samedi 29 décembre 2007

"Nom de Dieu !"

Cela pourrait être l'objet de variations proustiennes : "Nom(s) de Dieu : le nom", "Nom(s) de Dieu : le Dieu"... Un petit divertissement pour se réchauffer entre deux années et entre deux textes plus intellos.



Marielle
envoyé par ledud1



Qu'Il vous bénisse !






(Quelques heures après.)
Oui, un peu de sérieux tout de même, il n'y a pas que la fesse dans la vie : je découvre chez le maître un excellent texte ("Ils parlent d'économie...") d'un certain Pascal Combemasle, publié par la revue du MAUSS (vers laquelle j'ajoute derechef un lien, cela faisait longtemps que j'oubliais de le faire).

Je rejoins par ailleurs tout à fait M. Dedefensa dans son bulletin d'hier : la meilleure preuve que c'est vraiment le bordel en ce moment, c'est qu'il y a trop d'hypothèses plausibles concernant les assassins de feu B. Bhutto. On vit une époque formidable !

- pour la peine, un peu de Cioran, et puis stop :

"J'ai longtemps cherché à deviner comment des hommes qui ne pouvaient pas devenir chrétiens et qui savaient qu'ils étaient perdus réagissaient à certains événements. Je trouve que notre situation, notre position, ressemble un peu à celle de ce temps-là, avec cette différence, il est vrai, que nous ne pouvons plus attendre aucune nouvelle religion. Mais à cette exception près nous nous trouvons dans la situation des derniers païens. Nous voyons que nous sommes sur le point de tout perdre, que nous avons peut-être même déjà perdu, qu'il ne nous reste pas l'ombre d'un espoir, pas même la représentation d'un espoir possible. En cela notre destin est beaucoup plus pathétique, beaucoup plus impressionnant, plus insupportable et du même coup plus intéressant. Il y a quand même cela de positif dans notre époque ; je la trouve extrêmement intéressante, presque trop intéressante. De sorte que d'un côté on peut être malheureux de passer son existence à une époque pareille, mais de l'autre c'est quand même merveilleux d'assister à l'approche du déluge. Cela m'aurait vraiment ravi d'être un contemporain du déluge." (1992)

- Félicitations à tous...

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lundi 24 décembre 2007

"I am ecstatic..."

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Pour vous aider à passer cette dure journée... Cela m'a mis plus de deux ans pour retrouver la citation exacte, mais la voici, en v.f. et en v.o. (je rappelle que Shikse désigne en yiddish toute femme non juive) :

- "Shikses ! En hiver (...), je fais du patin à glace sur le lac d'Irvington Park. Dans la lumière déclinante des fins d'après-midi pendant la semaine, puis toute la journée, les samedis et les dimanches lumineux et piquants, je décris des cercles et des cercles sur mes patins derrière les shikses qui habitent Irvington, l'agglomération qui s'étend au-delà de la limite où s'arrêtent les rues et les maisons de mon amical et rassurant quartier juif. Je sais où habitent les shikses d'après le genre de rideaux que leurs mères pendent aux fenêtres. (...)

A l'époque de Noël, quand je ne vais pas en classe et peux aller patiner le soir sous les lumières, j'aperçois les arbres qui clignotent derrière les rideaux des « Gentils ». Pas dans notre rue - à Dieu ne plaise ! - ni dans Leslie Street ou Schley Street ou même à Fabian Place, mais comme je m'approche de la frontière d'Irvington voici un goy, et là un autre, et puis un troisième - puis je me trouve alors dans Irvington et c'est tout simplement abominable : non seulement il y a dans chaque salon un arbre qui flamboie outrageusement mais les maisons elles-mêmes sont festonnées d'ampoules électriques multicolores qui vantent les mérites du christianisme, et des phonographes déversent dans la rue le cantique Silent Night comme si - comme si ? - s'il s'agissait de l'hymne national, et sur les pelouses enneigées sont disposées de petites figurines découpées évoquant la scène dans la crèche - de quoi vous donner sincèrement la nausée. Comment est-il possible qu'ils croient à cette merde ? Pas seulement les enfants mais des adultes aussi se tiennent plantés là dans la neige et se penchent en souriant vers ces bouts de bois de quinze centimètres de haut qu'on appelle Marie, Joseph et le petit Jésus - et les petites vaches et les chevaux découpés sourient aussi ! Bon Dieu ! L'idiotie des Juifs tout au long de l'année, et puis l'idiotie des goyim en ces jours de vacances ! Quel pays ! Comment s'étonner que nous soyons tous tant que nous sommes à moitié dingues !

Mais les shikses, ah les shikses, c'est encore autre chose. Entre les odeurs de la sciure mouillée et de la laine humide dans le ponton surchauffé et la vue de leurs mousseuses chevelures blondes cascadant sous leurs fichus et leur bonnets, je reste en extase. Au milieu de ces filles gloussantes aux joues rosies, je boucle mes patins avec des doigts faibles et tremblants puis sors dans le froid et, à leur suite, descends sur les pointes la passerelle de bois inclinée et m'élance sur la place derrière leur troupe virevoltante - un bouquet de shikses, une guirlande de filles de « Gentils ». Je suis à ce point subjugué que mon désir est au-delà de l'érection. Ma petite bite circonsise se ratatine tout bonnement de vénération. A moins que ce ne soit de crainte. Comment peuvent-elles être si somptueuses, si éclatantes de santé, si blondes ? Le mépris que m'inspirent leurs croyances est plus que neutralisé par mon adoration pour leur aspect extérieur, pour leurs gestes, leurs façons de rire et de parler - les vies qu'elles doivent mener derrière ces rideaux goyische ! Peut-être l'explication tient-elle à leur orgueil de shikses..." (Folio, pp. 198-200)


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"Shikses ! In winter (...), I ice-skate on the lake in Irvington Park. In the last light of the weekday afternoons, then all day long on crispy shining Saturdays and Sundays, I skate round and round in cercles behind the shikses who live in Irvington, the town across the city line from the streets and houses of my safe and friendly Jewish quarter. I know where the shikses live from the kinds of curtains their mothers hang in the windows. (...)

At Chrismastime, when I have no school and can go off to ice-skate at night under the lights, I see the trees blinking on and off behind the gentle curtains. Not on our block - God forbid ! - or on Leslie Street, or Schley Street, or even Fabian Place, but as I approach the Irvington line, here is a goy, and there is a goy, and there still another - and then I am in Irvington and it is simply awful : not only is there a tree conspicuously ablaze in every parlor, but the houses themselves are outlined with colored bulbs advertising Christianity, and phonographs are pumping « Silent Night » out in the street as though - as though ? - it were the national anthem, and on the snowy lawns are set up little cut- out models of the scene in the manger - really, it's enough to make you sick. How can they possibly believe this shit ? Not just children but grownups, too, stand around on the snowy lawns smiling down at pieces of wood six inches high that are called Mary and Joseph and little Jesus - and the little cut-out cows and horses are smiling too ! God ! The idiocy of the Jews all year long and then the idiocy of the goyim on these holidays ! What a country ! Is it any wonder we're all of us half nuts ?

But the shikses, ah, the shikses are something else again. Between the smell of damp sawdust and wet wool in the overheated boathouse, and the sight of their fresh cold blond hair spilling out of their kerchiefs and caps, I am ecstatic. Amidst these flushed and giggling girls, I lace up my skates with weak, trembling fingers, and then out into the cold and after them I move, down the wooden gangplank on my toes and off onto the ice behind a fluttering covey of them - a nosegay of shikses, a garland of gentile girls. I am so awed that I am in a state of desire beyond a hard-on. My circumcised little dong is simply shriveled up with veneration. Maybe it's dread. How do they get so gorgeous, so healthy, so blond ? My comtempt for what they believe in is more than neutralized by my adoration with the way they look, the way they move and laugh and speak - the lives they must lead behind these goyische curtains ! Maybe a pride of shikses is more like it..." (Vintage, 1999, pp. 142-145)


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Bonnes bourres !

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samedi 22 décembre 2007

"De l'eau à la rivière..." : Sahlins, Voyer.

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(Ajout de liens en fin de texte, le 23.12.)



Peut-être cela vous a-t-il frappé, mais dans les analyses de Cioran et Castoriadis que j'ai reproduites il y a peu, on retrouvait les problématiques d'un Dumont ou d'un Sahlins sur la façon dont « l'idéologie russe » (dans le sens où Dumont évoquait « l'idéologie allemande ») intégrait, ou peut-être n'intégrait pas, ou très superficiellement, l'idéologie individualiste occidentale. Ce qui était un détour géopolitique était aussi une nouvelle illustration ethnologique du théorème de Linton. Autant dire que nous ne nous sommes guère éloignés de Sahlins, que nous allons maintenant retrouver, d'abord sous le même angle : la manière dont les « sociétés périphériques » digèrent l'apport des occidentaux, mais à partir d'un exemple qui nous permettra ensuite quelques considérations plus générales sur rien moins que la « nature de la culture ».

(Je ne signale pas mes coupures ; je supprime les mentions d'auteur de certaines citations faites par M. Sahlins.)


"En septembre 1793, le lord et vicomte George Macartney, l'envoyé du souverain barbare de l'océan de l'Ouest, George III, était reçu à la cour chinoise pour payer tribut à l'Empereur Céleste et être « amené à la civilisation » par la vertu impériale. De son point de vue, il se considérait plutôt comme un ambassadeur plénipotentiaire et extraordinaire de sa Majesté britannique, chargé d'établir des relations diplomatiques avec la Chine en vue d'une libéralisation du commerce avec Canton. Il avait aussi pour tâche d'ouvrir de nouveaux marchés pour les produits de l'industrie britannique, dont il apportait quelques magnifiques exemples, cadeaux pour l'empereur Ch'ien-lung à l'occasion de son quatre-vingt-troisième anniversaire. Quoi qu'il en soit, en septembre 1793, donc, Macartney recevait la réponse impériale au message de son roi. Adressé à un seigneur vassal,


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cet édit célèbre était ainsi rédigé :

« Nous, par la Grâce du Ciel, Empereur, enjoignons le Roi d'Angleterre à prendre note de cet arrêt.

« Bien que votre pays, Ô Roi, soit situé dans les océans lointains, vous avez, inclinant votre coeur vers la civilisation, respectueusement envoyé un émissaire pour nous présenter votre message officiel, et traversant les mers il est venu à notre cour pour se prosterner, apporter ses félicitations à l'occasion de l'anniversaire impérial et offrir en gage de sincérité des produits de votre pays.

« Nous avons attentivement lu le texte de votre message et sa formulation exprime votre ferveur. On peut y voir que votre humilité et votre soumission sont bien réelles (...).


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« L'Empire Céleste, qui gouverne tout à l'intérieur des quatre mers [i.e. : le monde], ne se préoccupe que de mener à bien les affaires du Gouvernement et n'accorde pas de valeur aux choses rares et précieuses (...). Nous n'avons jamais accordé la moindre valeur aux articles ingénieux, ni n'avons le moindre besoin des produits de l'industrie de votre pays. »

Il a été écrit de cet édit de Ch'ien-lung, et par nul autre que Bertrand Russell, que la Chine demeurerait incomprise tant que ce document n'aurait pas cessé de paraître absurde.

