissiques mangés aux médias comme un tapis par les mites, « notabilités » toujours déjà filmées ou s'imaginant telles, people se fantasmant sur papier glacé.


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(Couverture que l'on pourrait sous-titrer : Eloge pervers de la frigidité comme horizon de la femme moderne.)


Elite en série. Classe moyenne à téléphone cellulaire entre les deux. Sans doute, de nos jours, appellerait-on « exclus » ou « marginaux » ceux dont Soutine choisissait de faire les portraits. A l'époque, il s'agissait de gens. Tout simplement. Comme dans les romans (et la disparition récente des gens de la surface du monde social, au profit des people, n'est pas sans lien avec la défaillance des personnages dans l'univers romanesque, mais c'est une autre histoire).

Chez Soutine, il y a de la vie quotidienne."


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(Textes de 1995 librement condensés par mes soins, à partir de Exorcismes spirituels, t. 2, pp. 364-377).

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jeudi 8 novembre 2007

"Une chambre close, bénie, enviable et mystérieuse..."

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Dans un texte intitulé "Curriculum Celinae", publié en 1994 et repris dans le deuxième volume de ses Exorcismes spirituels (pp. 120-125), P. Muray se laisse aller à quelques confidences sur sa découverte et son apprentissage de l'oeuvre de Céline, en des termes qui ont éveillé en moi trop d'échos pour que je ne leur donne pas ici une forme de publicité. Sans autre forme de commentaire, sinon cette précision que Muray s'est nourri de Céline plus tôt, dans l'absolu et dans son itinéraire propre, que moi. Deux éléments qui lui permettent des points de comparaison dont j'ai été ou me suis privé.

Muray raconte d'abord qu'il a feuilleté Mort à crédit dans l'exemplaire de la bibliothèque paternelle, exemplaire où il n'a pas pu ne pas remarquer les "blancs" insérés par Denoël en lieu et place des passages pornographiques, "blancs" qui néanmoins, contexte aidant, ne laissaient guère de doute sur les activités auxquelles Céline fait dans ces pages référence.

"Ainsi ai-je rencontré Céline pour la première fois. En m'escrimant à décrypter ses obscénités escamotées. Le sexe ne courait pas les rues, à l'époque. C'était encore, pour peu de temps, une chambre close bénie, enviable et mystérieuse. Les corps des femmes, leurs chairs, leurs volumes, n'étaient pas devenus les ingrédients de base du business honteux de la communication terminale et totale. Les images gardaient leurs distances. Le dressage publicitaire n'avait pas commencé son travail d'effacement irrévocable de l'excitation. L'érotisme était encore la plus délicieuse façon de dire non à la liturgie communautaire. Grâce à Mort à crédit et à ses passages supprimés, j'ai commencé à deviner que la vie charnelle n'avait rien d'un idéal platonicien fusionniste ; dans le meilleur des cas, c'était un objet de réprobation, donc un moyen d'individualisation. Ces paragraphes évanouis étaient des coquillages : en collant l'oreille, on y entendait bruire tout le plaisir du monde. Je ne l'ai jamais oublié.

Et puis Céline est mort. 1er juillet 1961. (...) Sa mort, hélas, tombait mal. J'étais trop occupé à traverser le désert des lectures recommandées, fortement prescrites par la Faculté. Gide, Sartre ou Camus fermaient l'horizon. Il aurait fallu déblayer. C'était trop pour un seul homme, surtout adolescent. Sartre et Camus principalement existaient de toute éternité pour me dissuader d'aller voir ailleurs, de laisser ma curiosité s'égarer dans des régions malsaines et des fréquentations douteuses. C'étaient moins des philosophes ou des romanciers que des mesures préventives. On les avait mis en place, après-guerre, pour régler le problème crucial de la sécurité en milieu littéraire. Ils n'écartaient pas tous les risques, bien sûr, ils n'empêchaient pas tous les accidents, mais ils allaient dans le bon sens. Grâce à eux, déjà, l'art d'écrire s'embarquait discrètement du côté de l'aide humanitaire. Le reste de la société devait suivre, il fallait y travailler. Et puis, si on avait quelque goût pour les rébus pas drôles sans énigmes cachées à la clé, il y avait encore le « nouveau roman ». Quant à l'analgésique poétique, il survivait bravement sous le nom de surréalisme. Grâce à Breton ou Eluard, le poème, ce médicament de confort du grand hospice culturel occidental, se parait d'atours rebelles, extrémistes et modernes, bien faits pour séduire les futurs cadres de la social-démocratie spectaculaire, les communicateurs lyriques du monde de demain.

