vendredi 1 février 2008

De Charles Baudelaire à Nicolas Sarkozy, V.

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Surnommé "l'homme et demi"... Il faut bien ça, de nos jours !



Et dernier épisode de la série. Non que j'en aie fini avec La voix de l'âme..., mais les autres aspects de ce livre que je pense aborder ultérieurement ne se situent pas, ou se situent moins dans la même optique. Il s'agissait, non pas vraiment d'expliquer, mais de mieux comprendre comment une époque, aussi pleine qu'une autre de « vitalité universelle », et le plus souvent partie, parfois « au fond de l'Inconnu », (y) « trouver du nouveau », en a récemment ramené cette créature à la fois nouvelle et très ancienne, voire archaïque, qu'est notre président. Il semblerait qu'elle le regrette déjà, mais là n'est pas notre problème pour l'heure.

"Le désarroi de l'époque actuelle n'est pas dû aux excès de l'intelligence et du savoir, mais à une situation de fait, devant laquelle nous sommes tous pour l'instant également désarmés (...). Musil décrit cette situation comme celle du chaos qui résulte de la dissolution inévitable des liens organiques traditionnels dans des sociétés aussi démesurées et compliquées que les nôtres : « La relation habituelle de l'individu à une organisation aussi grande que celle qui est représentée par l'Etat est le laisser-faire [das Gewährenlassen] ; en fait, ce mot représente une des formules de l'époque. L'existence collective de l'homme est devenue si étendue en largeur et en épaisseur et les relations constituent un entrelacs si immense qu'aucun oeil et aucune volonté ne peuvent plus pénétrer à des distances suffisamment grandes et que chaque homme, en dehors du cercle restreint de sa fonction, reste, comme un mineur, placé sous la responsabilité d'autres hommes ;

- comme Baudelaire lui-même, soit dit en passant, très tôt placé sous tutelle

jamais encore l'intelligence des subordonnées n'a été aussi restreinte qu'aujourd'hui, où [pourtant] elle crée tout. Que cela lui plaise ou non, l'individu doit laisser aller et ne fait rien. » (...)

- nuançons tout de même en rappelant cette phrase de Proudhon : « L'homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables. » Mais il y a bien sûr relations et relations.

La difficulté est ici que, comme le fait remarquer Musil, « on ne peut pas croire [seulement] parce que l'on a décidé [mit Absicht glauben] ». Et l'on ne peut pas non espérer « venir en aide à une race de constructeurs et de vendeurs de machines avec du mythe, de l'intuition et du classicisme ». Les objets que l'on propose aujourd'hui à la croyance reposent essentiellement sur une méconnaissance délibérée de la situation actuelle et de la réalité qui s'impose pour le moment et probablement pour longtemps à tout le monde : ce ne sont pas des choses auxquelles on peut réellement croire, mais de simples « succédanés idéologiques », dont la crédibilité apparente provient de la tendance à considérer comme résolus des problèmes qui justement ne le sont pas et dont la solution ne peut même pas être pressentie. C'est un fait que personne n'est en mesure de dire à quoi devraient ressembler aujourd'hui une culture, une religion ou une communauté, si elles devaient intégrer certaines des données les plus fondamentales de la civilisation actuelle, sur lesquelles il est impossible de revenir, et non pas simplement faire comme si elles étaient déjà dépassées. Les critiques radicaux de la civilisation ne connaissent, bien entendu, pas plus que les autres la solution et se rendent simplement la partie beaucoup plus facile qu'elle ne l'est en réalité. (...)

L'Europe a tendance à s[']installer dans la passivité et l'attentisme et croit trouver la solution de ses problèmes dans la restauration des idéologies anciennes ou l'avènement proclamé d'une idéologie nouvelle. Mais, en réalité, « jamais plus une idéologie unitaire, une “culture” ne viendront d'elles-mêmes dans notre société blanche ; même si elles ont existé dans les temps anciens (encore que, probablement, on embellisse trop les choses sur ce point), il reste que l'eau descend de la montagne, et ne la remonte pas. »

- bien catégorique, Robert,d'un coup : je remplacerais volontiers son « jamais plus » par un « il est très peu probable ». Continuons (je supprime une intervention de J. Bouveresse et reprend au milieu d'une autre citation de Musil) :

« Il semble (...) faux que l'on puisse améliorer la situation par une restauration, une restituo in integrum, par l'exigence de plus de responsabilité, de bonté, de christianisme, d'humanité, bref, par un plus de ce qui était auparavant en quantité insuffisante, car ce qui manquait n'était pas l'idéalité, mais déjà les conditions préalables qu'elle requiert. C'est là, à mon avis, la connaissance dont notre époque devrait se marquer au fer rouge ! La solution ne réside ni dans l'attente d'une nouvelle idéologie ni dans l'affrontement de celles qui luttent aujourd'hui entre elles, mais dans la création de conditions sociales dans lesquelles les efforts idéologiques en général ont de la stabilité et de la pénétration en profondeur. Il nous manque la fonction, et non les contenus ! »

- autrement dit : la maladie, ou tout simplement une caractéristique de base de la modernité, n'est pas de trouver des solutions à ses problèmes, solutions sur lesquelles à peu près tout le monde de sensé, et même parfois notre président, peut s'accorder, mais de se donner les moyens de mettre en pratique ces solutions, ce qui, à partir des prémisses individualistes qui la fondent, n'est pas une mince affaire.

