jeudi 29 mai 2008

Interlude - "La plus dégoûtante création du monde moderne..."

selfportrait


Je ne souhaitais pas interrompre notre laborieuse série musilienne, mais il serait dommage de passer à côté de cet ébouriffant article (ici en version enculiste-sioniste originale). J'apprécie particulièrement l'argument numéro trois, d'après lequel les Juifs ayant beaucoup fait - c'est vrai - pour l'humanité et étant dans l'avenir toujours susceptibles de beaucoup faire - au train où ça va, cela reste à prouver - ils peuvent bien, dans le présent, se comporter comme des enfoirés.

Bon, cela peut être la divagation d'une personne isolée, je m'en fais le relais comme d'un exemple de ce à quoi peut mener le « réalisme », la volonté de faire face au danger, de ne pas comporter comme une « belle âme », etc. : à l'éloge pur et simple de la saloperie. Je me permets de répéter la sentence de Bernanos à ce sujet : "Le réaliste rabaisse la vie, pour vous épargner la peine de la surmonter." (je me permets même de vous conseiller de relire toutes les phrases anti-Sarkozy de Bernanos que j'avais collectées, plus le temps passe et plus elles sont justes).


burns_tintin

(Les temps sont durs pour les idéalistes...)


Allez, ne nous laissons pas abattre. Je retourne dans ma cave vous chercher quelques liqueurs, et à bientôt !


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mardi 27 mai 2008

Hasard de mes couilles (Ethique et statistique, III)

elephantsex

(Ils font cela paraît-il une ou deux fois par an, et pour des durées, répétées pendant trois jours, de vingt à trente secondes. Mieux vaut alors être à ce qu'on fait.)



Ajout le lendemain matin.



Ethique et statistique I bis.

Ethique et statistique II.


Jacques Bouveresse enchaîne :

"Lorsqu'on dit que les événements historiques obéissent aux lois du hasard, on veut dire généralement que leur occurrence dépend de la rencontre d'une multitude de causes qui ont agi d'une manière telle qu'il aurait suffi d'une différence minime dans les causes pour faire tourner les choses de façon maintenant complètement différente. Ce qui a eu lieu aurait très bien pu ne pas avoir lieu et ce qui n'a pas eu lieu avoir lieu à sa place ; et il a tenu généralement à très peu de chose que les événements soient ce qu'ils ont été. Poincaré note : « Le plus grand des hasards est la naissance d'un grand homme. Ce n'est que par hasard que se sont rencontrées deux cellules génitales, de sexe différent, qui contenaient précisément, chacun de son côté, les éléments mystérieux dont la réaction mutuelle devait produire le génie.


EyesWideShut


On tombera d'accord que ces éléments doivent être rares et que leur rencontre est encore plus rare. Qu'il aurait fallu peu de chose pour dévier de sa route le spermatozoïde qui les portait ; il aurait suffi de le dévier d'un dixième de millimètre et Napoléon ne naissait pas et les destinées d'un continent auraient été changées. Nul exemple ne peut mieux faire comprendre les véritables caractères du hasard ». Le hasard nous semble d'autant plus grand que la disproportion entre la petitesse des causes et la grandeur des effets est plus spectaculaire ; et cette disproportion pourrait difficilement être plus importante qu'elle ne l'est dans l'exemple choisi par Poincaré. Cela signifie que, si l'on est convaincu que l'histoire dépend pour une part essentielle de l'action des grands hommes, alors elle dépend plus que n'importe quoi d'autre du hasard. La naissance de Napoléon a tenu à la rencontre extrêmement improbable de deux éléments que l'on peut supposer, en outre, extrêmement rares. A vrai dire, bien que la plupart des hommes qui naissent soient des individus ordinaires, et non des individus exceptionnels, la naissance d'un individu particulier, quel qu'il soit, avec toutes les caractéristiques précises qui font de lui un être unique, n'est certainement pas en elle-même un hasard moins grand que celle d'un individu génial. Mais comme la naissance d'un autre homme moyen à la place de celui qui est né ne ferait probablement qu'une différence insignifiante, si on la compare à celle qu'aurait fait la naissance d'un individu ordinaire à la place de Napoléon, nous sommes beaucoup plus frappés par le rôle que le hasard a joué dans la naissance de Napoléon et dans les événements historiques qui en ont résulté. Comme la naissance de Napoléon, qui les a rendus possibles et dont on a tendance à croire qu'elle était nécessaire pour qu'ils aient lieu, ces événements étaient à première vue extrêmement improbables et auraient très facilement pu ne pas avoir lieu.


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(La nature est une mécanique de haute précision.)



Les réflexions d'Ulrich sur la probabilité tournent essentiellement autour de la constatation à la fois surprenante et banale que des régularités contraignantes et même une sorte de fatalité inflexible et aveugle peuvent naître de l'absence apparente de toute contrainte : « Avec une sérénité froide et presque indécente, les règles de la probabilité se fondent sur le fait que les événements peuvent tourner tantôt ainsi, tantôt autrement, parfois même auraient pu aboutir au contraire de ce qu'ils sont. Pour former et fortifier une moyenne, il faut donc que les valeurs supérieures ou particulières soient beaucoup moins fréquentes que les valeurs moyennes, qu'elles ne se présentent presque jamais et qu'il en aille de même dans les valeurs anormalement basses ». Dans le monde humain, par exemple, les comportements les plus extrêmes sont (heureusement ou malheureusement) rarissimes, en dépit du fait que, si c'est réellement le hasard qui décide, l'individu devrait en théorie pouvoir aussi bien les choisir que les éviter. C'est, du reste, précisément cette rareté qui fait d'eux des comportements que l'on peut qualifier d'extrêmes. Mais, bien entendu, constater que l'évolution historique dépend, pour une part essentielle, d'actions et d'événements qui pouvaient aussi bien avoir lieu que ne pas avoir lieu et que la seule chose qui importe est finalement le résultat plus ou moins mécanique et complètement impersonnel d'une sorte de « calcul des moyennes » ne suffit pas encore pour conclure qu'elle peut être soumise, ne serait-ce que de façon analogique, aux règles de la probabilité. Comme on l'a vu, les événements de l'histoire humaine donnent l'impression de comporter une part de hasard beaucoup plus grande que nous le souhaiterions et qu'ils ne le devraient pour que nous puissions dire réellement que nous faisons l'histoire. Mais, en même temps, ils ne semblent pas suffisamment fortuits pour relever directement du calcul des probabilités. La difficulté évidente est que le comportement des masses humaines et le cours des événements historiques qui en résulte présentent aussi bien des régularités que des irrégularités caractéristiques qui n'ont pas grand-chose à voir avec celles que l'on peut observer sur le modèle simple de l'urne ou du jeu de dés. Ni le grand nombre d'individus qui y sont impliqués ni le fait que les comportements individuels donnent lieu, dans une multitude de cas, qui sont parfois très inattendus, à l'apparition de constance statistiques très remarquables ne suffisent en eux-mêmes à justifier l'assimilation des processus historiques et sociaux aux résultats d'un jeu de hasard." (L'homme probable..., pp. 143-145).

