mercredi 5 décembre 2007

Le miroir le long du chemin. Mon "invention" dans ton cul.

(Ajout le 06.12.)


Je ne devrais pas vous fournir autant de Sahlins, cela va vous empêcher d'acheter le livre (je sais que Gallimard cartonne en ce moment, mais tout de même, autant les encourager à faire ça plutôt que du Modiano ou du Pennac), voici néanmoins une deuxième salve. A fins de lisibilité je ne signale pas toutes les coupures ni tous les arrangements avec la traduction pratiqués par mézigue. Le sujet est le même que dans la première bordée : les cultures régionales par rapport à l'impérialisme occidental.

"Allant bien au-delà d'une simple manifestation d'« identité ethnique » - notion standard qui ne réussit qu'à appauvrir le sens du mouvement -, cette conscience culturelle amène les peuples à contrôler leurs relations avec la société dominante, en s'assurant des moyens techniques et politiques qui étaient jusque-là utilisés pour les dominer. L'empire contre-attaque. Nous assistons à un mouvement, spontané et mondial, de défi culturel dont la signification et les effets historiques restent encore à déterminer.

Les intellectuels occidentaux en ont trop souvent sous-estimé le sens, selon eux sans valeur sous prétexte que ces revendications de continuité culturelle seraient fallacieuses. Selon le point de vue universitaire en vigueur, ce prétendu renouveau serait une « invention de la tradition » caractérisée - sans qu'il y ait là aucune intention de faire un affront aux Maori et aux Hawaïens, puisque toutes les traditions sont « inventées » dans le présent et pour les besoins du moment. (Ce démenti fonctionnaliste, soit en dit en passant, quoiqu'il cherche à ménager la susceptibilité de ces peuples, a surtout pour effet d'effacer les continuités logiques et ontologiques des différentes réponses et interprétations données par les sociétés à la conjoncture impérialiste. Si, de crainte de commettre le péché d'essentialisme, il nous faut concevoir la culture comme étant exclusivement et perpétuellement soumise au changement, il ne peut rien exister de semblable à de l'identité, de la santé mentale, ou, à plus forte raison, de la continuité). Pour ces intellectuels occidentaux, cette « culture » maori ou hawaïenne n'est donc pas historiquement authentique : c'est une valeur, intéressée et réifiée, moins une façon de vivre qu'une idéologie consciente dont la matière, de surcroît, doit plus aux forces impérialistes qu'aux sources indigènes. (...)

- ce qui, notons-le au passage, est une forme perverse de rousseauisme (pléonasme ?), qui ne verrait que pureté (au sens chimique du terme : pur de tout mélange) dans les cultures d'avant la rencontre avec la civilisation occidentale - sociétés sans histoire, sans temporalité, etc. Que cette approche ne soit pas logiquement compatible (à moins qu'il ne s'agisse justement des deux faces de la même idée fausse) avec l'idée de « la culture comme étant exclusivement et perpétuellement soumise au changement » est un premier problème ; qu'elle soit manichéenne au possible (tout blanc avant, tout noir après, revoilà nos deux faces) en est un autre.

D'un autre point de vue, on considère que les peuples indigènes ne prennent leur distance culturelle qu'en élaborant des formes complémentaires ou inversées de l'ordre colonial. Un historien trouvera ainsi un public tout prêt à entendre que les Fidjiens n'ont que récemment, au début du XXè siècle, inventé et constitué leurs coutumes bien connues de réciprocité généralisée, le kerekere - pour partie en acceptant la définition coloniale qui les caractérisait comme « organisées communautairement », et pour partie, plus importante, en réaction aux instincts commerciaux encore plus connus des Blancs. En réifiant leur facilité à donner et recevoir des biens, les Fidjiens pouvaient passer pour généreux par opposition aux colonisateurs exclusivement guidés par leurs intérêts personnels. De même, un anthropologue soutient que le royaume javanais de Surakarta ne fut capable de survivre sous la domination hollandaise que parce qu'il transféra ses démonstrations de pouvoir du domaine risqué de la Realpolitik à d'innocents rituels de mariage.

- on signalera, surtout dans le cas fidjien, un sous-texte politique à cette polémique sur le kerekere, institution liée au fameux système don - contre-don dans lequel Mauss voit une constante des sociétés humaines, constante dont l'échange monétaire, et à plus forte raison le capitalisme, ne serait qu'une variation tardive. Voir dans le kerekere une simple réaction, cupide qui plus est, à l'arrivée des occidentaux, revient donc à renverser le raisonnement de Mauss. On voit les implications politiques possibles, selon que les systèmes d'échange soient des « faits sociaux totaux » ou de simples « superstructures » mentales plaquée sur des « infrastructures » économiques - bref, selon ce qui est constant dans l'activité humaine, le don - contre-don ou l'« économie ».