L'empereur Ch'ien-lung n'était ni le premier ni le dernier souverain du Céleste Empire à rejeter les objets occidentaux. En 1816, son successeur, refusant de recevoir un autre ambassadeur anglais, exprimait la même indifférence impériale : « Ma dynastie n'attache aucun prix aux produits de l'étranger ; les marchandises curieuses et habilement travaillées de votre nation ne m'attirent pas le moins du monde. » Ce désintérêt pour les produits de l'Occident n'était pas non plus propre aux empereurs mandchous. Il datait déjà de plus de trois siècles, depuis la dynastie précédente des Ming et, en ce qui concerne les Britanniques, on peut le faire remonter à 1699, quand l'honorable East India Company s'établit à Canton. De plus, le trafic était soumis au contrôle croissant et lancinant des réglementations chinoises. Les Occidentaux devaient aussi supporter quarantaine sociale et dépréciation culturelle. Dermigny résume ainsi la situation des marchands européens à Canton :

« Relégués sur leurs 300 mètres de quai, un simple guichet sur le flanc de l'énorme Chine par lequel passent seuls l'argent et les marchandises, et point la langue ni les idées, [les Européens] restent à peu près complètement en marge d'une civilisation qu'ils renoncent à comprendre. Au mépris qu'on leur manifeste en tant que barbares, ils vont répondre par un mépris redoublé pour le pays barbare qu'est la Chine à leurs yeux. »

Mais que n'auraient supporté les Anglais pour la soie, le nankin, la porcelaine, et, par-dessus tout, le thé ? Au milieu du XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne, l'habitude de boire du thé avait pénétré toutes les classes sociales : comme le disait Lord Macartney, il était non seulement un « luxe indispensable », à l'instar des autres chinoiseries, mais aussi « un indispensable produit de première nécessité ». Que les Anglais viennent soudainement à être privés de thé, observait sir George Staunton, le secrétaire de l'ambassade Macartney, et l'effet en serait une véritable « calamité » nationale. Pourtant, à l'échelle de l'histoire, l'introduction, vers 1650, du thé en Angleterre était un phénomène extrêmement récent. Lorsque l'East India Company effectua son premier transport de thé en 1669, elle en rapportait environ 72 kilos. Pourtant, dès les années 1740 les importations annuelles de la compagnie dépassaient les 1 000 tonnes, et les 10 000 tonnes vers 1800. Si son statut de Fils du Ciel faisait partie intégrante du mépris de l'Empereur chinois pour les produits des industries barbares étrangères, du côté britannique le thé avait aussi quelque chose à voir avec l'ordre cosmique : il était « le dieu auquel tout le reste était sacrifié ».

- ceci - ainsi que les clarifications historiques qui suivent - est à dire vrai capital. A tel point que je ne fais pas de commentaire aujourd'hui, ce sujet sera exploré pour lui-même ultérieurement.

Sacrifiés, les célèbres lainages britanniques l'étaient effectivement, offerts à grandes pertes sur l'autel du marché cantonais pour financer les achats de thé. C'est au cours des dix dernières années du XVIIIe siècle que le dumping sur les lainages augmenta considérablement pour contribuer à réduire les dépenses en métal-argent [les Chinois voulaient de l'argent, pas de l'or]. La révolution industrielle battait alors son plein et, aux côtés des fabricants de lainage, tous les industriels réclamaient l'ouverture de nouveaux marchés ; surtout les rois du coton, après que le brevet d'Arkwright, en tombant en 1785 dans le domaine public, eut causé une crise de surproduction. Cette revendication était l'une des bonnes raisons qui décidèrent le gouvernement à organiser la mission Macartney - laquelle coûta 78 000 livres à l'East India Company. Sans résultats. Après la mission, les Chinois n'étaient pas plus qu'auparavant enclins à prendre des risques sur ces divers articles britanniques. La seule valeur acceptable restait la monnaie d'argent. Mais cette hémorragie continuelle du trésor ne convenait pas du tout aux Occidentaux et à leurs penchants mercantilistes.


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Jusqu'au début du XIXe siècle, soit pendant près de trois cents ans, la Chine a été le tombeau de l'argent européen, d'où jamais ne revint la moindre piastre. Une quantité d'argent équivalant à 350 millions de dollars mexicains [?] disparut ainsi dans le Céleste Empire au cours du seul XVIIIe siècle. A la différence des Américains et des autres Occidentaux, les Britanniques allaient bientôt être libérés de ce problème ; en partie grâce aux importations de lainage mais surtout grâce au commerce inter-asiatique de l'opium indien et du coton brut (...). Pendant les deux cent cinquante ans qui ont précédé la première guerre de l'opium (1839-1842), quelque 350 millions (de réaux) en argent furent importés en Chine par les marchands occidentaux. Et bien que le commerce asiatique de l'Europe ait été clairement complémentaire de son commerce avec l'Amérique - d'où venait l'argent qui achetait le thé que buvait John Bull -, Wallerstein [historien dont les principes trop "marxistes-rigidistes" énervent régulièrement M. Sahlins] trouve cette affaire « étrange », « étant donnée la passion que mettait l'Europe à thésauriser les métaux précieux », et propose d'exclure cette configuration du système capitaliste mondial, apparemment parce qu'elle était organisée selon les modalités asiatiques.

- à quel point l'attaque contre I. Wallerstein est justifiée, je l'ignore, mais la tournure d'esprit consistant à écarter du réel ce qui ne correspond pas à la définition que l'on en a soi-même établie est trop fréquente pour ne pas être notée.

M. Sahlins se livre ensuite à une mise au point sur la conception chinoise du commerce, dont voici un condensé.


Dans l'ancienne tradition impériale, le fondateur de la dynastie, récipiendaire d'un Mandat Céleste renouvelé, promulguait un nouveau calendrier, de nouveaux poids de mesures et une nouvelle gamme musicale. Il instituait ainsi le temps et l'espace humain, l'économie et l'harmonie - comme autant d'extensions de la personne impériale. Le premier empereur mandchou n'hésita [d'ailleurs] pas à employer comme astronome un jésuite pour formuler le système calendaire de la dynastie.

Le commerce trouvait place dans le système tributaire, il en était la suite logique, puisque le « système tributaire » dans son sens le plus large se rapportait au mode matériel d'intégration dans la civilisation. Les tributs des barbares étaient les signes de la force d'attraction de la vertu impériale, les objectivations des pouvoirs civilisateurs de l'Empereur. Les tributs dont devaient s'acquitter les barbares se composaient obligatoirement de produits remarquables de leurs pays. Donc, à certains égards symboliques, plus ils étaient bizarres, mieux c'était : ils n'en étaient que plus aptes à signifier tout à la fois la capacité englobante de la vertu impériale, son aptitude à embrasser une diversité universelle et à la faculté de l'Empereur d'ordonner les fluctuations du monde au-delà des bornes chinoises, en en contrôlant les monstres et les merveilles.

Le commerce était partie intégrante de cet ensemble de représentations, considéré comme une « faveur » accordée aux barbares en tant que « moyen nécessaire pour qu'ils puissent avoir part à la libéralité de la Chine ». Dans un tel contexte, l'intention de lord Macartney de libéraliser les échanges en offrant des cadeaux d'anniversaire à l'Empereur n'était donc pas incompréhensible aux Chinois, du moins menait-elle à un malentendu productif. En effet, les conceptions chinoises du commerce n'impliquaient aucun désintérêt pour celui-ci, pas plus qu'elles n'empêchaient ses usages fonctionnels dans le domaine politique ou financier. Au cours de la longue histoire des frontières chinoises, plus notoirement au nord, le commerce servit souvent d'instrument à la politique - qu'il fût encouragé dans le cadre d'une politique extérieure expansionniste, ou seulement toléré pour tenter de neutraliser une menace barbare.


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- pas de rousseauisme ou d'angélisme donc, mais une intégration du commerce dans une vision du monde et dans des pratiques politiques. Tout simplement ! M. Sahlins développe cette vision du monde, partant de l'Empereur comme pôle central à partir duquel se dessinent des cercles au diamètre de plus en plus grand (ou des carrés emboîtés les uns dans les autres, de surface croissante).


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Il est important de comprendre que ce dispositif est à la fois rigide et souple :


A l'extérieur du centre royal, épitomé d'un ordre structuré, s'étendent les zones barbares où la civilisation et la paix vont décroissant, pour aboutir au loin à une « sauvagerie sans culture ». Plaçant la Chine à part tout en en faisant, dans le même temps, la source centrale de l'ordre du monde, cette théorie de la civilisation se prête tout aussi bien, selon les circonstances, aux projets d'expansion impériale ou de rétractation culturelle, aux inclusions hégémoniques comme aux exclusions xénophobes.

Il est d'ailleurs possible qu'il s'agisse là des deux phases d'un cycle dynastique normal, alternant une politique économique dynamique avec une période de retrait xénophobe, l'expansion territoriale du début finissant par révéler les limites et les faiblesses de l'Empire chinois. Les conquêtes dynastiques des phases ascendantes encourageraient précisément des processus qui sont autant de sources de déclin : la richesse commerciale et le développement du pouvoir des des hauts fonctionnaires comme de l'aristocratie rurale. Détournant les revenus du gouvernement central, provoquant la ruine de la paysannerie, la montée de ces pouvoirs privés aboutit à une crise du régime impérial. Le gouvernement se montre de moins en moins capable de faire face à la double menace d'un soulèvement intérieur et d'une invasion barbare, qui apparaissent maintenant comme les fruits indésirables de ses succès. D'où l'étroite corrélation entre l'apogée de l'empire-monde et l'inauguration d'une économie politique d'exclusion, contrastant avec une attitude antérieure d'assimilation des périphéries barbares quand la nouvelle dynastie affirmait ses droits au Mandat du Ciel.

Les sinologues ont établi ce déroulement tant pour l'époque Ming que pour la dynastie des Ch'ing dont il est ici question. L'expansion spectaculaire des Ming sous l'empereur Yung-lo, qui régna de 1403 à 1434, est bien connue, notamment les grands voyages de l'amiral eunuque Chêng-ho, qui étendirent l'influence chinoise de l'Afrique de l'Est aux Indes orientales. En de gigantesques armadas comptant des dizaines de milliers de personnes, Chêng-ho navigua jusqu'au Golfe Persique et la côté africaine, « collectionnant les vassaux comme des souvenirs ». La fin de l'époque Ming, en revanche, se caractérisa par un déclin radical des ambassades tributaires venues de l'étranger, doublé d'un désintérêt impérial pour le commerce extérieur - et ce, au moment même où les Européens entraient dans le jeu. Un retrait similaire avait déjà marqué la dernière période T'ang (après le VIIIe siècle), quand de sévères restrictions commerciales furent imposées au nom de l'intégrité morale du Royaume du Milieu. Un siècle auparavant, pourtant, les nobles chinois, habillés à la Turque, dormaient sous des tentes de feutre, au milieu des rues de Pékin. A cette époque de la « plénitude des T'ang », une passion de l'exotisme sous toutes ses formes - des danseuses aux yeux verts d'Asie centrale au bois de santal de l'Inde ou aux épices des Moluques - s'était emparée de toutes les classes de la société chinoise. Cependant, cette forme d'oscillation n'introduisait aucun changement dans la théorie chinoise de l'empire. Les politiques d'inclusion et d'exclusion était des modalités différentes du même concept de hiérarchie.

- qu'en conclure, si ce n'est qu'ici comme ailleurs nous avons appliqué nos réflexes de pensée, et notamment la primauté (indue) que nous accordons aux besoins, à un comportement qui repose sur d'autres critères :

Il est clair que l'idée d'une « autosuffisance » chinoise, répétée à l'envi et pendant trop longtemps par des spécialistes occidentaux pour expliquer l'indifférence des Ming et des Ch'ing aux marchandises européennes, est totalement inadéquate. Les débuts de l'époque Ch'ing furent encore caractérisés par un renouveau commercial, que venait soutenir l'intérêt que l'empereur K'ang Hsi porta, son long règne durant (1662-1722), aux arts et sciences de l'Europe. Mais de nouveaux facteurs entraient alors en jeu, dont l'échec mandchou à contrôler, dans le Sud-Est, un commerce privé en plein développement et auquel prenaient part des forces barbares d'un genre inédit. Situées hors de l'orbite de la civilisation chinoise, ces forces occidentales étaient aussi extérieures à ses rythmes. A la différence des traditionnels peuples et vassaux frontaliers, les Européens ne purent jamais être contrôlés ou achetés.

- on connaît la « fin » de l'histoire, « gâteau chinois », « 55 jours », etc.

Il n'est pas ici sans intérêt symbolique de noter la façon dont s'acheva l'histoire que nous vous racontons à partir de la visite de Macartney (Yuan Ming Yuan est l'un des nombreux palais où l'empereur entreposait les richesses du monde entier (les « tributs » des barbares), la note entre crochets est du traducteur) :


La plupart des présents de Macartney à l'empereur Ch'ien-lung demeurèrent à Yuan Ming Yuan jusqu'en 1860, date à laquelle une force expéditionnaire anglo-française commandée par lord Elgin - le fils de celui qui s'empara de tous les marbres grecs [les frises du Parthénon et autres richesses qui, connues sous le nom d'« Elgin marbles », font aujourd'hui partie des collections controversées du British Museum] - pilla et brûla cet inestimable palais d'été, concluant, au final, à la « supériorité » de la civilisation européenne en perpétrant l'un des plus grands actes de vandalisme de l'histoire.

