dimanche 13 janvier 2008

Nature humaine mon cul ? - IV : Wittgenstein, bien sûr !

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Peut-être l'aura-t-on senti, dans les deux derniers textes parus ici-même, j'ai été quelque peu gêné aux entournures par les conséquences, quant à la notion de « nature humaine », qu'il me semblait pouvoir tirer des théories de C. Geertz sur les rapports nature/culture. L'habit était trop large. La banalité des conclusions auxquelles on arrivait me semblait tout de même un peu décevante par rapport au frisson que j'avais ressenti devant les propos de C. Geertz.

Me rappelant qu'un commentaire de Jacques Bouveresse, consacré à Wittgenstein et à ses Remarques sur Le Rameau d'or de Frazer, s'intitulait L'animal cérémoniel, ce qui me paraissait prometteur rapport à nos récents développements sur la notion de cérémonie, je me replongeai dedans. Et c'est là que j'ai compris que la banalité qui me tourmentait quelque peu ne se situait pas à l'arrivée de mon raisonnement, mais à son départ, et qu'il n'y avait pas plus de raisons de s'en réjouir que de s'en inquiéter.

Je reproduis, pour plus de clarté et en hommage à sa richesse, un large extrait du texte de J. Bouveresse. Ce qui nous concerne plus particulièrement se trouve dans le troisième paragraphe (enfin, avec mes commentaires, dans le quatrième).

"Les remarques rédigées par Wittgenstein dans les dernières années de sa vie soulignent explicitement ce que ses écrits antérieurs avaient déjà fortement suggéré : la dépendance nécessaire de toute forme de jugement par rapport à certaines formes d'autorité implicitement reconnues : « Ce qu'il en est est-il donc que je dois reconnaître certaines autorités pour pouvoir tout simplement juger ? » (De la certitude, § 493).

- on retrouve ici une distinction de V. Descombes entre définition et interdiction.

« Ma vie, écrit-il, consiste dans le fait que je me satisfais de bien des choses » (§ 344). Le propre de l'insatisfaction radicale, celle qui a trait aux formes mêmes de la pensée, du jugement et de l'action, est de ne pouvoir être vécue (sinon peut-être sous la forme de ce que l'on appelle la « folie ») et de ne s'exprimer que dans des phrases. Attaquer un jeu de langage du point de vue de la philosophie pure, et non d'un autre jeu de langage, n'a pas de sens. Celui qui croit possible d'inventer purement et simplement un autre langage oublie qu'« imaginer un langage veut dire imaginer une forme de vie » (Recherches philosophiques, § 19) et qu'une forme de vie, en toute rigueur, ne « s'invente » pas.

- Mauss le rappelait à Bataille et Caillois à l'époque du Collège de Sociologie. Et c'est évidemment, de Maistre à Castoriadis, une problématique centrale de la modernité.

Quand Frege déclare que, si nous rencontrions des hommes qui ne respectent pas les lois logiques usuelles, nous devrions dire que nous avons découvert « une espèce de folie jusqu'alors inconnue », Wittgenstein remarque qu'« il n'a jamais indiqué à quoi ressemblerait réellement cette “folie” » (Remarques sur les fondements des mathématiques, 90). La difficulté (ou l'impossibilité) qu'il y a à le faire est avant tout la conséquence (ou l'indice) de la position très spéciale que des principes comme ceux de la logique occupent dans notre image du monde. C'est cette image du monde qui est responsable du fait que certaines questions et certains doutes ne sont pas réellement compréhensibles, bien qu'ils puissent être formulés. Le tort du philosophe n'est pas d'affirmer que les choses pourraient être totalement autres qu'elles ne sont, mais de ne rien faire de plus que l'affirmer. Quand il soutient, par exemple, que les « lois de la pensée » pourraient être complètement différentes de ce qu'elles sont, la signification concrète de ce qu'il dit n'est-elle pas simplement qu'il pourrait y avoir des « hommes » que nous serions radicalement incapables de comprendre ? Et sur quoi se fonde cette conviction a priori qu'il pourrait y avoir des hommes de ce genre ?

Peut-on réellement imaginer des êtres humains dont le langage et le comportement obéiraient à une « logique » totalement différente de la nôtre ? Comme le dit Wittgenstein, « le mode de comportement humain commun est le système de référence à l'aide duquel nous interprétons un langage qui nous est étranger » (Recherches..., § 206). Faire abstraction de ce système de référence minimal, ce serait traiter quelqu'un que nous considérons abstraitement comme un homme, comme s'il n'avait rien d'humain, de ce que nous appelons « humain ». La reconnaissance et le respect des différences présupposent donc la préservation d'un minimum de ressemblances ; et si toute tentative de compréhension est conditionnée par l'existence de ce minimum, cette dernière ne peut réellement être testée par l'ethnologue.

- suit, dans ce même paragraphe, une petite digression de J. Bouveresse que j'essaierai d'éclaircir plus bas :

S'il est vrai, comme l'affirme Quine, que l'interprétation, pour être recevable, doit nécessairement préserver les lois logiques élémentaires, alors la mentalité prélogique est effectivement « une caractéristique injectée par de mauvais traducteurs ». Le « principe de charité » représenterait alors quelque chose comme le résidu d'ethnocentrisme constitutif qui est nécessaire pour rendre l'altérité culturelle déterminable et pensable (donc reconnaissable et respectable).