J'ai souligné « possibles » : il ne s'agit pas ici de tomber dans le même manichéisme que celui dénoncé dans mon précédent commentaire. Ce que ne fait heureusement pas le pragmatique Sahlins, qui a le bon goût, avant de parler politique, d'employer des arguments d'ordre logique puis historique :


Même si ces arguments étaient historiquement avérés, ils seraient toujours culturellement insuffisants, pour la simple raison que dans une semblable situation coloniale les Samoans ne décidèrent pas d'instaurer le kerekere et les Balinais de simplement se marier. J'en reviens toujours au même point : dans l'histoire moderne, la « tradition » est souvent une modalité, culturellement spécifique, du changement. L'échange fidjien ou kerekere se révèle, de plus, un bon exemple de cette historiographie facile inspirée par le principe qui « suppose la présence d'un Blanc derrière chaque homme de couleur » [D. Shineberg]. (...) Pourtant, les journaux des missionnaires et des marchands du début du XIXè siècle, prouvent à l'envi que la coutume du kerekere était déjà pratiquée consciemment à cette époque et de la façon même dont l'ont décrite les ethnographies modernes : une « mendicité » fidjienne, tel apparaît le kerekere dans les textes historiques et dans la définition d'un dictionnaire de missionnaires de 1850. De plus, ces documents nous montrent la validité historique de ce que la logique nous laissait entrevoir : c'est l'incapacité des Blancs à participer au kerekere qui a conduit les Fidjiens à les tenir pour de cupides individualistes (puisqu'ils s'entêtaient à acheter et payer), et non l'égoïsme des Blancs qui aurait conduit les Fidjiens, par compensation, à se vouloir généreux (en inventant le kerekere). Ainsi, lorsque les missionnaires déclarent au chef qu'ils sont venus poussés par leur amour des Fidjiens et pour les sauver, le chef leur objecte qu'il ne saurait en être ainsi :

« “ Vous venez et vous ne faites qu'acheter et vendre, et nous détestons acheter. Quand nous vous demandons une chose, vous dites non. Si un Fidjien disait non, nous devrions le mettre à mort, savez-vous ? Nous sommes une terre de chefs. Nous possédons de grandes richesses. Nous les possédons sans les avoir achetées ; nous détestons acheter, et nous détestons le lotu [le christianisme].” Il concluait en quémandant un couteau pour un de ses amis. Après une telle conversation je crus bon de le lui refuser, ce que je fis aussi respectueusement que possible. »

« La mendicité, observait un des premiers marchands américains, est leur défaut majeur et les hommes comme les femmes n'hésitent pas à "Cery Cery fuckabede" comme ils disent. » "Cery Cery fuckabede" est l'inoubliable transcription faite en 1835 par Warren Osborn de l'expression fidjienne kerekere vakaviti, signifiant « demander quelque chose à la manière fidjienne », une phrase qui prouve aussi que les Fidjiens objectivaient déjà leur pratique quelques mois avant l'arrivée des premiers missionnaires et quelques décennies avant l'établissement de la Colonie, mais après des siècles de contact et d'échange avec les peuples d'autres groupes d'îles du Pacifique.

Il existe une certaine historiographie prompte à considérer les agents de l'impérialisme occidental comme les seuls maîtres du jeu. Elle est prête à admettre que l'histoire est faite par les responsables coloniaux et que le savoir sur l'organisation sociale des peuples assujettis ou même sur leur « subjectivité » peut se réduire à la connaissance des règles externes qui leur ont été imposées - les politiques coloniales de classification, d'énumération, de taxation, d'éducation, et de salubrité. Il ne resterait à ces peuples subalternes qu'une seule responsabilité historique, celle de prendre les effets de l'impérialisme pour leurs propres traditions culturelles. Pis encore, cette fausse conscience culturelle aurait des pouvoirs cachés de normalisation : au nom de la pratique ancestrale, les peuples construiraient une culture essentialisée - un héritage censé ne pas changer, un patrimoine culturel à l'abri des contestations d'une véritable existence sociale. Ils répéteraient ainsi sur le mode de la tragédie les erreurs ridicules qu'une génération plus naïve d'anthropologues avait autrefois commises sur la cohérence des systèmes symboliques.

