mercredi 6 février 2008

Un bon socialiste est un socialiste mort (simplifié).

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(Petit ajout en fin de message, le lendemain matin.)



Relisant quelques notes prises dans les livres de Jacques Bouveresse, je vous en fais profiter. Certaines phrases ont pu être déjà citées ici, il y a longtemps. Je n'ai pas vérifié. Leur actualité, notamment en ces temps funestes de « Traité simplifié » et de journalistes aux ordres, se montre d'elle-même et peut justifier que l'on enfonce le clou. (Je ne sais pas si je reviendrai sur ce sujet. D'une certaine façon, à part prendre le maquis, il n'y a rien à dire, rien à faire. Contentons-nous de souscrire à la sentence du maître : "Un président qui estime qu’une réponse négative à un référendum avec 55 % des suffrages est illégitime et qu’on peut donc la remettre en jeu, estime par ce fait même qu’un président élu au suffrage universel avec 55 % des suffrages est aussi peu légitime." Nicolas Sarkozy a proclamé son illégitimité, il en est de même de ceux qui ont laisser le oui passer. Enculeurs, enculés.)


Commençons par quelques commentaires sur et citations de Karl Kraus :

"Quelques exceptions héroïques ne suffisent sûrement pas à faire une institution respectable. Comme toutes les autres institutions, la presse a l'habitude de répondre à la critique en expliquant qu'on ne peut pas généraliser à partir des fautes et des vices d'un petit nombre. Kraus pense qu'il faut prendre les choses exactement en sens inverse : on ne peut pas excuser et encore moins absoudre la presse en généralisant à partir de l'honnêteté et du courage de quelques-uns."

"Ce qu'il y a derrière ses [Kraus] attaques répétées contre ce que les journalistes appellent la « liberté de la presse » n'est évidemment pas une préférence particulière pour la censure, mais la perception aiguë du fait que ce concept de la liberté de la presse ne peut être rattaché de près ou de loin à aucun droit fondamental et ne correspond à rien de ce que les époques antérieures ont pu connaître, imaginer ou revendiquer sous le nom de « liberté ». Il s'agit en réalité d'un artefact, dont l'apparition est liée de façon essentielle au processus de la mécanisation qui a révolutionné les techniques et les méthodes de communication elles-mêmes. Une fois de plus, le moyen a fini par prendre définitivement le pas sur la fin."

"Comme le dit Kraus, les dieux ont échangé leurs rôles : Mars est devenu le dieu du Commerce et Mercure celui de la Guerre."

Kraus : "L'absolutisme de la presse sera bientôt établi dans toutes les formes, la seule à pouvoir le contester est elle-même, qui a intérêt à détourner la rancœur contre la bureaucratie, l'armée et le clergé comme étant les seuls pouvoirs oppressifs."

Kraus : "Il est remarquable de voir à quel point les journalistes se font une idée modeste de leur métier quand on l'attaque, et avec quelle effronterie ils se pavanent comme la sagesse du monde quand ils se recommandent aux lecteurs et croient être seuls avec eux."

"Ce qu'il est permis d'écrire noir sur blanc dans une société et sous un régime politique qui étaient incontestablement beaucoup moins libéraux que les nôtres peut sembler étonnant, mais cela confirme simplement une chose qu'il [Kraus] avait déjà très bien comprise, à savoir qu'il n'y a pas forcément une relation directe entre la liberté d'expression et la liberté de pensée ou, si l'on préfère, entre la liberté de pensée, considérée comme un droit, et la liberté de pensée, considérée comme une réalité. Une liberté d'expression totale est de peu d'intérêt quand la pensée est, pour des raisons d'un autre ordre, totalement convenue et ne s'exprime plus que dans un langage dégradé, qui, justement, n'est pas fait pour penser, mais uniquement pour faire des phrases - autrement dit, pour l'euphémisation, l'ornementation et le décor. Kraus ne recule pas devant le paradoxe qui consiste à soutenir que la censure aurait aujourd'hui plus de chances de produire des esprits libres que ce qu'on appelle (en tout cas, ce que les journaux appellent) la « liberté de pensée et d'expression »."

