vendredi 26 janvier 2007

Libéralisme = marxisme, une fois de plus.

L'angle de comparaison nous est cette fois donné par Marcel Gauchet :

"C'est la tentation récurrente de la modernité. La force et la nouveauté de la redéfinition de la condition collective amenée par l'orientation vers le futur portent avec elles la croyance que la structuration politique relève d'un héritage archaïque en voie d'être dépassé. Cette illusion de perspective eut longtemps l'aspect de la foi dans une révolution grâce à laquelle adviendrait une société pleinement sociale, c'est-à-dire délivrée de la contrainte étatique. Elle revient aujourd'hui sous l'aspect de la promesse d'une consécration de l'individu grâce au marché et au droit qui réduirait l'appareil de la puissance publique à une gouvernance inoffensive." (La condition politique, Gallimard, "Tel", 2005, p.9)

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mardi 23 janvier 2007

Subversion mon cul.

Une note récente de M Cinéma, évoquant l'actualité intellectuelle, au travers notamment des exemples paradigmatiques de Maurice Dantec et Alain Soral, ainsi que certains des commentaires que cette note a suscités, me trottaient dans la tête - et voilà que je tombe sur ce passage dans le Proust de Vincent Descombes (Minuit, 1987, pp. 319-321). Je vais me permettre, ce n'est pas la première fois, une longue citation, car elle me semble résoudre un certain nombre de questions posées plus ou moins directement par M. Cinéma et ses commentateurs :

"Max Weber a étudié les origines du monde moderne en montrant comment l'éthique protestante avait préparé l'esprit du capitalisme. Le christianisme encore traditionnel du Moyen Age ne connaissait encore qu'un ascétisme ultra-mondain [hors du monde, comme les monastères]. En revanche, l'éthique puritaine est un ascétisme dans le monde, qui prescrit la réalisation de soi par le travail et l'épargne [du moins après un certain temps et non sans détours]. La certitude du salut personnel est maintenant liée à des succès manifestes dans ce monde. Mais, comme l'a montré Louis Dumont, l'accent doit porter sur l'aspect intra-mondain de ce type d'individualisme plutôt que sur son caractère ascétique. L'originalité de l'éthique calviniste est d'inventer l'individu dans le monde. Par la suite, les éthiques modernes ne seront pas toujours ascétiques, mais elles assumeront toujours le projet d'une réalisation de soi, comme individu dans le siècle (Voir L. Dumont, Essais sur l'individualisme [Seuil, 1983], p. 63).

De cette remarque nous pouvons tirer la possibilité d'une description sociologique de la littérature moderne. Plus précisément : une description de la littérature conçue comme écriture générale dans l'espace littéraire d'une page dont il faut préablablement effacer tout ce que des siècles de littérature y ont d'avance inscrit. On sait en effet qu'à côté de l'ascétisme Max Weber définit une autre voie de salut, le mysticisme. Dans l'ascétisme, qu'il soit hors du monde ou dans le monde, l'esprit se montre actif. Dans le mysticisme, il est passif. Le mystique attend que la vérité lui soit donnée, qu'elle le visite. Max Weber a consacré quelques analyses au mysticisme ultra-mondain, mais parle assez peu du mysticisme dans le monde, bien qu'il en ait marqué la place dans sa typologie. Or, que nous dit Proust ? Qu'il faut renoncer au monde si l'on veut avoir les joies de l'Art. Cette décision de se détacher du monde, si elle correspond bien à une certaine ascèse, ne le conduit pourtant pas chez les Trappistes. Le narrateur éprouve qu'il est sauvé dans ce monde même où il a failli se perdre. (...) Le narrateur de la Recherche figure un artiste qui renonce au monde dans le monde. Il renonce au monde de l'individualisme ascétique pour mieux s'accomplir dans le monde de l'individualisme mystique. Il renonce à un monde dans lequel les individus s'efforcent, en vain selon lui, de se réaliser comme individus autonomes dans l'action. En même temps, il s'établit joyeusement dans un monde qui permet la réalisation de soi par l'impression. L'art moderne, tel que Proust nous le donne à penser à travers ses personnages d'artiste, principalement Elstir et le narrateur, apparaît comme la voie mystique d'une individualisation de soi dans le monde.