Devenus plus sages, nous avons aujourd'hui échangé la naïveté contre la mélancolie. Dans le sillage du colonialisme, l'ethnographie ne peut que contempler la tristesse des tropiques. De même que dans les bidonvilles envahis par la rouille, où s'entassent des populations entières, on trouve ici des morceaux épars de structures culturelles, anciennes et nouvelles, réagencés en formes perverties de l'imagination occidentale. Comme c'est commode pour les théoriciens de la déconstruction post-moderne de l'Autre ! Les nouveaux ethnographes peuvent même tomber d'accord avec les tenants du Système-Monde - James Clifford avec Eric Wolf, par exemple - sur l'incohérence de ces prétendues cultures et donc du concept anthropologique de culture. Tous deux critiquent aussi l'impérialisme : les post-modernistes le blâmant pour ses arrogants projets de totalisation ethnographique, les théoriciens du Sytème-Monde pour l'impossibilité empirique de les réaliser. Pourtant, tous ces tristes tropes de l'hégémonie occidentale et de l'anarchie locale, du contraste entre un Sytème-Monde tout puissant et l'incohérence culturelle des peuples, ne singent-ils pas sur un plan universitaire ce même impérialisme qu'ils devraient mépriser ? S'attaquant à l'intégrité culturelle et l'organisation historique des peuples périphériques, elles font en théorie exactement ce que l'impérialisme tente de faire en pratique.

- pour savoureuse que soit cette attaque, on soulignera qu'elle n'a aucune valeur par elle-même, que ce sont les arguments historiques précédemment énoncés qui la fondent et lui donnent son relief. Sinon, elle ne serait qu'un argument moral : "c'est toi l'impérialiste !", tel que Sahlins justement les dénonce.

Nous haïssons tous les multiples fléaux que les conquêtes planétaires du capitalisme ont fait s'abattre sur les peuples ; mais se complaire par de subtils cheminements intellectuels et idéologiques dans ce que Stephen Greenblatt appelle le « pessimisme sentimental », où leurs vies se dissolvent dans un processus global de domination, rend ces conquêtes plus écrasantes encore. Il ne faudrait pas oublier que l'Occident doit son sentiment de supériorité intellectuelle à une invention du passé si flagrante que les indigènes européens devraient rougir d'accuser d'autres peuples de contrefaçon culturelle.

- en voici une illustration :

Au XVè et XVIè siècles, en Europe, un groupe d'intellectuels et d'artistes indigènes se rassembla et commença à s'inventer des traditions en tentant de faire revivre les enseignements d'une antique culture. Quoique ne la comprenant pas tout à fait, cette culture ayant été perdue pendant des siècles et ses langues altérées et oubliées, ils proclamaient qu'elles avaient été l'oeuvre de leurs ancêtres. Depuis des siècles également, les Européens avaient été convertis au christianisme,

- dans quelle mesure, le débat n'est toujours pas clos pour moi. Passons. Il est vrai de plus que nous sommes justement dans une thématique d'adaptation des cultures les unes aux autres, de mélanges des cultures.

ce qui ne les empêchait pas d'appeler à la restauration de leur héritage païen. Ils voulaient suivre à nouveau le chemin des vertus classiques, voire invoquer les anciens dieux. Pourtant, il faut bien le reconnaître, dans ces circonstances - cet abîme qui séparait ces intellectuels acculturés d'un passé de fait irrémédiablement perdu - la nostalgie n'était plus ce qu'elle avait été. Les textes et les monuments qu'ils créèrent ne furent souvent que des reproductions expurgées de modèles classiques. Ils conçurent délibérément une tradition à partir de canons figés et essentialisés. Ils écrivirent l'histoire dans le style de Tite-Live, les vers à la manière latine, la tragédie selon Sénèque et la comédie à la façon de Térence ; ils dotèrent les églises chrétiennes de façades de temples classiques et de façon générale suivirent les préceptes de l'architecture romaine redéfinis par Vitruve sans même se rendre compte de leur origine grecque. Comme ce mouvement donna naissance à la « civilisation moderne », on finit, dans l'histoire européenne, par lui donner le nom de Renaissance.

Que dire d'autre, sinon que certains peuples ont toutes les chances historiques ? Quand les Européens inventent leurs traditions - avec les Turcs à leur porte -, on y voit une authentique renaissance culturelle, l'avènement d'un futur en progrès. Quand d'autres peuples font de même, on l'interprète comme un signe de décadence culturelle, une récupération factice qui ne peut donner naissance qu'au simulacre d'un passé mort.

