jeudi 31 janvier 2008

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, IV.

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"L'humanité s'élève, et elle gagne pour le mal et l'intelligence du mal une force proportionnelle à celle qu'elle a gagnée pour le bien." (De l'essence du rire, 1855-57)

"Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal. - Et l'homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté." (Fusées, 1855-62)


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Pas que l'homme, apparemment...


"Des interdits, donc des possibilités de jouir..." (Le XIXe siècle à travers les âges)



"Il n'est pas difficile de savoir de quel côté on doit situer Musil dans la querelle qui resurgit périodiquement à propos de l'importance respective qu'il convient d'accorder aux dispositions et aux facteurs héréditaires et à des déterminations qui sont, au contraire, purement accidentelles et externes dans la formation intellectuelle et morale de l'individu. Dans une lettre à Else Meidner de 1933, il insiste sur le fait qu'il a toujours défendu sur ce point une position bien arrêtée et que c'est même une des idées centrales de L'homme sans qualités : « Je répète : la capacité d'aimer, la compassion, la justice, la douceur - ces modes de comportement-là et tous les modes de comportement moraux varient sans doute individuellement et socialement, mais ils sont à mon sens moins héréditaires que conditionnés par l'éducation et les circonstances ! Dans le premier tome, je parle même de façon répétée de cela, c'est même un de ses principes que l'on pourrait presque faire n'importe quoi de n'importe quoi. » On peut donc supposer qu'il devrait être possible en principe de transformer n'importe quelle espèce de mal apparent en un bien réel. Mais, justement, on ne sait pour le moment absolument pas comment s'y prendre pour cela.


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Un des problèmes fondamentaux que Musil a cherché à traiter dans la forme du roman, en écrivant L'homme sans qualités, est celui de ce qu'il appelle le « bon mal », qui a pour corrélat celui du « mauvais bien ». On peut le formuler succinctement de la façon suivante : pourquoi le bien, ou en tout cas ce qui est généralement présenté et enseigné officiellement comme le bien, est-il généralement si ennuyeux et si stérile, alors que le mal est, au contraire, presque toujours si séduisant et si productif ? Une des choses que découvre à un moment donné Ulrich est qu'« une conduite “morale” l'avait toujours mis dans une situation spirituelle pire que les pensées ou les actes considérés communément comme “immoraux”. C'est un phénomène général : dans les circonstances qui les mettent en contradiction avec leur entourage, les hommes déploient toute leur force, alors que, là où ils n'ont que leur devoir à faire, ils se comportent assez naturellement, comme pour le paiement des impôts. D'où il s'ensuit que le mal est toujours accompli avec plus ou moins de fantaisie et de passion, alors que le bien se distingue par une incontestable et pitoyable pauvreté émotive. Ulrich se souvint que sa soeur [Agathe] avait traduit très candidement cette gêne morale en lui demandant si “être-bon n'était pas bon”. Elle avait affirmé que la bonté devait être une chose difficile, passionnante, et s'était étonnée que les êtres moraux fussent presque toujours ennuyeux. »

Une des conséquences les plus surprenantes qui résultent du fait que l'on met généralement bien plus d'énergie et de passion dans la poursuite du mal que dans la recherche du bien, est que presque tout ce que l'humanité a produit de plus remarquable est dû largement à des motivations et à des tendances (l'égoïsme, l'ambition, la duplicité, l'opportunisme, la ruse, la méchanceté, la violence, etc.) qu'elle a en même temps une propension très forte à réprouver officiellement comme des déficiences morales ou des vices caractérisés. Il se peut par conséquent que, comme le dit Musil, l'humanité ait finalement le choix entre périr de sa morale paralysée et périr de ses immoralistes vivants et créatifs.


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Si loin, si proche...


Mais, pour l'instant, on ne peut sûrement pas dire qu'elle ait réellement choisi.

- entre Charybde et Scylla, il est logique que la dite humanité se tâte...

On remarquera que la question de la « bonne façon d'être mauvais » et de la « mauvaise façon d'être bon », qui fait l'objet des discussions entre Agathe et Ulrich, apparaissait déjà dans Les désarrois de l'élève Törless, sous une forme à laquelle, je crois, nous avons tous été confrontés d'une manière ou d'une autre pendant les années que nous avons passées sur les bancs de l'école. Musil écrit que, dans l'école où se sont passés les événements qu'il raconte, « un certain degré d'immoralité passait même pour une preuve de virilité et de courage, la conquête valeureuse de certains plaisirs encore interdits. Surtout si l'on se confrontait à l'apparence des professeurs, pour la plupart étiolés à force de vertu. Toute exhortation à la morale se trouvait du coup liée, pour son plus grand dam, à des épaules étroites, à des ventres creux, à des jambes maigres, à des yeux qui ressemblaient, derrière les lunettes, à de candides agneaux paissant comme si la vie n'était qu'une vaste prairie émaillée des plus belles fleurs de la rhétorique édifiante. »

La séparation rigoureuse du bien et du mal, à laquelle croient les représentants officiels du bien et qu'il s'agit, selon eux, d'inculquer fermement aux enfants et aux adolescents, se révèle évidemment, du point de vue de la morale fonctionnelle, impossible à prendre au sérieux. Ce dont il faudrait parler plutôt est une sorte de mélange indissoluble, dans les actions et dans les êtres, du bien et du mal, qui peuvent, en outre, assez facilement, un peu comme le fond et la forme dans certaines figures ambiguës ou réversibles échanger à un moment donné leurs rôles.


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Humain ou pas, le bétail reste le bétail, tout de même...


Musil parle effectivement des efforts que fait Ulrich pour représenter Agathe sous le concept d'un « homme moralement mixte », tel que l'actualité le produit en abondance. Et il fait dire à son héros que ce à quoi, avant tout, il ne croit pas est « la liaison du mal par le bien, que représente notre culture mêlée. » Le concept de l'homme moralement mixte est assurément un concept problématique, surtout pour quelqu'un qui, comme Ulrich, ne déteste rien tant, en morale, que les accommodements et les demi-mesures dont notre époque se satisfait aussi facilement. (...) Mais si le concept d'homme moralement mixte, dans l'usage qu'en fait l'époque, est nécessairement un peu suspect, il n'est pas sûr du tout que celui de l'homme de bien sans mélange, de l'homme bon de façon entière et univoque, ne soit pas, quant à lui, une fiction pure et simple. (...)

La difficulté particulière que l'école doit surmonter est que l'éducation morale qu'elle est censée apporter aux élèves ne peut évidemment en aucune façon s'appuyer sur une idée qui ressemble de près ou de loin à celle de la morale fonctionnelle [plus souple, plus adaptable, mais en même temps plus précise] dont parle Musil. On attend d'elle, au contraire, qu'elle inculque aux enfants et aux adolescents un système de valeurs stables et univoques, de principes absolus et d'idéaux impérissables, qui soient capables d'opposer par la suite un minimum de résistance à la pression de la réalité concrète et aux exigences de la vie réelle. On peut même dire que, en raison de ce qu'on est convenu d'appeler la démission de l'autorité parentale et du fait que la famille semble avoir renoncé de plus en plus à remplir elle-même cette tâche, c'est désormais avant tout à l'école que la société contemporaine s'en remet pour la remplir. D'une certaine façon, la période scolaire peut être considérée comme le seul moment dans la vie d'un être humain où les grandes idées et les grands principes peuvent donner l'impression d'être traités avec sérieux et pris réellement au sérieux, en tout cas par ceux qui sont chargés de les enseigner, dans un contexte plus ou moins protégé et soustrait, au moins jusqu'à un certain point, aux nécessités beaucoup plus pragmatiques et aux impératifs beaucoup moins nobles qui gouvernent la vie des hommes d'aujourd'hui. C'est d'ailleurs sur cette idée que s'appuie aujourd'hui la théorie de « l'école sanctuaire » [terme religieux], qui propose de conserver par tous les moyens à l'école son caractère d'espace préservé dans lequel la violence qui régit à l'extérieur les relations entre les hommes ne doit être autorisée, autant que possible, à pénétrer sous aucune de ses formes. On pourrait résumer la situation en disant que l'école représente une sorte de parenthèse idéaliste dans un monde qui, pour le reste, tend à rendre de plus en plus désuète et un peu ridicule toute espèce d'idéalisme. Musil constate, dans L'homme sans qualités, que l'âme est devenue aujourd'hui une sorte de grand trou que l'on remplit avec des idéaux et de la morale. Et il va sans dire que c'est pour une part essentielle à l'école que l'on confie le soin de remplir du mieux qu'elle peut ce trou.

Pour décrire le rapport singulier que l'humanité entretient avec les idéaux et les « grandes idées » en général, Musil a utilisé la formule qui consiste à dire qu'elle ressemble à une association constituée dans le but de vivre « pour » quelque chose ou « au nom de » quelque chose ; mais vivre pour quelque chose ne veut pas dire prendre au sérieux ce pour quoi on vit au point d'essayer sérieusement de le réaliser et peut même signifier tout le contraire. C'est ainsi que l'humanité a, comme le dit Musil, « remplacé son état idéal par son idéalisme » et tient d'autant plus à ce que le deuxième soit proclamé officiellement et enseigné aux jeunes générations par des professionnels spécialisés dans cette tâche. Il n'est, bien entendu, pas surprenant que des explosions finissent par se produire lorsque cet enseignement s'adresse à des élèves des milieux les plus défavorisés, dont les conditions d'existence ont pour effet de rendre à peu près insupportable la contradiction qui existe entre l'idéal que l'on proclame et la réalité misérable que l'on accepte." (La voix de l'âme..., pp. 335-339 ; 1996).

Explication non exclusive d'autres...


(J'ai emprunté quelques photos ici.)


Tiens, profitons-en : grâce à M. Cinéma, j'ai découvert et exploré certains sites cinéphiles, que je ne peux que vous recommander :

- le classique et clair Dr Orlof ;

- l'élégant et trop rare Hypogriffe ;

- le sobre et pertinent - mais néanmoins original - Joachim ;

- le généreux et fordien (pléonasme ?) Vincent, à qui j'ai aussi piqué une photographie.

Bien sûr, chacun a ses faiblesses - qui Spielberg, qui Tarantino, qui les Coen... - mais foutre, la perfection est toujours suspecte.


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mercredi 30 janvier 2008

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, III : retour à la « nature humaine ».

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Toutes proportions gardées, Jacques Bouveresse dans La voix de l'âme... travaille à peu près de la même manière que mézigue à son comptoir : reprendre les mêmes sujets, varier les angles, essayer de trouver des formulations plus précises, quitte à ne pas éviter les redites. En bon (en génial...) wittgensteinien par ailleurs, il ne répugne pas à se lancer dans de longues démonstrations qui n'aboutissent qu'à des résultats décevants, voire banals - mais tout fanatique modéré sait que mieux vaut une vérité commune qu'un mensonge flamboyant et original.