L'oeuvre de Proust est bien, comme il l'écrit, une démonstration. Elle vise à établir que l'institution de la littérature permet une libération de soi dans un monde où l'action paraît vaine. Institution doit s'entendre ici au sens des sociologues de l'école française. Une institution n'est pas seulement un arrangement social (comme l'Ecole, le Parlement, etc.). Les institutions sont "des règles publiques d'action et de pensée" (Mauss, Oeuvres, tome 1, p. 25). La littérature est une institution, au sens où le renoncement est, dans la société indienne, une institution. Parler de l'institution de la littérature n'est donc pas désigner des aspects voyants ou surannés tels que l'Académie française, les prix littéraires, etc. C'est bien plutôt considérer que des phénomènes tels que l'écriture, la page blanche, les vicissitudes de l'inspiration, les migrations du poétique sont les traits visibles qui marquent, dans la conscience collective, le statut d'écrivain. Il y a une institution de la littérature parce qu'il y a une définition collective de l'écrivain (...). En reconnaissant ce que fait un individu comme de l'écriture, le groupe lui accorde le privilège de s'individualiser dans l'exercice du langage. C'est en effet un privilège que de pouvoir interrompre la conversation, laquelle est un exercice social de la parole, pour faire entendre une parole individuelle, dans le style comme dans le propos. Les critiques contemporains qui définissent l'écriture littéraire moderne comme perpétuelle transgression, subversion, négativité, n'ont retenu qu'un aspect des choses. Ils ont bien vu que l'écrivain authentique renversait les valeurs communes. Mais ils n'ont pas vu que cette transgression, cet incessant renversement des valeurs, c'était justement ce que le groupe attendait de l'artiste en tant que ce dernier incarne à sa façon le sacré du groupe, à savoir l'autonomie individuelle. (...) Ainsi, tout comme le renonçant indien n'est pas sans conserver certaines relations avec le monde qu'il a quitté, mais qui le nourrit, l'individu autonome passe un compromis avec le monde prosaïque."

V. Descombes prend ses exemples dans la vision que le XIXè siècle avait de l'écrivain, il est aisé d'actualiser. L'important, pour ne pas accuser inutilement des gens comme Maurice Dantec, Alain Soral, Michel Houellebecq, Alain de Benoist ou Marc-Edouard Nabe (auxquels on aurait pu adjoindre Philippe Muray) de contradictions dont ils ne sont pas responsables, est de bien retenir cette idée que "le groupe", ou la société, leur confère une mission en elle-même contradictoire : être un exemple de notre valeur suprême et la plus ouvertement revendiquée - l'individualisme -, en devant payer pour cette façon d'assumer ce qui reste un luxe (en dernière instance, puisque notre société, comme toute autre, fonctionne majoritairement de façon holiste - ainsi que le dit Alain Soral en substance : "Je me sens bien comme je suis, mais ce n'est pas avec des gars comme moi que l'on fonde une société.") Il s'agit donc bien d'un privilège, comme l'écrit V. Descombes, et les privilèges se paient d'une façon ou d'une autre, par les devoirs qu'ils imposent et/ou les rancunes qu'ils suscitent.

Le piquant de l'affaire, évidemment, c'est lorsque les écrivains, dans la lignée du propos d'A. Soral que je viens de citer, sont parfaitement conscients de la coexistence en eux d'un esprit aristocratique plus ou moins revendiqué, mais inhérent à leur travail, esprit aristocratique mâtiné parfois d'un certain anarchisme, avec un souci quant à l'évolution actuelle de la communauté nationale. Tel était déjà, mai 68 en moins serais-je tenté d'écrire, le cas de Balzac, aussi ne faut-il pas exagérer la nouveauté de ces paradoxes. Ce qui est peut-être plus nouveau, s'il ne s'agit pas d'un effet d'optique dont moi et d'autres serions les victimes, c'est que l'on retrouve désormais si souvent cette figure du pamphlétaire, par conséquent effectivement chargée par "le groupe" d'affects et de missions contradictoires - dont chacun se tire comme il peut et selon son tempérament.