« Mon image du monde, remarque Wittgenstein, je ne l'ai pas parce que je me suis convaincu de sa correction ; et pas, non plus, parce que je suis convaincu de sa correction. Elle est le fond hérité sur lequel je distingue entre vrai et faux » (De la certitude, § 94). Ce système de présupposés largement informulés pourrait être caractérisé comme une forme de mythologie (§ 95), elle-même bien entendu susceptible de se modifier plus ou moins profondément (§ 97). Sur la supériorité, généralement admise, de notre « mythologie », Wittgenstein remarque : « Des hommes ont jugé qu'un roi pouvait faire de la pluie ; nous disons que cela contredit toute expérience. Aujourd'hui, on juge que l'avion, la radio, etc., sont des moyens pour le rapprochement des peuples et la diffusion de la culture » (§ 132). Ce n'est pas que notre image du monde ne puisse être considérée comme préférable à de multiples points de vue ; mais justement, elle ne peut l'être qu'à certains points de vue (que nous pouvons, il est vrai, inculquer à d'autres). Wittgenstein remarque, à propos du fameux problème des fondements de l'arithmétique : « Enseignez-la nous, et alors vous l'aurez fondée » (Grammaire philosophique, 303). Cela ne signifie évidemment pas que n'importe quoi pourrait être enseigné, mais que tout ce qui peut être enseigné peut, d'une certaine manière, être fondé. L'idée de la supériorité de notre culture n'est pas le résultat d'une simple comparaison, mais d'un enseignement ; elle est d'abord un héritage aujourd'hui contesté, parce qu'il est devenu contestable, et non pas parce qu'il est dénué de fondement (comme si l'idée qu'il puisse en avoir un avait un sens.)

On pourrait être tenté de dire, évidemment, que nos convictions et nos croyances sont tout de même justifiées par l'expérience ; mais Wittgenstein objecte que cela revient à prendre pour une proposition factuelle ce qui est en réalité une remarque conceptuelle concernant ce que nous appelons « expérience » et « justification par l'expérience ». Notre vision du monde n'est pas le résultat d'une sorte de causalité de l'expérience, à laquelle les « primitifs » ont réussi jusqu'ici, on ne sait comment, à se soustraire : « Mais n'est-ce pas l'expérience qui nous apprend à juger ainsi, c'est-à-dire qu'il est correct de juger ainsi ? Mais comment l'expérience nous l'enseigne-t-elle ? Nous pouvons le tirer de l'expérience, mais l'expérience ne nous conseille pas de tirer quelque chose d'elle. Si elle est la raison pour laquelle nous jugeons ainsi (et non pas simplement la cause), alors nous n'avons pas à nouveau une raison de considérer cela comme une raison » (De la certitude, 130).

En particulier, on ne peut parler d'une supériorité des conceptions scientifiques sur les conceptions magiques et religieuses en invoquant leur efficacité prédictive beaucoup plus grande que si la magie et la religion ont réellement quelque chose à voir avec l'effectuation de prédictions réussies, au sens où nous l'entendons." (Essais, t. 1, Agone, 2000, pp. 184-186.)

Etc.etc. Brisons-la, vous pouvez aussi acheter le livre.

Deux précisions :

- Wittgenstein confirme, d'un autre point de vue, la thèse que S. Mintz tire de C. Geertz : dès que l'on évoque la « nature humaine », on parle d'une diversité sur fond d'unité. On ne sort pas de là, parce que l'on ne peut en sortir. La conception de Locke, telle que critiquée par Guénon dans notre précédente incursion en ce domaine, n'est pas logiquement contradictoire, elle est simplement fausse d'un point de vue anthropologique, donnant une part trop grande à la ressemblance entre les hommes, au mépris des différences entre les créations culturelles que sont leurs sociétés. A l'inverse, s'il insiste, lui, sur les différences, Guénon doit bien les inscrire sur un horizon de ressemblance ;

- concernant Quine et le « principe de charité », je vous conseille fortement la lecture intégrale de cet article de Sandra Laugier, qui, sensiblement plus précis que ma brève citation de l'autre jour, vous éclairera sur toutes les dimensions de cette question, et qui, vous pourrez le constater, se rapporte à notre sujet. Sa mise en page déplorable (pas de guillemets pour les citations) ne nuit pas à son intérêt. Je peux aussi vous signaler l'existence de ce livre sur Quine et Davidson, éventuellement éclairant.

(J'en profite : je n'ai jamais je crois évoqué encore Davidson, non plus que les critiques que son commentateur Pascal Engel en tire, notamment contre Vincent Descombes. Je signale donc que je suis parfaitement au courant de leur existence - sinon de leur contenu précis -, mais que le travail à faire pour comprendre ce que des gens comme Wittgenstein ou Descombes veulent dire prend déjà assez de temps. A chaque jour suffit sa peine).

A suivre !




P.S. : pour se détendre, commentaires compris, après toutes ces abstractions. Vanité, vanité...

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