- autrement dit :

Si quelqu'un s'avisa un jour d'apporter de l'eau à la rivière, ce furent bien les Britanniques apportant aux Chinois l'annonce de la civilisation." (pp. 214-240)




Tout cela, que je vous encourage encore une fois à compléter par la lecture du livre entier de M. Sahlins, est déjà fort intéressant, mais je voudrais le prolonger séance tenante. Une remarque de notre auteur a en effet attiré mon attention :

"Soulignons encore le désir obstiné de Macartney d'en arriver aux choses sérieuses, à la négociation proprement dite, après que l'ambassade eut été reçue cérémonieusement par l'Empereur, et les cadeaux échangés. Ce souhait ne fut jamais satisfait, puisque, en ce qui concernait les Chinois, les choses sérieuses était déjà accomplies - les cérémonies étaient les choses sérieuses."

Peut-on être plus clair sur ce qui sépare l'humanité traditionnelle de la modernité occidentale ? Mettons tout de suite cela en rapport avec un texte récent de Jean-Pierre Voyer, L'humanité est une cérémonie, texte superbe que je copie-colle derechef, en lui adjoignant quelques soulignures de mon cru :

"Chez les sauvages, le cérémonial prime la bouffe. Le cérémonial est essentiel — c’est à dire touchant l’essence de l’homme et le différenciant de la bête : la bête bouffe, l’homme bouffe avec cérémonie —, la bouffe est accessoire, la cérémonie est essentielle.

- je rappelle la thèse de R. Girard (évoquée ici :

"Seul le sacré peut sauver [les sociétés] parce qu'il peut créer des interdits, des rituels qui évacuent la violence. Il faut penser le religieux archaïque non pas en termes de liberté et de morale, mais dans ceux d'un mécanisme de sélection naturelle. Au départ, l'invention du religieux est intermédiaire entre l'animal et l'homme."


Chez les sauvages, autosuffisants (ils n’ont pas besoin d’échanger), il n’y a d’échanges que cérémoniaux. Et quand on crève de faim, c’est avec dignité. C’est pourquoi ils ont bien raison de dire « Nous, les êtres humains » car eux ne songent qu’à la cérémonie. C’est pourquoi aussi je suis si ému quand je pénètre dans un restaurant de luxe où le cérémonial ne prime pas, mais est au moins aussi important que la bouffe. Robuchon a dit : un restaurant c’est un tiers pour le cadre, un tiers pour le service et un tiers pour la cuisine. Voilà un cuisinier modeste et qui, paraît-il n’élevait jamais la voix en cuisine. Même l’ambiance de sa cuisine était cérémonieuse. Quand je m’approche de la cena magnifiquement dressée, je suis seul car les apôtres ne sont pas encore là. Je sais d’ailleurs qu’ils ne viendront pas. C’est pourquoi je commande immédiatement une bouteille de clos-du-mesnil et demande la carte. J’aime autant qu’ils ne viennent pas d’ailleurs car cela me permet, tel Diderot, de penser (de rêver plutôt) en mangeant. Les Fidjiens ne vivaient pas dans une économie de chasse et de cueillette mais dans un cérémonial, c’est pourquoi ils étaient des hommes et non des bêtes. Ce n’est pas le cas de mes contemporains français ou américains qui ne sont que des porcs qui vivent dans le besoin permanent, comme des bêtes traquées. Chez eux la bouffe est tout (en fait elle n’est plus rien puisqu’il s’agit d’agro-alimentaire, c’est à dire de nourriture pour le bétail), la cérémonie n’est rien ou elle est grotesque. Dans ce monde seul l’argent est humain. Les Grecs vivaient encore dans un cérémonial. Chez les sauvages, tout le monde a sa place au banquet de la nature. La rareté n’a pas encore été inventée. Les sauvages ignorent la misère grâce à la cérémonie. Je lis chez un auteur : « Il ne faudrait pas croire [les sauvages] privés de toute vie économique ». Comment pourrait-on être privé de vie économique alors que la prétendue vie économique n’est autre que l’avènement de la privation. Heureux sauvages privés de privation et aussi de privatisation. Ce même auteur considère les Phéniciens comme une société marchande ! Les Phéniciens se livraient au commerce extérieur et nullement au commerce intérieur. Intérieurement, ils étaient comme Rome, avec un sénat. Leur commerce intérieur était celui d’un village. C’est la même chose pour Florence et Venise. Rome se contentait de piller ou d’exiger un tribut quoique l’ordre des chevaliers fut très puissant. La banque existait déjà à Athènes (Finley) et à Rome mais les marchands lombard inventèrent cette merveille qu’est la comptabilité en partie double et utilisaient la lettre de change instaurée par les templiers, ce dernier fait prouvant qu’ils se livraient au commerce à longue distance (on ne peut dire international puisqu’il n’y avait pas encore de nations) et au commerce de l’argent. Les sociétés deviennent marchandes quand existe un marché intérieur, c’est à dire quand existent enfin des États-nations où les commerçants peuvent enfin se charger eux-même de l’exploitation des esclaves sans faire la faute de s’en rendre propriétaires. C’est la liberté, c’est le pied ! Ces marchés intérieurs furent établis brusquement et par contrainte, par la politique de puissance (politique économique, « économique » ayant ici le sens ancien, grec : mettre de l’ordre dans la maison, la maison étant ici l’État) des chefs d’État et de leurs ministres avisés et non par évolution. Cependant, ce n’était pas encore la liberté d’enculer car ces marchés étaient très réglementés. En France il fallut une révolution et un empire assortis de l’interdiction d’association (c’est donc bien l’instauration de la séparation) pour que Guizot puisse proférer son célèbre « Enculez-vous ».

Ceux qui emploient le mot « économie » se comprennent parfaitement mais ne comprennent pas la grammaire du mot économie. Ils se comprennent mais ils ne savent pas ce qu’ils disent. Ils communient dans l’erreur et dans le péché d’hypostasie. Ils sont complices dans un même mensonge sans intention. Ils prennent le mot « économie » pour le nom propre d’un objet réel alors qu’il est le nom propre d’une classe. Leur usage du mot est fautif. C’est l’usage fautif de métaphysiciens. C’est un cache sexe pour cacher leur tout petit zizi [un peu ce qu'est Carla (ou Cécilia, ou la suivante, et celle d'après...) pour Nicolas, ces femmes sont des sexes et des cache-sexe, on n'arrête pas le progrès, note de AMG]. Ils se donnent et veulent donner l’illusion qu’ils savent alors qu’ils ne savent rien. Autrement dit, il se montent le bourrichon. C’est encore la vertu dormitive. Si, par exemple, vous classez l’institution « argent » dans la classe des objets économiques, vous n’êtes pas plus avancé pour cela. Je n’ai jamais rien lu (ni pu écrire), à ce jour, qui soit pertinent sur l’argent. La connaissance de cette institution est notable quantité d’importance nulle. Et ainsi, de même, pour tous les objets classés « économiques ».

Richesse signifiait au Xe siècle, puissance. Richesse signifie toujours puissance de nos jours. L’argent est la richesse et non pas la mesure de quoi que ce soit sinon la mesure de lui-même, ni l’étalon de quoi que ce soit : l’argent est la puissance, l’argent est le mana, le mana à l’état pur, visible et tangible, l’eucharistie du mana. On peut toucher ! Un peuple abruti, barbare, se prosterne. Misérables. La richesse vous a quittés. Elle vous nargue. C’est pourquoi je rigole quand on me parle des richesses, au pluriel. La richesse est une. Un château n’est pas une richesse même s’il faut être riche pour y habiter : c’est une splendeur. La richesse elle-même (la puissance) est splendeur. J’ai du mal à comprendre pourquoi on devrait appeler « richesse » une tondeuse à gazon. Pignoufs.

L’humanité est une cérémonie. Tout monde est un monde de communication."


Il me semble que ce rapprochement entre ces deux textes parle de lui-même. Aussi bien vais-je vous laisser avec, l'enfer pagano-familialiste-consumériste de Noël approchant à grands pas : j'ai préféré mettre en ligne ce que j'espère n'être qu'une première partie, dans les dernières heures où il était possible pour moi de le faire, et pour vous de le lire.

La suite donc j'espère après Noël, Dieu vous en protège ...



(Le 23.12.)

Oui, ma promenade matinale sur les sites habituels m'amène à vous conseiller cet article de Defensa, ainsi que celui-ci (ou comment la grèves des scénaristes à Hollywood est reformulée en termes de holisme et de "common decency"), textes que l'on compléter par cette voltairienne brève. Rien de révolutionnaire - enfin, si, justement -, mais cette fournée me semble valoir le coup.

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mercredi 19 décembre 2007

Vaseline mon amour. Tu n'as rien vu à Eurodisney. Tu me tues, tu me fais du bien.

"En somme, devant l'histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s'emparant du télégraphe et de l'Imprimerie nationale, gouverner une grande nation.

Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s'accomplir sans la permission du peuple, - et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu.

Les dictateurs sont les domestiques du peuple, - rien de plus, - un foutu rôle d'ailleurs, - et la gloire est le résultat de l'adaptation d'un esprit avec la sottise nationale."

(Baudelaire, Mon coeur mis à nu, 1864)


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On comprend pourquoi notre président peut niquer autant (entre parenthèses, passer après Donald Trump, Jean-Jacques Goldman, Charles Berling et même, horresco referens, Arno Klarsfeld, il ne faut pas être dégoûté. Ce n'est plus un vagin, c'est un dépotoir !), non seulement il est vraisemblablement dopé, mais il utilise des accessoires. Et la France, plus résignée peut-être que consentante, semble bien prête à se faire briscoutter par cet organe en préfabriqué, dans une ambiance de cirque à la fois hystérique et désenchantée... On n'attend plus que le coup de sifflet de M. « Loyal » Barroso !


"Les nations, lasses de leurs dieux ou dont les dieux mêmes sont las, plus elles seront policées, plus facilement elles risquent de succomber. Le citoyen s'affine aux dépens des institutions ; cessant d'y croire, il ne peut plus les défendre. Quand les Romains, au contact des Grecs, finirent par se dégrossir, donc par s'affaiblir, les jours de la république étaient comptés. Ils se résignèrent à la dictature, ils l'appelaient peut-être en secret : point de Rubicon sans les complicités d'une fatigue collective. Rien de plus affligeant que l'exténuation et la déconfiture d'une république : il faudrait en parler sur le ton de l'élégie ou de l'épigramme, ou, bien mieux, sur celui de l'Esprit des lois : « Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir ; elle n'avait plus qu'un faible reste de vertu ; et, comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave : tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. » - C'est que la tyrannie, précisément, on peut y prendre goût, car il arrive à l'homme d'aimer mieux croupir dans la peur que d'affronter l'angoisse d'être lui-même. Le phénomène généralisé, les césars paraissent : comment les incriminer, quand ils répondent aux exigences de notre misère et aux implorations de notre couardise ? L'époque propice à leur essor coïncide avec la fin d'un cycle de civilisation. Cela est évident pour le monde antique, cela le sera non moins pour le monde moderne qui va en droiture vers [la] tyrannie. La plus élémentaire méditation sur le processus historique dont nous sommes l'aboutissement révèle que le césarisme sera le mode selon lequel s'accomplira le sacrifice de nos libertés. Si les continents doivent être soudés, unifiés, y pourvoira la force, et non la persuasion ; comme l'Empire romain, l'empire à venir sera forgé par le glaive, et s'établira avec notre concours à tous, puisque nos terreurs mêmes le réclament.

Je puis me tromper ; mais enfin, on ne soupèse ni on ne prouve une vision : celle que j'ai de la tyrannie future s'impose à moi avec une évidence si décisive qu'il me semblerait déshonorant de vouloir en démontrer le bien-fondé. C'est une certitude qui participe ensemble du frisson et de l'axiome. Pour me borner à l'immédiat, et plus spécialement à l'Europe, il m'apparaît, avec une dernière netteté, que l'unité ne s'en formera pas, comme d'aucuns le pensent, par accord et délibération, selon les lois qui régissent la constitution des empires. Ces vieilles nations, empêtrées dans leurs jalousies et leurs obsessions provinciales, pour qu'elles y renoncent et s'en émancipent, il faudra qu'une main de fer les y contraigne, car jamais elles n'y consentiront de leur propre gré.

- à la vérité, et ce sera mon seul commentaire, un godemichet et une plaquette de beurre semblent suffire... Il ne faut pas opposer trop strictement les différents types de servitude, ni la contrainte et le gré, ils peuvent se révéler complémentaires.