Mais du coup, ainsi que le signale M. Cinéma, on ne peut prendre complètement au sérieux certaines de leurs jérémiades (comme du reste de leurs colères contre leurs confrères/rivaux). Ainsi M.-E. Nabe n'est-il pas à son meilleur lorsqu'il joue son rôle d'écrivain raté-maudit-personne-ne-m'aime. Je laisse les lecteurs qui connaissent ces auteurs mieux que moi trier le bon grain de l'ivraie dans ces plaintes, parfois bien sûr motivées (A. Soral s'est effectivement fait casser la gueule), parfois partie intégrante du rôle que "le groupe" demande à ces écrivains de jouer. De ce point de vue en tout cas, Alain de Benoist semblerait le moins apte à rentrer dans ce costume préfabriqué - et donc le plus digne. Mais il est vrai qu'il n'est ni un pamphlétaire ni un romancier.

Bref, évoquer la "sincérité" de Maurice Dantec, comme le fait M. Cinéma, me semble, sinon inutile, du moins quelque peu court. De quelle sincérité s'agit-il ? S'il s'agit de dire que M. Dantec peut se tromper ou mentir, le peu que je connais de lui me suffit pour pouvoir l'affirmer. Mais ce n'est pas la question. La question est de savoir si M. Dantec, ou A. Soral, ou M.-E. Nabe..., a la tête assez froide pour, comme tout bon auteur moderne, jouer assez avec "le groupe" pour assumer la fonction que celui-ci lui confère (ne serait-ce que pour pouvoir vendre des livres) tout en amenant des membres, aussi nombreux que possibles, là où il veut les amener, là où ils ne l'attendent pas nécessairement - ce qui n'est pas évident, puisqu'ils attendent déjà de lui qu'il soit à la fois individualiste et "holiste". Encore une fois, au lecteur spécialiste de tel ou tel d'entre eux de voir ce qu'il en est. Mais si l'on comprend que le fait que "le groupe" et ces auteurs sont tombés d'accord pour que ceux-ci soient solitaires, et que la "sincérité" n'est pas un concept nécessaire pour évaluer leurs mérites, alors je crois qu'on se sera débarassé de problématiques superflues.

Faut-il le préciser, toutes ces remarques n'impliquent pas que l'on ne fasse pas la différence entre ceux qui sont quand même des francs-tireurs, et ceux qui appartiennent à des appareils et/ou prétendent parler au nom des autres. Mais j'imagine qu'il n'est pas besoin de développer ce point.



P.S. 1 : on pourra s'étonner que j'ai laissé ici Jean-Pierre Voyer de côté. Deux raisons parmi d'autres : connaissant son oeuvre bien mieux que je ne connais celle des autres auteurs mentionnés, P. Muray excepté, j'aurais été le premier à juger insupportable le degré d'approximation que je me suis permis vis-à-vis de chacun d'eux, si je l'avais appliqué à M. Voyer (d'où, de ma part, des précisions sans fin). Ensuite, qu'il soit moins connu que les autres le rend moins représentatif quant à ces questions de privilège et de sincérité.

P.S.2 : j'ai porté une accusation contre M. Dantec - je m'appuie en l'occurence sur une interview qu'il a donnée à la télévision canadienne lors des émeutes de novembre 2005. On peut la trouver chez G. Birenbaum (ce qui ne manque pas de sel, bien sûr, mais passons.) Je fais allusion à la description de la banlieue parisienne - pour l'arpenter régulièrement, je peux affirmer avoir bien rigolé en apprenant que tous les quartiers paisibles que j'ai pu y traverser depuis quelques années - n'existaient pas. On espère évidemment que M. Dantec est plus rigoureux lorsqu'il écrit que lorsqu'il s'excite devant des téléspectateurs en principe peu avertis de ce dont il parle.

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mercredi 17 janvier 2007

Fragments sur le holisme (IV) : Ne disons pas n'importe quoi (Dupuy I).

Fragments I.

Fragments II.

Fragments III.



Récapitulons. Nous avons planté le décor en adoptant les thèses de Castoriadis sur l'auto-institution des sociétés humaines, en tant que celles-ci constituent un tout. Nous avons marqué que ces sociétés humaines, même si elles se considèrent comme un simple agrégat d'individus, forment un tout - et qu'à sa manière la philosophie d'un Habermas ou d'un Rawls ne fait qu'entériner, à leur corps défendant, ce principe.