Mais on peut aussi en tirer une autre leçon historique, plus optimiste, et conclure que tout n'est peut-être pas perdu." (1992 ; pp. 269-75)

Peut-être, oui, c'est une des questions qu'il nous faudra aborder un peu plus précisément dans les semaines à venir. Quelques compléments et remarques en attendant :

- "Dans les premiers temps de la théorie du Système-Monde, on avait pu croire que l'anthropologie était désormais vouée à l'ethnographie mondiale du capitalisme, au simple constat d'une destinée manifeste. On considérait que les autres sociétés ne possédaient rien en propre : ni « dynamique », ni « structure », ni «système » autres que ceux qui leur étaient donnés par la domination capitaliste occidentale. Mais de telles idées ne sont-elles pas précisément la forme savante de cette même domination ? Comme si l'Occident, après avoir matériellement envahi la vie des autres, voulait aussi leur dénier toute forme d'intégrité culturelle. La théorie du Système-Monde deviendrait alors l'expression superstructurelle de l'impérialisme qu'elle dénigre - la conscience même du Système-Monde." (1988 ; p. 205)

Ou comment on contribue par la théorie à la pratique que l'on critique, ceci encore une fois en prenant pour acquis et irréversible ce qui est en cours. ;

- "On pourrait suggérer que l'historiographie se conformât à un principe élémentaire : aucune allégation de coercition impérialiste ne devrait être reçue comme un événement de l'histoire coloniale sans que l'on ait au préalable procédé à une étude ethnographique des pratiques qu'elle a engendrées. Nous ne pouvons pas simplement confondre histoire coloniale et histoire des colonisateurs." (1992 ; p. 283)

Autrement dit : ce qui est un événement pour les colonisateurs ne l'est pas nécessairement, ou pas avec la même ampleur (sans même parler de la signification), pour les peuples qu'ils colonisent. Il faut voir au cas par cas. Et par conséquent, ici même généraliser : "Un anthropologue étudie l'histoire, parce que c'est seulement rétrospectivement, après avoir observé la structure et ses transformations, qu'il est possible de connaître la nature de la structure.", écrit Bernard Cohn dans une phrase mise en exergue par Marshall Sahlins au texte ici cité (p. 265). Du simple bon sens ? En théorie, peut-être, en pratique, manifestement non.

- Enfin, dans la série "on aime ce qui vous ressemble / on est fier comme un paon de ressembler à ce que l'on admire", je suis évidemment ici tel un poisson dans l'eau : pour reprendre les expressions de Baudelaire, cette conscience de la « vitalité universelle », de la « variété, condition
sine qua non de la vie », de la « fatuité moderne », ne peuvent que me réjouir. Sahlins de plus considère les « sociétés périphériques » avec un regard analogue au mien sur les sociétés traditionnelles occidentales : pas comme un paradis, perdu ou non, mais comme des sociétés vivantes, différentes des nôtres (ainsi que le montre l'admirable discours du Fidjien au missionnaire), différentes les unes des autres .

Et vivantes parce que douées de sens, on en revient toujours là. "Seul ce qui a un sens est réel", bon sang de bois ! (
Diatribe d'un fanatique, p. 13)




Pas de photo dans le cours du texte aujourd'hui, mais un petit bonus final tout de même, Dieu et Eve en pleine discussion :


novak-and-hitchcock


Ils se détestaient (comme leurs modèles). Vive la haine, tant qu'elle est spirituellement féconde !





Ajout le 06.12.

Il ne suffit certes pas de vouloir être original pour l'être, bien au contraire : les traits d'ironie de M. Sahlins à l'égard de la notion d'« invention » me fournissent l'occasion de critiquer l'usage à tort et à travers de cette notion ces dernières années. La « vitalité universelle » ne fait certes pas défaut à l'espèce humaine, qui a « inventé », une brève recherche internet vous le confirmera comme à moi, le père, Paris, la solitude, le possible (ça, c'est L. Jospin qui s'y est collé, avec le succès que l'on sait), le social, le marché, le passé, le présent, le futur (pas de jaloux), le quotidien (Michel de Certeau : est-ce le livre qui a lancé cette mode ?), le paysage, l'environnement, le commentaire, le corps (notamment libertin, qui a eu droit à une invention pour lui tout seul, le veinard), l'Europe, l'Amérique, l'Inde, les Pieds-Noirs (et ainsi de suite...), le progrès, les déchets urbains, la communication, la politique, la démocratie, l'esprit critique (au XVIIIè siècle, avant, personne n'y avait pensé), l'économie (évidemment), et finalement rien moins que la liberté, l'amour, voire le monde !

Autrement dit, en accordant sans peine que le concept d'« invention », si on le situe bien entre « volontarisme » et « spontanéité », n'est pas sans valeur et peut contribuer à montrer que ce nous croyons naturel ne l'est pas tant que ça, on se permettra de conseiller à certains de ces auteurs et à ceux qui nous préparent des livres sur l'« invention » de l'homme, de la femme, de l'espèce, du mou pour chat ou de l'Apocalypse nucléaire, de se montrer, au moins dans le choix de leur titre, un peu plus « inventif »...

Libellés : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,