Une fois asservies, communiant dans l'humiliation et la défaite, elles pourront se vouer à une oeuvre supranationale, sous l'oeil vigilant et ricanant de leur nouveau maître. Leur servitude sera brillante, elles la soigneront avec empressement et délicatesse, non sans y user les derniers restes de leur génie. Elles paieront cher l'éclat de leur esclavage.

Ainsi l'Europe, devançant les temps, donnera-t-elle, comme toujours, l'exemple au monde, et s'illustrera-t-elle dans son emploi de protagoniste et de victime. Sa mission a consisté à préfigurer les épreuves des autres, à souffrir pour eux et avant eux, à leur offrir ses propres convulsions en modèle, pour qu'ils soient dispensés d'en inventer d'originales, de personnelles. Plus elle se dépensait pour eux, plus elle se tourmentait et s'agitait, mieux ils vivaient en parasites de ses affres et en héritiers de ses révoltes. A l'avenir encore ils se tourneront vers elle, jusqu'au jour où, épuisée, elle ne pourra plus leur léguer que ses déchets."

(Cioran, "A l'école des tyrans", Histoire et utopie, 1960 - librement condensé par mes soins)

Je ne développerai pas aujourd'hui, mais, dans le style « le fardeau de l'homme européen », le dernier paragraphe n'est pas sans évoquer certain texte de M. Gauchet sur le rôle actuel et à venir de l'Europe ("La dérive des continents", 2005, repris dans La condition politique). Chez Gauchet il y a un côté plus fleur bleue, plus optimiste - il est vrai que les « déchets » de l'Europe ne manquent ni de « brillant » ni de « délicatesse » (ni sans doute d'humour, mais passons)


Carla Bruni at amfAR's Cinema Against AIDS event, presented by Bold Films, the MAC AIDS Fund and The Weinstein Company to benefit amfAR


Charmante, y a pas. Mais bien-pensante, et perverse - ce cul qui se pousse indument du col pour « lutter contre le SIDA », cette bouche de chanteuse anémique ouverte à tous les vents


Carla Bruni


- non vraiment, c'est clair, dans son comportement public cette femme est une traitresse à l'égard de sa propre beauté, c'est presque un péché contre l'esprit. Ach, comme disait l'autre, la femme de AMG est plus belle que toi, c... !

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samedi 15 décembre 2007

"Des télégrammes et des prières..."

"L'avantage non négligeable d'avoir beaucoup haï les hommes est d'en arriver à les supporter par épuisement de cette haine même."

"On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le vomir."

"On ne se connaît soi-même qu'à partir du moment où l'on commence à déchoir, où toute réussite, au niveau des intérêts humains, se révèle impossible : défaite clairvoyante par laquelle, en prenant possession de son propre être, l'on se désolidarise de la torpeur universelle."


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L'auteur de telles phrases ne peut qu'avoir droit à mon indulgence, et c'est pourquoi, malgré les facilités que s'autorise son auteur, son goût pour la parlote et son laisser-aller à quelques affectations « littéraires », je transcris ici (sans signaler mes coupures) les passages les plus intéressants de deux textes de Cioran, remontant à 1957 et principalement consacrés à la Russie :

"Plus j'y songe, plus je trouve qu'elle s'est formée, à travers les siècles, non pas comme se forme une nation, mais un univers, les moments de son évolution participant moins de l'histoire que d'une cosmogonie sombre, terrifiante. Ces tsars aux allures de divinités tarées, géants sollicités par la sainteté et le crime, affaissés dans la prière et l'épouvante, ils étaient comme le sont ces tyrans récents qui les ont remplacés, plus proches d'une vitalité géologique que de l'anémie humaine, despotes perpétuant en nos temps la sève et la corruption originelles, et l'emportant sur nous tous par leurs inépuisables réserves en chaos. Couronnés ou non, il leur importait, il leur importe de faire un bon au-dessus de la civilisation, de l'engloutir au besoin ; l'opération était inscrite dans leur nature, puisqu'ils souffrent toujours d'une même hantise ; étendre leur suprématie sur nos rêves et nos révoltes, constituer un empire aussi vaste que nos déceptions et nos effrois. Une telle nation, requise et dans ses pensées et dans ses actes par les confins du globe, ne se mesure pas avec des étalons courants, ni ne s'explique en termes ordinaires, en langage intelligible.


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A refuser le catholicisme, la Russie retardait son évolution, perdait une occasion capitale de se civiliser rapidement, tout en gagnant en substance et en unicité ; sa stagnation la rendait différente, la faisait autre : c'est ce à quoi elle aspirait, pressentant sans doute que l'Occident regretterait un jour l'avance qu'il avait sur elle.

Cependant que les peuples occidentaux s'usaient dans leur lutte pour la liberté et, plus encore, dans la liberté acquise (rien n'épuise tant que la possession ou l'abus de la liberté), le peuple russe souffrait sans se dépenser ; car on ne se dépense que dans l'histoire, et, comme il en fut évincé, force lui fut de subir les infaillibles systèmes de despotisme qu'on lui infligea : existence obscure, végétative, qui lui permit de s'affermir, d'entasser des réserves, et de tirer de sa servitude le maximum de profit biologique. L'orthodoxie l'y a aidé, mais l'orthodoxie populaire, admirablement articulée pour le maintenir en dehors des événements, au rebours de l'officielle qui, elle orientait le pouvoir vers des visées impérialistes. Double face de l'Eglise orthodoxe : d'une part, elle travaillait à l'assoupissement des masses, de l'autre, auxiliaire des tsars, elle en éveillait l'ambition, et rendait possible d'immenses conquêtes au nom d'une population passive [1].

Pour que la Russie s'accomodât d'un régime libéral, il faudrait qu'elle s'affaiblît considérablement, que sa vigueur s'exténuât : mieux : qu'elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d'autocratie ? A supposer qu'elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d'une nation, pour se conserver et s'épanouir, a besoin d'une certaine dose de terreur. La France elle-même n'a pu s'engager dans la démocratie qu'au moment où ses ressorts commencèrent à se relâcher, où, ne visant plus à l'hégémonie, elle s'apprêtait à devenir respectable et sage [protestante ?]. Le premier Empire fut sa dernière folie. Après, ouverte à la liberté, elle devait en prendre péniblement l'habitude, à travers nombre de convulsions, contrairement à l'Angleterre qui, exemple déroutant, s'y était faite de longue main,


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c'est en forgeant qu'on devient formidable, comme disait P. Desproges...


sans heurts ni dangers

- lieu commun, exagération... passons, ce qui suit compense

, grâce au conformisme et à la stupidité éclairée de ses habitants (elle n'a pas, que je sache, produit un seul anarchiste).

- Orwell ?


Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, et dans l'espoir ; mais qu'espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l'incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ?

- Ach, en fait, c'est clair : si la IIIe République en son début fut une époque admirable, c'est grâce à la colonisation ! Cela a évité, dans un premier temps, le ramollissement. Non, toute morale mise à part, sans effets pervers - comme l'a montré A. Arendt, la promotion de ratés du continent en petits potentats « outre-mer » a été un exemple délétère pour toute la nation : il suffisait de s'expatrier, de fouetter quelques nègres et de fourrer quelques négresses, pour s'enrichir, voilà qui ne pouvait que nuire à l'exemplarité de l'idéal républicain et à la généralisation de la méritocratie... Revenons à Cioran.

Merveille qui n'a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d'un peuple. Bonheur immédiat, désastre imminent.

Mieux pourvue, autrement chanceuse, la Russie n'a pas à se poser de tels problèmes, le pouvoir absolu étant pour elle, comme le remarquait déjà Karamzine, le « fondement même de son être ». Toujours aspirer à la liberté sans jamais y atteindre, n'est-ce point là sa grande supériorité sur le monde occidental, lequel hélas !, y a depuis longtemps accédé ? Elle n'a, en outre, nulle honte de son empire ; bien au contraire, elle ne songe qu'à l'étendre.

Qu'elle les ait provoqués ou subis, la Russie ne s'est jamais contentée de malheurs médiocres.


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Il en sera de même à l'avenir. Elle s'aplatira sur l'Europe par fatalité physique, par l'automatisme de sa masse, par sa vitalité surabondante et morbide si propice à la génération d'un empire, par cette santé qui est sienne, pleine d'imprévu, d'horreur et d'énigmes, affectée au service d'une idée messianique, rudiment et préfiguration de conquêtes. Quand les slavophiles soutenaient qu'elle devait sauver le monde, ils employaient un euphémisme : on ne le sauve guère sans le dominer.


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Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l'équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune naïveté inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d'une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l'expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d'où sa complexité d'homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets.

- Cioran exprime ensuite l'idée que la Russie peut aussi s'amollir au contact de l'Occident une fois qu'elle l'aura avalé, devenir aussi « décadente », ou « démocratique » que lui. Puis il récapitule :

La vie en profondeur, l'existence secrète, celle de peuples qui, ayant l'immense avantage d'avoir été jusqu'ici rejetés par l'histoire, purent capitaliser des rêves, cette existence enfouie, promise aux malheurs d'une résurrection, commence au-delà de Vienne, extrémité géographique du fléchissement occidental. L'Autriche, dont l'usure confine au symbole ou au comique, préfigure le sort de l'Allemagne. Plus aucun égarement d'envergure chez les Germains, plus de mission ni de frénésie, plus rien qui les rende attachants ou odieux ! Barbares prédestinés, ils détruisirent l'Empire romain pour que l'Europe pût naître ; ils la firent, il leur revenait [via l'expansionnisme nazi] de la défaire ;

- littérateur ! mais efficace...

vacillant avec eux, elle subit le contrecoup de leur épuisement. Quelque dynamisme qu'ils possèdent encore, ils n'ont plus ce qui se cache derrière toute énergie, ou ce qui la justifie. Voués à l'insignifiance, des Helvètes en herbe, à jamais hors de leur habituelle démesure, réduits à remâcher leurs vertus dégradées et leurs vices amoindris, avec, comme seul espoir, la ressource d'être une tribu quelconque, ils sont indignes de la crainte qu'ils peuvent encore inspirer : croire en eux ou les redouter, c'est leur faire un honneur qu'ils ne méritent guère.

- à moins que... A l'heure du « Traité simplifié » (fils de pute ! Véreux ! Barbeaux ! etc.), nouvelle « avancée » germano-protestante dans l'anus des peuples qui n'en peuvent mais - ou qui y prennent goût ? -, on peut se demander si Cioran, malgré la verve de sa description, n'était pas allé un peu vite, et si justement le profil bas de l'Allemagne ne l'a pas trompé. Bon, ceci dit, l'Allemagne ni le protestantisme n'ont fait l'UE à eux tout seuls (Muray dans son Rubens exagère un peu sur ce point, et laissons-là l'Allemagne et le « Traité simplifié » pour aujourd'hui, j'y reviens très bientôt, preuves et corpus delicti à l'appui).

Leur échec fut la providence de la Russie. Eussent-ils abouti, qu'elle eût été écartée, pour au moins un siècle, de ses grandes visées. Mais ils ne pouvaient aboutir, car ils atteignirent au sommet de leur puissance matérielle au moment où ils n'avaient plus rien à proposer, où ils étaient forts et vides. L'heure avait déjà sonné pour d'autres.


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Avec ses dix siècles de terreur, de ténèbres et de promesses, la Russie était plus apte que quiconque à s'accorder au côté nocturne du moment historique que nous traversons. L'apocalypse lui sied à merveille, elle en a l'habitude et le goût, et s'y exerce aujourd'hui plus que jamais, puisqu'elle a visiblement changé de rythme. « Où te hâtes-tu ainsi, ô Russie ? » se demandait déjà Gogol qui avait perçu la frénésie qu'elle cachait sous son apparente immobilité. Nous savons maintenant où elle court, nous savons surtout qu'à l'image des nations au destin impérial, elle est plus impatiente de résoudre les problèmes des autres que les siens propres. C'est dire que notre carrière dans le temps dépend de ce qu'elle décidera ou entreprendra : elle tient notre avenir bien en main...


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Que fait ici Vladimir ? La photo a fait jaser dans les chancelleries. Mao aimait bien les petites filles, après tout, chacun ses faiblesses... D'autres avaient plus de goût sans doute, mais moins de classe, la vie est mal faite.