J'oubliais. Outre leurs talents respectifs, Breton, Sartre ou Camus pensaient aussi le plus grand mal de Céline. C'étaient des hommes de bien.

Pendant ce temps-là, sans que je le sache, paraissait le premier Pléiade. Voyage et Mort sur papier biblique. Et les fameuses lacunes obscènes complétées, remblayées par Céline lui-même, réécrites pour l'occasion avec une science aiguë de l'édulcoration et de ce que celle-ci entraîne toujours comme mauvais goût, donc comme falsification. « Il lui a beurré le cul en plein » (texte original réintégré plus tard, en 1981, dans la nouvelle édition de la Pléiade) se retrouve changé, dans l'édition de 1962, en « Il lui a beurré le trésor ». « Il lui farfouillait la fente » devient : « Il lui faisait des drôleries ». Comme quoi l'arrachement de la chose, de la chose en soi, à ce qu'elle est, la suppression de sa quiddité, implique toujours l'effacement de la différence sexuelle. Cet effacement est la condition première de l'idéalisation. Ainsi, « me baisser jusqu'à sa craquouse » se masque en : « me baisser jusqu'à la nature ». Ce qui ne fait pas du tout le même effet, surtout pour celui qui se baisse.

Récapitulons. « Trésor » au lieu de « cul », « drôleries » au lieu de « fente », « nature » au lieu de « craquouse » : passage du monde réel ou sensible à sa transfiguration poétique. Embellissement de la réalité crue et mensonge naturaliste.

Mais n'anticipons pas. Ces années-là voyaient le grand début de l'aménagement du territoire par le mélange du réel et de l'imaginaire, l'unification des sexes et la confusion des espèces. Une nouvelle société s'organisait à coups de boulons serrés dans tous les coins, dont les bruits étaient couverts par le roulement grandissant du rock universel, cette adhésion musicale de l'être extasié à sa condition liquéfiante. En ce temps-là, que les tour-opérateurs journalistiques nommeront plus tard « trente glorieuses » ou « société de consommation », il fallait déjà se lever de bonne heure pour entendre d'autres sons de cloche littéraire que ceux des nettoyeurs éthiques et des épurateurs sentimentaux. Les médias n'avaient même pas encore occupé tout le terrain que déjà la midinette (la midinette homme ou femme) y dictait sa loi, plus dure, plus sordide que tous les totalitarismes. (...)

Un beau jour, je dénichai Bloy. Une autre fois Bernanos. Quelques hectares de ronce rayonnante plus loin, j'aperçus Sade. Et Lautréamont. Tous ces opéras de la Discorde s'ignoraient les uns les autres. C'était parfait. Les grands écrivains n'existent qu'en ordre dispersé. La connivence, il y a la « vie littéraire » pour ça, et c'est tout à fait autre chose.

Alors Céline revint. Il ne me manquait plus que lui. Je l'avais depuis des années sur le bout de la langue. Comme une association d'idées furibondes, c'est l'oeuvre de Bloy qui m'y reconduisit. Mort à crédit pléiadisé, les lacunes en avaient disparu. Mais pas les trois points, bien sûr, ni les exclamations. Ni les jungles d'une intrigue conduite comme un crêpage de chignon fourmillant au milieu des tirs croisants des exagérations qui fendaient les pages. Ensuite ce fut Voyage : déchiffrement de la société comme tissu de bouffées délirantes au moyen desquelles sa vie est volée à l'individu avec son consentement, voire son enthousiasme. Puis les Entretiens avec le Professeur Y, ou la démonstration qu'un grand style se prépare comme un crime. (...)