Ceci pour dire que ces deux extraits (je ne crois pas l'avoir déjà mentionné, mais ce livre comporte dix études remontant à diverses périodes), l'un de 1981, l'autre de 1991, d'une part se répètent quelque peu, d'autre part débouchent sur une conclusion peu brillante, du niveau : l'homme est à la fois bon et méchant. Mais il est possible que garder cette idée en tête évite bien des erreurs, bien des enthousiasmes infantiles, bien des emportements regrettables. A vous de voir !

Le premier extrait prend place dans une analyse du compte-rendu par Musil du Déclin de l'Occident de Spengler, livre dont Jacques Bouveresse fait, à tort ou à raison, l'idéal-type de toutes les pensées du déclin fondées sur « la philosophie de la vie », un mouvement d'idées qui critique les Lumières - ce qui est légitime - au profit d'une conception fantasmée et bien imprécise de « la vie », de « l'intuition », un sorte de nietzschéisme approximatif avec accès direct à la vérité, retour aux origines, à l'élan vital premier, mépris pour le rationalisme et sa prudence excessive, etc. D'un point de vue « politico-tactique », il s'agit pour (le réformiste) J. Bouveresse de mettre des gens comme Foucault et Lyotard, qui se veulent à la pointe du combat « de gauche », dans le même sac idéologique que le très réactionnaire Spengler. Il nous semble que le brave Dantec, même si la confusion intellectuelle dans laquelle il patauge rend, justement, ce classement approximatif, peut rejoindre sans peine ces augustes esprits [1] .

Esprits auxquels Musil et Bouveresse ont réglé leur compte dans un passage qu'il n'est pas inutile de citer (p. 224) :

"Le paradoxe constitutif de toutes les philosophies qui sont construites sur une antithèse fondamentale comme celle de la pensée et de la vie, de l'intellect et du sentiment, de l'esprit et de l'âme, est de ne produire qu'un discours typiquement intellectualiste sur ce qu'elles opposent précisément à l'intellect, à savoir la vie, le sentiment, l'âme. Musil remarque à ce propos : « Le dualiste pense de grandes pensées sur Dieu et l'éternité et fait vivre ensuite ses pensées aux dépens de son âme. »

Réunir ce dont les dualistes postulent la dissociation et l'opposition irrémédiable est un certain sens le problème fondamental à la solution duquel L'homme sans qualités voudrait contribuer."

Quoi qu'il en soit, voici le premier extrait, lequel commence par une citation de Musil contre Spengler :

"« Il est compréhensible, constate Musil, car ce n'est qu'une transposition d'habitudes de pensée qui ont fait leurs preuves ailleurs, que l'on ramène également des segments temporels et culturels déterminés, qui se détachent les uns des autres de façons caractéristiques, à des substrats différents, comme étant les espèces les plus simples de causes, c'est en ce sens qu'on parle alors d'un homme égyptien, hellénique, gothique, de nations, de races et d'époques ou de cultures mystérieuses. Il s'agit là d'une sorte de phrénologie historique devenue très en vogue, qui dit à peu près : l'homme voleur a dans son cerveau un substrat physiologique du vol et l'homme honnête un élément organique qui correspond à l'honnêteté. » C'est une façon de faire qui est, en particulier, caractéristique de la démarche de Spengler. Mais, aussi tentante et naturelle que puisse être, de l'aveu de Musil lui-même, la transposition dont il parle, il l'a néanmoins combattue de façon systématique dans ses essais, lui opposant ce qu'il appelle le « théorème de l'amorphisme humain » (Theorem des menschlichen Gestaltlosigkeit) : « Le substrat, l'homme, n'est en fait qu'une seule et même chose à travers toutes les cultures et les formes historiques ; ce par quoi elles et, du même coup, lui aussi se distinguent provient de l'extérieur, et non de l'intérieur. » Ou encore, en d'autres termes : « Je veux soutenir qu'un anthropophage, transplanté à l'état de nourrisson dans un environnement européen, deviendrait probablement un bon Européen, et que le tendre Rainer Maria Rilke serait devenu un bon anthropophage, si un sort malheureux l'avait jeté, petit enfant, parmi les gens des mers du Sud. Je crois la même chose d'un nourrisson grec du IVe siècle avant J.-C., qu'un miracle aurait attribué par substitution à une mère du Kurfürstendamm, ou d'un jeune Anglais qui aurait été donné à une mère égyptienne de l'an 5000. » La signification du théorème est que, contrairement aux hypothèses et aux affirmations de la phrénologie et de la physiognomonie historiques, l'homme est une matière première susceptible de revêtir les formes les plus diverses et les plus antithétiques, un être moralement amorphe, une substance colloïdale sans consistance interne ou « une masse liquide qui doit être formée ».

Comme le reconnaît honnêtement Musil, ce genre de propositions n'est pas facile à démontrer ; mais il y a des raisons indirectes qui parlent en sa faveur. L'une d'entre elles et incontestablement l'une des plus décisives a été, pour Musil, l'expérience de la guerre de 1914-1918, qui a montré que l'homme est réellement capable de tout, même du bien, disponible pour les formes les plus extrêmes de l'égoïsme et de l'abnégation, de la lâcheté et de l'héroïsme. Cet être, dont Musil croit pouvoir constater qu'il est « aussi aisément capable de cannibalisme que de la critique de la raison pure » est apparemment doué d'une plasticité si surprenante que les explications qui tenteraient de réduire toutes ses actions altruistes à des mobiles égoïstes ou tous ses comportements égoïstes à des impulsions altruistes peuvent être considérées a priori comme également irréalistes et « également drôles ». La vérité est que l'« on peut sans doute se représenter l'homme originairement comme une créature qui est tout aussi volontiers bonne que mauvaise, à savoir sociale qu'égoïste (en laissant de côté l'importance de la trame d'égoïsme qui fait encore partie du tissu social) ; mais les intérêts dans lesquels il est impliqué aujourd'hui sont trop nombreux, et l'impénétrabilité autour de lui, le manque de conductibilité du corps social pour les excitations spirituelles, ont pour effet qu'au moment de chaque action il n'y a jamais qu'une faible fraction des déterminants éthiques qui agit sur lui. C'est pourquoi aujourd'hui tout événement éthique a, lorsqu'il est réellement vécu, des “aspects” ; selon l'un, il est bon ; selon l'autre, mauvais ; selon un troisième, une chose quelconque, dont on peut bien moins encore dire en toute certitude si elle est bonne ou mauvaise. » Le perspectivisme n'est pas une doctrine philosophique, mais une situation objective qui s'impose aujourd'hui à l'individu : l'ambiguïté et l'indécidabilité éthiques, qui affectent inévitablement chacun de ses actes, ne lui permettent plus d'exercer réellement son choix et ses responsabilités.


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Le théorème de l'amorphisme condamne évidemment toutes les idéologies et les systèmes qui s'appuient unilatéralement sur ce que Musil appelle la « spéculation à la baisse ».

- toute misanthropie est un réductionnisme...

A vrai dire, lorsque les spéculateurs à la baisse « disent qu'ils ne comptent qu'avec les faits et ne sont pas des utopistes, ils n'expriment par là rien d'autre que l'esprit qui a fait la grandeur de notre science. » Le retard des grandes synthèses théoriques et idéologiques, constamment débordées par l'accumulation de données nouvelles, a fait que nous connaissons aujourd'hui « tous les inconvénients d'une démocratie de faits. » Le scientifique positiviste, le marchand, l'entrepreneur capitaliste et le technicien de la Realpolitik sont également représentatifs d'une époque dont l'incroyance caractéristique consiste précisément à ne plus croire qu'aux faits. La science, le commerce, l'industrie, la politique, tels qu'on les conçoit aujourd'hui, constituent le renversement exact et l'antithèse la plus pure de l'idéalisme. C'est un peu, remarque Musil, comme « le fait de nager sous l'eau dans une mer de réalité, de s'acharner à retenir son souffle encore un peu plus longtemps : avec, il est vrai, le risque que le nageur ne revienne jamais à la surface. » L'« homme des faits », en matière politique et sociale, « ne tient pour réelles que les bassesses de l'homme, c'est-à-dire, il n'y a qu'elles qu'il considère comme sûres ; il ne construit pas sur la conviction, mais toujours uniquement sur la contrainte et la ruse. » L'« ordre à la baisse », celui qui est obtenu par l'exploitation et le dressage des capacités les plus inférieures de l'homme, « est l'ordre du monde actuel. » La raison de cet état de choses est que « calculer, mesurer, peser n'est possible que là où les objets sur lesquels cela se fait restent égaux à eux-mêmes, ne se modifient pas entre deux mesures ou pendant le calcul. » Et « ce besoin d'univocité, de répétabilité et de fixité est satisfait, dans le domaine psychique, par la violence, et une forme spéciale de cette violence, une forme d'une souplesse inouïe, développée et créatrice dans de multiples directions, est le capitalisme. » L'élément constant, la grandeur stable, sur lesquels et avec lesquels on peut compter et calculer, le capitalisme croit (à tort, du point de vue de Musil) les trouver dans l'égoïsme seul, qui est supposé être « le fait le plus sûr de la vie humaine. » L'argent, en tant que « concentration d'avantages et d'inconvénients potentiels » n'est rien d'autre que « l'égoïsme ordonné » et le capitalisme peut être considéré comme « la plus gigantesque organisation de l'égoïsme. »

Une erreur symétrique et comparable à celle des « baissiers » dont parle Musil, avec la conséquence et l'efficacité en moins, est commise par ceux qui spéculent systématiquement à la hausse et postulent que les mobiles égoïstes sont en réalité simplement le produit du type d'organisation socio-économique « réaliste » qui les traite et les utilise comme une donnée naturelle, alors qu'en réalité des conditions sociales d'existence complètement différentes pourraient produire un homme radicalement transformé dans ses déterminations et ses potentialités les plus fondamentales. Le théorème de l'amorphisme implique que l'homme peut (et doit) être formé, mais non réellement transformé. Comme l'écrit Musil, « il change, mais il ne se change pas. » La formule qui résume la relation de l'individu à son expression sociale est celle-ci : « Faible amplitude de l'être intérieur même dans les cas de grande amplitude de l'extériorisation. » Aux variations les plus extrêmes et les plus excessives des formes sociales et des comportements collectifs dans lesquels il s'exprime ne correspondent jamais que des modifications plus ou moins insignifiantes de son essence interne. Ce qui est vrai dans la théorie du spéculateur à la hausse est simplement que l'homme est modelé de l'extérieur par les formes d'organisation qu'il produit, et non l'inverse : « C'est seulement l'organisation sociale qui donne en fait à l'individu la forme de l'expression, et c'est seulement par l'expression qu'advient l'homme. (...) On peut mesurer, d'après cela, quelle erreur funeste commettent tant de bonnes âmes qui croient que ce qui est en question aujourd'hui est davantage une modification de l'homme que de ses formes d'organisation. »