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Au point où en sont les choses, ne méritent intérêt que les questions de stratégie et de métaphysique, celles qui nous rivent à l'histoire et celles qui nous en arrachent : l'actualité et l'absolu, les journaux et les Evangiles... J'entrevois le jour où nous ne lirons plus que des télégrammes et des prières. Fait remarquable : plus l'immédiat nous absorbe, plus nous éprouvons le besoin d'en prendre le contre-pied, de sorte que nous vivons, à l'intérieur du même instant, dans le monde et hors du monde. Aussi bien, devant le défilé des empires, ne nous reste-t-il plus qu'à chercher un moyen terme entre le rictus et la sérénité." (Histoire et utopie, "Folio", 2003, pp. 24-47)

En 1994, Cioran revient sur ce texte, et ajoute ce qui vous paraîtra peut-être une consolation :

"Je dis dans ce livre que l'avenir appartient à la Russie ; c'est même un miracle que la Russie ne se soit pas approprié toute l'Europe, mais l'histoire n'est pas finie. Malheureusement l'histoire n'est rien d'autre que la succession des grandes puissances, c'est ça l'histoire. (...) Je pense personnellement que l'Occident ne peut être sauvé que si la Chine devient une grande puissance et que la Russie la redoute. Mais si cela continue de la sorte, l'Occident cédera à la pression russe. S'il y a une logique de l'histoire, une logique cynique, certes, c'est que la Russie doit devenir maîtresse de l'Europe. Il y a toutefois des exceptions dans l'histoire et le réveil de l'Asie peut sauver l'Europe." (Entretiens, p. 311)

En même temps et quoi qu'il en soit de ces évolutions géopolitiques, l'Europe ne peut être « sauvée » par personne d'autre qu'elle-même, et c'est là que le bât blesse :

"Je suis passé près de Notre-Dame et pourtant je n'avais pas envie d'y entrer. Je continue mon chemin dans une léthargie absolue, je vois, je ne sais où, l'affiche d'un film pornographique. J'entre dans le cinéma qui était plein d'ouvriers étrangers. Le film était lamentable, absolument dégoûtant. Mais dans ma détresse, voilà exactement ce dont j'avais besoin. C'est absurde, me disais-je. La civilisation qui produit de tels films est près de disparaître. J'ai pensé qu'un régime communiste a au moins cela de bon qu'on n'y montre pas des films de ce genre." (1986, pp. 190-91),

ce que l'on peut rapprocher de ce paradoxe assez baudelairien :

"Serf, ce peuple bâtissait des cathédrales ; émancipé, il ne construit que des horreurs !" (cité sans plus de précisions par A. de Benoist, sans référence, dans un texte que l'on peut trouver ici.),

paradoxe dont voici une dernière illustration :

"L'histoire a un cours, mais l'histoire n'a pas un sens. Si vous prenez l'Empire romain : pourquoi avoir conquis le monde pour ensuite être envahi par les Germains ? Ça n'a aucun sens. Pourquoi l'Europe occidentale s'est-elle démenée pendant des siècles pour créer une civilisation, qui maintenant est visiblement menacée de l'intérieur, puisque les Européens sont minés intérieurement ? Ce n'est pas un danger extérieur quelconque qui est grave, mais eux, entièrement, sont mûrs pour disparaître. Toute l'histoire universelle est comme ça : à un moment donné toute civilisation est mûre pour disparaître. Alors on se demande quel sens a ce déroulement. Mais il n'y a pas de sens. Il y a un déroulement. Quel est le sens ? Pourquoi avoir fait des cathédrales ? Regardez Paris, qui a fait des cathédrales : elle a maintenant la tour Montparnasse. Faire la tour Montparnasse après avoir fait des cathédrales : peut-on dire après que l'histoire a un sens ? Que la vie de Paris ait un sens ? Non. On se dépense, on fait quelque chose, et ensuite on disparaît." (1982, p. 67)

La tour Montparnasse, cela évoque spontanément au cinéphile le souvenir de cette séquence d'un film au titre adapté à notre propos du jour, Le fantôme de la liberté, dans lequel un individu armé d'un fusil à lunette tire, on ne sait pourquoi, depuis le dernier étage de la tour, sur des passants anonymes. Imaginez donc un cadavre (le vôtre, pourquoi pas, ceci dit sans agressivité) rue de Rennes


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- imaginez, car je n'ai pu retrouver de photographie de cette séquence. Ma recherche n'a néanmoins pas été tout à fait inutile, j'ai appris que cette tour (le plus bel endroit d'où voir Paris, comme on dit, puisque c'est le seul d'où justement l'on voit pas la tour Montparnasse) offrait d'utiles ressources aux esclaves salariés « qui n'ont pas du tout le profil de désespérés »


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, et ai retrouvé un cliché de la fameuse séquence où l'on voit de bons bourgeois dîner en ville, autrement dit chier en ville


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De la merde à la merde... « On se dépense, on fait quelque chose, et ensuite on disparaît. » De Profundis !





Note.
En 1989, un autre émigré d'Europe de l'Est, le démocrate grec Castoriadis, écrivait à peu près la même chose, mais avec une approche évidemment différente :

"L'histoire de la Russie proprement dite - avant que le pays ne tombe sous l'influence politique de l'Occident, soit jusqu'à la plage temporelle qui va des Décembristes à 1905 - ne nous intéresse absolument pas en tant qu'histoire politique. On ne peut rien en faire, il n'y a rien à y réfléchir politiquement. Tout au plus, elle peut nous servir négativement, par juxtaposition avec et opposition à l'histoire de l'Europe occidentale. Elle offre en effet un contre-exemple magnifique et massif à l'idée que le christianisme ait pu être un élément important du processus d'émancipation entamé en Europe occidentale à partir du XII-XIIIe siècle. Elle montre à quel point le christianisme peut se combiner organiquement et harmonieusement avec le despotisme oriental pour produire un absolutisme théocratique - comme il l'avait déjà fait pendant mille ans dans l'Empire byzantin - et que si donc l'Europe occidentale a pu ouvrir une autre voie, les conditions efficaces de ce fait doivent être cherchées ailleurs. Les Athéniens, les Florentins, et même les Romains peuvent nous faire réfléchir politiquement. Mais la Russie, jusqu'au XIXe siècle, n'a aucune place dans l'histoire de la liberté (alors qu'elle en a évidemment une très importante, comme du reste Byzance, dans l'histoire de la peinture, de l'architecture, de la musique, etc.). Elle n'entre dans cette histoire qu'à partir du moment où elle essaie, à sa propre façon, de se naturaliser dans l'histoire de l'Occident - processus de naturalisation pénible, qui a aussi accouché du monstre léninien-stalinien, et qui reste problématique comment le montrent les événements qui se déroulent sous nos yeux." (Le monde morcelé, Seuil, 1990, pp. 175-176)

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mardi 11 décembre 2007

Rien de nouveau sous le soleil (papiste) - Tous les chemins... III

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Lorsque, il y a maintenant quelques années, j'ai lu pour la première fois la thèse, sous la plume de Muray, selon laquelle la Révolution française avait été une étape du développement de la Réforme protestante, j'ai été, du haut de mon inculture en matière de religion, fort surpris - d'autant plus qu'une étape ultérieure selon Muray, était rien moins que le nazisme. J'ai essayé récemment de mieux comprendre ce qu'une telle thèse signifiait et impliquait, et à cette occasion me suis promis de me documenter sur la Révolution française.

Dans le livre d'A. J. Mayer Les Furies, dont je vous ai déjà un peu parlé ces derniers temps, je découvre ainsi (p. 363), non seulement que cette idée qui m'avait étonné était déjà celle de Pie VI au moment même de la Révolution, mais que ce digne pape utilisa alors des expressions mi-bunueliennes (une nation « tentée par le fantôme mensonger de la liberté », p. 364), mi-Caféducommerce :

"Dans l'encyclique Adeo Nota, il condamnait urbi et orbi la Déclaration des Droits de l'homme, coupable de « nier les droits de Dieu sur l'homme », le laissant « amputé » de son Créateur et à la merci d'« une liberté et d'une égalité fébriles qui menacent d'étrangler la raison »." (p. 368, je souligne.)

Autrement dit et une fois encore : depuis le début, depuis la Révolution les débats sont les mêmes, à maints égards nous ne faisons que les reproduire et les redécouvrir. Le monde occidental est fébrile depuis (au moins) la Révolution, fébrilité contagieuse, colonisation et mondialisation obligent. De ce point de vue, ce qu'on lit chaque jour chez Dedefensa (lecteur de Joseph de Maistre, rappelons-le), cette forme d'emballement dont tout le monde est conscient mais que personne ne peut empêcher, si ce n'est en contribuant d'autant plus à l'emballement en question, tout cela est l'exacerbation des données de départ, d'une fébrilité originaire. (Une fois encore (bis...), ce n'est pas là condamnation globale de ce processus historique : on peut vivre une vie entière avec un soupçon de fièvre contenu par certains médicaments. Cette fièvre n'est d'ailleurs pas étrangère aux grandes réussites artistiques des deux derniers siècles. Mais il semblerait que nos calmants habituels ne soient pas de nos jours très efficaces. Il est vrai, pour rester en France, que certains, bien que catholiques auto-proclamés


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ne semblent pas toujours utiliser les anxiolytiques nécessaires.)


(A propos de N. Sarkozy, et comme me le faisait remarquer un ami : lui (Sarkozy, pas mon ami) le "biographe" de G. Mandel connait certainement la phrase de Clemenceau au sujet de Mandel, homme des basses oeuvres du "Tigre" : « C'est moi qui pète et c'est lui qui pue » ; le Colonel Khadafi l'appliquerait avec à-propos à lui-même et à notre Président ces jours-ci).

Laissons-là les désagréables effluves présidentielles (l'argent n'a pas d'odeur, après tout), et concluons... qu'il n'y a pas de conclusion - ce qui, à l'âge de Hiroshima et du nucléaire éparpillé façon puzzle, est peut-être aussi bien, je ne sais pas -, et que, pour en revenir à Bunuel, si l'époque est nécrophile, tant qu'à faire, autant qu'elle fasse preuve de goût en la matière.


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Était-ce le début de la mise en bière de la France, quelque part vers 1967...

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lundi 10 décembre 2007

Prémonitoire.

Ce n'est pas tout ce qu'il y a à dire sur les droits de l'homme et les Déclarations dont ils ont fait l'objet, mais on ne peut qu'être frappé par cette réaction d'un membre du Comité de distribution du travail sur la Constitution, en 1789, alors que les propositions de Déclaration devenaient trop nombreuses :

"Il serait désirable, je dirais même nécessaire, que chacun ne se crût pas obligé de faire sa déclaration des droits."

(M. Gauchet, La Révolution des droits de l'homme, p. 61, je souligne.)


J'avance dans le livre de Gauchet, mais ce que j'aurais pu me formuler avant au sujet de cet auteur me saute aux yeux : en bon onaniste, il se regarde écrire autant qu'un Derrida ou un Lacan. L'idéologie change, les tics restent. Enervant.

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vendredi 7 décembre 2007

Terminologie.

Pour tenter de gagner du temps à l'avenir, définissons ici :

- le syndrome de Constant : confondre une évolution en cours, significative mais pas nécessairement unilatérale ni capitale, avec un processus majeur et irréversible. La plupart du temps, il s'agit de prendre ses désirs pour des réalités, puisqu'on assimile d'autant plus aisément la mutation dont il est question à une nécessité du temps présent, que l'on est heureux de cette mutation, que l'on cherche à ce qu'elle se poursuive, le plus rapidement et avec autant d'ampleur qu'il est possible. Néanmoins, dans le cas de Constant lui-même, les choses étaient plus complexes, et la définition de ce syndrome par conséquent plus "neutre". Ce syndrome est particulièrement actif aujourd'hui chez les libéraux ou néo-libéraux, au nom du "réalisme", ce pourquoi Constant peut bien lui prêter son nom. A l'époque du marxisme triomphant, cela serait apparu plus paradoxal, même si, in fine, la démarche est à peu près la même, avec l'appui de la "science" en plus pour le marxisme.

- le paradoxe de Tocqueville : plus les gens sont libres de faire ce qu'ils veulent, plus ils font la même chose. Comme c'est une des grandes énigmes de la société démocratique dont Tocqueville fut l'un des premiers témoins, je lui attribue la paternité de ce paradoxe que l'on trouve aussi chez Baudelaire (l'originalité banale), voire chez Joseph de Maistre. Derrière cette idée se trouve la question "pourquoi le prestige est-il prestigieux", a fortiori dans une société individualiste.