Il faut maintenant voir de plus près ce que ce "tout" signifie. D'utiles éclaircissements sont fournis par Vincent Descombes, encore, dans le texte Les individus collectifs (1992), que Jean-Pierre Voyer commente ici et . Je me concentrerai aujourd'hui sur une équivoque qui m'a d'autant plus surpris qu'elle m'est apparue sous la plume d'un auteur qui devrait pourtant avoir compris de quoi il s'agit - en l'occurrence Jean-Pierre Dupuy, qui connaît son Descombes, son Dumont (son Girard aussi, c'est comme cela que je l'ai découvert), et qui par ailleurs, familier de Adam Smith et Friedrich von Hayek, devrait être à même de nous expliquer clairement ce qui sépare ces deux auteurs "libéraux" de nos habituels holistes en chef. Eh bien, c'est, me semble-t-il, tout le contraire qui se produit.

Je prendrai pour appui un article intitulé L'individu libéral, cet inconnu : d'Adam Smith à Friedrich Hayek publié par J.-P. Dupuy en 1988 dans un recueil consacré à John Rawls : Individu et justice sociale (Seuil). Tout cela peut paraître quelque peu ciblé, mais je crois que la principale confusion dont M. Dupuy est l'auteur est fort typique des malentendus que la notion de holisme peut recouvrir.

Si l'on parle de holisme en effet, on enchaîne vite par le principe : "le tout est plus que la somme des parties". Fort bien, mais cette formulation est faussement claire. Le mieux pour le montrer est de citer, un peu longuement, Jean-Pierre Dupuy :

"Au plan de la méthodologie des sciences sociales, par ailleurs, le néo-libéralisme n'échappe pas moins aux catégories admises et, en particulier, il ne relève pas de "l'individualisme méthodologique", tel qu'il se pratique effectivement [par qui et où, l'article ne le dit pas]. La différence porte sur la question de la déduction. Les individualistes méthodologiques entendent déduire les propriétés de la (micro-) totalité sociale qu'ils étudient des caractéristiques des individus qui la composent et de leurs relations. L'opération de déduction ne produit ici rien de nouveau (...). Il en va très différemment chez Nozick et Hayek. Il me faut préciser que ceux-ci appartiennent à une espèce quasiment inconnue chez nous. Ce n'est pas parce qu'ils pratiquent la philosophie morale et politique qu'ils se sont crus fondés, bien au contraire, à tout ignorer de la logique et de la philosophie des sciences. Ils ont donc été profondément marqués par les découvertes des grands logiciens des années trente (Gödel, Turing, etc.), bases de tout le néo-mécanisme du XXè siècle. Ils savent en particulier ceci, que je dois présenter en termes imagés et approximatifs. Soit une machine "récursive", c'est-à-dire qui se nourrit en permanence de ses résultats antérieurs. (Un système formel au sens de la logique obéit à cette description : il engendre de nouveaux théorèmes en les déduisant des axiomes initiaux et des théorèmes antérieurement démontrés.) On peut montrer qu'en général la complexité de l'ensemble des productions de la machine dépasse (infiniment) la complexité de la machine elle-même. L'opération mécanique de déduction est donc susceptible de produire du nouveau et de la complexification. La hiérarchie enchevêtrée entre individus et société a précisément cet effet, selon nos auteurs. De telle sorte qu'il n'y a aucune contradiction à affirmer simultanément que les hommes font (ou plutôt "agissent") leur société et que celle-ci leur échappe par sa complexité, cette complexité étant irréductible à quelque analyse individualiste que ce soit. Il est instructif ici de comparer Hayek à Durkheim, lequel pouvait encore, en 1912 [in Les formes élémentaires...], écrire comme une évidence qu'on "ne peut déduire la société de l'individu, le tout de la partie, le complexe du simple." Le fait que Hayek soit conscient que c'est là une fausse évidence lui permet sans incohérence de reprendre à son compte l'affirmation de Durkheim que la raison, les catégories de la pensée humaine, le système des règles sociales, etc., sont irréductibles à l'expérience individuelle et non récapitulables par une quelconque conscience, tout en récusant la notion de "conscience collective" et en refusant (comme les individualistes méthodologiques) de faire du social une substance ou un sujet. Il n'y a jamais que des individus, mais ce qu'ils engendrent ensemble, par synergie de leurs actions séparées, "transcende" leurs capacités de compréhension et de connaissance (c'est pourquoi Hayek a pu parler d'"auto-transcendance")." (Je cite d'après l'édition "Points", pp. 114-115).