- permettons-nous une intrusion : les « seulement » qui se trouvent au début de cette dernière citation de Musil ne doivent aucunement laisser supposer que les problèmes dont il est ici question sont dans la pratique faciles à résoudre. Dans la théorie non plus d'ailleurs, car, on va le voir, la « théorie de l'amorphisme » laisse des difficultés irrésolues :

Comment expliquer, du point de vue de la théorie de l'amorphisme, qui se refuse délibérément la facilité consistant à multiplier les causes immanentes et les formes substantielles, l'extrême diversité des formes d'existence phénoménales de l'homme ? Quel principe de spécification et d'individuation doit-on adopter en remplacement, si l'on admet l'hypothèse musilienne ? Musil estime qu'on se rapproche considérablement de la vérité « si l'on considère comme l'élément de variation, formateur de particularités, la totalité des actions en retour que l'homme subit de la part de ce qu'il a lui-même créé. Il semble impossible ou stupide d'éliminer ainsi l'action au profit de la réaction, mais, dans les faits, ce sont tout de même bien les maisons qui bâtissent les maisons, et non les hommes ; la centième maison se construit parce que et comme les quatre-vingt-dix-neuf maisons se sont construites avant elle et, si elle constitue une innovation, celle-ci, au lieu de renvoyer à une maison, renvoie à une discussion littéraire. En d'autres termes, il s'agit du lieu commun selon lequel l'évolution se fait selon le fil conducteur de la tradition et par infléchissement circonspect de la direction. »


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- à première vue, et même si ce n'est pas à ce comptoir que l'on s'attachera à diminuer le poids de la coutume, on retombe ici sur les problèmes rencontrés par Durkheim : d'où vient alors l'innovation ? Du simple hasard ? Mais ne discutons pas trop une simple citation, et revenons avec J. Bouveresse aux aspects moraux de ces questions :

La théorie de l'amorphisme est, dans l'esprit de Musil, une philosophie délibérément anti-héroïque et petite-bourgeoise. Elle va directement « contre le pathos philosophique faux, la grandeur, le sublime ! Spengler paraît sublime ! (..., coupure de AMG) Toute conception doit être sublime, c'est l'exigence première de ces gens-là. » Contre la noblesse et l'élévation des philosophies de l'histoire qui expliquent les choses par de grandes causes et de grandes lois internes, Musil propose une philosophie de la petitesse : l'évolution résulte vraisemblablement de l'accumulation et de l'interaction d'une infinité de petites causes ; elle est comparable non pas à la trajectoire d'un boule de billard, mais à la marche des nuages, qui obéit assurément aux lois de la physique, mais « qui est influencée par tant d'éléments circonstanciels qu'à chaque instant un nouveau peut la modifier. » C'est de ce côté-là qu'il faut chercher les bases du véritable héroïsme : « Les lois, on ne peut pas les changer, mais les situations, on le peut bel et bien », quelles que soient les lois immanentes qui ont peut-être contribué à les produire. Contre le fatalisme des théories qui postulent une action causale dépendant d'entités mystérieuses et sublimes qui gouvernent les choses à un degré de profondeur inaccessible, la théorie de la multiplicité des petites causes circonstancielles se présente comme une philosophie de la responsabilité et finalement de l'optimisme : « On suppose fréquemment qu'un penchant pour une telle façon de considérer les choses est grossièrement mécaniste, que c'est un point de vue dépourvu de culture et cynique. Je voudrais attirer l'attention sur le fait qu'il y a en lui un immense optimisme. Car si nous ne sommes pas suspendus avec notre être au fuseau d'épouvantails de la destinée, quels qu'ils puissent être, mais simplement chargés d'une quantité innombrable de petits poids reliés les uns aux autres de façon embrouillée, alors nous pouvons nous-mêmes faire pencher la balance. » Nous ne sommes malheureusement plus convaincus de le pouvoir. Cette conviction a existé pour la dernière fois, selon Musil, à l'époque de l'Aufklärung, qui était « portée par la croyance à la trinité de la nature, de la raison et de la liberté » et qui croyait encore fermement à la possibilité pour l'humanité de se déterminer de façon autonome, de construire librement ses formes d'organisation et son avenir à partir de principes rationnels.

- le raisonnement conduit ici à une sorte de pari pascalien à partir de l'attitude de Castoriadis : faire comme s'il était possible d'être autonome et « rationnel », pour pouvoir peut-être le devenir, si ce n'est complètement, du moins un peu plus. Un réformisme désabusé - en attendant de voir - Dieu sait (?) quoi.

Comme le remarque Popper, le déterminisme complet et l'indéterminisme complet signifieraient également l'irresponsabilité totale. L'indéterminisme est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour toute solution du problème de la possibilité d'un comportement humain rationnel. Il doit donc y avoir, contrairement à ce qu'affirme Hume, « un moyen terme entre le hasard et la nécessité absolue ». L'action humaine et l'évolution historique doivent représenter « quelque chose dont la nature est intermédiaire entre le hasard parfait et le déterminisme parfait », entre le comportement erratique des nuages et la régularité des horloges. Mais si l'histoire ne présente pas le type de régularité qui rendrait possible une théorie ou une philosophie, au sens où on l'entend habituellement, il faut se résigner à l'idée que l'action des agents historiques ne peut jamais s'inspirer de quelque chose comme une croyance, une espérance ou une résignation scientifiques ou, en tout cas, scientifiquement fondées. Comme l'écrit Wittgenstein, dont la méfiance à l'égard des philosophies de l'histoire a été assez comparable à celle de Musil : « L'homme réagit ainsi : il dit : “Pas cela !” - et le combat. De là résultent peut-être des états de choses qui sont tout aussi intolérables ; et peut-être qu'à ce moment-là la force qui permettrait de se révolter encore a été dépensée. On dit : “ Si celui-ci n'avait pas fait cela, alors le mal ne serait pas arrivé.” Mais de quel droit le dit-on ? Qui connaît les lois d'après lesquelles la société évolue ? Je suis convaincu que même le plus intelligent n'en a pas la moindre idée. Si vous luttez, alors vous luttez. Si vous espérez, alors vous espérez. On peut lutter, espérer et croire, sans croire scientifiquement. »" (pp. 150-155)

- Pascal encore, me semble-t-il : « Agenouillez-vous, prierez, et vous croirez. » Sautons cent pages et dix ans, voici le deuxième extrait que je voulais citer :

"Le comportement de l'homme des faits [peut être caractérisé] comme constituant l'antithèse exacte et le refus de toute espèce d'idéalisme. Le mot d'ordre est de ne compter que sur ce qu'il y a de plus sûr, c'est-à-dire de plus égoïste et de plus inférieur en l'homme. A la dure école des faits, en particulier des faits de l'être humain et de la condition humaine, on a appris avant tout à ne pas s'en laisser conter et à ne pas être dupe, une situation que Musil décrit comme étant celle de quelqu'un qui s'obstine en quelque sorte à nager sous l'eau et, même s'il risque d'en périr, s'interdit de remonter à la surface pour respirer. La caractéristique dominante de l'époque est justement cette impossibilité de croire aux idéaux que l'on continue de professer ou peut-être, selon une loi que Bergson a appelée celle de la « double frénésie », l'alternance caractéristique entre des phases d'idéalisme et d'utopisme extrêmes, qui, même lorsque le langage utilisé est complètement laïc et les préoccupations en principe purement séculières, sont fondamentalement d'inspiration religieuse, et des phases de réalisme et de positivisme non moins extrêmes, comme par exemple celle dont le comportement des jeunes générations elles-mêmes donne actuellement [1991] un exemple typique et pas forcément rassurant. Comme dirait Musil, sous une forme ou sous une autre, la confrontation entre l'Eglise et l'Etat, qui a commencé au début des temps modernes, continue à dominer notre époque ; et, comme la synthèse semble de plus en plus improbable, on finit même par oublier qu'elle pourrait être nécessaire." (p. 249)


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[1]
En revanche, mais ce n'est pas le lieu de le démontrer, nos amis Guénon et Muray, tout « passéistes » qu'ils puissent être ou paraître, ne sont pas concernés par ces critiques.

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dimanche 27 janvier 2008

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, II.

Gareth Pass


"Dans sa communication au « Congrès international des écrivains pour la défense de la culture », qui a eu lieu à Paris en 1935, Musil a défendu l'idée - peu séduisante pour le genre de public auquel il s'adressait - que les seuls « axiomes culturels » acceptables que l'on puisse à la rigueur proposer sont malheureusement beaucoup plus faibles et imprécis qu'on n'aimerait le croire. Ce qui signifie qu'il n'est jamais facile de savoir contre qui et contre quoi, en particulier contre quel régime politique, la culture doit être défendue, pour ne rien dire du fait qu'elle peut aussi avoir besoin d'être défendue contre ses défenseurs eux-mêmes. Même dans le contexte dont il s'agit et contrairement à l'opinion de la plupart des auditeurs qu'il a en face de lui, Musil n'est pas convaincu qu'il existe réellement des Etats qui puissent être considérés en eux-mêmes comme des ennemis et d'autres, au contraire, comme des alliés naturels et des serviteurs dévoués à la culture. Et il insiste particulièrement sur le fait que, contrairement à l'habitude qu'ont les hommes politiques de considérer « une culture prestigieuse comme le butin naturel de leur politique, de la même façon que les femmes étaient échues autrefois aux vainqueurs », la culture n'est jamais le produit direct de l'action de l'Etat : « La culture d'un Etat n'est pas la résultante de la moyenne de la culture et de la capacité culturelle de ses habitants, elle dépend de sa structure sociale et de circonstances multiples. Elle ne consiste pas dans la production de valeurs spirituelles du fait de l'Etat, mais dans la création de dispositifs qui facilitent leur production par l'homme individuel et assurent à de nouvelles valeurs spirituelles la possibilité d'exercer leur action. C'est sans doute à peu près tout ce qu'un Etat peut faire pour la culture ; il doit être un corps vigoureux, docile, qui héberge l'esprit. [1] »

