samedi 9 février 2008

Le procès.

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Voici un nouvel extrait du livre de J. Bouveresse sur Musil, et un nouveau thème, celui de la probabilité. Entre la statistique, la philosophie de l'histoire, et la morale. Je présente aujourd'hui une distinction logique, dont j'essaierai de montrer les conséquences éventuelles sur d'autres plans. La parole à Maître Jacques.

"Lorsqu'on s'interroge sur ce qu'ont pu être les causes d'un événement comme [la Première Guerre mondiale], il peut être utile de faire une distinction du genre de celle que l'on trouve chez Bolzano entre la cause complète et la cause partielle ou incomplète. « Nous ne devons, écrit Bolzano, jamais entendre par cause que l'ensemble de tous les objets dans l'existence desquels réside la raison et cela signifie la raison complète de l'existence d'un autre objet, qui est appelé l'effet. Nous ne devons donc jamais nous permettre d'appeler un objet la cause d'un autre, s'il n'est pas à lui seul, mais seulement en liaison avec d'autres choses, en mesure de conférer l'existence à l'objet. Car dans ce cas-là il n'est qu'une partie de la cause et ne peut donc mériter tout au plus que le nom d'une cause partielle.» Bolzano soutient que seules les causes partielles existent dans le temps avant le fait ; la cause complète, en revanche, ne peut pas exister autrement qu'en même temps que son effet. Elle doit commencer et également cesser avec lui. « Car, nous dit Bolzano, dire que la cause - et non la cause partielle - mais la cause complète d'un certain effet a commencé à exister à un certain moment, ce n'est tout de même bien rien dire d'autre que : elle a commencé à agir à ce moment-là ; et dire qu'elle a commencé à agir, ce n'est à nouveau manifestement rien dire d'autre que : son effet a commencé. » Et, de la même façon, dire que la cause a cessé d'exister, c'est dire qu'elle a cessé d'agir et donc que son effet a, lui aussi, pris fin. Bolzano conclut de tout cela que Dieu n'a pas pu exister dans le temps avant la création des substances finies, s'il constitue, comme il est supposé le faire, la raison complète de leur existence, car sans cela d'autres raisons auraient dû encore être ajoutées dans le temps pour que cette création ait lieu.

- passons sur ce dernier point.

Si l'on croit généralement qu'un certain laps de temps peut s'écouler entre le commencement de l'existence de la cause et celui de l'apparition de l'effet, c'est parce qu'on pense que des circonstances déterminées doivent encore être réalisées pour que la cause soit amener à « manifester son action ». Mais à partir du moment où le mot « cause » est utilisé dans son sens le plus strict, qui est évidemment aussi le plus rare, il est clair que les circonstances qui déterminent l'entrée en action de la cause doivent être considérées elles-mêmes comme des parties de la cause.

Si nous appliquons cette distinction des deux sens du mot « cause » à l'explication d'un événement comme le déclenchement de la Première Guerre mondiale, nous devons dire que le moment où la cause complète a été réalisée et celui auquel l'effet produit a commencé ont dû être rigoureusement identiques. C'est en fait une seule et même chose de dire que l'événement a commencé à un certain moment et de dire que sa cause complète a été réalisée à ce moment précis. Aussi longtemps que l'on peut se représenter la cause comme donnée sans que pour autant l'effet le soit nécessairement, cela signifie que la cause a encore besoin d'être complétée avant l'événement pour que celui-ci se produise. Ce que Bolzano appelle la cause complète ne peut être qu'une condition suffisante, c'est-à-dire nécessitante, de l'événement : si la cause est donnée, l'événement ne peut pas ne pas l'être également. Mais si les causes qui sont constituées par des événements antérieurs ne constituent jamais qu'une partie des conditions nécessitantes, il n'y a pas de raison de supposer que l'effet était nécessaire à l'avance. Pour pouvoir affirmer qu'il l'était, il faut être prêt à soutenir que l'ensemble complet des conditions nécessitantes peut exister et existe généralement avant l'effet qui en résulte.