On voit l'erreur, la confusion - ou l'entourloupe, c'est selon l'humeur : elle réside dans ce que j'appellerai un dynamisme tronqué. Que l'on attire l'attention sur l'incommensurabilité entre la somme de chaque action individuelle et l'évolution globale de la société, très bien - on peut effectivement considérer que Durkheim oublie un peu cet aspect. Mais, outre qu'il n'est pas négligeable, au regard de ce qu'écrit M. Dupuy que ce thème soit souvent développé par des auteurs très attachés à l'individualisme méthodologique (de Max Weber (L'éthique protestante..., par exemple) à Raymond Boudon (Effets pervers et ordre social - que je n'ai pas lu...), on ne peut en rester là : faute de quoi on a des individus toujours pareils et égaux à eux-mêmes, qui sans arrêt créent, sans le vouloir vraiment, une société qui n'a finalement que bien peu d'influence sur eux. Or, si Durkheim (je le signale dans mon premier texte sur Weber) a quelques problèmes d'importance avec ce qui fait évoluer une société, il prenait les choses par le bon bout : la présence de la société dans les individus. A la fin de son texte (p. 120), J.-P. Dupuy parce de ce dernier fait comme "sociologiquement évident" : "la société est toujours là, avec ses institutions, son droit, ses croyances, qui s'imposent à tous comme provenant du dehors". Belle "évidence", niée ou oubliée dans ce qui précède - sans compter que, formulée ainsi, c'est une fausse évidence, car dans beaucoup de cas les individus ne ressentent pas que quoi que ce soit leur soit imposé "du dehors", et qu'il faut être prudent dans ces domaines d'intériorité et d'extériorité.

Clarifions : il y a deux points incontestables. D'une part (Durkheim, pour schématiser), la société est "toujours-déjà-là", notamment "à l'extérieur" des individus (si je tue mon prochain devant témoins, en France, j'ai, si je ne suis pas flic, de fortes chances d'aller en prison), mais aussi "à l'intérieur" (le langage, exemple canonique - mais aussi les schémas de pensée qui font que l'on veut changer (ou conserver, ou rétablir...) la société dans laquelle on évolue : les effets pervers n'apparaissent que pour des actions à l'origine desquelles se trouvent des projets eux-mêmes déjà modelés par l'état de la société [1]). D'autre part (Weber et Hayek), l'addition des actions individuelles produit des phénomènes inattendus et parfois non désirés par leurs auteurs. Si l'on oublie ce deuxième point, certes on peut se demander pourquoi une société évolue. Mais si l'on oublie le premier, il n'y a même pas de société au sein de laquelle des effets pervers puissent se produire. Jean-Pierre Dupuy estime qu'une dichotomie importante existe entre l'individu de l'individualisme méthodologique, qu'il s'agisse de l'homo oeconomicus de Walras ou de l'individu libéral rationnel d'un John Rawls, individu en quelque sorte "plein" et auto-suffisant, et l'individu d'Adam Smith (que, au passage, cet article donne envie de lire à fond) ou de Friedrich von Hayek, qui est au contraire en situation, perpétuelle chez Smith, plus temporaire, merci M. "Marché", chez Hayek, de manque, par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Cette dichotomie n'est pas négligeable peut-être, on peut admettre que les individus de Walras ou de Rawls sont tout droit sortis d'un conte de fées alors que le moraliste Adam Smith peut avoir des aperçus utiles sur l'importance du regard des autres dans le regard que nous portons sur nos actions (on retrouve ici Girard, soit dit en passant), il reste que la vraie séparation n'est pas là : soit on se donne un individu, bon, mauvais, ou les deux, mais défini au début, soit on se donne une interaction permanente entre des individus non préalablement définis au sein d'un ensemble toujours-déjà-là.

Dire que "le tout est plus que la somme des parties" doit donc être entendu de façon dynamique : le tout détermine les parties, les parties modifient ce tout, sans que les modifications qui lui sont apportées soit rigoureusement celles souhaitées par les parties ou la simple addition de leurs actions, ce nouveau tout agit en retour sur les parties, etc. etc., en permanence, depuis toujours et pour toujours. Comme écrit Proust, "La création du monde a lieu tous les jours", mais contrairement à ce qu'il écrit aussi, avant cela, elle a bien eu lieu, "au début", elle a même lieu, "au début tous les jours".