La culture possède, de toute évidence, une dimension supranationale et supra-temporelle. Elle n'est pas liée intrinsèquement à une forme politique, à une idéologie ou à une classe. Elle n'est pas essentiellement une question de don ou de génialité, puisque celle-ci est, de toute façon, « distribuée comme l'occurrence des autres raretés. » On pourrait croire que les régimes démocratiques de type parlementaire favorisent spécialement l'épanouissement de la culture. Mais les choses ne sont malheureusement pas aussi simples : « Ils garantissent à la culture une liberté très étendue. Mais, dans ce cas, ils garantissent la même liberté à ceux qui lui font du tort. Il n'y a pas de raison qui oblige à identifier, pour le meilleur et pour le pire, l'essence de la culture avec eux. Même l'absolutisme éclairé est bon, seulement il faut que l'absolu soit éclairé. » Inversement, même si l'on songe au cas de régimes particulièrement autoritaires et hostiles à la culture, il n'est pas facile d'imaginer une infrastructure sociale et politique qui rendrait intrinsèquement impossible la formation d'une authentique culture. (...) La culture a évidemment un lien naturel avec la paix et on peut constater qu'« il y a un pacifisme naturel, mais également un caractère par nature apolitique de ceux pour qui les oeuvres de la culture constituent une chose sérieuse ». Mais il est vrai aussi qu'une grande culture naît généralement de la victoire et que les grandes victoires sont liées souvent à ce que l'on appellerait, dans un autre contexte, de grands crimes. La culture apparaît dans ce cas « comme le salaire psychologique de la victoire ou comme sa soeur la plus tendre. » Musil trouve une partie de l'explication de tous ces paradoxes dans une remarque de Nietzsche, qui semble avoir marqué profondément sa réflexion sur le problème de la culture contemporaine : « La victoire d'un idéal moral est remportée par les mêmes moyens immoraux que n'importe quelle victoire : violence, mensonge, calomnie, injustice. » Une conséquence importante qui résulte de cela est que l'on a tort de s'indigner contre la brutalité, l'arrogance et l'extravagance, pour ne pas dire l'aberration pure et simple, qui constituent les apparences sous lesquelles se présente généralement, dans un premier temps, la nouveauté : « Nous contrevenons à cette observation qui a un contenu de vérité important toutes les fois que non seulement nous nous insurgeons contre la grossièreté et l'absurdité du nouveau, mais confondons également cette révolte personnelle avec les lois de l'histoire de la création. Il est ici tentant de prendre l'habituel pour le nécessaire. »

Justifié ou non, le diagnostic formulé dans L'homme sans qualités sur le cas de la philosophie correspond à l'un de ces paradoxes culturels qui rendent si difficile et hasardeuse la formulation explicite d'un véritable programme de défense de la culture : « (...) les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l'on en peut juger par les regrets que l'on entend communément exprimer sur ce point. C'est pourquoi la philosophie au détail est pratiquée aujourd'hui en si terrifiante abondance qu'il n'est plus guère que les magasins où l'on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché, alors qu'il règne à l'égard de la philosophie en gros une méfiance marquée. On la tient même pour carrément impossible. »

En d'autres termes, si nous savons à peu près quelles sont les qualités individuelles qui constituent des « présupposés psychologiques indispensables » pour le développement d'une culture : liberté, franchise, courage, incorruptibilité, sens critique et sens de la responsabilité, amour de la vérité, etc., nous ignorons, en revanche, presque complètement par quels moyens directs ou indirects, nobles ou méprisables, elles peuvent être suscitées ou fortifiées. Musil remarque que, « à moins que les qualités de ce genre ne soient soutenues chez tous les hommes par un régime politique, on ne les voit pas non plus se manifester dans les dons particuliers. » Agir sur la connaissances des conditions sociales qui rendent possible la réalisation de ce préalable fondamental pourrait donc bien « être, pour l'auto-défense de la culture, la seule chose qui puisse être obtenue par des moyens non-politiques. »

Cette conception originale des relations qui existent entre la culture et ses présupposés matériels, sociaux et politiques est d'une importance cruciale pour comprendre le jugement que Musil formule sur le monde contemporain, et en particulier son refus systématique de se joindre au choeur des nostalgiques qui déplorent que la civilisation industrielle et technique ait rendu plus ou moins impossible le développement d'une véritable culture, en détruisant ce qu'on est convenu d'appeler l'« âme », c'est-à-dire ce qui, pour l'auteur de L'homme sans qualités, se réduit à une sorte de « grand trou » que l'on remplit habituellement avec des idéaux et de la morale. En réalité, il n'y a aucune raison de croire qu'une époque comme la nôtre n'est pas, comme n'importe quelle autre, en mesure de produire sa propre culture, même s'il est vrai qu'elle peut être tentée de trouver dans sa situation particulière des éléments qui l'amènent à douter sérieusement de cette possibilité.

La seule inquiétude réelle de Musil sur ce point est liée à sa conviction (ou son impression) que la quantité totale d'énergie spirituelle disponible dans un groupe humain n'est pas illimitée et que les sociétés contemporaines pourraient être condamnées, par leurs dimensions et la complexité de leur mode d'organisation, à en distraire une part de plus en plus importante pour le simple maintien du minimum d'ordre, de stabilité et de sécurité dans l'existence quotidienne et dans les rapports entre les hommes, qui constitue l'une des conditions nécessaires du développement de la culture et de toute espèce de progrès, à commencer par le progrès politique, économique et social lui-même. De ce point de vue, il est possible que les représentants de l'esprit soient dans l'illusion, lorsqu'ils négligent le fait que l'esprit lui-même est probablement soumis à une sorte de principe de conservation qui réduit leurs possibilités d'action à une simple modification de la distribution de l'énergie spirituelle entre les différentes formes qu'elle peut prendre et les différents usages que l'on peut en faire. Ce genre de supposition pourrait inspirer un avertissement sceptique du type suivant : « Halte, vous les gardiens et les administrateurs de l'esprit humain ! Aussi loin que remonte l'évolution historique, nous avons vu une capacité de production spirituelle qui est restée égale à elle-même en quantité. Ici, elle s'est dépensée dans les milles petites astuces de la vie quotidienne, là elle a pris, en tant que religion, la forme d'un mouvement puissant ou elle s'est dissipée dans les mille petits ruisseaux de la spéculation. Et vous tous, les travailleurs intellectuels, vous qui croyez être des augmentateurs de l'esprit, vous n'en êtes que des répartiteurs, vous ne changez rien à la somme, mais seulement à la division en énergie cinétique et énergie potentielle de l'esprit. »

Le « principe de distribution des énergies spirituelles » entraîne comme conséquence que, d'une certaine manière, « la culture et la politique se font réciproquement obstacle ». Comme le remarque Nietzsche : « Si l'on se dépense pour la puissance, la grande politique, l'économie, le commerce international, le parlementarisme, les intérêts militaires, - si l'on dissipe de ce côté la dose de raison, de sérieux, de volonté, de domination de soi que l'on possède, l'autre côté s'en ressentira. La culture et l'Etat - qu'on ne s'y trompe pas - sont antagonistes : “Etat culturel” [KulturStaat], ce n'est là qu'une idée moderne. L'un vit de l'autre, l'un prospère au détriment de l'autre. Toutes les grandes époques de culture sont des époques de décadence politique : ce qui a été grand au sens de la culture a été non politique et même anti-politique {Crépuscule des idoles [2]}». Musil remarque, à propos de ce passage, qu'il faudrait ajouter aux ressources énergétiques énumérées par Nietzsche, dans lesquelles la culture et la politique puisent aux dépens l'une de l'autre, l'imagination, qui constitue précisément « ce qu'un aventurier, un poète, un politicien, un historien, un philosophe et un soldat doivent avoir en commun et qu'ils amènent, à leur détriment réciproque, à une forme unilatérale. »

Si l'on considère les choses de cette façon, la conclusion à tirer de la remarque de Nietzsche est simplement qu'un « peuple ne peut pas être en même temps politiquement et spirituellement créateur. » Cela laisse, comme le constate Musil, tout l'espace possible à l'absence de créativité et ne contient absolument rien qui interdise à un peuple de n'être créateur ni du point de vue politique ni du point de vue culturel. Il se pourrait en outre, que, comme on l'a remarqué plus haut, la quantité d'imagination et d'intelligence nécessaire pour réaliser simplement les conditions négatives de la culture et du progrès en général soit déjà devenue suffisamment grande [3] pour que nos sociétés soient condamnées à une certaine stagnation à la fois sur le plan culturel et sur le plan politique lui-même, dans la mesure où l'instauration et la préservation d'un ordre supportable ont tendance à absorber l'essentiel de l'énergie disponible, sans laisser subsister aucune possibilité réelle de mouvement. Si les simples dépenses de fonctionnement suffisent à dévorer la plus grande partie du capital énergétique, il est de plus en plus difficile d'effectuer les investissements nécessaires à la préparation d'un avenir qui ne soit pas simplement subi, mais construit." (La voix de l'âme..., pp. 129-134.)

Une pierre dans le jardin de Castoriadis, pour finir... C'est l'apocalypse selon saint Karl (Kraus), en deux versets :

"Ça continue. C'est la seule chose, qui continue."

"L'état dans lequel nous vivons signifie vraiment que le monde sombre : il est stable."

Traduit en langage courant : qui n'avance pas recule, mais dans les conditions actuelles, qui avance risque fort de se casser la gueule.

Cela n'empêche tout de même pas la prise de risques, heureusement :



This is brilliant !



Il y a un problème de publication sur Firefox-de-mes-couilles : avant de devenir fou, je retranscris les passages manquants dans un commentaire que je vous invite à consulter si vous naviguez avec cette merde.












[1]
Ce qui est déjà plus optimiste que la sentence de Courier, ainsi résumée par Huysmans : "Ce que l’Etat encourage dépérit, ce qu’il protège meurt.". Cité par M. Fumaroli dans L'Etat culturel - dont j'extrais aussi, pour prolonger le sous-texte sarkozyen qui traverse ce que j'écris en ce moment : "Il ne reste plus que deux degrés de style : le style administratif et le style voyou. Deux langues de bois."

[2]
(Denoël-Gonthier, 1970, pp. 68-69). Idée récurrente sans doute chez Nietzsche, puisqu'on la trouvait déjà, au niveau de l'individu, dans les Considérations inactuelles :

"Désormais, il est probable que ce sera toujours davantage un signe de supériorité intellectuelle que de ne pas attacher trop d'importance à l'Etat et aux devoirs qu'il impose ; car quiconque a le furor philosophicus au corps n'aura plus de temps pour le furor politicus et s'abstiendra sagement de lire les journaux chaque jour et plus encore de servir un parti, bien qu'on ne doive pas hésiter un instant à prendre sa place dans le rang si son pays est réellement menacé. Ce sont les Etats mal organisés que ceux où d'autres que les hommes d'Etat doivent s'occuper de politique et ils méritent de périr par le nombre de leurs politiciens."

[3]
"Il faut lier le triomphe du vouloir-guérir comme vision du monde aux progrès de la médecine. Face à la galopade démographique dont je parlerai un peu plus loin, l'événement peut-être le plus important de l'ère. Le plus gros, donc caché par tous les écrans possibles : 190 millions d'Européens en 1800, 400 millions en 1900 [et 732 millions en 2007...]. Au fond, il ne s'est passé que ça, et tout ce qui s'est quand même passé vient de là. De ce gonflement. De cette protubérance géante. De cette explosion de la supernova humaine. Avec des conséquences bien sûr innombrables dans l'histoire des idées. Peut-être même serait-il possible d'évaluer celles-ci en fonction de leur capacité, ou non, de traiter le problème. Vouloir-guérir. Vouloir-s'accroître. Devenir-nombre. Croire déceler sa fin dans le nombre. Toutes les sociétés avant nous ont dû trembler d'en arriver là où nous sommes, dans le multiple déchaîné par lui-même et pour lui-même [la partouze ?]. D'où leurs rites, interdits, cérémonies, sacrifices, espaces sacrés, cartographies compliquées pas du tout absurdes ou mystifiées comme on a cru pouvoir l'affirmer. Averties au contraire intimement. Multipliant les barrières et les obstacles et les faux obstacles. Pour éviter, pour retarder les désastres consécutifs au remembrement général. A l'indifférenciation déferlante..." (P. Muray, ici girardien et guénonien, Le XIXe siècle..., "Tel", p. 80.)