Avec Céline, l'outrage avait commencé à devenir récit. (...) La complexité de l'humanité se réorganisait dans la trame radieuse d'une tapisserie d'injures. On pouvait le continuer, les motifs ne manquaient pas. Ils manquent moins que jamais aujourd'hui. Et la « réalité » présente, intégralement carnavalisée, sait aussi se défendre plus férocement qu'elle n'a jamais su contre tout danger de description vraie. On rapproche parfois Céline de Rabelais : c'est oublier que la merveilleuse saturnale rabelaisienne n'était pas obligée, elle, de s'opposer à la bouffonnerie de la foire et des Mardis-Gras, dont elle empruntait l'énergie, au contraire, pour carnavaliser tout le « sérieux » de son temps. Le « sérieux » du temps de Rabelais était épique et aristocratique ; il souffrait donc d'être moqué. Notre « sérieux » dominant à nous, farcesque, petit-bourgeois et chafouinement lyrique, supporte très mal sa caricature. De constants égards lui sont dûs, pour faire oublier ses origines modestes. Sa légitimité vient de ses bons sentiments, elle est inattaquable. La grande Fabrique médiatique de contes de fées de notre temps réclame un respect de fer. Le sérieux est compris dans le bouffon et le bouffon dans le sérieux. Tout est bouclé. Tout est prévu. Les flics de la bien-pensance poétique ont le sourire. Ils sont tranquilles. On ne met pas en question des gens qui sont contre la guerre et pour la sauvegarde de l'environnement sans oublier d'avoir l'air jeunes, positifs, rebelles, impertinents, il faudrait être dingue.


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Ou y prendre un plaisir tel qu'il efface toute prudence. Un plaisir à la Céline. Celui de ne jamais trouver normal l'état du monde et de la vie tels qu'ils se présentent. Ce que j'avais pressenti, vers treize ans, bien obscurément, au bord des lacunes de Mort à crédit."

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mardi 6 novembre 2007

"La détestable humanité..." L'addition.

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" - Et au bout de cet abîme ? La catastrophe ?

- Je crois à la catastrophe finale. Pour un peu plus tard. Je ne sais pas quelle forme elle prendra, mais je suis absolument sûr qu'elle est inévitable."

"L'apocalypse atomique est devenue une vision de concierge : si elle est, sans doute, vraisemblable et fondée, elle n'est pas intéressante. C'est le destin de l'homme, en dehors de tous ces « accidents », qui est intéressant. Etant aventurier de nature, il ne finira pas dans son lit. Si tout va bien, il finira en dégénéré, impotent, une caricature de lui-même (...). Il ne peut se renouveler indéfiniment, étant donné le rythme accéléré de l'histoire, mais il peut se maintenir encore quelques siècles, comme survivant. Tout ce que fait l'homme se retourne contre lui : c'est là son destin, et la loi tragique de l'histoire. On paie pour tout, pour le bien et pour le mal."

(Cioran, Entretiens, pp. 57 [1979] et 161 [1985].)


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"Ma pensée a toujours été apocalyptique. (...) Ma vision est apocalyptique, mais je ne dis pas que la fin du monde va venir demain. Je ne dis pas non plus qu'elle ne viendra pas. Et sur ce plan nous en sommes exactement au même point que ceux qui nous ont précédés : nous ne savons pas."

"Seul le sacré peut sauver [les sociétés] parce qu'il peut créer des interdits, des rituels qui évacuent la violence. Il faut penser le religieux archaïque non pas en termes de liberté et de morale, mais dans ceux d'un mécanisme de sélection naturelle. Au départ, l'invention du religieux est intermédiaire entre l'animal et l'homme. Mon livre La violence et le sacré n'est pas suffisamment situé dans un contexte d'évolution qui présuppose des centaines de milliers d'années, c'est-à-dire un temps absolument inconcevable pour l'homme. Si j'avais à le réécrire, il serait autre et montrerait qu'à cette échelle évolutive le hasard opère différemment, puisque la mort y supprime tous les « mauvais » hasards. Le mécanisme du bouc émissaire peut se penser comme une source de bonnes mutations biologiques et culturelles."