Si l'on ne s'efforce pas de prendre en compte tous ces phénomènes, on risque fort, comme Jean-Pierre Dupuy :

- d'interpréter Louis Dumont de travers, en le rendant plus critique qu'il ne le fut sans doute (car ce que pensait en son "for intérieur" le citoyen Dumont n'est pas de notre ressort) des sociétés modernes (p. 83), en assimilant, me semble-t-il, critique du contrat social et critique de l'artificialisme de nos sociétés, alors qu'il est logiquement possible, comme le fait Castoriadis, de critiquer l'idée de contrat sans pour autant voir dans les sociétés le produit d'une quelconque nature, ou de considérer certaines sociétés comme plus naturelles que d'autres (que Castoriadis s'en tienne complètement à ce dernier principe est une autre question) ;

- d'interpréter la notion de holisme d'une façon trop restrictive (par ex. p. 94), ce qui permet - à bon compte, dira-t-on - de fantasmer sur une troisième voie entre holisme et individualisme, refrain récurrent dans les sciences sociales, qui je crois vient bien plus de certaines formulations trop rigides de Durkheim que d'une réelle nécessité conceptuelle ;

- de s'étonner, pour rien serais-je tenté d'écrire, que des auteurs que l'on loue pour leur pessimisme ou leur lucidité, finissent par justifier, fût-ce à leur corps défendant (Smith, apparemment), une solution "économiste", mâtinée ou non (cf. Hayek tel que le décrit P. Bouretz, je ne saurais dire comment se fait l'articulation, et si elle se fait, entre le Hayek de P. Bouretz et celui de J.-P. Dupuy) de holisme réinjecté. Je ne prétends pas que le refus du holisme mène nécessairement (au sens de Wittgenstein : "Il n'est de nécessité que logique" (Tractatus, 6.37)) à l'économisme, il reste que historiquement ce fut très souvent le cas.


En guise de conclusion, abordons une dernier point, puisque Jean-Pierre Dupuy le soulève : "Quant à la dégradation du lien social qui accompagnerait, selon Louis Dumont, [la modernité], ne peut-on au contraire considérer, avec Marcel Gauchet [2], qu'il fallait [cette modernité] pour que la découverte de la société, en tant qu'être "autonome" ou en tout cas d'une objectivité face aux actions des hommes, soit possible ?" (p. 85). Cette vision "optimiste" des choses est bien celle d'un universitaire : du moment que la Faculté est au courant, tout le monde l'est. En l'occurrence, ce serait plutôt l'inverse : la conscience - dont on oublie vite les conséquences, nous venons de le voir - de l'existence de la société a quitté (j'exagère : a en partie quitté, ou tend à quitter de plus en plus) la société elle-même, pour n'être plus qu'un concept, philosophique ou sociologique. Ceci posé, cette question a le mérite d'introduire au difficile problème du rapport d'un système à la connaissance qu'il a de lui-même, problème sur lequel Jean-Pierre Dupuy a justement pu écrire d'intéressantes choses. Un jour, peut-être, somewhere, over the rainbow...


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"Notre vraie vie n'est pas ailleurs, elle est ici..."


















[1]
On peut consulter par exemple la deuxième partie de Homo aequalis (Gallimard, 1977), dans laquelle Louis Dumont montre les aspects individualistes (au sens anthropologique du terme) de la pensée de Marx - et par conséquent des utopies dites marxistes. Jean-Pierre Dupuy y fait référence dès le deuxième paragraphe de son article (p. 73), pour, semble-t-il, n'en plus voir par la suite les implications.


[2]
Cette thèse est développée dans un article de 1979 intitulé "De l'avènement de l'individu à la découverte de la société", repris dans La condition politique, Gallimard, "Tel", 2005, pp. 405-431, et notamment consacré à Louis Dumont. Je ne l'ai pas encore lu. Les crochets que j'ai introduits dans cette citation me permettent de la clarifier sans, j'espère, la trahir.

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samedi 13 janvier 2007

A tous les rateliers.

(Léger ajout le lendemain matin.)