"Dans le cas de la lutte contre la corruption, les choses se passent à peu près comme dans celui de la lutte pour l'égalité. « La journaille, écrit Kraus, a le sentiment démocratique. Mais seulement en général. » Elle combat la monarchie comme « institution », déteste la noblesse comme caste et célèbre avec enthousiasme les jours de fête les idéaux de l'égalité bafouée. Mais la répugnance que l'on éprouve pour la classe n'empêche évidemment pas d'avoir les relations les plus aimables avec ses représentants. (...) La même chose est vraie, évidemment, de la corruption : officiellement, la presse la déteste, mais son antipathie ne s'applique jamais aux individus, et elle accepterait volontiers de voir disparaître la corruption à la condition que tous les corrompus puissent en même temps être conservés."

Kraus : "Nous sommes responsables d'avoir supporté de respirer dans un monde qui fait des guerres pour lesquelles il ne peut tenir personne pour responsable."

"Ce qu'il considère comme particulièrement lamentable est la bonne volonté remarquable dont est capable de faire preuve l'intellectuel lui-même, quand il est confronté au mensonge énorme de la propagande, et la façon dont il parvient, apparemment sans difficulté réelle, « à se montrer aussi bête que le pouvoir veut le faire bête » et à justifier ainsi au-delà de toutes les espérances des détenteurs de la force le mépris avec lequel il est perçu a priori par eux."

"Ce serait cependant (...) une erreur complète de supposer que le problème principal, aux yeux de Kraus, est la défense de la culture menacée par l'espèce de retour à la préhistoire qui est en train de s'effectuer. Ce qui devrait susciter en premier lieu la protestation des représentants de l'esprit n'est pas ce qui est sacrifié dans l'ordre de la culture, mais les souffrances physiques et morales provoquées et les pertes en vies humaines. Kraus n'a pas de mots assez durs pour les intellectuels, incapables une fois de plus de se sentir concernés par autre chose que leurs propres affaires, et les journalistes qui se mobilisent pour la défense de biens culturels qu'ils ont contribué plus que n'importe qui d'autre à dévaloriser. « (...) L'industrie intellectuelle bourgeoise se berce d'ivresse jusque dans l'effondrement lorsqu'elle accorde plus de place dans les journaux à ses pertes spécifiques qu'aux martyres des anonymes, aux souffrances du monde ouvrier, dont la valeur d'existence se prouve de façon indestructible dans la lutte et l'entraide, à côté d'une industrie qui remplace la solidarité par la sensation (...) Le journalisme, qui juge mal de la place à accorder aux phénomènes de la vie, ne se doute pas que l'existence privée, comme victime de la violence, est plus près de l'esprit que toutes les déboires des affaires intellectuelles » ."

"La valeur qui passe avant toutes les autres et dont un intellectuel ne peut en aucun cas s'arroger le droit de disposer est la vie humaine, y compris et même, d'une certaine façon, surtout celle des plus humbles. (...)
Kraus soutient, par conséquent, que le nazisme porte une atteinte encore plus graves aux valeurs de l'esprit en s'attaquant aux petits et aux anonymes qu'en s'en prenant aux intellectuels."


Intellectuels, journalistes, philosophes... C'est maintenant plus Bouveresse que Kraus qui s'exprime.

"On a le droit de se tromper, me direz-vous. C'est évident. Mais quand donc nos maîtres à penser comprendront-ils que ce que le public est en droit d'attendre d'un philosophe n'est pas seulement qu'il soit disposé à reconnaître ses erreurs, mais également qu'il en commette, si possible, un peu moins que les autres ? Car à quoi sert, par exemple, d'être un professionnel de la pensée politique si c'est pour ne pas voir des choses qui ont sauté dès le début aux yeux de tant de gens qui n'avaient pas la chance d'être payés pour réfléchir ? Peut-on reconnaître à quelqu'un le droit de déterminer à la fois qui a raison et à quel moment on a raison d'avoir raison ? L'auto-critique est évidemment aussi une auto-justification ; et il y en a qui sont de véritables chefs-d'œuvre de jésuitisme et de tartufferie sur le thème : je me suis constamment trompé, mais j'ai toujours eu d'excellentes raisons, et donc finalement raison. J'ai, personnellement, horreur de l'argument : vous voyez bien que l'erreur était inévitable et excusable, puisque je l'ai commise.