- le paradoxe de Muray-Wittgenstein : on a plus de chances d'avoir un comportement d'homme libre en posant la règle comme extérieure à soi (la Loi divine, par exemple), ce qui permet dans une certaine mesure de ruser avec elle, qu'en la posant en soi (le protestantisme, la loi morale kantienne), ce qui est une bonne manière d'être en permanence esclave. Ce paradoxe est bien sûr lié au précédent, sans lui être équivalent. J'aurais pu lui donner d'autres noms et abuse un peu, du point de vue conceptuel, en y mêlant Wittgenstein, mais adjoindre son nom à celui de Muray permet de relier des domaines (psychologie, religion, philosophie morale, anthropologie...) en principe disjoints, j'assume donc ce petit coup de force.

- le théorème de Linton : celui-ci est la nouveauté du jour pour les habitués de ce café, il est cité par M. Sahlins (p. 321 de La découverte du vrai Sauvage). La formule générale est : il n'y a pas de culture pure, si ce n'est en droit, du moins en fait, toute culture est le produit de mélanges et d'interactions avec d'autres cultures. L'illustration en est l'Américain moyen décrit en 1936 par Ralph Linton :

après le petit déjeuner, notre brave homme s'installe pour lire les nouvelles du jour "imprimées en caractères inventées par les anciens Sémites, sur un matériau inventé en Chine, par un procédé inventé en Allemagne. En dévorant les comptes rendus des troubles extérieurs, s'il est un bon citoyen conservateur, il remerciera un dieu hébreu dans un langage indo-européen d'avoir fait de lui un Américain cent pour cent."

(Pour parlant que soit cet exemple, on ne le résumera pas aux échanges matériels et linguistiques qu'il évoque, les échanges d'ordre idéologique sont tout aussi concernés : on pourrait ainsi étudier d'où vient la notion de "conservateur" pour un "Américain moyen", par rapport au conservatisme européen.)


J'adjoindrai probablement d'autres remarques synthétiques de ce genre au fil du temps, cela nous fera un point de repère.

- (le 12.01.08) le principe de Kierkegaard est formulé ainsi dans Ou bien... ou bien... (Gallimard, "Tel", p. 45) : "Un seul élément ne peut jamais être le fondement d'une hiérarchie." On en trouve une confirmation éclatante dans Homo Hierarchicus, à propos de la civilisation indienne traditionnelle, dans laquelle différents niveaux de distinction entre les castes étaient à l'oeuvre. La théorie de Dumont de la hiérarchie comme englobement du contraire va dans ce même sens d'une complexité inhérente à cette notion.

Bien sûr, si l'on veut, par exemple, classer les gens du plus grand au plus petit, on contredira ce principe, mais il s'agira alors du degré zéro de la notion de hiérarchie, c'est une hiérarchie purement quantitative - presque un oxymore. Dès que l'on introduit du qualitatif, il y a du complexe, avec plusieurs éléments en jeu et en interaction les uns envers les autres.

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mercredi 5 décembre 2007

Le miroir le long du chemin. Mon "invention" dans ton cul.

(Ajout le 06.12.)


Je ne devrais pas vous fournir autant de Sahlins, cela va vous empêcher d'acheter le livre (je sais que Gallimard cartonne en ce moment, mais tout de même, autant les encourager à faire ça plutôt que du Modiano ou du Pennac), voici néanmoins une deuxième salve. A fins de lisibilité je ne signale pas toutes les coupures ni tous les arrangements avec la traduction pratiqués par mézigue. Le sujet est le même que dans la première bordée : les cultures régionales par rapport à l'impérialisme occidental.

"Allant bien au-delà d'une simple manifestation d'« identité ethnique » - notion standard qui ne réussit qu'à appauvrir le sens du mouvement -, cette conscience culturelle amène les peuples à contrôler leurs relations avec la société dominante, en s'assurant des moyens techniques et politiques qui étaient jusque-là utilisés pour les dominer. L'empire contre-attaque. Nous assistons à un mouvement, spontané et mondial, de défi culturel dont la signification et les effets historiques restent encore à déterminer.

Les intellectuels occidentaux en ont trop souvent sous-estimé le sens, selon eux sans valeur sous prétexte que ces revendications de continuité culturelle seraient fallacieuses. Selon le point de vue universitaire en vigueur, ce prétendu renouveau serait une « invention de la tradition » caractérisée - sans qu'il y ait là aucune intention de faire un affront aux Maori et aux Hawaïens, puisque toutes les traditions sont « inventées » dans le présent et pour les besoins du moment. (Ce démenti fonctionnaliste, soit en dit en passant, quoiqu'il cherche à ménager la susceptibilité de ces peuples, a surtout pour effet d'effacer les continuités logiques et ontologiques des différentes réponses et interprétations données par les sociétés à la conjoncture impérialiste. Si, de crainte de commettre le péché d'essentialisme, il nous faut concevoir la culture comme étant exclusivement et perpétuellement soumise au changement, il ne peut rien exister de semblable à de l'identité, de la santé mentale, ou, à plus forte raison, de la continuité). Pour ces intellectuels occidentaux, cette « culture » maori ou hawaïenne n'est donc pas historiquement authentique : c'est une valeur, intéressée et réifiée, moins une façon de vivre qu'une idéologie consciente dont la matière, de surcroît, doit plus aux forces impérialistes qu'aux sources indigènes. (...)

- ce qui, notons-le au passage, est une forme perverse de rousseauisme (pléonasme ?), qui ne verrait que pureté (au sens chimique du terme : pur de tout mélange) dans les cultures d'avant la rencontre avec la civilisation occidentale - sociétés sans histoire, sans temporalité, etc. Que cette approche ne soit pas logiquement compatible (à moins qu'il ne s'agisse justement des deux faces de la même idée fausse) avec l'idée de « la culture comme étant exclusivement et perpétuellement soumise au changement » est un premier problème ; qu'elle soit manichéenne au possible (tout blanc avant, tout noir après, revoilà nos deux faces) en est un autre.

D'un autre point de vue, on considère que les peuples indigènes ne prennent leur distance culturelle qu'en élaborant des formes complémentaires ou inversées de l'ordre colonial. Un historien trouvera ainsi un public tout prêt à entendre que les Fidjiens n'ont que récemment, au début du XXè siècle, inventé et constitué leurs coutumes bien connues de réciprocité généralisée, le kerekere - pour partie en acceptant la définition coloniale qui les caractérisait comme « organisées communautairement », et pour partie, plus importante, en réaction aux instincts commerciaux encore plus connus des Blancs. En réifiant leur facilité à donner et recevoir des biens, les Fidjiens pouvaient passer pour généreux par opposition aux colonisateurs exclusivement guidés par leurs intérêts personnels. De même, un anthropologue soutient que le royaume javanais de Surakarta ne fut capable de survivre sous la domination hollandaise que parce qu'il transféra ses démonstrations de pouvoir du domaine risqué de la Realpolitik à d'innocents rituels de mariage.

- on signalera, surtout dans le cas fidjien, un sous-texte politique à cette polémique sur le kerekere, institution liée au fameux système don - contre-don dans lequel Mauss voit une constante des sociétés humaines, constante dont l'échange monétaire, et à plus forte raison le capitalisme, ne serait qu'une variation tardive. Voir dans le kerekere une simple réaction, cupide qui plus est, à l'arrivée des occidentaux, revient donc à renverser le raisonnement de Mauss. On voit les implications politiques possibles, selon que les systèmes d'échange soient des « faits sociaux totaux » ou de simples « superstructures » mentales plaquée sur des « infrastructures » économiques - bref, selon ce qui est constant dans l'activité humaine, le don - contre-don ou l'« économie ».

J'ai souligné « possibles » : il ne s'agit pas ici de tomber dans le même manichéisme que celui dénoncé dans mon précédent commentaire. Ce que ne fait heureusement pas le pragmatique Sahlins, qui a le bon goût, avant de parler politique, d'employer des arguments d'ordre logique puis historique :


Même si ces arguments étaient historiquement avérés, ils seraient toujours culturellement insuffisants, pour la simple raison que dans une semblable situation coloniale les Samoans ne décidèrent pas d'instaurer le kerekere et les Balinais de simplement se marier. J'en reviens toujours au même point : dans l'histoire moderne, la « tradition » est souvent une modalité, culturellement spécifique, du changement. L'échange fidjien ou kerekere se révèle, de plus, un bon exemple de cette historiographie facile inspirée par le principe qui « suppose la présence d'un Blanc derrière chaque homme de couleur » [D. Shineberg]. (...) Pourtant, les journaux des missionnaires et des marchands du début du XIXè siècle, prouvent à l'envi que la coutume du kerekere était déjà pratiquée consciemment à cette époque et de la façon même dont l'ont décrite les ethnographies modernes : une « mendicité » fidjienne, tel apparaît le kerekere dans les textes historiques et dans la définition d'un dictionnaire de missionnaires de 1850. De plus, ces documents nous montrent la validité historique de ce que la logique nous laissait entrevoir : c'est l'incapacité des Blancs à participer au kerekere qui a conduit les Fidjiens à les tenir pour de cupides individualistes (puisqu'ils s'entêtaient à acheter et payer), et non l'égoïsme des Blancs qui aurait conduit les Fidjiens, par compensation, à se vouloir généreux (en inventant le kerekere). Ainsi, lorsque les missionnaires déclarent au chef qu'ils sont venus poussés par leur amour des Fidjiens et pour les sauver, le chef leur objecte qu'il ne saurait en être ainsi :

« “ Vous venez et vous ne faites qu'acheter et vendre, et nous détestons acheter. Quand nous vous demandons une chose, vous dites non. Si un Fidjien disait non, nous devrions le mettre à mort, savez-vous ? Nous sommes une terre de chefs. Nous possédons de grandes richesses. Nous les possédons sans les avoir achetées ; nous détestons acheter, et nous détestons le lotu [le christianisme].” Il concluait en quémandant un couteau pour un de ses amis. Après une telle conversation je crus bon de le lui refuser, ce que je fis aussi respectueusement que possible. »

« La mendicité, observait un des premiers marchands américains, est leur défaut majeur et les hommes comme les femmes n'hésitent pas à "Cery Cery fuckabede" comme ils disent. » "Cery Cery fuckabede" est l'inoubliable transcription faite en 1835 par Warren Osborn de l'expression fidjienne kerekere vakaviti, signifiant « demander quelque chose à la manière fidjienne », une phrase qui prouve aussi que les Fidjiens objectivaient déjà leur pratique quelques mois avant l'arrivée des premiers missionnaires et quelques décennies avant l'établissement de la Colonie, mais après des siècles de contact et d'échange avec les peuples d'autres groupes d'îles du Pacifique.

Il existe une certaine historiographie prompte à considérer les agents de l'impérialisme occidental comme les seuls maîtres du jeu. Elle est prête à admettre que l'histoire est faite par les responsables coloniaux et que le savoir sur l'organisation sociale des peuples assujettis ou même sur leur « subjectivité » peut se réduire à la connaissance des règles externes qui leur ont été imposées - les politiques coloniales de classification, d'énumération, de taxation, d'éducation, et de salubrité. Il ne resterait à ces peuples subalternes qu'une seule responsabilité historique, celle de prendre les effets de l'impérialisme pour leurs propres traditions culturelles. Pis encore, cette fausse conscience culturelle aurait des pouvoirs cachés de normalisation : au nom de la pratique ancestrale, les peuples construiraient une culture essentialisée - un héritage censé ne pas changer, un patrimoine culturel à l'abri des contestations d'une véritable existence sociale. Ils répéteraient ainsi sur le mode de la tragédie les erreurs ridicules qu'une génération plus naïve d'anthropologues avait autrefois commises sur la cohérence des systèmes symboliques.

Devenus plus sages, nous avons aujourd'hui échangé la naïveté contre la mélancolie. Dans le sillage du colonialisme, l'ethnographie ne peut que contempler la tristesse des tropiques. De même que dans les bidonvilles envahis par la rouille, où s'entassent des populations entières, on trouve ici des morceaux épars de structures culturelles, anciennes et nouvelles, réagencés en formes perverties de l'imagination occidentale. Comme c'est commode pour les théoriciens de la déconstruction post-moderne de l'Autre ! Les nouveaux ethnographes peuvent même tomber d'accord avec les tenants du Système-Monde - James Clifford avec Eric Wolf, par exemple - sur l'incohérence de ces prétendues cultures et donc du concept anthropologique de culture. Tous deux critiquent aussi l'impérialisme : les post-modernistes le blâmant pour ses arrogants projets de totalisation ethnographique, les théoriciens du Sytème-Monde pour l'impossibilité empirique de les réaliser. Pourtant, tous ces tristes tropes de l'hégémonie occidentale et de l'anarchie locale, du contraste entre un Sytème-Monde tout puissant et l'incohérence culturelle des peuples, ne singent-ils pas sur un plan universitaire ce même impérialisme qu'ils devraient mépriser ? S'attaquant à l'intégrité culturelle et l'organisation historique des peuples périphériques, elles font en théorie exactement ce que l'impérialisme tente de faire en pratique.