Après ce petit voyage quelque part entre les testicules de Carlo Maria Buonaparte et les ovules de Maria-Letizia Ramolino (honni soit !), où en sommes-nous ? Il faut être précautionneux, voire besogneux. Commençons par des considérations générales :

- l'histoire des sociétés n'est pas gouvernée par le hasard, au sens où l'on pourrait lui appliquer la théorie des probabilités de façon autre que purement analogique ;

- dans le même temps, « l'évolution historique dépend, pour une part essentielle, d'actions et d'événements qui pouvaient aussi bien avoir lieu que ne pas avoir lieu ». Stricto sensu, pour qui adhère au « principe de Bolzano », on peut considérer que cette phrase ne veut rien dire : une fois que l'événement a eu lieu, il ne pouvait pas ne pas se produire. Mais, avant qu'il ait lieu, il est toujours possible, même fort peu, qu'il ne se produise finalement pas. Le sentiment que nous avons que notre histoire est en partie gouvernée par l'arbitraire, l'imprévisible, le hasard (dans un sens donc plus vague que dans la théorie des probabilités) n'a donc rien d'illégitime ;

- ce qui fait, nous le verrons dans la livraison suivante, que l'analogie avec la théorie des probabilités n'est pas sans valeur heuristique ni éthique.

Voici un premier bilan. Il reste à se poser maintenant l'autre question qui sous-tend cette série de textes, celle des rapports entre tradition et modernité de ce point de vue du hasard :

- finalement, on a l'impression que cela ne change pas grand-chose - mais tout de même.... On a vu que ce qui empêche l'application de la théorie des probabilités à l'évolution des sociétés humaines est la capacité, même relative, d'organisation de celles-ci. Une société traditionnelle fortement organisée - on pense tout de suite à l'Inde - dispose donc de garde-fous contre une action trop forte du hasard. Le paradoxe de la modernité, ici comme ailleurs, est que son inclination au conformisme et à l'envie généralisée est une forme d'organisation, qui elle aussi ne permet pas d'appliquer complètement la théorie des probabilités - mais tout de même...: le mimétisme démocratique est un principe d'organisation moins rigide et en tout cas plus imprévisible qu'un système de castes. Bref, cela ne change pas fondamentalement, mais cela change quand même, et ce n'est pas rien ;

- il est évidemment tout à fait possible, ceci étant précisé, de considérer certaines de ces sociétés comme plus riches de contenu que d'autres, ce n'est pas notre question actuellement ;

- mais il y a aussi la question du sentiment du hasard, tel qu'éprouvé par les acteurs. J'aurais tendance à penser, non sans prudence, qu'il y a ici un paradoxe entre la réalité du rôle du hasard et la façon dont il est vécu. Dans une société traditionnelle reposant, à long terme, sur des principes fixes, ce qui dérange l'ordonnancement global, étant vécu comme une anomalie, peut plus aisément être assimilé au hasard - de même, l'on parle du grain de sable qui vient gripper une mécanique bien huilée, alors que si une machine mal faite ne fonctionne pas, on ne va pas invoquer le dit grain de sable, on va d'abord essayer de l'améliorer. Ainsi quelqu'un comme Saint-Simon est-il fort sensible à cette part d'arbitraire (je retrouve la citation que j'ai en tête dès que possible, croyez-moi sur parole en attendant). Dans les sociétés modernes, qui sont donc peut-être, malgré tout, un peu plus gouvernées par le hasard que les sociétés traditionnelles, ce sont plutôt les régularités qui nous intéressent. La statistique, la sociologie, puis la « nouvelle histoire » naissent en période démocratique - je ne retrouve plus où j'ai écrit cela, mais je l'avais déjà noté pour la sociologie, fortement influencée par Maistre et Bonald à sa naissance : le lien social n'étant plus une évidence vécue, comme il l'était par tout membre d'une société holiste, il devient aussi possible que nécessaire de réfléchir dessus. On peut faire me semble-t-il le même raisonnement avec cet intérêt, dans diverses disciplines, pour les régularités : c'est parce qu'elles ne vont plus de soi (et sont néanmoins présentes, c'est la « constatation à la fois surprenante et banale » d'Ulrich) qu'elles sont objet de réflexion. Autrement dit, ce seraient ceux qui sont le moins soumis au hasard qui y seraient le plus sensibles, et vice-versa - mais cette formule est à utiliser avec précaution et sans systématisme ;

- l'exemple de Napoléon est à cet égard particulièrement bien choisi par Poincaré, puisqu'il fut à la fois le dernier grand homme des sociétés traditionnelles et le premier grand homme de la modernité (et le plus grand grand homme de la modernité, nourri par les grands hommes des sociétés traditionnelles ? et le seul grand homme de la modernité ? Hitler n'en serait qu'une noire caricature ?, etc.), qu'il est donc doublement prodigieux.