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"J'aurais tendance à dire que Satan a perdu son pouvoir de mise en ordre, le pouvoir d'ordonner la société, mais qu'il n'a pas perdu son pouvoir de désordre. Satan, sur terre, là où il est tombé, ne peut plus s'enchaîner, établir l'ordre de sa propre transcendance, donc il est déchaîné, déchaîné dans son pouvoir de semer le désordre. C'est l'image de l'Apocalypse. (...)

Les tentatives d'établissement d'un ordre divin ici-bas continueront à se succéder. L'erreur des idéalistes est de croire sans faille à ces tentatives, alors que la violence reste intérieure au monde. Le triomphe de la croix est le fait d'une infime minorité ; de sorte que, même si Satan est vaincu à chaque fois qu'un individu est sauvé, son pouvoir demeure. (...)


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Satan a été vaincu. Mais les hommes, au lieu de construire l'ordre qu'ils désirent, risquent finalement de détruire tout à fait le monde. Cet état de choses est historique ; Luc l'appelle le temps des païens, c'est-à-dire de ceux qui vont se convertir, mais mal. Supprimer l'apocalypse c'est se convertir au pélagianisme. Vous savez, la théorie de ce vieil Anglais [?] qui croyait à l'excellence du monde et qui s'opposait à la doctrine du péché originel et de la grâce."

(R. Girard, Celui par qui le scandale arrive, 2001, éd. "Pluriel", pp. 117, 135 et 148.)

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lundi 5 novembre 2007

"La détestable humanité...", ou comment ne pas en sortir.

"Il fit un effort. Il savait, bien qu'il s'en fût servi comme d'une comparaison, que l'expression « Règne millénaire » n'était pas pour lui une plaisanterie. Si l'on prenait cette promesse au sérieux, elle aboutissait au désir de vivre, par l'amour mutuel, dans une disposition d'esprit profane si élevée que l'on ne pourrait plus sentir ou faire que ce qui sauvegarderait ou exalterait encore cet état. Qu'une telle disposition existât au moins sous forme d'allusions, il en était certain depuis qu'il pensait. (...) Quand on résumait le tout, on n'était pas loin de penser qu'Ulrich croyait à la « Chute » et au « Péché originel ». Autrement dit, il eut admis volontiers qu'une modification essentielle s'était produite un jour ou l'autre dans la conduite de l'homme, comme quand l'amoureux retrouve son sang-froid : il voit alors « toute la vérité », mais quelque chose de plus vaste a été détruit, et la vérité n'est plus qu'un reste recousu tant bien que mal."

"Ulrich sentit dans ces pensées autant d'attrait que de malaise ; il lui parut difficile, dans ce cas-là, d'établir avec précision la frontière entre les perspectives nouvelles et la caricature des vues banales."

(L'homme sans qualités, III, ch. 22 et 25).



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" - Diriez-vous que céder à la violence, c'est le début de l'humain ?

- C'est l'homme de la chute, oui. (...) Il n'y a pas d'autre homme que l'homme de la chute."

(R. Girard, Celui par qui le scandale arrive.)

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samedi 3 novembre 2007

"La détestable humanité..." - "C'était mieux jamais."

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" - Il est impossible de méditer sur l'histoire sans éprouver envers elle une sorte d'horreur. Mon horreur s'est convertie en théologie, au point de m'amener à croire qu'on ne peut concevoir l'histoire humaine sans le péché originel.

- Pourquoi utilisez-vous fréquemment les allégories chrétiennes pour expliquer l'histoire ?

- Je ne suis pas croyant, mais je suis forcé d'admettre l'existence du péché originel en tant qu'idée, parce que celui qui l'a eue a mis dans le mille. L'histoire de l'homme a commencé par une chute. Je ne peux cependant admettre qu'avant existait un paradis ; je crois plutôt que quelque chose a craqué quand l'homme a commencé à se manifester, que quelque chose s'est brisé en lui, peut-être quand il est devenu l'homme proprement dit. (...)