Oui, juste un coup de projecteur sur un site vers lequel je vous ai déjà, à l'occasion, dirigé : Voxnr. Lorsque j'ai démarré ce blog, il y a bientôt deux ans, je ne m'attendais pas à consulter quotidiennement un site animé, dit-on, par des mégrétistes, par ailleurs anti-sionistes à un point... trop élevé pour moi, eh oui

- mais voilà, la forme d'esprit d'un article comme celui-ci, par exemple, me convient mieux que les certitudes mesquines de tant et tant. Et finalement, dans de nombreux cas, ce site m'apporte des informations fiables que je ne trouve pas ailleurs. Je lui pardonne de ce fait une atmosphère de paganisme que j'ai bien du mal à ne pas trouver onaniste - ceci sans préjudice du fait, évident, que je ne partage pas toutes ses analyses.

Skoll !


(Dernière minute : une lettre ouverte à Alain Soral, publiée sur Agoravox et relayée par le destinataire sur son site, prolonge le débat auquel je faisais allusion il y a peu, concernant l'adhésion de M. Soral au Front National. Passons sur l'extravagant économisme de ce texte.)



Ajoutons (le lendemain matin) ces liens vers deux textes récents de M. Limbes :

- une réaction ("Sur la liberté") à la rencontre entre V. Descombes et J. Bouveresse consacrée à Jean-Paul Sartre, que je signalais il y a quelques jours, réaction qu'il serait trop long de discuter ici, mais qui a le mérite d'attirer nettement l'attention sur l'insuffisance et la political correctness (qui m'avaient aussi frappé) de l'interprétation par ces deux éminents auteurs de la fameuse phrase de Sartre : "Jamais nous n'avons été aussi libres que sous l'Occupation" (formule apocryphe ?) ;

- une très claire et convaincante mise au point sur "l'entente" entre les religions, en l'occurrence ici catholicisme et Islam ("Félicitations à l'évêque de Cordoue").

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jeudi 11 janvier 2007

Tout arrive...

...mais j'ai supprimé un message : suite à une suggestion faite par la chère Mauricette, je me suis laissé aller, hier soir, à raconter un peu de ma vie. Le texte était mauvais, je l'enlève. Tout le monde peut se tromper.

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mardi 9 janvier 2007

Interlude girardien.

Je retombe sur un passage extrait de Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset, 1999, je cite d'après l'édition de Poche, pp. 206-208), qui me frappe d'autant plus que René Girard n'a rien d'un tiers-mondiste exalté.

Je rappelle le cadre théorique : les sociétés traditionnelles se seraient construites autour d'une victime émissaire sacrifiée à l'union de la collectivité. A cause de la révélation chrétienne d'après Girard, plus probablement, si l'on accepte le cadre girardien, à la suite d'une évolution où les Grecs et les deux Testaments jouèrent un rôle effectivement central, ce mécanisme a perdu de son efficacité (on peut d'ailleurs interpréter dans cette optique la honte et la gêne évidentes de ceux qui se débarrassèrent de Saddam Hussein) - d'où justement la naissance du concept de bouc émissaire, qui prouve que l'on est devenu plus conscient de l'existence de tels processus. Girard en vient donc au monde moderne :

"Entre les phénomènes d'expulsion atténuée que nous observons tous les jours dans notre monde et le rite antique du bouc émissaire aussi bien que mille autres rites du même genre, les analogies sont trop parfaites pour ne pas être réelles.

Lorsque nous soupçonnons nos voisins de céder à la tentation du bouc émissaire, nous les dénonçons avec indignation. Nous stigmatisons férocement les phénomènes de bouc émissaire dont nos voisins se rendent coupable, sans parvenir à nous passer nous-mêmes de victimes de rechange. Nous essayons tous de croire que nous n'avons que des rancunes légitimes et des haines justifiées mais nos certitudes en ce domaine sont plus fragiles que celles de nos ancêtres.

Nous pourrions utiliser avec délicatesse la perspicacité dont nous faisons preuve à l'égard de nos voisins, sans trop humilier ceux que nous prenons en flagrant délit de chasse au bouc émissaire mais, le plus souvent, nous faisons de notre savoir une arme, un moyen non seulement de perpétuer les vieux conflits mais de les élever au niveau supérieur de subtilité exigé par l'existence même de ce savoir, et par sa diffusion dans toute la société. Nous intégrons à nos système de défense, en somme, la problématique judéo-chrétienne. Au lieu de nous critiquer nous-mêmes, nous faisons un mauvais usage de notre savoir, nous le retournons contre autrui et nous pratiquons une chasse du bouc émissaire au second degré, une chasse aux chasseurs de bouc émissaire. La compassion obligatoire dans notre société autorise de nouvelles formes de cruauté. (...)