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Bloy résume ce paradoxe :

"Qu'était-il donc venu faire en cette France du XVIIIe siècle qui ne le prévoyait certes pas et l'attendait moins encore ? Rien d'autre que ceci : Un geste de Dieu par les Francs, pour que les hommes de toute la terre n'oubliassent pas qu'il y a vraiment un Dieu et qu'il doit venir comme un larron, à l'heure qu'on ne sait pas, en compagnie d'un Etonnement définitif qui procurera l'exinanition de l'univers. Il convenait sans doute que ce geste fût accompli par un homme qui croyait à peine en Dieu et ne connaissait pas ses Commandements. N'ayant pas l'investiture d'un Patriarche ni d'un Prophète, il importait qu'il fût inconscient de sa mission, autant qu'une tempête ou un tremblement de terre, au point de pouvoir être assimilé par ses ennemis à un Antéchrist ou à un démon. Il fallait surtout et avant tout que, par lui, fût consommée la Révolution française, l'irréparable ruine de l'Ancien monde. Evidemment Dieu ne voulait plus de cet ancien monde. Il voulait des choses nouvelles et il fallait un Napoléon pour les instaurer." (L'âme de Napoléon, Introduction, III.)

Citer ici Bloy n'a rien de fortuit - concernant quelqu'un qui voyait dans le hasard « la Providence des imbéciles », ce serait le comble ! On remarquera en effet, pour finir, et avant que de retomber la prochaine fois dans la grisaille démocratique, que la conception d'un Poincaré du hasard comme d'autant plus présent relativement aux grands hommes, puisqu'il s'agit finalement là de l'itinéraire d'un spermatozoïde au dixième de millimètre près, n'a fondamentalement rien d'incompatible avec une conception providentialiste - fût-ce, dans le cas de Bloy, d'un providentialisme un peu hétérodoxe, avec son Dieu « jaloux » (Introduction, VI) de Napoléon -, que plus elle insiste sur le peu de chance qu'il y avait à ce qu'un homme comme Napoléon naisse, plus elle marque le caractère prodigieux, voire miraculeux, de sa naissance.

Bloy rejoint de plus, par son itinéraire propre, le principe de Bolzano :

"On est, d'ailleurs, suffisamment averti lorsque, étant capable de profondeur, on vient à considérer la sottise palpable d'une substitution imaginaire à des événements accomplis. Tel autre dénouement aurait eu lieu, dit-on, si telle circonstance avait été prévue. Mais précisément cette circonstance ne pouvait pas être prévue ni écartée, puisqu'il fallait ce dénouement et non pas un autre. Les faits sont absolus en eux-mêmes et dans toutes leurs péripéties. Les faits historiques sont le Style de la Parole de Dieu et cette parole ne peut pas être conditionnelle. Il fallait Vincennes, il fallait Tilsitt et Bayonne, il fallait les Rois frères, l'impunité incompréhensible de Bernadotte et la désastreuse campagne de Moscou ; il fallait, après Dresde et Kulm, l'incommensurable folie d'abandonner dans les inutiles forteresses d'Allemagne plus de 150 000 soldats plus que suffisants pour écraser la Coalition dans les plaines de la Champagne. Il fallait enfin Grouchy. Il fallait toutes ces choses connues et beaucoup d'autres qu'on ne connaît pas, et la preuve sans réplique, c'est qu'elles sont advenues sous l'oeil de Dieu qui ne fait pas de fautes et qui voulait ces choses depuis toujours." (Introduction, XI)


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Plus qu'une « preuve sans réplique » on peut voir là un raisonnement circulaire, ou simplement reposant sur le postulat que « Dieu ne joue pas au dés », mais quoi qu'il en soit, à l'arrivée on n'est pas loin de Bolzano : une fois que les faits se sont produits, c'est qu'ils devaient, de toute nécessité (de toute éternité ?) se produire.

Bon, il nous reste encore beaucoup de choses à éclaircir, donc à bientôt !

Je vous mets la vraie pour finir, si ce n'est pas original c'est toujours agréable.



cv pmh - nicole kidman dans eyes wide shut






Il fallait Nicole Kidman !










Ajout le 28.05.
L'Ahlzeimer de toute évidence me menace, en recherchant dans l'introduction du Pléiade Saint-Simon la référence dont je vous parlais hier, voici que je tombe sur l'exemple le plus canonique possible quant à mon propos :

"Dieu se cache sous le hasard ; le Diable traverse Dieu. La philosophie saint-simonienne de l'histoire (et de la politique) s'inscrit dans un providentialisme (...) dont la théorie des « petites causes » [est] l'inséparable corollaire. La « fenêtre de Trianon » (une malfaçon est la cause de la guerre de 1688) est un exemple presque aussi connu que le « nez de Cléopâtre », ou la « puissance des mouches » : un détail - une fenêtre un peu de guingois -, par le relais de la psychologie des individus (Louis XIV tire vanité de sa justesse de coup d'oeil ; maître fourbe et grand ambitieux, craignant pour sa place des « Bâtiments », Louvois veut se rendre indispensable), entraîne d'immenses, d'incommensurables suites." (Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, éd. Coirault (auteur de ces lignes), t. 1, p. LVIII-LIX).

Providentialisme et « petites causes »... Il est regrettable que je n'aie pu retrouver ce texte hier, j'aurais pu faire une rédaction plus rapide, et au passage prétendre que j'avais le « nez de Cléopâtre » en tête, quand il ne m'est pas venu à l'esprit une seule fois (quel que soit, d'ailleurs, l'éventuel degré d'ironie que Pascal met dans son affirmation que « s'il eût été plus court... »). Bon, prenons ça pour une confirmation, et ne nous flagellons pas plus que de raison.


Welcome Danger Medium Web view

(AMG perdu dans ses réflexions, inconscient du danger...)