Une conséquence importante de tout cela est que, si, lorsque nous nous efforçons de prédire ou, en tout cas, d'anticiper un événement historique qui ne s'est pas encore produit, nous ne pouvons utiliser pour cela que des causes qui le précèdent dans le temps, ces causes sont intrinsèquement condamnées à rester partielles. C'est seulement au moment où l'effet commence que nous pouvons être certains que la cause complète est réalisée. Aussi près que nous soyons de l'événement, le système dont nous nous efforçons de déterminer le futur immédiat reste ouvert, parce qu'il manque encore à la cause les déterminations ultimes qui sont nécessaires pour individuer complètement l'événement dans sa singularité historique et le rendre en même temps inévitable. C'est bien l'impression que l'on a, lorsqu'on raisonne après coup sur le déclenchement d'une catastrophe comme celle qui s'est produite en 1914. On pense généralement, dans les cas de ce genre, et on a certainement raison de le faire, que les événements ont tenu à très peu de chose et que des changements minimes dans les circonstances et dans les péripéties qui ont précédé immédiatement l'explosion finale auraient suffi pour que tout soit changé. C'est ce qui nous incite à considérer qu'aucune des causes que nous pourrions songer à invoquer et aucune combinaison de causes de cette sorte n'étaient suffisantes pour faire de l'événement un événement qui devait nécessairement se produire. Mais, dirait Bolzano, c'est parce que les causes auxquelles nous songeons sont toujours encore des causes qui ont précédé l'événement et qui sont, par conséquent, partielles. Il n'y a rien de contradictoire dans le fait de dire que l'événement pouvait jusqu'au bout être évité et d'affirmer en même temps qu'il ne pouvait pas ne pas se produire, à partir du moment où sa cause complète était réalisée. Si, comme il y a de bonnes raisons de le supposer dans le cas des événements historiques, la cause complète de l'événement ne peut être réalisée que par la rencontre qui n'a lieu qu'une seule fois sous cette forme précise d'une multitude de série causales partielles et si cette rencontre coïncide précisément avec le début de l'événement lui-même, il n'est pas surprenant que, comme le dit Musil, l'événement semble ne tolérer la nécessité qu'après coup, parce qu'il n'est devenu nécessaire qu'au moment où il a commencé effectivement à se produire, mais en même temps exige après coup cette nécessité, parce que savoir qu'un événement s'est produit consiste ipso facto à savoir que sa cause complète a été réalisée, même si nous n'avons généralement qu'une connaissance très imparfaite et très incomplète des éléments multiples et complexes dont elle était constituée et de la façon dont ils se sont agencés dans cette occurrence pour produire l'événement." (La voix de l'âme..., pp. 259-262 ; 1995)


D'un point de vue que l'on appellera faute de mieux politique, cette distinction nourrit le (relatif) optimisme d'un Musil sur les (très relatives) possibilités d'intervention des individus par rapport au cours de l'histoire : aussi longtemps que les choses ne sont pas jouées, aussi longtemps qu'il n'y a que des causes partielles et pas une cause complète, on peut encore espérer intervenir de façon à produire un effet - quitte à (Weber, Boudon, effets pervers, sagesse antique, etc.) être contre-productif et à encourager sans le vouloir une évolution que l'on voudrait contrecarrer, tout cela est vieux comme le monde.

D'un point de vue que l'on appellera faute de mieux déontologique, cette distinction tombe pour nous à pic, puisqu'elle justifie aussi bien les attaques ad hominem (Bernard-Henri Lévy, Nicolas Sarkozy sont (de petits enculés et) des causes du désordre du monde et doivent être combattus, moqués, critiqués, si possible humiliés), qu'une certaine modération sur le fond (Bernard-Henri Lévy et Nicolas Sarkozy ne sont que (de petits trous du cul et) des causes bien partielles de ce désordre, et ne doivent donc pas être « bouc-émissarisés » de ce fait). Au passage, cela nous permet d'éviter la thématique et le champ lexical (ou, si l'on veut, la « grammaire », voire le « jeu de langage ») de la « théorie du complot » comme des adversaires de cette (parfois imaginaire) théorie : prouver que X est une cause partielle d'un événement n'implique pas que Y n'est pas (ou est) une autre cause partielle du même événement. Accuser, preuves à l'appui, X, ne veut pas dire le « diaboliser ». Mais considérer X comme une cause complète d'un événement est extrêmement délicat (et revient le plus souvent, dans les faits, à le « diaboliser ») : songeons aux difficultés de la justice (ce qui nous ramène à Musil et au cas du tueur Moosbrugger dans L'homme sans qualités) à établir les responsabilités dans la moindre affaire de meurtre. Lorsqu'il s'agit d'un événement d'ordre politique, avec l'enchevêtrement ininterrompu de causes partielles en interaction plus ou moins forte entre elles (honni soit...), c'est encore plus difficile. (Maistre, qui n'a aucune sympathie, c'est peu de le dire, pour les révolutionnaires, et qui parle souvent d'eux en termes de faction et de complot, est le premier à admettre : "La Révolution française a pour cause principale la dégradation morale de la Noblesse." (Considérations sur la France, éd. « Bouquins », p. 272). Il faudrait d'ailleurs un jour essayer de montrer qu'en matière politique la « cause principale » est toujours à chercher en premier lieu chez les détenteurs du pouvoir. Ce qui pose tout de suite la question gênante : qui a le pouvoir ? - Une autre fois.)