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samedi 26 janvier 2008

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, I.

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De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, II.

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, III.

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, IV.

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, V.

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, VI.


De moins en moins de réponses, de plus en plus de questions... Première salve d'une série placée sous le double patronage de Robert Musil et Jacques Bouveresse.

"L'idéalisme, tel qu'il est généralement pratiqué (ou plutôt simplement professé), repose sur la conviction que les idéaux ne peuvent jamais devenir réels et constitue plutôt un encouragement à ne rien faire de sérieux pour qu'ils le deviennent. Il se combine donc sans la moindre difficulté avec le réalisme le plus brutal, que rien n'empêche de professer, lui aussi, en théorie, le plus grand respect pour les idées, à condition qu'elles ne soient utilisées que pour l'explication et la justification, et surtout pas pour la réalisation. Si l'on va jusqu'au bout de l'idée que la réalité n'a rien à faire des idéaux, il faut admettre que l'on peut seulement vivre « pour » eux, et non agir en fonction d'eux, autrement dit, que les idéaux ne sont à leur place que dans le monde de l'idéal et doivent, autant que possible, y rester. (...) L'attitude de l'homme du réel (par exemple, dans L'homme sans qualités, de Tuzzi) est marquée par une méfiance systématique envers la réalité, que l'on doit aborder armé jusqu'aux dents et « comme si elle était une bête de proie » [Musil]. Et c'est parce qu'il y a jamais aucune faveur et rien de bon à attendre d'elle et qu'elle doit, au contraire, être toujours traitée sur le mode de l'hostilité et de la contrainte que la fonction réelle des idéaux, aussi indispensables et vénérables qu'ils puissent être, ne peut pas être de chercher à se concrétiser. A cela Musil oppose la mentalité de l'essayisme, qui s'oriente plutôt en fonction du futur et du virtuel, et qui est faite, pour une part essentielle, de confiance envers la réalité et, plus précisément, envers les possibilités insoupçonnées et imprévues qu'elle peut aussi receler.

L'idéalisme indirect [professé par Musil], qui n'est justement pas celui de l'homme du réel, mais de l'homme du possible ou de l'essayiste, s'appuie sur la croyance 1) que les idéaux peuvent parfois devenir réels, et 2) qu'ils ne le peuvent que d'une façon qui n'a généralement rien de direct et avec la contribution, presque toujours indispensable et souvent essentielle, de ce que l'on a coutume d'appeler la méchanceté et le mal. C'est un peu comme si l'idéal pouvait tomber parfois du ciel par des chemins bien réels, mais peu prévisibles et on ne peut plus détournés, et à des endroits qui ne sont pas du tout ceux auxquels on s'attendait.

- Dieu écrit droit avec des lignes courbes...

C'est, en tout cas, la seule façon possible de restituer à l'idéalisme une forme de respectabilité et de sérieux, puisque tous les programmes qui se sont fixé explicitement la réalisation directe de certains idéaux semblent avoir abouti chaque fois à la production directe de ce qui leur est, à première vue, le plus opposé, une situation dont on a tendance à imputer la responsabilité ou bien à la réalité, qui refuse obstinément et peut-être par essence de s'y conformer, ou bien aux idéaux eux-mêmes, alors qu'elle n'est, en réalité, probablement que la conséquence de la conception erronée que l'on se fait et du mauvais usage que l'on fait de ceux-ci.

Musil développe [ces idées] dans un passage très suggestif d'une esquisse de chapitre qui date de 1921. Elle est consacrée aux relations d'Ulrich avec le personnage de Léone, et notamment à leurs longues excursions pédestres, qui donnaient au héros, présenté comme « un jeune idéaliste », secrètement honteux de s'afficher avec une femme de cette sorte, l'impression qu'« il passait à travers la nature de Dieu en tenant un porc en laisse ». Musil explique qu'[Ulrich] ne se fiait pas à ce qu'il savait sur des choses comme la femme idéale ou les idéaux en général :

« [Ulrich] affirmait (...) que la nostalgie est une chose en soi et la réalité en est une autre. Que les idéaux ne sont pas un degré de réalité d'une perfection que l'on ne peut atteindre, auquel on peut aspirer, ou que l'on peut avoir perdu avec le péché originel, mais une chose tout à fait différente. La vie est une route extraordinairement longue, qui mène à travers les régions et les zones les plus étrangères l'une à l'autre. Les animaux qui passent sur elle ont mangé dans le sud avec leur nourriture des graines tropicales et les déposent au nord avec leurs excréments ou l'inverse et subitement fleurit quelque part une splendeur étrangère, une végétation merveilleuse, tombée du ciel. Il tenait avec opiniâtreté que prodige, nostalgie, idéaux, enthousiasme, grandeur doivent, d'une manière ou d'une autre, naître d'une façon comme celle-là ; indirectement comme un intestin de mouton reste toujours un intestin de mouton, même lorsqu'il est préparé et gratté avec un archet, et pourtant il est alors une mélodie de violon de Beethoven et une source de béatitude.

- de même que cette admirable image, si typique de Musil.

Il ne pouvait simplement pas encore l'exprimer de façon adéquate, mais il était certain qu'avec sa conception un nouvel idéalisme poindrait, qui remettrait droite la vie humaine attelée entre des fausses oppositions. »

Remettre droite, rien que ça... Il ne s'agit peut-être que d'une direction à indiquer, pas d'un véritable espoir. Quoi qu'il en soit, je redonne la parole à Jacques Bouveresse, qui résume tout ceci et enchaîne sur des idées qui valent la peine d'être retranscrites, mais nous éloignent quelque peu de ce sur quoi je voudrais insister dans cette série de retranscriptions, et que par conséquent je ne commenterai pas :

Si le savoir se révèle sans doute de plus en plus inconciliable avec l'idéalisme de type traditionnel, il ne l'est donc pas nécessairement avec l'idéalisme d'une autre espèce que nous devons désormais essayer d'imaginer. Il devrait même, selon Musil, pouvoir en constituer une partie intégrante. Et il n'est pas non plus incompatible avec l'idée de Dieu, qui est, dit-il, présente dès le début de L'homme sans qualités. On peut voir en Ulrich un homme qui « a en soi l'humilité inductive tout comme la relation présomptueuse à Dieu ». Le chemin de la science, qui nous en a apparemment détournés définitivement, pourrait bien en fin de compte nous conduire à la découverte (et à la seule découverte possible) de Dieu. C'est ce que Musil appelle la foi selon le savoir, au lieu de la foi malgré ou contre le savoir. Et on peut dire du Dieu dont il s'agit la même chose que des idéaux : ce n'est pas un Dieu qui pourrait rester indéfiniment absent de la réalité et à une distance infinie d'elle, mais au contraire un Dieu qu'il s'agit d'abord de rendre réel et qui le deviendra peut-être un jour (Musil parle d'un « devenir-réel » de Dieu [Realwerden Gottes)."

(La voix de l'âme..., pp. 69-71)

Précisions, autres aspects, autres angles d'attaque, conséquences, etc. à suivre !



Pour vous occuper ce week-end, si besoin est :

- je ne l'ai pas relu, mais dans mon souvenir c'est un bien bon texte : quelques mises au point de Lucien Scubla sur la religion en général et Durkheim en particulier ;

- je ne l'ai pas lu, mais ça peut être intéressant : un travail en cours de Christian Laval sur Mai 68.


rugby

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mardi 22 janvier 2008

Nature humaine mon cul ? - V : Arnault, Voyer, Lévy, Kubrick.

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Faut-il soupirer, baisser les yeux, condamner ?


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Franchissons le Rubicon...



En réalité, la livraison de ce jour ne porte pas sur le concept de nature humaine : on s'attache à y tirer certaines conséquences, d'un point de vue cette fois plus « politique », des citations conjointes de M. Sahlins, C. Geertz et J.-P. Voyer réunies dans le premier texte de cette série.

Revenons pour commencer aux pauvres, en l'occurrence aux pauvres d'aujourd'hui, et citons-nous sans vergogne : commentant une expression de Pierre Bérard, j'écrivais en juin 2006 :

"Quant à la « métamorphose de la pauvreté en misère » (...), il importe de ne jamais oublier qu'elle est un drame spirituel aussi bien que matériel, puisqu'obligeant les êtres humains à ne se concentrer que sur leurs besoins animaux."

C'est le carré dans lesquels sont pris les pauvres et ceux qui le deviennent aujourd'hui :

- d'un côté - c'est le thème du « pouvoir d'achat » - ils ont de moins en moins de ronds et se rapprochent de la misère, donc de la tyrannie des besoins ;

- d'un côté, si en ayant de moins en moins de ronds ils se rapprochent de la tyrannie des besoins, c'est parce qu'ils sont déjà dépendants des besoins, qu'ils vivent déjà dans la tyrannie des besoins, qu'ils sont bien trop enclins, comme les y incite d'ailleurs depuis des années notre bien-aimé Président, à « consommer » ;

- d'un côté, dans un monde où la séparation est instituée, il n'y a pas tant d'autres choses que cela à faire pour se distinguer que d'essayer de le faire par la « consommation » (Tocqueville, Girard, etc.). Certes c'est lutter contre l'indifférenciation et l'entropie par le moyen le plus mesquin (et qui plus est, contre-productif), mais

- d'un côté, dans un monde où la séparation est instituée, où la religion n'est plus un lien social, les tentatives éparses, et donc sectaires d'échapper par le sens à la tyrannie des besoins, ne peuvent sans doute que se dissoudre dans des groupements new-age, baba, occultistes, écolos, vaguement sexuels, etc. aussi grotesques les uns que les autres.


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(En bonne logique, notre raisonnement nous amène à estimer que le mieux alors est de se tourner, suivant ainsi à la fois Weber et Guénon, vers les religions instituées, et de là, d'attendre et regarder ce qui se passe. Ce qui pose tout de suite des problèmes concrets : à l'époque de ces deux penseurs, et pour l'Occident, il s'agissait, et quoi qu'il fût déjà en fort déclin, du christianisme, mais maintenant : le christianisme, une forme sécularisée du christianisme comme « les droits de l'homme », l'islam ?)

Et les riches, dans tout cela ? Je répondrai, autant qu'il m'est possible, car je fréquente plus de pauvres que de riches, par deux citations :

- dans Nouvelle vague de Godard (1990), une jeune bonne, dans un grand hôtel, demande à une supérieure : « C'est quoi, la différence entre nous et les riches ? - Ils ont plus d'argent. » ;

- le d'habitude extrêmement répugnant Karl Lagerfeld,


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(la poilue, au milieu)


à qui un petit merdeux de journaliste télé demandait récemment combien il avait sur son compte en banque, répondit avec autant de spontanéité que d'à-propos : « Mais qu'est-ce que j'en sais ? C'est une question pour les pauvres, ça ! ».