Une précision : on aura compris que lorsque je parle des sociétés traditionnelles comme « plus organisées », je parle avant tout, quoique non exclusivement, d'une organisation du sens (seul ce qui a un sens est réel...). Par rapport à nous et dans certains domaines, cela pouvait être un drôle de bordel (j'y pensais en prenant le métro hier soir, univers organisé et codifié s'il en est).

Et tant qu'on y est et puisque je préfèrerais ne pas interrompre cette série de textes par un envoi sur un autre sujet, je signale - merci M. Radical - cet entretien avec Jacques Rancière et Judith Revel, entretien dont j'extraie ce passage :

"J. Rancière : C’est la gauche qui a liquidé 68. En 1981, à peine élu, François Mitterrand déclara qu’avec sa victoire, la majorité politique venait enfin de rejoindre la majorité sociologique du pays. Il entérinait ainsi une définition sociologique de la politique comme coïncidence entre les institutions de l’Etat et la composition de la société. Or, 68 a été un moment politique important parce qu’il a créé une scène politique distante, et des institutions de l’Etat, et des compositions de blocs sociaux. La politique est ce qui interrompt le jeu des identités sociologiques. Au XIXe siècle, les ouvriers révolutionnaires dont j’ai étudié les textes disaient : « Nous ne sommes pas une classe. » Les bourgeois les désignaient comme une classe dangereuse. Mais pour eux, la lutte des classes, c’était la lutte pour ne plus être une classe, la lutte pour sortir de la classe et de la place qui leur était assignées par l’ordre existant, une lutte pour s’affirmer comme les porteurs d’un projet universellement partageable. 68 a réactivé cet écart entre la logique d’émancipation et les logiques classistes.

(J.-P. Voyer, il y a quelques semaines et à quelques jours d'intervalle : "La lutte des classes existe toujours, mais… il n’y a que les capitalistes qui luttent." ; "La lutte de classe (classe au singulier svp) existe, les riches que personne ne défend doivent durement lutter." Cela me fait aussi penser à la phrase de Goebbels à Fritz Lang : "C'est nous qui décidons qui est juif et qui ne l'est pas." : il ne faut pas prendre pour argent comptant les définitions et classifications opérées par le pouvoir (ni croire qu'on puisse ne pas être défini en aucune manière).)

J. Revel : 68 a fait imploser la notion de classe, mais aussi celle d’identité. Ce qui dominait, c’était le plaisir du changement, la métamorphose, le refus de déclarer qui on était. On sortait de la « morale d’état civil », pour reprendre une belle expression de Michel Foucault. Le paradoxe, c’est que, dans le reflux qui a suivi, on a vu se multiplier les appartenances identitaires, communautaristes. Parce qu’on a cru que c’était un bon moyen de résister ; parce que, du point de vue du pouvoir, paradoxalement, cela facilitait la gestion des individus. La référence identitaire ou communautaire, quand elle se clôt sur elle-même, est une manière de parler la langue du pouvoir, de s’autodésigner dans les catégories mêmes du pouvoir, dans son langage. Aujourd’hui, le seul espace politique de contestation qui soit reconnu, c’est la prise de parole communautaire ou identitaire, et ce n’est bien entendu pas un hasard. C’est une manière de réintroduire de la fermeture et de l’unité là où la puissance politique est au contraire celle des différences.

Lors de la crise des banlieues il y a deux ans, on a assisté à une tentative désespérée de définir qui étaient les émeutiers, le « sujet » de la révolte. On a cherché à constituer des catégories. On a parlé des « Noirs contre les Blancs » ; ou des « immigrés contre les Français ». On a évoqué les désœuvrés, les politiquement aphasiques, les socialement stériles, on a parlé d’entropisation sociale, on les a opposés aux étudiants qui manifestaient contre le CPE, aux chômeurs, aux précaires… Bien plus que les voitures brûlées, c’est cette difficulté à rendre compte de ce nouveau sujet collectif qui a été la cause de la panique qui a saisi les dirigeants politiques. Parce que les émeutiers ne disaient pas qui ils étaient, mais comment ils vivaient."

Suit un passage plus gauchisant et moins intéressant, que je supprime en vous laissant avec ce lien entre ces diverses tentatives de refus des classifications pré-établies, qu'encore une fois on ne confondra surtout pas avec du « spontanéisme ».


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Comme Nicole, il faut savoir tenir la barre, éviter tous les écueils...

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samedi 24 mai 2008

« La simplification considérable qu'introduit la tendance de l'individu à aligner son comportement sur celui des autres » (Ethique et statistique, II)

Ethique et statistique I bis.



Oublions provisoirement le texte de René Guénon. Les pages de Jacques Bouveresse que je retranscris aujourd'hui traitent de la possibilité ou non d'appliquer les lois de la probabilité à l'histoire humaine. L'idée est la suivante : il semble que la façon dont les sociétés évoluent ne serait pas bien différente si elles se contentaient de suivre les lois du hasard et de la probabilité (symbolisées ici par le recours à la théorie cinétique des gaz : lorsque celle-ci est évoquée, cela veut dire que c'est le hasard qui dirige les choses), mais jusqu'à quel point peut-on passer de cette apparence à une affirmation, et que signifierait une telle affirmation quant à notre éventuel pouvoir d'agir sur le cours des choses ?

En toile de fond, vous retrouverez des interrogations sur la modernité et la démocratie toutes en ambiguïté : si le hasard régit l'évolution des sociétés, il importe peu qu'elles soient démocratiques, dictatoriales, absolutistes, communautaires... Mais si la façon dont ce hasard agit passe par le comportement « libre » de l'homme moyen, alors il y a des chances qu'un régime démocratique - presque au sens tocquevillien d'« égalité des conditions » - soit encore plus régi par le hasard qu'un régime « aristocratique ». Avec un important bémol, tocquevillien aussi, mais surtout girardien : le mimétisme de l'homme moyen en régime démocratique.

Pour vous faciliter la lecture, je scinde ce texte en deux : la partie de de ce jour est la plus abstraite, la suivante plus « pratique ».