- pour savoureuse que soit cette attaque, on soulignera qu'elle n'a aucune valeur par elle-même, que ce sont les arguments historiques précédemment énoncés qui la fondent et lui donnent son relief. Sinon, elle ne serait qu'un argument moral : "c'est toi l'impérialiste !", tel que Sahlins justement les dénonce.

Nous haïssons tous les multiples fléaux que les conquêtes planétaires du capitalisme ont fait s'abattre sur les peuples ; mais se complaire par de subtils cheminements intellectuels et idéologiques dans ce que Stephen Greenblatt appelle le « pessimisme sentimental », où leurs vies se dissolvent dans un processus global de domination, rend ces conquêtes plus écrasantes encore. Il ne faudrait pas oublier que l'Occident doit son sentiment de supériorité intellectuelle à une invention du passé si flagrante que les indigènes européens devraient rougir d'accuser d'autres peuples de contrefaçon culturelle.

- en voici une illustration :

Au XVè et XVIè siècles, en Europe, un groupe d'intellectuels et d'artistes indigènes se rassembla et commença à s'inventer des traditions en tentant de faire revivre les enseignements d'une antique culture. Quoique ne la comprenant pas tout à fait, cette culture ayant été perdue pendant des siècles et ses langues altérées et oubliées, ils proclamaient qu'elles avaient été l'oeuvre de leurs ancêtres. Depuis des siècles également, les Européens avaient été convertis au christianisme,

- dans quelle mesure, le débat n'est toujours pas clos pour moi. Passons. Il est vrai de plus que nous sommes justement dans une thématique d'adaptation des cultures les unes aux autres, de mélanges des cultures.

ce qui ne les empêchait pas d'appeler à la restauration de leur héritage païen. Ils voulaient suivre à nouveau le chemin des vertus classiques, voire invoquer les anciens dieux. Pourtant, il faut bien le reconnaître, dans ces circonstances - cet abîme qui séparait ces intellectuels acculturés d'un passé de fait irrémédiablement perdu - la nostalgie n'était plus ce qu'elle avait été. Les textes et les monuments qu'ils créèrent ne furent souvent que des reproductions expurgées de modèles classiques. Ils conçurent délibérément une tradition à partir de canons figés et essentialisés. Ils écrivirent l'histoire dans le style de Tite-Live, les vers à la manière latine, la tragédie selon Sénèque et la comédie à la façon de Térence ; ils dotèrent les églises chrétiennes de façades de temples classiques et de façon générale suivirent les préceptes de l'architecture romaine redéfinis par Vitruve sans même se rendre compte de leur origine grecque. Comme ce mouvement donna naissance à la « civilisation moderne », on finit, dans l'histoire européenne, par lui donner le nom de Renaissance.

Que dire d'autre, sinon que certains peuples ont toutes les chances historiques ? Quand les Européens inventent leurs traditions - avec les Turcs à leur porte -, on y voit une authentique renaissance culturelle, l'avènement d'un futur en progrès. Quand d'autres peuples font de même, on l'interprète comme un signe de décadence culturelle, une récupération factice qui ne peut donner naissance qu'au simulacre d'un passé mort.

Mais on peut aussi en tirer une autre leçon historique, plus optimiste, et conclure que tout n'est peut-être pas perdu." (1992 ; pp. 269-75)

Peut-être, oui, c'est une des questions qu'il nous faudra aborder un peu plus précisément dans les semaines à venir. Quelques compléments et remarques en attendant :

- "Dans les premiers temps de la théorie du Système-Monde, on avait pu croire que l'anthropologie était désormais vouée à l'ethnographie mondiale du capitalisme, au simple constat d'une destinée manifeste. On considérait que les autres sociétés ne possédaient rien en propre : ni « dynamique », ni « structure », ni «système » autres que ceux qui leur étaient donnés par la domination capitaliste occidentale. Mais de telles idées ne sont-elles pas précisément la forme savante de cette même domination ? Comme si l'Occident, après avoir matériellement envahi la vie des autres, voulait aussi leur dénier toute forme d'intégrité culturelle. La théorie du Système-Monde deviendrait alors l'expression superstructurelle de l'impérialisme qu'elle dénigre - la conscience même du Système-Monde." (1988 ; p. 205)

Ou comment on contribue par la théorie à la pratique que l'on critique, ceci encore une fois en prenant pour acquis et irréversible ce qui est en cours. ;

- "On pourrait suggérer que l'historiographie se conformât à un principe élémentaire : aucune allégation de coercition impérialiste ne devrait être reçue comme un événement de l'histoire coloniale sans que l'on ait au préalable procédé à une étude ethnographique des pratiques qu'elle a engendrées. Nous ne pouvons pas simplement confondre histoire coloniale et histoire des colonisateurs." (1992 ; p. 283)

Autrement dit : ce qui est un événement pour les colonisateurs ne l'est pas nécessairement, ou pas avec la même ampleur (sans même parler de la signification), pour les peuples qu'ils colonisent. Il faut voir au cas par cas. Et par conséquent, ici même généraliser : "Un anthropologue étudie l'histoire, parce que c'est seulement rétrospectivement, après avoir observé la structure et ses transformations, qu'il est possible de connaître la nature de la structure.", écrit Bernard Cohn dans une phrase mise en exergue par Marshall Sahlins au texte ici cité (p. 265). Du simple bon sens ? En théorie, peut-être, en pratique, manifestement non.

- Enfin, dans la série "on aime ce qui vous ressemble / on est fier comme un paon de ressembler à ce que l'on admire", je suis évidemment ici tel un poisson dans l'eau : pour reprendre les expressions de Baudelaire, cette conscience de la « vitalité universelle », de la « variété, condition
sine qua non de la vie », de la « fatuité moderne », ne peuvent que me réjouir. Sahlins de plus considère les « sociétés périphériques » avec un regard analogue au mien sur les sociétés traditionnelles occidentales : pas comme un paradis, perdu ou non, mais comme des sociétés vivantes, différentes des nôtres (ainsi que le montre l'admirable discours du Fidjien au missionnaire), différentes les unes des autres .

Et vivantes parce que douées de sens, on en revient toujours là. "Seul ce qui a un sens est réel", bon sang de bois ! (
Diatribe d'un fanatique, p. 13)




Pas de photo dans le cours du texte aujourd'hui, mais un petit bonus final tout de même, Dieu et Eve en pleine discussion :


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Ils se détestaient (comme leurs modèles). Vive la haine, tant qu'elle est spirituellement féconde !





Ajout le 06.12.

Il ne suffit certes pas de vouloir être original pour l'être, bien au contraire : les traits d'ironie de M. Sahlins à l'égard de la notion d'« invention » me fournissent l'occasion de critiquer l'usage à tort et à travers de cette notion ces dernières années. La « vitalité universelle » ne fait certes pas défaut à l'espèce humaine, qui a « inventé », une brève recherche internet vous le confirmera comme à moi, le père, Paris, la solitude, le possible (ça, c'est L. Jospin qui s'y est collé, avec le succès que l'on sait), le social, le marché, le passé, le présent, le futur (pas de jaloux), le quotidien (Michel de Certeau : est-ce le livre qui a lancé cette mode ?), le paysage, l'environnement, le commentaire, le corps (notamment libertin, qui a eu droit à une invention pour lui tout seul, le veinard), l'Europe, l'Amérique, l'Inde, les Pieds-Noirs (et ainsi de suite...), le progrès, les déchets urbains, la communication, la politique, la démocratie, l'esprit critique (au XVIIIè siècle, avant, personne n'y avait pensé), l'économie (évidemment), et finalement rien moins que la liberté, l'amour, voire le monde !

Autrement dit, en accordant sans peine que le concept d'« invention », si on le situe bien entre « volontarisme » et « spontanéité », n'est pas sans valeur et peut contribuer à montrer que ce nous croyons naturel ne l'est pas tant que ça, on se permettra de conseiller à certains de ces auteurs et à ceux qui nous préparent des livres sur l'« invention » de l'homme, de la femme, de l'espèce, du mou pour chat ou de l'Apocalypse nucléaire, de se montrer, au moins dans le choix de leur titre, un peu plus « inventif »...

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dimanche 2 décembre 2007

"Le flambeau de la philosophie" - pour briller dans les dîners en ville.

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Je ne résiste pas au plaisir de porter à votre connaissance ces lignes de présentation de Jean-Baptiste Carrier, qui avant Turreau et ses célèbres colonnes, fit le sale boulot de la Révolution Française en Vendée :

"Carrier, l'émissaire chargé de faire face à cette situation infernale, était un pur produit de la radicalisation de la Révolution parisienne. Proche des Hébertistes, Carrier était le parfait jacobin et entretenait d'excellentes relations avec les membres du Comité de salut public. Peu après avoir pris ses fonctions à l'Ouest, il assura à ses commettant que « préjugés et fanatisme, tout croule aujourd'hui devant la force irrésistible de la raison ; le flambeau de la philosophie éclaire tout [et] brûle ses ennemis. » (...) En même temps, il annonçait à Paris qu'il avait fait « arrêter et désarmer touts les gens suspects de Nantes » et jurait que « dans quelques jours d'ici », il ne resterait dans Nantes « pas un seul contre-révolutionnaire, un seul accapareur ». Carrier fut lui-même soumis aux pressions des patriotes locaux, qui agissaient sous l'emprise de la peur et de la volonté de vengeance. Comme leurs homologues parisiens de septembre 1792, ils voyaient dans les prisons, bourrées de traîtres et de rebelles impénitents, des sources potentielles de soulèvements contre-révolutionnaires (...). Au nom du Comité de salut public, Hérault de Séchelles déclara ainsi : « Nous aurons le temps d'être humains lorsque nous serons vainqueurs »." (A. J. Mayer, Les Furies, pp. 292-93)

Ce n'est pas le dernier mot sur la violence révolutionnaire. Mais pour ce qui est de la rhétorique en temps de massacre, c'est tout de même autre chose que MM. Bush et Poutine. La civilisation de la vieille Europe, à n'en pas douter !

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samedi 1 décembre 2007

Où le pire n'est jamais sûr.

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(Au Motard, et vive la France tout de même !)



Encore en pleine lecture, je consacre un premier texte au dernier livre de Marshall Sahlins publié en français


9782070762439L


dont je vous conseille instamment la lecture. Pour quelques dérapages husserliens et quelques considérations peut-être trop optimistes, que d'aperçus novateurs, que de finesse dans les analyses, que de recul par rapport aux clichés de toutes sortes. (La traduction est très correcte, même si elle peine parfois à suivre les cheminements de l'ironie de l'auteur et se perd entre premier, deuxième et troisième degrés. Je la modifie d'ailleurs çà et là à fins de clarté.)

M.Sahlins part d'études ethnographiques récentes consacrées à des tribus Eskimos, études aboutissant toutes au même résultat : ces tribus ont maintenant réussi à dompter à leur profit culturel les richesses matérielles (motoneiges, radios CB, bateaux de pêche à moteur, avions...) que le capitalisme leur a apportées, et s'en servent pour intensifier leurs relations sociales, tribales, cérémonielles.