(Un danger actuel, évidemment, est de partir de prémisses vraiment très individualistes, tendance
néo-cons, et pour compenser en rajouter sur ce qu'il y a de plus grégaire, de plus archaïque, éventuellement de plus bêtement sacrificiel, dans l'idée de communauté. Bouc-émissarisation débile, Bush, Hortefeux, etc., pas besoin de développer.)

A vue de nez et pour en rester au cas français, deux époques semblent avoir réussi à faire une synthèse à peu près cohérente entre « l'individualisme et son contraire » : la IIIe République jusqu'en 1914, lorsque l'épicentre de l'individualisme qu'était le parti radical a réussi son OPA sur l'épicentre du holisme qu'était le monde paysan, les deux tendances se nourrissant l'une l'autre, et ce qu'on appelle communément les « Trente Glorieuses », où l'on crut pouvoir trouver un équilibre entre l'expansion économique et l'organisation de la solidarité.

Dans les deux cas, on connaît la suite : cette forme paradoxale et bâtarde du holisme que fut le nationalisme, qui aboutit
in fine à ce suicide de l'Europe que fut la Grande Guerre (ceci sans même rappeler à quel point la période 1870-1914 fut troublée et violente) ; et l'abandon des principes holistes au moment même où ils s'avèrent le plus nécessaires, le sacrifice de « l'organisation de la solidarité » au profit de « l'expansion économique » (je simplifie évidemment, mais sur une trentaine d'années depuis un « choc pétrolier » lui-même issu de « l'expansion économique », telle semble être la tendance générale, non certes sans hésitations, soubresauts, velléités diverses...).

Autrement dit encore : je n'aurai aucun mal à trouver, à partir de 1789 pour faire simple, des diagnostics pertinents et en nombre sur la modernité et ce qui lui manque, car sur ce point tout le monde (de sensé) est à peu près d'accord, des bonnes âmes aux esprits les plus pénétrants, de la Diotime de
L'homme sans qualités à Edgar Morin (ou ce que N. Sarkozy en tire) pour les premières, de Joseph de Maistre à Vincent Descombes pour les seconds. Une des difficultés bien sûr, est de ne pas tomber dans le syndrome de Constant, et ceci que l'on parte ou non de prémisses individualistes : que l'époque soit individualiste, qu'elle donne semble-t-il de plus en plus naissance à des types anthropologiques de plus en plus individualistes est à prendre en compte dans la façon dont on peut, sinon résoudre les problèmes, les atténuer autant que faire se peut, mais n'est pas non plus à soi seul une définition de l'époque ("hanté par son contraire"...), ni un paramètre qui jamais n'évoluera. C'est ce qui me chatouille toujours chez des gens comme C. Castoriadis, M. Gauchet et même Musil - celui-ci étant néanmoins fort important par sa capacité à ne pas se laisser tromper par de fausses solutions holistes.

Je reviens à Musil et J. Bouveresse pour finir, reprenant le texte où je l'ai laissé. Ce dernier extrait démarre par une appréciation qui justement me dérange un peu, pour s'achever sur des avertissements bien difficiles à contredire :


Quels que soient les reproches que l'on adresser à l'intellect, il n'en reste pas moins « la force de liaison la plus puissante dans les relations humaines. » Ce qui est exact est que la vérité, la rationalité, l'objectivité ne peuvent fonder, à elles seules, un ordre proprement humain. Mais le sentiment, l'intuition et l'amour ne peuvent créer par eux-mêmes aucun ordre et aucune organisation d'aucune sorte." (pp. 167-69 ; 1981)

Deux remarques d'inégale importance pour finir :

- de cette série de textes, et des critiques que je viens d'adresser sotto voce à Musil, il ne faudrait pas en venir à classer celui-ci dans le rayon « social-démocrate rationaliste ». On ne doit pas oublier que "l'auteur de L'homme sans qualités a passé une bonne partie de son temps pour ainsi dire à contre-emploi" (p. 398-99) : sa grande affaire, j'ai eu l'occasion de le rappeler, est d'explorer un domaine "surrationel", de voir comment l'intellect et le sentiment peuvent se mélanger, se nourrir l'un l'autre, comment on peut analyser et systématiser, pour mieux les utiliser, ces interactions. Mais pour ce faire, il fallait, et cela prit beaucoup de temps et d'énergie à Musil (pour rien, d'une certaine manière, puisque son travail est contemporain des triomphes hitlériens), distinguer le bon grain de l'ivraie, effectuer le tri entre ce qui peut être "surrationnel" et ce qui n'est qu'anti-intellectualisme régressif (pas loin des occultismes pourchassés par Muray). Inutile d'insister sur l'actualité de ces distinctions ;

- avec tout ça, je n'ai pas eu le temps de me documenter sur Jérôme Kerviel et ses palpitantes aventures. J'ai néanmoins pu constater que M. Defensa connaît son Girard, auteur largement présent dans mes commentaires du jour. Peut-être d'ailleurs a-t-il (Defensa) une conception un peu trop sacrificielle du religieux. A suivre...

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