"Musil utilise, sur le mode ironique, une notion, celle d'« inharmonie préétablie », qui contredit explicitement une des idées centrales du système leibnizien. Sa suggestion est que, si rien n'a été concerté, réglé et harmonisé au départ, si ce qui est donné initialement est justement une absence complète de coordination et de dessein, c'est-à-dire une situation qui permet aux lois du hasard de jouer pleinement, alors le résultat que nous observons s'explique très naturellement. Si les choses, prises individuellement, ne vont dans aucun sens particulier, alors il est normal que nous ayons l'impression qu'elles vont globalement toujours dans le même sens et que ce soit, comme on dit, « toujours la même histoire », celle de l'homme moyen, et non de l'homme supérieur. Ce qui est moyen étant toujours également ce qui est le plus probable, il n'y a pas à s'étonner que le monde reste désespérément moyen et même devienne de plus en plus moyen. Autrement dit, il suffit peut-être d'utiliser simplement les règles de la probabilité pour expliquer la constatation que fait l'Homme sans qualités au début du roman : « Il apparut même à Ulrich (....) que le fait qu'on supprimât ici les fusils et là les rois, qu'un quelconque progrès, petit ou grand, diminuât la sottise ou la méchanceté, était d'une importance désespérément minime ; car le niveau des contrariétés et de la méchanceté redevient aussitôt le même, comme si le monde reculait une jambe à chaque fois qu'il avance l'autre. Voilà un phénomène dont il faudrait déceler la cause et le mécanisme secret ! Ce serait, pour sûr ! incomparablement plus important que d'être un homme de bien selon des principes caducs ».

Ulrich considère qu'il est en fait plus urgent et plus courageux d'essayer réellement de comprendre pourquoi l'ensemble ne progresse pas ou ne progresse pas davantage que de pratiquer l'héroïsme de la bonne action individuelle quotidienne selon les préceptes moraux en usage. C'est pourquoi l'on peut dire que « celui qui, dans sa vie privée, évite le mal et fait le bien, au lieu de s'efforcer de mettre de l'ordre dans l'ensemble, ne fait qu'adopter prématurément un compromis avec sa conscience, crée un court-circuit, se dérobe dans l'univers privé ». Le compromis est prématuré parce qu'il faudrait d'abord s'interroger sur les raisons pour lesquelles le bien que l'on s'efforce de faire et le mal que l'on l'essaie d'éviter dans les limites de son univers privé ont un effet si négligeable sur l'ensemble.

Ce qu'Ulrich propose à sa soeur d'admettre est que : « Supposé un jeu de hasard possible, le résultat montrerait la même répartition de chances et de malchances que la vie. Mais que le second membre de cette phrase hypothétique soit vrai ne permet nullement de conclure à la vérité du premier ». Autrement dit, si la réalité socio-historique était gouvernée entièrement par les lois du hasard, le cours des événements humains ne serait sans doute pas très différent de celui que nous observons ; mais cela ne prouve pas qu'elle soit effectivement gouvernée uniquement ou même principalement de cette façon. Ulrich reconnaît honnêtement que, pour pouvoir affirmer cela, c'est-à-dire conclure que, les choses humaines étant ce qu'elles sont, elles ne peuvent se produire et évoluer qu'en fonction des lois du hasard, il faudrait effectuer un travail que personne n'a encore entrepris jusqu'ici : « Pour être croyable, la réversibilité du rapport exigerait une comparaison plus précise, qui permettrait d'appliquer les notions de la probabilité aux événements historiques et intellectuels et de confronter deux domaines aussi différents ». Le raisonnement d'Ulrich pourrait être explicité de la façon suivante. Le seul sens dans lequel un système qui est abandonné entièrement aux lois du hasard puisse aller est celui qui va vers des états de plus en plus probables. Or c'est bien ce que le monde humain donne l'impression de faire, tout au moins si l'on en croit ceux qui se plaignent de la tyrannie croissante de la moyenne et de l'homme moyen. Pourquoi ne pas adopter, par conséquent, l'hypothèse audacieuse que les affaires humaines sont, en dépit de tout ce que nous aimerions croire, gouvernées de part en part par le hasard et par lui seul ?

La difficulté est, comme l'admet Ulrich, qu'il faudrait pour cela effectuer une comparaison qui semble tout à fait problématique. Après avoir évoqué les paradoxes auxquels a donné lieu l'application des lois du hasard aux sciences morales, Poincaré conclut qu'en réalité elles ne s'appliquent pas à ces questions, ne serait-ce justement qu'à cause de la tendance qu'a l'être humain à agir la plupart du temps simplement comme les autres. Le fait que les causes du comportement humain soient généralement très complexes et très obscures ne signifient pas qu'elles remplissent les conditions exigées pour que l'on puisse utiliser le calcul des probabilités dans les cas de ce genre : « Nous sommes tentés d'attribuer au hasard les faits de cette nature parce que les causes en sont obscures ; mais ce n'est pas là le vrai hasard. Les causes nous sont inconnues, il est vrai, et même elles sont complexes ; mais elles ne le sont pas assez puisqu'elles conservent quelque chose ; nous avons vu que c'est là ce qui distingue les causes “ trop simples ”. Quand les hommes sont rapprochés, ils ne se décident plus au hasard et indépendamment les uns des autres ; ils réagissent les uns sur les autres. Des causes multiples entrent en action, elles troublent les hommes, les entraînent à droite et à gauche, mais il y a une chose qu'elles ne peuvent détruire, ce sont leurs habitudes de moutons de Panurge. Et c'est cela qui se conserve » (Le hasard).

- l'expression que j'ai soulignée introduit une déplaisante ambiguïté, laquelle sera levée, au moins en principe, à la fin de ce paragraphe.