Il est d'ailleurs surprenant que l'aptitude à dénoncer après coup ses propres erreurs soit reconnue généralement comme une preuve suffisante de libéralisme et d'ouverture d'esprit (voir le cas Althusser). Comme si le dogmatisme inhérent à une doctrine ne se manifestait pas d'abord, ainsi que l'a souligné Popper, dans sa théorie de l'erreur. Y a-t-il une forme de dogmatisme pire que celle qui consiste à revendiquer le monopole du droit à l'erreur (les autres ne pouvant commettre d'erreurs puisqu'ils ont toujours été dans l'erreur, même quand ils avaient raison) ?"

"Mais peut-être en sommes-nous arrivés au point où même le dogmatisme d'Althusser et de ses amis, qui a tout de même été en un certain sens productif, va devoir être défendu, étant donné ce qui nous menace. La meilleure raison de prendre le parti de Marx est peut-être désormais la manière dont il est attaqué."

"Le même genre de futilité se retrouve également dans des questions comme celle de savoir si le goulag était ou non dans Marx. Les uns se tirent d'affaire en interprétant tous les effets négatifs de la théorie comme des déviations qui ne prouvent rien contre la théorie elle-même ; les autres les traitent comme des conséquences nécessaires de la théorie, en vertu d'une logique déterministe ou fataliste, qui équivaut tout simplement à la négation de l'histoire. Comme si les applications historiques d'une théorie politique étaient réellement comparables à des objets qui sont ou ne sont pas dans une boîte. Si l'histoire des sociétés socialistes avait été différente (et qui oserait prétendre qu'elle ne pouvait l'être ?), c'est cette histoire-là que l'on serait tenté de trouver écrite dans les textes doctrinaux. Certains contempteurs de la logique devraient s'interroger à l'occasion sur celle qu'ils utilisent pour « déduire » le goulag de la pensée des maîtres à peu près comme si les événements historiques étaient des théorèmes que l'on peut tirer d'un ensemble d'axiomes. La logique de l'idéologie préventive est finalement assez claire : puisque toute pensée comporte le risque d'être prise au sérieux, l'idéal serait de penser le moins possible ; puisque tout maître peut avoir et aura probablement des disciples crédules et fanatiques, il est déjà coupable ; et puisque toute théorie, quelle que soit l'intention qui l'a inspirée, peut conduire tôt ou tard à des abus, elle est déjà un abus, ou en tout cas, par le simple fait qu'elle peut dispenser les autres de penser par eux-mêmes, une violence antidémocratique dans la république égalitaire des esprits."

"On ne trouve certainement rien chez Wittgenstein qui ressemble à une apologie de la résignation ou aux considérations philosophiques aussi scandaleuses que rituelles sur la valeur morale de la souffrance et la positivité du malheur. La dernière chose qui puisse lui venir à l'esprit était bien de vouloir transformer son stoïcisme personnel en une « doctrine » morale à l'usage d'autrui."

"Les philosophes entretiennent toujours avec le pouvoir une relation ambiguë, qui repose, pour une part, sur l'utopie d'une sorte de dissidence absolue et en soi (qui devrait être une sorte de devoir d'état sous tous les régimes, y compris les plus tolérants et les plus démocratiques) et, pour une autre, sur la nostalgie inavouée d'un ordre avec lequel les représentants de l'esprit pourraient enfin coopérer sans aucune espèce de réticence ni d'arrière-pensée."


(Au passage, de Hitler à Rauschning : "Je remercie mon destin de ce qu'il m'a épargné les œillères d'une éducation scientifique. J'ai pu me tenir libre de nombreux préjugés simplistes." Du même au même : "Naturellement, je sais aussi bien que tous vos intellectuels, vos puits de science, qu'il n'y a pas de races, au sens scientifique du mot. Mais vous, qui êtes un agriculteur et un éleveur, vous êtes bien obligé de vous en tenir à la notion de race, sans laquelle tout élevage serait impossible. Eh bien, moi, qui suis un homme politique, j'ai besoin aussi d'une notion qui me permette de dissoudre l'ordre établi dans le monde et de lui substituer un nouvel ordre, de construire une anti-histoire.")