Autrement dit, le riche selon M. Lagerfeld est celui qui échappe à la tyrannie des besoins. Mais il devient de plus en plus un simple riche selon Godard, c'est-à-dire qu'au lieu d'être différent, il a plus ; au lieu d'être différent qualitativement, il est différent quantitativement. On peut soutenir que dans les faits, à partir du moment où l'on ne manque de rien, on est aussi peu soumis aux besoins qu'il est possible à un membre de l'espèce humaine contemporaine de l'être, mais il me semble, dans ce que je crois comprendre de la façon dont ils se comportent, que les riches d'aujourd'hui sont aussi, au moins pour une bonne partie d'entre eux, prisonniers de la tyrannie des besoins que le pékin moyen (ce sont des « pauvres avec plus d'argent », comme le rappelait il y a quelques jours le Dr Orlof). Leur fuite en avant vers des hausses de « rémunération » à faire pâlir (peut-être pas d'envie, justement) un Rockfeller (qui, lui, se savait différent des pauvres) montrerait en tout cas qu'ils sont pris dans un mécanisme qui les dépasse, dans le « Règne de la quantité », que leur lutte pour la reconnaissance passe plus par l'étalage de nombres que par la construction de différences.


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Gauchiste deleuzien !

Que, dans cette lutte dégradée pour la reconnaissance, ils entraînent Popu à leur suite et contribuent à nous mettre tous dans le merdier actuel, voilà qui suffit pour que l'on n'aie guère envie de les plaindre. Mais qu'ils s'angoissent autant pour des résultats d'estime de soi et de regard des autres aussi mineurs, voilà qui nous permet, sinon de ne jamais les envier, du moins de ne souffrir de cette envie que par intermittences. (Et puis la femme de AMG est plus belle que toi, connasse !)

Je vous laisse sur ce moralisme de bon ton, qu'il n'est pas interdit d'interpréter comme un constat d'impuissance.


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L'oeil était dans la tombe...


Addendum.

J'ai rédigé ce texte tout de suite après la première livraison de la série sur la nature humaine, l'ai laissé en suspens pour me consacrer aux abstractions auxquelles vous avez eu droit ces derniers temps, commençais à me demander s'il fallait le mettre en ligne : la lecture hier matin de ce texte de Serge Halimi me rappelle son actualité. Par réaction à la prose quelque peu envieuse de S. Halimi, on se dit qu'au moins Bernard Arnault essaie de créer un peu de cérémonial, même si celui-ci a l'air assez kitsch. Mais cela repose tout de suite la question générale de ce que peut ressentir quelqu'un d'extérieur au cérémonial. Et, plus précisément, dans le cas de M. Arnault, il se peut que la machine tourne complètement à vide, que dans ces parties personne ne s'amuse, que personne n'y croie, tant notre humanité est vidée de cérémonie. Il faudrait m'inviter, que je puisse juger sur pièces (comme la plupart des intellectuels, j'ai une mentalité et un comportement de pique-assiettes). Néanmoins, quand on lit, dans le livre de S. Mintz Sucre blanc, misère noire la description suivante, on se prend à penser que les cérémonies des riches sont souvent bien ennuyeuses (les subtleties dont il est question sont de grandes pièces montées en sucre qu'affectionnaient les souverains anglais du XVIIe pour leurs fêtes, et qui coûtaient alors une fortune) :

"Aux alentours de 1660 (...), Robert May, célèbre cuisinier (...), rédigeait des recettes à l'intention des bourgeois fortunés, qui trahissaient un réel effort pour singer la royauté (crime de lèse-majesté !). « Façonnez la maquette de navire dans du carton » conseille-t-il à ceux qui, malgré leur aisance, ne pouvaient se permettre des subtleties en massepain. Et de décrire ensuite avec moult détails une étonnante sculpture en sucre comprenant un cerf qui « saigne » du vin de Bordeaux lorsqu'une flèche est retirée de son flanc, un château qui dirige le feu de son artillerie sur un vaisseau de guerre, des tourtes dorées tout en sucre et remplies de grenouilles et d'oiseaux vivants, et bien d'autres choses encore. Ce festival se termine par des lancers de coquilles d'oeufs remplies d'eau parfumée que les dames s'envoient les unes aux autres pour neutraliser l'odeur de la poudre à canon. Robert May confie à ses lecteurs : « Tels étaient autrefois les délices de la Noblesse, à l'époque où l'on savait encore tenir une maison en Angleterre, et où l'épée servait pour de bon et n'était contrefaite qu'à l'occasion d'Exercices aussi honnêtes et louables que ceux-là. »" (p. 114)

- Le bon temps, c'est toujours avant... Evidemment, le pittoresque de la description la rend savoureuse, mais ces lancers d'oeufs entre dames de la haute, même remplis d'eau parfumée, ne puent-ils pas l'ennui ? Et, j'y reviens, la partouze ? La partouze comme remède à l'ennui bourgeois. Un des plus beaux disques de Léo Ferré s'intitule La violence et l'ennui. La vie du riche bourgeois pourrait être sous-titrée La partouze et l'ennui.


24m


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Ce n'est pas là pudibonderie de ma part, ni confusion facile entre activité collective, quelle qu'elle soit, et partouze : ce qui manque à la fête de Bernard Arnault comme à ces divertissements de bourgeois fortunés, tant par rapport aux fêtes royales du XVIIe siècle - où les subtleties délivraient de subtils messages symboliques à l'adresse des opposants au Roi - qu'à un potlach Kwakiutl, c'est un réel enjeu de pouvoir, c'est une liaison entre le cérémoniel et ce que nous appelons aujourd'hui « politique ». Bien sûr, il y a une affirmation par Bernard Arnault de son pouvoir, notamment en habillant lui-même en Dior des membres du personnel politique.


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Mais la fête elle-même n'est pas un lieu de tension politique organisée et agonistique entre participants - au contraire d'un potlach - et donc semble bien tourner à vide, comme le très répétitif sexe en groupe [1].


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De ce point de vue, donc, on peut comme Serge Halimi désapprouver la tenue de telles parties et le fait qu'elles soient présentées à notre convoitise. Mais on peut douter que M. Halimi tiendrait un autre discours si ces parties avaient un sens cérémoniel réel. Qu'elles puissent en avoir un dans la France de 2008, c'est une autre question.


Une remarque encore : BHL, cité par S. Halimi, évoque « la vertu qu'[a l'argent] de substituer le commerce à la guerre » : on reconnaît là une idée de Benjamin Constant, idée à laquelle on peut donner au moins autant de contre-exemples que d'exemples. Le même Benjamin Constant, ai-je récemment appris (Oeuvres de Joseph de Maistre, "Bouquins", 2007, p. 948, ça y est je m'y suis lancé, c'est admirable), fournissait de belles phrases républicaines en 1795 contre l'idée d'une Restauration, en grande partie parce qu'il s'était porté acquéreur de biens nationaux et qu'il craignait, en cas de Restauration, pour sa fortune et pour ses fesses. On n'accablera pas celui que Maistre traitait de « petit drôle » pour ses tergiversations politiques ultérieures, en une période il est vrai troublée, mais au vu de cette confusion entre intérêts privés et conseils publics, le parallèle avec le fortuné BHL est pour le moins aisé à faire. Toujours les mêmes experts en vaseline sous formes de beaux discours adressés aux autres, toujours les mêmes spécialistes de la volte-face dûment justifiée. On a beau les connaître, ils ne dégoûtent pas moins.




[1]
Dans la scène de partouze chic et cérémonielle de Eyes wide shut, c'est l'ennui et la fascination quelque peu morbide qui sont d'abord les sentiments prédominants. La cérémonie ne devient intéressante que lorsque la fraude du personnage principal est découverte, et que l'on peut s'achemine vers une mise à mort : lorsqu'il y a un autre enjeu que la copulation.


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L'oeil était dans la tombe...

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dimanche 20 janvier 2008

Viva Italia.

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Depuis des années je dois écrire un texte sur Sergio Leone, Jean-Pierre Melville, Jacques Demy et Valerio Zurlini, comme représentatifs, dans leur travail des années 60, chacun au sein d'un genre différent (western, polar, comédie musicale, mélo) d'un tournant maniériste qui fut aussi le chant du cygne stylistique de ces genres, avant que la triste réalité ne s'empare d'eux. Il peut paraître étonnant de classer comme "réalistes" les membres de la génération suivante, américaine (italo-américaine en l'occurrence) - Scorcese, de Palma, Coppola, Cimino, dont la sensibilité lyrique, ou "opératique", si l'on préfère, n'est pas un secret, mais il suffit de comparer Un flic et Mean Streets, séparés d'une seule année, pour voir ce que je veux dire.

Quelques acteurs et actrices communs, à la beauté parfois sublime, souvent figée, un sens presque dérisoire du hiératisme des corps, un mélange de solitude et de protection de soi par le travail en troupe, l'influence patente de grands anciens (le Visconti du Guépard, le Hitchcock de Vertigo à Marnie), le rôle de l'Italie là-dedans - Daney écrivait, à propos de Berlusconi, que l'Italie qui durant la Renaissance avait donné le tempo à l'occident, était peut-être en train d'inventer les formes dans lesquelles celui-ci allait se dissoudre : de ce point de vue le rapport au genre des cinéastes en question s'inscrirait dans une histoire plus large, à la fois en réalité italienne et américaine, via donc les italo-américains de la génération suivante.

Bref, en attendant de voir si j'explore un jour plus avant cette intuition, un petit échantillon, à la fois dramatique et carnavalesque, entre le western, la comédie et l'opéra...





"Bravo..."

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mercredi 16 janvier 2008

"Phase ultime" ?

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("Manouche" et "Orlof" sont consternés, il n'en peuvent mais...)



Pourquoi le nier, j'ai un peu calé sur L'homme sans qualités : l'attirance perpétuelle pour de nouveaux horizons d'une part, la difficulté propre au livre, particulièrement en sa deuxième partie ("mystique") d'autre part, ont eu momentanément raison de ma patience. Momentanément, parce qu'étant conscient que par rapport à mon "cadre de travail" Musil occupe une place bien particulière, une possibilité qu'il est à peu près le seul à creuser, ou à creuser aussi bien, il n'était pas question de l'abandonner trop longtemps.