En d'autres termes, ce qu'on veut dire lorsqu'on se plaint que le monde soit si désespérément moyen semble être surtout qu'il y a malheureusement très peu d'hommes qui se comportent de façon exceptionnelle et inventive et que la plupart d'entre eux font tout simplement ce que tout le monde ou ce que la plupart des gens font. Mais la moyenne dont il s'agit n'est évidemment pas celle qui résulterait du comportement d'une multitude d'individus agissant indépendamment les uns des autres et se décidant avec une égale probabilité dans un sens ou dans l'autre. Les comportements intellectuels et moraux individuels ne semblent justement pas posséder, comme le font (au moins jusqu'à un certain point) les mariages, les divorces, les naissances, les accidents et les suicides, sur lesquels on peut faire des statistiques et effectuer des prévisions, le genre d'indépendance stochastique qui rendrait possible l'application des règles de la probabilité. Comme l'observe Poincaré, ce qui se conserve, malgré la variabilité des causes, et qui les empêche d'être aussi complexes qu'il le faudrait est la simplification considérable qu'introduit la tendance de l'individu à aligner son comportement sur celui des autres. Du fait que les êtres humains s'influencent constamment les uns les autres et sont à première vue capables d'orienter, instinctivement ou de façon plus ou moins concertée et organisée, leurs actions dans le même sens, il semble a priori radicalement impossible, bien que la comparaison soit tentante, de leur appliquer le genre d'hypothèse que la théorie cinétique applique au comportement des molécules d'un gaz. Ce qui s'y oppose est, d'une part, que les individus n'agissent généralement pas au hasard, mais de façon plus ou moins motivée et, d'autre part, qu'un de leurs motifs les plus constants et les plus puissants est justement le désir d'imiter simplement les autres. Le premier élément n'est peut-être pas un obstacle décisif si l'action humaine s'explique par une multitude de motifs complexes et variables qui agissent à peu près de la même façon que les petites causes dont la combinaison expliquerait, si nous les connaissions dans le détail, le résultat d'un coup aux dés et qui nous autorisent à supposer que les effets se distribueront globalement d'une façon qui n'est pas très différente de celle que l'on observe effectivement en pareil cas : mais, même si c'était le cas, les phénomènes de dépendance et la façon dont les différents « coups » s'influencent constamment les uns les autres continueraient à créer, de leur côté, une difficulté insurmontable.

- le début de ce que je viens de souligner dissipe l'ambiguïté évoquée plus haut, ambiguïté que j'aurais dénoncée en tout premier lieu si j'avais pris le parti d'exposer moi-même toutes ces idées au lieu de suivre le fil de « AMG commentant Bouveresse commentant Musil et Poincaré » : il faut bien distinguer le niveau individuel et le niveau collectif. Dire des individus qu'ils agissent (presque toujours, souvent, régulièrement) « au hasard » ne veut pas tant dire ici qu'ils font n'importe quoi ou ne réfléchissent à rien, qu'ils prennent leurs décisions (presque toujours, souvent, régulièrement...) comme on se décide à tourner à gauche ou à droite durant une promenade « au petit bonheur la chance » : cela veut dire qu'à l'arrivée, au niveau global, l'action combinée de tous les motifs qui les poussent à agir tels qu'ils le font donne un résultat qui n'est pas très différent de ce que ce résultat aurait été si les individus tiraient à pile ou face chacun de leurs faits et gestes. Pour poursuivre l'exemple de la promenade, d'une intersection de deux chemins de beauté à peu près égale : chaque promeneur, arrivant sans savoir ce qu'ont fait ses prédécesseurs, se décidera pour des motifs qui lui sont propres, éventuellement d'ailleurs au hasard. Au bout du compte, il est très probable qu'un sur deux partira à gauche, un sur deux à droite, comme si c'est le hasard qui avait décidé. Et l'on voit tout de suite que si le promeneur sait ce que les autres ont fait ou vont faire, soit par l'empreinte de leur pas, soit parce que d'autres promeneurs leur expliquent pourquoi à leur sens il est mieux d'aller dans telle direction que telle autre, alors il y a moins de chances que l'on aboutisse à une répartition égale des directions prises.

Le seul point commun qui permet de rapprocher une masse humaine d'une population de molécules ou d'atomes gazeux est probablement le nombre relativement grand (mais néanmoins comparativement beaucoup plus insignifiant) des individus qui la composent. Pour le reste, les choses s'y passent d'une façon qui semble à première vue bien différente. Selon une expression utilisée par Borel et qui est à la fois éclairante et porteuse des possibilités de confusion les plus désastreuses, les probabilités « permettent de comprendre que la nécessité d'un phénomène global n'est pas incompatible avec la “liberté” des phénomènes partiels ». Elles fournissent aussi, en sens inverse, « des exemples dans lesquels le déterminisme supposé absolu des phénomènes partiels ne permet pas de prévoir avec une rigueur absolue le phénomène global ». Mais si le phénomène partiel que l'on considère est le comportement humain individuel, on s'aperçoit que l'on a affaire à une situation mixte dans laquelle le détail des déterminismes de nature diverse qui ont pu aboutir à la production de l'action individuelle (si l'on suppose que celle-ci était rigoureusement déterminée) nous échappe largement, sans que pour autant nous soyons autorisés à considérer le comportement en question comme « libre », au sens exigé. (L'usage du mot « libre » n'a évidemment pas grand chose à voir ici avec la question de la liberté : dire que les comportements humains ne possèdent pas la liberté requise revient essentiellement à dire qu'ils ne sont pas suffisamment irréguliers.) De plus, comme l'explique Poincaré, « dans la théorie cinétique des gaz, on retrouve les lois connues de Mariotte et de Gay-Lussac, grâce à cette hypothèse que les vitesses des molécules gazeuses varient irrégulièrement, c'est-à-dire au hasard ». Mais quelles sont les « lois connues » de la société et de l'histoire humaine que l'on pourrait espérer retrouver en faisant l'hypothèse que les comportements intellectuels et moraux varient tout simplement au hasard ? Les physiciens nous disent que les lois observables seraient beaucoup moins simples « si les vitesses étaient réglées par quelque loi élémentaire simple, si les molécules étaient comme on dit organisées, si elles obéissaient à quelque discipline ». Or les lois qui gouvernent le comportement collectif des êtres humains, s'il y en a, ne sont ni suffisamment simples ni suffisamment bien établies pour justifier une hypothèse comme il s'agit, qui semble, en outre, immédiatement contredite par le fait que les groupes humains sont justement capables, pour le meilleur et pour le pire, de discipline et d'organisation et que c'est justement une des choses qui rendent si compliquées et si imprévisibles leurs actions." (L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, L'Éclat, 1993, pp. 138-142)