HANK


Ce qu'il est important de noter, c'est que ce processus est vécu par les Eskimos comme une continuité de ce qu'ils ont toujours fait : "Nous avons toujours accepté et remodelé la technologie qui marche pour la plier à nos propres buts." (p. 324) Autrement dit, cette adaptation n'est pas vécue par les intéressés et ne doit pas être a priori interprétée comme une réaction volontariste à l'impérialisme capitaliste, mais comme la poursuite d'attitudes face à la nouveauté qui ont toujours été celles des Eskimos. Cela ne veut pas dire - nous aurons l'occasion d'y revenir - qu'il n'y a pas de différence entre la rencontre avec le capitalisme et les précédentes rencontres avec d'autres cultures. Cela ne veut pas dire non plus, s'il ne s'agit pas d'une « réaction volontariste », que cette réaction est irréfléchie ou spontanée (mais qu'est-ce qu'une réaction culturelle « spontanée » ? Autre sujet de réflexion...). Cela signifie juste qu'il est de meilleure méthode, au moins dans un premier temps, de suivre la perception que les Eskimos ont d'eux-mêmes. Que l'on juge de la fécondité de cette approche :

"Ce n'est pas seulement que les cultures eskimos - ou celles d'autres groupes nordiques (...) - ont survécu malgré le capitalisme ou parce que les peuples lui ont résisté. Il s'agit moins de culture de la résistance que de résistance de la culture. Parce qu'elle implique l'assimilation de ce qui est étranger dans les logiques de ce qui est familier - un changement de contexte dans lequel les formes et les forces étrangères vont également changer de valeur -, la subversion culturelle est dans la nature des relations interculturelles. Inhérente à l'action signifiante, cette résistance de la culture est la forme la plus englobante de différenciation culturelle, ne requérant aucune politique intentionnelle d'opposition culturelle et n'étant pas réservée aux seuls opprimés de la colonisation. Même les sujets de la domination occidentale et des relations de dépendance agissent dans le monde en tant qu'être socio-historiques, de sorte que leur expérience du capitalisme est médiatisée par l'habitus d'un mode de vie indigène. Il est malheureusement vrai que leur trop classique dépendance pourrait bien achever des peuples comme les Yupik. Mais, en attendant, l'apparente mystification culturelle de la dépendance produit une critique empirique de la doxa selon laquelle l'argent, les marchés et les relations de production d'objets de consommation seraient incompatibles avec l'organisation des sociétés dites traditionnelles.


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PullSled

En voiture Simone !


Marx dit que l'argent détruit les communautés archaïques parce que l'argent devient la communauté. Comme si, rétorquait Freud, un individu se trouvait brusquement doté d'une psyché le jour où il touchait sa première paye. Dans un ouvrage intitulé Money and the Morality of Exchange, Maurice Bloch et Jonathan Parry ont rassemblé bon nombre d'exemples du contraire, dans des sociétés très variées. Contre l'idée que l'argent donne naissance à une vision du monde particulière - le monde insociable, impersonnel et contractuel que nous associons à l'argent - ils montrent au contraire qu' « une vision du monde particulière donne naissance à des façons spécifiques de se représenter l'argent ». C'est la position structurelle que l'on accorde à l'argent dans la totalité culturelle qui est ici en question. Les fameuses déclarations de Marx, Simmel et compagnie, sur les effets destructeurs des marchés et de l'argent sur la communauté présupposent un domaine « économique » séparé, comme le remarquent Bloch et Parry, une sphère amorale de transactions bien distincte de la générosité des amis et parents. Mais là où il n'y a pas d'opposition structurelle entre les relations économiques et celles qui régissent la sociabilité, là où les transactions matérielles sont ordonnées par les relations sociales plutôt que l'inverse, l'amoralité que nous attribuons à l'argent n'a pas lieu d'être.

- cette dernière formulation n'est pas tout à fait correcte : par rapport au raisonnement suivi, il faudrait plutôt écrire : l'argent est amoral, hors de la moralité, mais la faculté de corruption que nous lui prêtons n'a rien d'automatique. Si d'ailleurs l'on pouvait nettoyer notre esprit de tout a priori sur la nature supposée de l'argent, cela simplifierait les choses (et en compliquerait d'autres : je me permets à ce sujet de renvoyer à cette mise au point déjà ancienne.)

On peut par ailleurs formuler ces thèses sur un mode kantien, élargi à la collectivité : une culture assimile la nouveauté en utilisant pour la comprendre et la traduire, ses catégories
a priori de perception - tout simplement parce qu'elle ne peut faire autrement.

Quoi qu'il en soit, tirons les conséquences des faits et conclusions exposés par M. Sahlins. D'abord, par rapport à nous, les Sauvages sont, dans les cas qui nous préoccupent aujourd'hui, des
lucky bastards : ils vivent dans des communautés assez fortes, assez cohérentes, pour intégrer l'argent à leur mode de vie sans le dénaturer. Mais bien sûr, la chance n'a pas grand-chose à voir là-dedans, puisque c'est nous-mêmes qui avons sapé nos propres communautés, les avons affaiblies : nous nous sommes rendus nous-mêmes plus vulnérables à l'action destructrice de l'argent (pour, ultérieurement, projeter sur les Sauvages notre propre vulnérabilité spirituelle, et croire indûment que l'argent les détruisait comme il nous avait détruits.)

De ce point de vue la civilisation occidentale, qu'elle ait cédé à une virtualité qui lui était propre ou à un danger éternel dont les autres civilisations jusqu'à une date récente s'étaient mieux protégées que nous, la civilisation occidentale, masochiste et jusqu'à un certain point fière de l'être, est punie par où elle a péché. Ce qui ne serait certes que justice, si nous n'en avions aussi « puni » d'autres, ce que certes ni M. Sahlins ni moi n'oublions. En termes « kantiens » : elle a au fil des siècles modifié ses propres catégories
a priori de perception - ce serait ça, la grande transformation - jusqu'à les rendre assez souples, assez flexibles pour accueillir le mode de pensée (le braquemart) capitaliste. Comment a-t-elle fait ça ? Je ne sais pas. Qui est le premier : la poule, ou l'oeuf ?


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« Punie par où elle a péché » : par goût et à dessein j'emploie une expression judéo-chrétienne : de fait, l'alternative présentée au début du paragraphe précédent (qui est aussi un problème guénonien : comment et pourquoi s'éloigne-t-on de sa Tradition ?) conduit à la question du rôle du christianisme, puis du protestantisme, puis d'une certaine forme de protestantisme, dans la naissance et le développement du capitalisme. Dans un esprit assez wébérien, mais sur une perspective historique beaucoup plus étendue, M. Sahlins, au cours de son livre, met en rapport un certain christianisme, celui du désespoir augustinien quant à la nature de l'homme, et l'essor du capitalisme. On pense tout de suite aux sentences fort misanthropes que Weber trouve chez certains calvinistes. M. Sahlins consacre le dernier essai de son livre, soit à peu près soixante-dix pages, à ce sujet : sans entrer aujourd'hui dans les détails, on estimera qu'il est plus convaincant dans la mise au clair de certains rapports entre haine de la condition humaine et capitalisme que, d'une part, dans la caractérisation de la civilisation occidentale comme tout entière masochiste, et que, d'autre part, dans l'idée rousseauiste sous-jacente d'un bonheur de vivre,
a contrario, dans les autres civilisations.

Cela ne résout pas notre problème : le capitalisme a-t-il été le fruit défendu de l'Occident, dont les autres civilisations ont su, plus raisonnablement que lui, se garder, ou une création culturelle qui lui est propre, qu'il était le seul à pouvoir mettre au point ? Peut-être la réponse ne peut-elle être que nuancée, mais laissons-là cette question immense, retenons que si nous vivons dans un tel monde,


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c'est que nous l'avons bien cherché, et revenons au raisonnement de Marshall Sahlins.



L'une des Grandes Surprises du « capitalisme tardif », c'est donc que les cultures « traditionnelles » ne sont pas inévitablement incompatibles avec lui ni vulnérables à son contact. Les ethnographes actuels des habitants de l'Alaska et du nord du Canada ont un bon sujet de divertissement intellectuel avec les thèses de Service ou Murphy et Steward, classiques des années 1950 et 1960, selon lesquelles la commercialisation des échanges allait marquer la fin des cultures indigènes des chasseurs et des piégeurs. L'asservissement par endettement, l'éclatement des grandes communautés et des initiatives collectives, la désintégration des réseaux de parenté étendus, la réduction de la parenté jusqu'à la nucléarisation, le déclin des échanges de nourriture et des autres réciprocités, la privatisation de la propriété, et, par-dessus tout, l'individualisme, telles étaient les prévisions sur la destinée des chasseurs. La phase finale, selon Murphy et Steward, serait caractérisée par « l'assimilation des Indiens en tant que sous-culture locale du système socio-culturel national » qui pourrait finalement se solder par « une perte quasi totale de leur identité en tant qu'Indiens ». Pour résumer sommairement les contradictions apportées à ces raisonnements par les études modernes sur les chasseurs du Nord, il suffit de dire que leurs démêlés longs, intensifs et variés avec l'économie de marché internationale n'ont pas fondamentalement altéré leurs organisations coutumières de production, leurs modes de propriété et de contrôle des ressources, leur division du travail, leurs modes de de distribution et de consommation, que leurs liens étendus de parenté et de communauté n'ont pas été dissous, que leurs obligations économiques et sociales ne sont pas tombées en désuétude, que leurs relations sociales (et « spirituelles ») avec la nature n'ont pas disparu et, enfin, qu'ils n'ont pas perdu leurs identités culturelles, pas même en vivant dans les villes des Blancs.

- surtout pas, d'ailleurs, puisqu'il est montré aussi que ce souvent les individus les plus « acculturés » d'apparence qui se retrouvent les plus actifs dans l'organisation des cérémonies traditionnelles. Mais enchaînons.

En d'autres termes, la dépendance est réelle mais elle ne constitue pas l'organisation interne de l'existence des Cree, ni des Eskimos Inuit ou Yupik. La perte des savoir-faire traditionnels - la conduite des chiens, la fabrication des kayaks, les méthodes de chasse et tant d'autres - rend cette dépendance encore plus forte. Mais le véritable problème rencontré par ces peuples n'est pas l'invivable contradiction entre l'économie de l'argent et le mode de vie traditionnel. Les vrais problèmes surgissent lorsqu'ils ne trouvent pas assez d'argent pour financer ce mode de vie." (pp. 325-28)

Tout n'est donc pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, attendons la suite.

Ce qui séduit dans ces idées, c'est leur côté « Castoriadis » : on sait que celui-ci critiquait
Le Capital entre autres raisons parce que Marx y considérait les ouvriers comme de simples objets passifs, se laissant enculer par le capitaliste sans le moins du monde réagir - ce qui est certes une approche théorique d'autant plus paradoxale lorsque l'on pense au rôle actif de Marx dans le mouvement ouvrier (honni soit !). Castoriadis allait jusqu'à écrire que les ouvriers avaient d'une certaine façon sauvé le capitalisme en aidant à le rendre à peu près viable - de fait, il est fort possible que le capitalisme creuse depuis quelques années sa propre tombe, en oubliant les garde-fous, c'est le mot, que les ouvriers avaient su construire en son propre sein. Quoi qu'il en soit, M. Sahlins nous invite ici à ne pas reproduire le même genre d'erreurs bien intentionnés à l'endroit des Sauvages : ceux-ci non seulement ne sont pas restés inertes par rapport à l'arrivée chez eux des capitalistes, mais, c'est une nuance que je souligne de nouveau, ne se sont pas contentés de réagir à cette arrivée - ils se sont adaptés (parfois très mal) à cette évolution comme ils s'étaient adaptés précédemment à d'autres rencontres et à d'autres évolutions. En d'autres termes, il ne faut pas désespérer a priori des possibilités d'actions des cultures et de ceux qui les vivent et font au jour le jour.

Ceci posé, on ne se laissera pas aller, par goût du contre-pied ou zèle de nouveau converti, à un optimisme sans réserve. Sans aborder encore tous les problèmes que ces perspectives posent, on rappellera, pour en rester à l'exemple des mouvements ouvriers occidentaux, et notamment français, ce diagnostic de Dominique de Roux déjà cité en ces lieux : « Les ouvriers pris de vitesse par le gaullisme sont devenus des bourgeois avant même qu'ils aient eu le temps de souffler comme ouvriers. » - d'où le fameux « Pompidou des sous » (punis par où ils ont péché, eux aussi. Bien fait, après tout). Peut-être les Eskimos et autres Sauvages sont-ils en train de se faire avoir de la même manière, le ver du confort se glissant petit à petit dans le fruit de la facilité croissante à vivre dans le cérémonial. Peut-être cela prendra-t-il des générations, et ne le verrons-nous pas de nos propres yeux (si l'on ose dire). Peut-être resteront-ils « intacts » fort longtemps. Dieu seul le sait. Et encore !



Vertigo


Ce qui s'appelle écrire droit avec des lignes courbes. Bazin déjà le savait, que « Hitch » se prenait pour Dieu...

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