N'ayant jamais eu honte d'avoir recours aux spécialistes, redécouvrant par ailleurs toute l'utilité des divers travaux de Jacques Bouveresse, j'ai donc décidé de me laisser guider par lui pour revenir à Musil. Que, dans ce qui suit, J. Bouveresse fasse tenir à Musil des thèses proches des miennes, que, de plus, ces thèses aient pu être soutenues il y a quatre-vingt ans, ne peut qu'apporter de l'eau à mon moulin :

"On a l'habitude d'évoquer l'attitude « ambivalente » de Musil, partagé entre le refus et la nostalgie de l'unité et de la totalité. [Dieter Hornig évoque] « la contradiction profonde de Musil, à savoir l'évaluation ambivalente que sa critique de la civilisation fait de la “dissolution”, de la désintégration : tantôt elle est la perte de l'unité et des liens, un symptôme de décadence, qui doit être stoppé par un “sens” nouveau, par un ultime signifié, afin de basculer dans un nouvel universalisme ; tantôt elle apparaît comme une chance, comme un gain de liberté et de nouvelles possibilités de donner forme à l'Histoire » [1]. Il y a bien, en effet, chez Musil ce genre d'ambivalence et même, si l'on veut, de contradiction. Mais ce qui est important dans la contradiction est justement qu'elle puisse être vivante et le soit même, dans certaines situations, beaucoup plus que l'unité vivante que l'on cherche à faire revivre. Et si, comme le pense Musil, nous sommes engagés dans une période de transition qui exige de la vigilance, du sang-froid et de la patience, parce que nous ne savons tout simplement pas encore à quoi elle peut aboutir, il n'est pas surprenant qu'il faille à la fois réaffirmer la présence persistante du besoin de « sens », d'unité et de totalité et de se défendre à chaque instant contre la séduction qu'exercent toujours, en pareil cas, les synthèses fallacieuses qui arrivent trop tôt et trop vite.

S'il revenait aujourd'hui, l'auteur de L'Homme sans qualités considérerait sans doute la vogue du discours philosophique post-moderne comme le dernier avatar d'un conflit qui existe depuis quelque temps, dans la mentalité de l'homme contemporain, entre l'obligation d'être moderne et le désir plus ou moins nostalgique et aussi plus ou moins mythique de cesser une bonne fois de l'être, autrement dit, comme une des innombrables contradictions que la culture d'aujourd'hui trouve le moyen d'héberger en son sein :

- sans nous y attarder, mentionnons tout de même que les sociétés modernes n'ont pas le privilège de la contradiction : je feuillette en ce moment le beau livre de C. Geertz sur Bali. Interprétation d'une culture, on y voit les Balinais se plier à des usages extrêmement codés et exigeants au jour le jour, sans parfois se priver de les critiquer, ou en y mettant une conviction pour le moins intermittente. Il est vrai qu'ils ne proposent, ou qu'ils ne proposaient alors, aucune idéologie alternative. J'y reviendrai...

« A l'époque actuelle ont été données un bon nombre de grandes idées et pour toute idée, par une bonté particulière du destin, immédiatement aussi son idée contraire, de sorte que l'individualisme et le collectivisme, la nationalisme et l'internationalisme, le socialisme et le capitalisme, l'impérialisme et le pacifisme, le rationalisme et la superstition s'y sentent aussi bien chez eux, à quoi s'ajoutent encore les résidus inutilisés d'innombrables autres oppositions qui ont une valeur égale ou plus réduite pour le présent. Cela semble être déjà aussi naturel que le fait qu'il y ait le jour et la nuit, le chaud et le froid, l'amour et la haine et pour tout muscle fléchisseur dans le corps humain le muscle extenseur dont les dispositions sont orientées en sens contraire ». Il y a par conséquent déjà longtemps que nous devrions trouver naturel le fait que l'aspiration à la modernité soit accompagnée, elle aussi, constamment d'une tendance antagoniste qui est toujours prête à s'exercer en sens inverse.

- on peut reformuler cela de deux manières :

- à la manière de Dumont, c'est la thèse de l'individualisme « hanté par son contraire » ;

- et peut-être aussi, c'est un exercice que je me permets de vous suggérer, en termes wittgensteiniens de « jeu de langage » : le jeu de langage de la modernité impliquerait l'instabilité, peut-être parce qu'il est tourné vers l'avenir. A creuser !


Dans L'Homme sans qualités, toutes les formes d'opposition à la modernité, des plus archaïques et les plus régressives aux plus « modernes », s'expriment à des moments divers par la bouche de personnages qui les représentent. Bien qu'il soit lui-même le contraire d'un adepte inconditionnel de la modernité, la réaction normale d'Ulrich est, en pareil cas, de se sentir obligé de la défendre. Mais on ne peut défendre la modernité réelle sans s'attaquer en premier lieu à une façon de la vouloir et en même temps de la récuser qui est, justement, on ne peut plus « moderne ». En dépit de la tendance que l'on a, notamment dans les discussions sur le passage qui est supposé s'être effectué de l'époque moderne révolue à notre actualité postmoderne, à utiliser un concept beaucoup trop univoque de ce qu'a été la modernité, est-ce que la situation de conflit, de contradiction et de confusion qu'évoque Musil et qui domine aujourd'hui tous les aspects de la vie individuelle et collective ne pourrait pas être considéré, justement, comme constituant la caractéristique de la modernité elle-même, au moins dans sa phase ultime ?

[Musil écrit dans ses carnets de travail :] « L'homme moderne représente, du point de vue biologique, une contradiction des valeurs, il est assis entre deux chaises, il dit dans un seul souffle oui et non... »

- suit une digression sur Nietzsche, puis :

Musil est le premier à souligner qu'une des caractéristiques de l'époque actuelle est l'incapacité de reconnaître les contradictions dont elle est faite et la tendance à dire en même temps oui et non et, plus encore, ni oui ni non à une multitude de choses en particulier de valeurs incompatibles. Mais [à l'opposé de Nietzsche] il refuse de considérer cela comme devant nécessairement constituer un symptôme de déclin. La contradiction que porte en lui l'homme d'aujourd'hui et qu'il est même en un certain sens peut aussi être vivante et ne signifie pas forcément un affaiblissement et un appauvrissement de la vie elle-même, mais simplement qu'il lui faut à la fois un ordre nouveau et une autre conception de l'ordre pour maîtriser des contenus qui prolifèrent de façon anarchique et débordent de toutes parts les synthèses anciennes.

- à ce niveau, où nous sommes, mutatis mutandis, assez proches de R. Girard, on peut marquer la différence avec des gens comme R. Guénon et P. Muray, qui expliqueraient que justement les « synthèses anciennes » avaient compris l'absolue nécessité de museler certains « contenus » : la modernité aurait consisté à ouvrir une boîte de Pandore, rien ne peut plus être désormais « maîtrisé ».

Mais si, pour continuer à formuler le problème en termes nietzschéens, sortir de la modernité veut dire essentiellement sortir de la contradiction que représente, du point de vue physiologique, psychologique, intellectuel et moral, l'homme moderne, que peut-on attendre, de ce point de vue, du successeur que la philosophie d'aujourd'hui propose de lui trouver, à savoir l'homme postmoderne ? Le passage souhaité et, pour certains, déjà réalisé à la postmodernité signifie-t-il que l'homme d'aujourd'hui s'est enfin décidé à essayer de clarifier, autant que faire se peut, sa situation et à sortir de la confusion et du désordre dans lesquels il pense, agit et vit ? Ou, au contraire, qu'il a choisi de s'y enfoncer, si possible, encore davantage ?


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(...) Vu sous cet angle, le postmodernisme a de fortes chances de ressembler beaucoup moins à un changement d'orientation important qu'à une accentuation caractéristique de tout ce que la modernité comportait déjà de plus problématique et de plus inquiétant. S'il en est ainsi, il ne constitue probablement pas la bonne façon de sortir, comme on prétend être en train de le faire, de l'époque moderne. Du point de vue de Musil, en tout cas, ce qui caractérise l'attitude de l'homme d'aujourd'hui à l'égard de la modernité est bien moins le sentiment d'en avoir peut-être terminé avec elle que l'ambiguïté et l'ambivalence fondamentales, le mélange de désir et de répulsion qu'on éprouve à l'égard d'un état de choses dont on pressent qu'il est sans doute encore loin d'être réalisé et en même temps l'est peut-être déjà beaucoup plus qu'il n'aurait fallu, une façon de vouloir et de ne pas une même chose qui, comme on l'a vu, était déjà, de bien des façons, très moderne."

(La voix de l'âme et les chemins de l'esprit. Dix études sur Robert Musil, Seuil, 2001, pp. 30-34.)


Deux précisions :

- Jacques Bouveresse, dans une note de la page 49, cite Richard von Mises, qui fut un temps une relation de Musil : "Les formes dans lesquelles se manifestent la posture anti-intellectualiste sont très diverses. A côté du mot d'ordre « synthèse et non pas analyse », on peut mentionner comme formules de prédilection : « l'âme contre l'esprit » ou « l'esprit contre l'intellect », également « l'intuition vivante au lieu du formalisme mort » ; à cela s'ajoutent des expressions comme « totalité » (Ganzheit), « respect pour la totalité » (Totalität), « appréhension intuitive du monde »." (1939). Il ajoute lui-même (p. 84), faisant référence à certains personnages de L'homme sans qualités : "La philosophie a, bien entendu, elle aussi, ses Leinsdorfs, ses Arnheims [que je vous présente un de ces jours, c'est délectable] et ses Diotimes du moment, qui manifestent en particulier la même préoccupation directe et souvent exclusive pour la totalité, avec laquelle ils sont convaincus d'entretenir une relation directe et privilégiée, et le même mépris pour la connaissance et la maîtrise des éléments dont elle est faite."

Ayant déjà à deux reprises (ici, et, sous les auspices justement de Musil, ) marqué ma différence avec les « Leinsdorfs, Arnheims, Diotimes », je ne me sens pas visé par ces remarques, j'en profite juste pour répéter que l'intéressant est de voir en quoi la totalité est ou n'est pas une totalité (totalité concrète, totalité pensée... cf. par exemple ici), et, pour revenir à la formule de J. Bouveresse, de toujours garder en tête la relation entre la « totalité » et les « éléments dont elle est faite ».

- quant à M. Sarkozy... « une accentuation caractéristique de tout ce que la modernité comportait déjà de plus problématique et de plus inquiétant », certes oui, mais à la manière moderne, justement, voire postmoderne, c'est-à-dire n'importe comment, c'est-à-dire dans un rapport pour le moins contradictoire à Mai 68, héritage dont il veut « tourner la page » alors qu'à certains égards il en est un fier représentant.

Souvenons-nous, ça avait commencé comme ça...


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...pour en arriver là


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et puis là


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et encore là


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Pour devenir Miss France, il ne faut pas avoir fait de photo douteuse, mais pour devenir la "première dame de France", en revanche... Le président introduit son présidentiel appendice dans un cul public, un sarkozyste revendiqué, deleuzien et célibataire se fait gloire de se faire sucer par une professionnelle pour 150 euros (je ne veux pas passer pour radin, mais j'en connais qui font ça très bien, avec délicieux accent slave de surcroît, pour 20 euros... Enfin, c'est toujours moins cher que Carla - simple constat, s'ils sont mariés je n'ai pas le droit de la traiter de putain, je n'ai donc pas l'intention de le faire) parce que les pères de famille battent leur femme, une arriviste rebeu de droite rend plus fous magistrats et avocats (soit le pouvoir judiciaire, rien que ça) que les "rouges" de 1981 ne l'avaient jamais fait, un opposant à Sarkozy et ses ennemis jouent à qui sera le plus philosémite

c'est le virtualisme généralisé, le situationnisme décomplexé (hommage au maître pour cette trouvaille de N. Sarkozy comme « vrai » situationniste : "Il vit sans temps morts et jouit sans entraves" - mais jouit-il ?),

et pourtant, devant toute cette misère, on n'aura bientôt même plus le droit, comme l'admirable flic du Deuxième souffle (mais quel personnage de ce film n'est pas admirable ?), de se poser et d'en cloper une.