Le pire n'est jamais sûr, mais il faut reconnaître qu'en temps démocratique les choses se présentent, en ce point de notre raisonnement, de manière assez sinistre : si l'histoire n'est pas que hasard - si donc nous pouvons espérer peser quelque peu sur son cours, ce serait principalement à cause de l'esprit grégaire des gens, esprit grégaire qui - paradoxe de Tocqueville oblige - est d'ordinaire plus fort en régime démocratique. Ceci est finalement assez girardien : puisque les gens imitent, qu'ils imitent quelqu'un de bien - le Christ plutôt que Nicolas Sarkozy ou Christiano Ronaldo, pour le dire de façon brutale.

Paradoxalement donc, le hasard jouerait un rôle moins grand dans l'histoire depuis la modernité, ce qui avouons-le peut surprendre, et va en tout cas à l'encontre de de ce que nous avions supposé en ouverture. La suite de ce texte nous permettra j'espère d'être plus précis à ce sujet.



Pas d'illustration aujourd'hui en raison d'un problème technique, mais si vous avez besoin d'un peu de détente après ces considérations théoriques, suivez le guide (remerciements au Dr Orlof, of course) !

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mercredi 21 mai 2008

« D'une rigueur mathématique absolue » ? - Ethique et statistique, I bis

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Ethique et statistique, II.

Ethique et statistique, III.

Ethique et statistique, IV.

Ethique et statistique, V.




"I bis", parce que je vais (re)commencer cette séquence, en recopiant la citation de Jacques Bouveresse qui constituait le "I" :

"En mécanique statistique, la probabilité thermodynamique d'un état macroscopique se mesure par le nombre de combinaisons microscopiques différentes qui sont susceptibles de le produire. Les états les plus probables sont qui possèdent le plus grand nombre de modes de réalisation interchangeables. Comme le principe de l'accroissement spontané de l'entropie, le triomphe de la bêtise n'est en un certain sens pas autre chose que l'expression d'une loi du calcul des probabilités : les choses vont tout simplement dans le sens dans lequel il est le plus probable qu'elles aillent. La bêtise l'emporte toujours globalement et à long terme, parce qu'elle a l'avantage d'être compatible avec une majorité écrasante de possibilités de pensée et d'action individuelles. Tout comme le calcul des chances permet de concilier l'existence de processus irréversibles avec la réversibilité de principe de chaque mouvement moléculaire, il permet de comprendre pourquoi, en dépit de toutes les options équipossibles qui s'offrent théoriquement à chaque instant à l'individu, c'est toujours la même histoire qui se répète, avec une probabilité voisine de l'inéluctabilité, celle du règne ou du rétablissement spontané de l'uniformité et de la routine, et comment l'humanité peut être si exceptionnelle dans le détail et si commune dans l'ensemble." (La voix de l'âme et les chemins de l'esprit , p. 116)

Il est bien évident qu'une telle réflexion, proche du fatalisme, peut être interprétée comme très critique vis-à-vis de la démocratie : non seulement celle-ci ne changerait rien à un état de chose vieux comme le monde (« Toujours la même histoire » - titre d'une des parties de L'homme sans qualités), mais elle favoriserait le règne de la bêtise. L'objectif de la série de textes qui vous seront proposés dans les semaines à venir est de voir un peu mieux ce qu'il en est.

Pour cela je prendrai aujourd'hui comme un point de départ un peu paradoxal un texte de René Guénon contre l'idée de démocratie, issu de La crise du monde moderne, texte qui d'une certaine manière confirme la thèse de Musil en l'appliquant, justement, plus spécifiquement à la démocratie.

Mon idée ici est d'abord, via Guénon, de pousser les arguments de Musil dans une direction pessimiste, et notamment anti-démocratique, avant de voir plus précisément, autant qu'il est possible (n'attendez pas de miracle !), « ce qui peut être sauvé ».

(Concluons ce préambule en notant incidemment notre intérêt pour une comparaison, non pas systématique mais détaillée, entre Musil et Guénon, ces deux contemporains (1880-1942 pour le premier, 1886-1951 pour le second), parfois très éloignés et parfois étrangement proches l'un de l'autre. Il n'est pas exclu que nous y revenions, mais à chaque jour suffit sa peine, et laissons maintenant Guénon s'exprimer.)


"Mais... revenons aux conséquences qu'entraîne la négation de toute vraie hiérarchie, et notons que, dans le présent état de choses, non seulement un homme ne remplit sa fonction propre qu'exceptionnellement et par accident, alors que c'est le cas contraire qui devrait être l'exception, mais encore il arrive que le même homme soit appelé à exercer successivement des fonctions toutes différentes, comme s'il pouvait changer d'aptitudes à volonté. Cela peut sembler paradoxal à une époque de « spécialisation » à outrance, et pourtant il en est bien ainsi, surtout dans l'ordre politique ; si la compétence des « spécialistes » est souvent fort illusoire, et en tout cas limitée à un domaine très étroit, la croyance à cette compétence est cependant un fait, et l'on peut se demander comment il se fait que cette croyance ne joue plus aucun rôle quand il s'agit de la carrière des hommes politiques, où l'incompétence la plus complète est rarement un obstacle.