En réalité, l'histoire universelle n'est qu'une répétition de catastrophes, en attendant la catastrophe définitive, et de ce point de vue, la vision chrétienne de l'histoire s'avère très intéressante, car Satan tient le rôle de maître du monde, et le Christ celui de quelqu'un qui n'aura aucune influence avant le jugement dernier. Le Christ sera tout-puissant, mais seulement à la fin. C'est là une idée profonde, une vision de l'histoire presque acceptable dans l'actualité."

(Cioran, Entretiens, Gallimard, 1995, pp. 125-27. Propos tenus en 1983.)

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jeudi 1 novembre 2007

"La détestable humanité..." Travaux pratiques.

Lorsque l'on évoque avec une certaine régularité les thèses de C. Castoriadis, on peut être repéré par M. David Curtis, lequel semble avoir pour but dans la vie de recenser tout ce qui s'écrit dans le monde sur l'auteur de L'institution imaginaire de la société. Pour faire partager son savoir, M. Curtis ne se contente pas de son site, il vous envoie périodiquement des mails vous présentant ses plus récentes découvertes.

Dans la dernière livraison figure une synthèse sur une querelle ayant opposé Pierre Vidal-Naquet à M. Bernard-Henri Lévy à l'occasion de la sortie du Testament de Dieu, en 1979, querelle qui inspira à Castoriadis quelques réflexions pertinentes (et un rien pontifiantes). D'un côté je vous en conseille la lecture, aussi bien pour juger de l'étendue des erreurs commises par le voyou Lévy, que pour constater l'inanité de sa défense (si quelqu'un vous fait remarquer que vous écrivez des conneries, il est "totalitaire", argument de tous les minables d'aujourd'hui - repris ad nauseam par Alain "Mon-Dieu-qu'il-est-con" Finkielkraut, par l'épreinte Sollers, etc.)... ; d'un autre côté, cette n-ème confirmation de la nullité et de la crapulerie intellectuelle d'un des hommes les plus puissants de France ne laisse pas d'être déprimante.

Aron lui aussi mit à Lévy le nez dans sa merde à l'occasion de la parution de la tentative, intitulée L'idéologie française, tentative que l'on pouvait croire à l'époque (1981) ratée, de soumettre la France à l'enculisme sioniste via une vision négationniste de son passé - qui, comme chacun sait, ne fut que haine des Juifs, depuis le baptême de Clovis au moins - : rien n'y fait, même pas - surtout pas ? - la flopée de livres sortis ces dernières années, Lévy n'est toujours pas crédible, mais il est toujours actif.

"Il ne faut pourtant pas le brûler" - certes -, il ne faut sans doute même pas chercher à l'empêcher de nuire. Il en est de lui comme de Nicolas Sarkozy, parler d'eux, en bien ou en mal, leur rendra toujours service. Mais ne pas en parler, c'est passer à côté d'intéressants symptômes. Si le cynisme est la forme de franchise la plus adaptée à une époque hypocrite, on ne peut louer ces deux bateleurs de leur cynisme sans les condamner du même coup, et nous avec : tout au plus peut-on, non sans perplexité, admirer cette énergie de funambules cocaïnés - mais ils sont déjà tombés plusieurs fois - disons donc de somnambules cocaïnés cherchant à nous emmener Dieu sait où, du moment que nous les regardons nous y emmner,

- et en revient-on au lieu commun selon lequel on a les élites que l'on mérite. BHL, c'est moi, Sarkozy, c'est moi - en plus riches.

Restent :

- une question : dans ce contexte, Finkie et Sollers sont-ils moins cyniques ou moins intelligents que BHL et N. Sarkozy ? "Les deux mon colonel", j'imagine ;

- une consolation :


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le genou de Bree vaut bien celui de Claire...


- une solution à long terme : bientôt, les pauvres n'auront plus de quoi manger.

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