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- pas de conclusion aujourd'hui. On ne guérit pas un masochiste - peuple ou individu. Qu'il crève, après tout.



[1]
"Roman et totalité : Musil, Broch et quelques autres", in Continuités et ruptures dans la littérature autrichiennes, coll., éd. Jacqueline Chambon, 1996, pp. 70-71

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dimanche 13 janvier 2008

Nature humaine mon cul ? - IV : Wittgenstein, bien sûr !

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Peut-être l'aura-t-on senti, dans les deux derniers textes parus ici-même, j'ai été quelque peu gêné aux entournures par les conséquences, quant à la notion de « nature humaine », qu'il me semblait pouvoir tirer des théories de C. Geertz sur les rapports nature/culture. L'habit était trop large. La banalité des conclusions auxquelles on arrivait me semblait tout de même un peu décevante par rapport au frisson que j'avais ressenti devant les propos de C. Geertz.

Me rappelant qu'un commentaire de Jacques Bouveresse, consacré à Wittgenstein et à ses Remarques sur Le Rameau d'or de Frazer, s'intitulait L'animal cérémoniel, ce qui me paraissait prometteur rapport à nos récents développements sur la notion de cérémonie, je me replongeai dedans. Et c'est là que j'ai compris que la banalité qui me tourmentait quelque peu ne se situait pas à l'arrivée de mon raisonnement, mais à son départ, et qu'il n'y avait pas plus de raisons de s'en réjouir que de s'en inquiéter.

Je reproduis, pour plus de clarté et en hommage à sa richesse, un large extrait du texte de J. Bouveresse. Ce qui nous concerne plus particulièrement se trouve dans le troisième paragraphe (enfin, avec mes commentaires, dans le quatrième).

"Les remarques rédigées par Wittgenstein dans les dernières années de sa vie soulignent explicitement ce que ses écrits antérieurs avaient déjà fortement suggéré : la dépendance nécessaire de toute forme de jugement par rapport à certaines formes d'autorité implicitement reconnues : « Ce qu'il en est est-il donc que je dois reconnaître certaines autorités pour pouvoir tout simplement juger ? » (De la certitude, § 493).

- on retrouve ici une distinction de V. Descombes entre définition et interdiction.

« Ma vie, écrit-il, consiste dans le fait que je me satisfais de bien des choses » (§ 344). Le propre de l'insatisfaction radicale, celle qui a trait aux formes mêmes de la pensée, du jugement et de l'action, est de ne pouvoir être vécue (sinon peut-être sous la forme de ce que l'on appelle la « folie ») et de ne s'exprimer que dans des phrases. Attaquer un jeu de langage du point de vue de la philosophie pure, et non d'un autre jeu de langage, n'a pas de sens. Celui qui croit possible d'inventer purement et simplement un autre langage oublie qu'« imaginer un langage veut dire imaginer une forme de vie » (Recherches philosophiques, § 19) et qu'une forme de vie, en toute rigueur, ne « s'invente » pas.

- Mauss le rappelait à Bataille et Caillois à l'époque du Collège de Sociologie. Et c'est évidemment, de Maistre à Castoriadis, une problématique centrale de la modernité.

Quand Frege déclare que, si nous rencontrions des hommes qui ne respectent pas les lois logiques usuelles, nous devrions dire que nous avons découvert « une espèce de folie jusqu'alors inconnue », Wittgenstein remarque qu'« il n'a jamais indiqué à quoi ressemblerait réellement cette “folie” » (Remarques sur les fondements des mathématiques, 90). La difficulté (ou l'impossibilité) qu'il y a à le faire est avant tout la conséquence (ou l'indice) de la position très spéciale que des principes comme ceux de la logique occupent dans notre image du monde. C'est cette image du monde qui est responsable du fait que certaines questions et certains doutes ne sont pas réellement compréhensibles, bien qu'ils puissent être formulés. Le tort du philosophe n'est pas d'affirmer que les choses pourraient être totalement autres qu'elles ne sont, mais de ne rien faire de plus que l'affirmer. Quand il soutient, par exemple, que les « lois de la pensée » pourraient être complètement différentes de ce qu'elles sont, la signification concrète de ce qu'il dit n'est-elle pas simplement qu'il pourrait y avoir des « hommes » que nous serions radicalement incapables de comprendre ? Et sur quoi se fonde cette conviction a priori qu'il pourrait y avoir des hommes de ce genre ?

Peut-on réellement imaginer des êtres humains dont le langage et le comportement obéiraient à une « logique » totalement différente de la nôtre ? Comme le dit Wittgenstein, « le mode de comportement humain commun est le système de référence à l'aide duquel nous interprétons un langage qui nous est étranger » (Recherches..., § 206). Faire abstraction de ce système de référence minimal, ce serait traiter quelqu'un que nous considérons abstraitement comme un homme, comme s'il n'avait rien d'humain, de ce que nous appelons « humain ». La reconnaissance et le respect des différences présupposent donc la préservation d'un minimum de ressemblances ; et si toute tentative de compréhension est conditionnée par l'existence de ce minimum, cette dernière ne peut réellement être testée par l'ethnologue.

- suit, dans ce même paragraphe, une petite digression de J. Bouveresse que j'essaierai d'éclaircir plus bas :

S'il est vrai, comme l'affirme Quine, que l'interprétation, pour être recevable, doit nécessairement préserver les lois logiques élémentaires, alors la mentalité prélogique est effectivement « une caractéristique injectée par de mauvais traducteurs ». Le « principe de charité » représenterait alors quelque chose comme le résidu d'ethnocentrisme constitutif qui est nécessaire pour rendre l'altérité culturelle déterminable et pensable (donc reconnaissable et respectable).

« Mon image du monde, remarque Wittgenstein, je ne l'ai pas parce que je me suis convaincu de sa correction ; et pas, non plus, parce que je suis convaincu de sa correction. Elle est le fond hérité sur lequel je distingue entre vrai et faux » (De la certitude, § 94). Ce système de présupposés largement informulés pourrait être caractérisé comme une forme de mythologie (§ 95), elle-même bien entendu susceptible de se modifier plus ou moins profondément (§ 97). Sur la supériorité, généralement admise, de notre « mythologie », Wittgenstein remarque : « Des hommes ont jugé qu'un roi pouvait faire de la pluie ; nous disons que cela contredit toute expérience. Aujourd'hui, on juge que l'avion, la radio, etc., sont des moyens pour le rapprochement des peuples et la diffusion de la culture » (§ 132). Ce n'est pas que notre image du monde ne puisse être considérée comme préférable à de multiples points de vue ; mais justement, elle ne peut l'être qu'à certains points de vue (que nous pouvons, il est vrai, inculquer à d'autres). Wittgenstein remarque, à propos du fameux problème des fondements de l'arithmétique : « Enseignez-la nous, et alors vous l'aurez fondée » (Grammaire philosophique, 303). Cela ne signifie évidemment pas que n'importe quoi pourrait être enseigné, mais que tout ce qui peut être enseigné peut, d'une certaine manière, être fondé. L'idée de la supériorité de notre culture n'est pas le résultat d'une simple comparaison, mais d'un enseignement ; elle est d'abord un héritage aujourd'hui contesté, parce qu'il est devenu contestable, et non pas parce qu'il est dénué de fondement (comme si l'idée qu'il puisse en avoir un avait un sens.)

On pourrait être tenté de dire, évidemment, que nos convictions et nos croyances sont tout de même justifiées par l'expérience ; mais Wittgenstein objecte que cela revient à prendre pour une proposition factuelle ce qui est en réalité une remarque conceptuelle concernant ce que nous appelons « expérience » et « justification par l'expérience ». Notre vision du monde n'est pas le résultat d'une sorte de causalité de l'expérience, à laquelle les « primitifs » ont réussi jusqu'ici, on ne sait comment, à se soustraire : « Mais n'est-ce pas l'expérience qui nous apprend à juger ainsi, c'est-à-dire qu'il est correct de juger ainsi ? Mais comment l'expérience nous l'enseigne-t-elle ? Nous pouvons le tirer de l'expérience, mais l'expérience ne nous conseille pas de tirer quelque chose d'elle. Si elle est la raison pour laquelle nous jugeons ainsi (et non pas simplement la cause), alors nous n'avons pas à nouveau une raison de considérer cela comme une raison » (De la certitude, 130).

En particulier, on ne peut parler d'une supériorité des conceptions scientifiques sur les conceptions magiques et religieuses en invoquant leur efficacité prédictive beaucoup plus grande que si la magie et la religion ont réellement quelque chose à voir avec l'effectuation de prédictions réussies, au sens où nous l'entendons." (Essais, t. 1, Agone, 2000, pp. 184-186.)

Etc.etc. Brisons-la, vous pouvez aussi acheter le livre.

Deux précisions :

- Wittgenstein confirme, d'un autre point de vue, la thèse que S. Mintz tire de C. Geertz : dès que l'on évoque la « nature humaine », on parle d'une diversité sur fond d'unité. On ne sort pas de là, parce que l'on ne peut en sortir. La conception de Locke, telle que critiquée par Guénon dans notre précédente incursion en ce domaine, n'est pas logiquement contradictoire, elle est simplement fausse d'un point de vue anthropologique, donnant une part trop grande à la ressemblance entre les hommes, au mépris des différences entre les créations culturelles que sont leurs sociétés. A l'inverse, s'il insiste, lui, sur les différences, Guénon doit bien les inscrire sur un horizon de ressemblance ;

- concernant Quine et le « principe de charité », je vous conseille fortement la lecture intégrale de cet article de Sandra Laugier, qui, sensiblement plus précis que ma brève citation de l'autre jour, vous éclairera sur toutes les dimensions de cette question, et qui, vous pourrez le constater, se rapporte à notre sujet. Sa mise en page déplorable (pas de guillemets pour les citations) ne nuit pas à son intérêt. Je peux aussi vous signaler l'existence de ce livre sur Quine et Davidson, éventuellement éclairant.

(J'en profite : je n'ai jamais je crois évoqué encore Davidson, non plus que les critiques que son commentateur Pascal Engel en tire, notamment contre Vincent Descombes. Je signale donc que je suis parfaitement au courant de leur existence - sinon de leur contenu précis -, mais que le travail à faire pour comprendre ce que des gens comme Wittgenstein ou Descombes veulent dire prend déjà assez de temps. A chaque jour suffit sa peine).

A suivre !




P.S. : pour se détendre, commentaires compris, après toutes ces abstractions. Vanité, vanité...

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