Deux commentaires capitaux sur Wittgenstein (on y reviendra) :

"Wittgenstein cherche avant tout à remettre en question l'idée qu'on se fait habituellement de l'opposition entre le « naturel » et le « conventionnel », en soulignant avec insistance l'importance de ce qu'il peut (et doit) y avoir de naturel dans la convention elle-même. Pour Wittgenstein, il n'y a que très peu de conventions qui soient vraiment arbitraires. La plupart des conventions ont un caractère extrêmement naturel, qui leur confère une sorte de nécessité assez comparable à une nécessité naturelle. Leibniz dit que certaines conventions peuvent être tellement appropriées qu'elles deviennent en quelque sorte vraies."

"Quand on dit : « Ça aurait pu être différent », il ne faut surtout pas s'empresser de penser que « Ça aurait pu facilement être différent ». Or c'est ce qu'on pense généralement ; on se dit : il aurait suffi que les hommes prennent une décision différente, soient victimes d'une sorte de caprice ou d'une fantaisie quelconque, pour que l'arithmétique, par exemple, soit très différente. Ce n'est absolument pas ce que veut dire Wittgenstein. Il insiste au contraire sur l'idée qu'une masse énorme de faits auraient dû être différents pour que nous soyons amenés (naturellement) à adopter un jeu de langage différent."


Et pour finir, un petit bouquet :

Musil : "Rendre l'homme capable de grandes choses, bien qu'il soit un porc, tel est le problème."

Bouveresse : "Le problème réel est : à qui incombe la responsabilité du fait qu'on a laissé se construire un monde dans lequel plus personne ne peut être tenu pour responsable ?"

Nagel : "Les problèmes sans solution ne sont pas pour autant sans réalité."

- Et avouons-le, nous croyons de moins en moins en Ben Laden.






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(Ajout le lendemain matin.)
Oui, à propos du mariage de M. Sarkozy et Mlle Bruni, on ne peut qu'être frappé par le caractère « XIXe siècle » de cette union, qui confirme que notre Président se meut en permanence dans différentes sphères spatio-temporelles (il faudrait que je revoie le film, mais n'a-t-il pas des ressemblances, dans ses côtés primate-chef de bande-braquemart au poing-imbu de sa supériorité, avec l'Alex de Clockwork Orange ?) : épouser une courtisane de luxe pour qui on a eu un coup de foudre peut-être temporaire, ceci afin de ne pas déplaire à la famille (les électeurs « traditionnalistes ») est un schéma paradoxal et ironique très daté, un peu ringard même pour quelqu'un d'aussi « décomplexé ».

Quant à Mlle Bruni devenue Sarkozy, son mariage évoque l'admirable passage romanesque qu'est la conversation entre le narrateur et sa mère dans Albertine disparue (ancienne édition Pléiade, t. III, p. 658), à propos du mariage, soutenu pour de très obscures et inavouables raisons par M. de Charlus, de la nièce du gardien d'immeuble entremetteur, affairiste (et futur maquereau) Jupien, avec le fils de l'aristocrate Mme de Cambremer, admirable passage, donc, où s'opposent deux visions, qui sont elles-mêmes deux modèles romanesques, du même événement :

"« - La nièce de Jupien ! Ce n'est pas possible ! - C'est la récompense de la vertu. C'est un mariage à la fin d'un roman de Mme Sand », dit ma mère. « C'est le prix du vice, c'est un mariage à la fin d'un roman de Balzac », pensai-je."

« Prix du vice » qui, comme le signale V. Descombes dans son analyse de cette scène (p. 165 sq de son Proust) est l'Envers obligé de l'histoire contemporaine, la face (de moins en moins cachée) du people. On peut aussi penser à des scenarii plus XVIIIe, tels que La vie de Marianne. Chacun ses (p)références.


Attention aux scènes de ménages, en tout cas !


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