La perspicacité au sujet des boucs émissaires est une vraie supériorité de notre société sur toutes les sociétés antérieures, mais, comme tous les progrès du savoir, c'est aussi une occasion de mal aggravé. Moi qui dénonce les boucs émissaires de mes voisins avec une satisfaction mauvaise, je continue à tenir les miens pour objectivement coupables. Mes voisins, bien entendu, ne se font pas faute de dénoncer chez moi la perspicacité sélective que je dénonce chez eux.

Les phénomènes de bouc émissaire ne peuvent survivre dans bien des cas qu'en se faisant plus subtils, en égarant dans des méandres toujours plus complexes la réflexion morale qui les suit comme leur ombre. Nous ne pourrions plus recourir à un malheureux bouc pour nous débarrasser de nos ressentiments, nous avons besoin de procédures moins comiquement évidentes.

C'est la privation des mécanismes victimaires et à ses conséquences terribles que Jésus fait allusion, je pense, quand il présente l'avenir du monde christianisé en termes de conflits entre les êtres les plus proches.

N'allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. Je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et à la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemi les gens de sa famille. (Mt 10, 34-36)

Dans un univers privé de protections sacrificielles, les rivalités mimétiques se font souvent moins violentes mais s'insinuent jusque dans les rapports les plus intimes. C'est ce qui explique le détail du texte que je viens de citer ; le fils en guerre contre son père, la fille contre sa mère, etc. Les rapports les plus intimes se transforment en oppositions symétriques, en rapport de doubles, de jumeaux ennemis. Ce texte nous permet de repérer la vraie genèse de ce qu'on appelle la psychologie moderne."


Parmi mes nombreux projets on trouve une étude de l'influence de Girard sur Muray, une confrontation systématique de Girard et de Dumont, une synthèse critique sur les thèses de Girard. Anticipons sur celle-ci en relevant dès aujourd'hui ce paradoxe d'une théorie dont les fondements (le mimétisme notamment) sont discutables - et discutés - mais dont la valeur explicative semble difficilement contestable : relier ainsi, en quelques paragraphes, les problèmes de mondialisation et d'impérialisme, les processus victimaires dans les sociétés occidentales, et les névroses familiales, n'est pas une fin en soi, n'est en rien une garantie de véracité, mais stimule me semble-t-il la réflexion.




Sans ordre, quelques évocations précédentes de René Girard :

- les libéraux-libertaires ;

- une pierre dans le jardin de Marcel Gauchet ;

- René Girard et les associations gay ;

- distinguo Girard-Redeker - je découvre d'ailleurs des commentaires que je n'avais jamais lus, pardon de n'y avoir pas répondus (un petit mail peut être utile lorsqu'on laisse un commentaire tardif par rapport à la rédaction du texte).

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mercredi 3 janvier 2007

Rien de nouveau sous le soleil (cynique).

cold07


Lorsque j'ai découvert le réussi In cold blood (Richard "de gauche" Brooks, 1967) il y a quelques semaines, je ne m'attendais pas à ce que les scènes finales me reviennent à l'esprit si vite.

En revanche, lorsque, il y a quelques mois, j'ai stocké à tout hasard cette photographie

LePen_C_big

il n'était pas sorcier de deviner que Jean-Marie Le Pen en serait moins honteux que tous ceux qui ont posé dans les mêmes circonstances à côté de feu S. Hussein - et même dans des circonstances plus officielles, puisqu'ils représentaient un état -, et dont le silence actuel, pour reprendre un communiqué du Front National, est "assourdissant". Ainsi va la vie...


Par ailleurs :

- à quoi peut conduire la "fascination"... J'en avais entendu parler, mais il s'avère que Cioran en a vraiment fait de belles dans sa jeunesse ;

- pour se refraîchir après tout ça : Jacques Bouveresse et Vincent Descombes échangent quelques observations sur Sartre ici ;

- et, puis, dans la série "l'herbe est toujours plus verte ailleurs", un petit bonus venu du grand nord.

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