Dans un autre ordre d'idées, ce texte n'est pas sans rappeler la conférence de Bergson Le possible et le réel (1930), où l'on trouve les passages suivants :

"Qu'on puisse insérer du réel dans le passé et travailler ainsi à reculons dans le temps, je ne l'ai jamais prétendu. Mais qu'on y puisse loger du possible, ou plutôt que le possible aille s'y loger lui-même à tout moment, cela n'est pas douteux. Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible ; mais c'est à ce moment précis qu'elle commence à l'avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l'aura précédée une fois la réalité apparue. Le possible est donc le mirage du présent dans le passé : et comme nous savons que l'avenir finira par être du présent, comme l'effet de mirage continue sans relâche à se produire, nous nous disons que dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l'image de demain est déjà contenue quoique nous n'arrivions pas à la saisir. Là est précisément l'illusion. C'est comme si l'on se figurait, en apercevant son image dans le miroir devant lequel on est venu se placer, qu'on aurait pu la toucher si l'on était resté derrière. En jugeant d'ailleurs ainsi que le possible ne présuppose pas le réel, on admet que la réalisation ajoute quelque chose à la simple possibilité : le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure ; il serait donc devenu réalité par l'addition de quelque chose, par je ne sais quelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c'est tout le contraire, que le possible implique la réalité correspondante avec, en outre, quelque chose qui s'y joint, puisque le possible est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en arrière. L'idée, immanente à la plupart des philosophies et naturelle à l'esprit humain, de possibles qui se réaliseraient par une acquisition d'existence, est donc illusion pure."

"Hamlet était sans doute possible avant d'être réalisé, si l'on entend par là qu'il n'y avait pas d'obstacle insurmontable à sa réalisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui n'est pas impossible : et il va de soi que cette non-impossibilité d'une chose est la condition de sa réalisation. Mais le possible ainsi entendu n'est à aucun degré du virtuel, de l'idéalement préexistant. Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit pas de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant du sens tout négatif du terme « possible » vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif. Possibilité signifiait tout à l'heure « absence d'empêchement » ; vous en faites maintenant une « préexistence sous forme d'idée », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, c'était un truisme de dire que la possibilité d'une chose précède sa réalité : vous entendiez simplement par là que les obstacles, ayant été surmontés, étaient surmontables. Mais, au second sens, c'est une absurdité, car il est clair qu'un esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c'eût donc été, par définition, Shakespeare lui-même. En vain vous vous imaginez d'abord que cet esprit aurait pu surgir avant Shakespeare : c'est que vous ne pensez pas alors à tous les détails du drame. Au fur et à mesure que vous les complétez, le prédécesseur de Shakespeare se trouve penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu'il sentira, savoir tout ce qu'il saura, percevoir donc tout ce qu'il percevra, occuper par conséquent le même point de l'espace et du temps, avoir le même corps et la même âme : c'est Shakespeare lui-même."

J'ai cité ce qui est le plus proche de Bolzano, dont j'ignore totalement la connaissance qu'en avait Bergson. Dans d'autres passages de sa conférence, celui-ci, emporté par sa passion pour la « création continue d'imprévisible nouveauté » (formule qui bien sûr rappelle les expressions baudelairiennes de « vitalité universelle » ou de « variété, condition sine qua non de la vie ») me semble par trop estimer que « les portes de l'avenir s'ouvrent toutes grandes » et qu'« un champ illimité s'offre à la liberté. » Restons baudelairo-musilo-wittgensteiniens sur ce point : le pire n'est jamais sûr, mais il est tout de même souvent ce qu'il y a de plus probable. (Ce sera sans doute l'objet d'un prochain texte.)



Et c'est ainsi que Sarkozy est grand (et enculé).

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