- passage savoureux et ô combien actuel. Reformulons ceci un peu différemment : l'homme politique de l'âge démocratique est médiocre par essence, par définition. Les exceptions qui - à tort ou à raison selon les cas - viennent à l'esprit (Gambetta, Clemenceau, de Gaulle pour la France) sont toutes liées de près ou de loin à des situations de guerre. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette reformulation, ainsi que sur ce que « médiocre » ici veut dire - qui n'est pas exactement la même chose que l'incompétence évoquée par Guénon.

Pourtant, si l'on y réfléchit, on s'aperçoit aisément qu'il n'y a là rien dont on doive s'étonner, et que ce n'est en somme qu'un résultat très naturel de la conception « démocratique », en vertu de laquelle le pouvoir vient d'en bas et s'appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l'exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative et ne peut être que l'apanage d'une minorité.

Ici, quelques explications ne seront pas inutiles pour faire ressortir, d'une part, les sophismes qui se cachent sous l'idée « démocratique », et, d'autre part, les liens qui rattachent cette même idée à tout l'ensemble de la mentalité moderne (...).

L'argument le plus décisif contre la « démocratie » se résume en quelques mots : le supérieur ne peut émaner de l'inférieur, parce que le « plus » ne peut pas sortir du « moins » ; cela est d'une rigueur mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Il importe de remarquer que c'est précisément le même argument qui, appliqué dans un autre ordre, vaut aussi contre le « matérialisme » ; il n'y a rien de fortuit dans cette concordance, et les deux choses sont beaucoup plus étroitement solidaires qu'il ne pourrait le sembler au premier abord. Il est trop évident que le peuple ne peut conférer un pouvoir qu'il ne possède pas lui-même ; le pouvoir véritable ne peut venir que d'en haut, et c'est pourquoi, disons-le en passant, il ne peut être légitimé que par la sanction de quelque chose de supérieur à l'ordre social, c'est-à-dire d'une autorité spirituelle ; s'il en est autrement, ce n'est plus qu'une contrefaçon de pouvoir, un état de fait qui est injustifiable par défaut de principe, et où il ne peut y avoir que désordre et confusion.

- lors de ma première évocation de René Guénon, j'ai écrit : "à première vue et pour l'écrire de façon elliptique, nous serions tenté de dire que ce qui nous sépare de l'auteur de ce livre passionnant et fort stimulant [La crise du monde moderne], c'est Durkheim." Nous faisions allusion à ce passage : qu'en est-il si c'est toujours le peuple qui crée l'autorité spirituelle, que ce soit sous la forme d'un gouvernement démocratique, théocratique, absolu ? Dans les textes de Musil que nous reproduirons ultérieurement, cette idée sous-tendra fortement notre réflexion. Nous préférons l'indiquer dès maintenant à fins de clarté.

Ce renversement de toute hiérarchie commence dès que le pouvoir temporel veut se rendre indépendant de l'autorité spirituelle, puis se la subordonner en prétendant la faire servir à des fins politiques ; il y a là une première usurpation qui ouvre la voie à toutes les autres, et l'on pourrait ainsi montrer que, par exemple, la royauté française, depuis le XIVe siècle, a travaillé elle-même inconsciemment à préparer la Révolution qui devait la renverser ; peut-être aurons-nous quelque jour l'occasion de développer comme il le mériterait ce point de vue que, pour le moment, nous ne pouvons qu'indiquer d'une façon très sommaire.

- qu'il l'ait développé ou non ultérieurement, Guénon reprend ici un point de vue déjà exprimé par Gobineau, Nietzsche et, je le découvre en ce moment, Taine. A tort ou à raison, c'est une idée qui nous semble fort convaincante. Mais reprenons.

Si l'on définit la « démocratie » comme le gouvernement du peuple par lui-même, c'est là une véritable impossibilité, une chose qui ne peut pas même avoir une simple existence de fait, pas plus à notre époque qu'à n'importe quelle autre ; il ne faut pas se laisser duper par les mots, et il est contradictoire d'admettre que les mêmes hommes puissent être gouvernants et gouvernés, parce que, pour employer le langage aristotélicien, un même être ne peut être « en acte » et « en puissance » en même temps et sous le même rapport. Il y a là une relation qui suppose nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés s'il n'y avait aussi des gouvernants, fussent-ils illégitimes et sans autre droit au pouvoir que celui qu'ils se sont attribué eux-mêmes ; mais la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu'il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d'autant plus volontiers qu'il en est flatté et que d'ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu'il y a là d'impossible. C'est pour créer cette illusion qu'on a inventé le « suffrage universel » : c'est l'opinion de la majorité qui est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s'aperçoit pas, c'est que l'opinion est quelque chose que l'on peut très facilement diriger et modifier ; on peut toujours, à l'aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé ; nous ne savons plus qui a parlé de « fabriquer l'opinion », et cette expression est tout à fait juste, bien qu'il faille dire, d'ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat.

- marxiste, René ?

Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l'incompétence des politiciens les plus « en vue » semble n'avoir qu'une importance très relative ; mais, comme il ne s'agit pas ici de démonter les rouages de ce que l'on pourrait appeler la « machine à gouverner », nous nous bornerons à signaler que cette incompétence même offre l'avantage d'entretenir l'illusion dont nous venons de parler : c'est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l'émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n'importe quel sujet qu'elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause.

- notons au passage ce lien entre la médiocrité de la majorité et celle de ses « représentants », ironisons quelque peu sur cette possibilité si aisément admise de « se prononcer en parfaite connaissance de cause », et continuons.

Ceci nous amène immédiatement à dire en quoi l'idée que la majorité doit faire la loi est essentiellement erronée, car, même si cette idée, par la force des choses, est surtout théorique et ne peut correspondre à une réalité effective, il reste pourtant à expliquer comment elle a pu s'implanter dans l'esprit moderne, quelles sont les tendances de celui-ci auxquelles elle correspond et qu'elle satisfait au moins en apparence. Le défaut le plus visible, c'est celui-là même que nous indiquions à l'instant : l'avis de la majorité ne peut être que l'expression de l'incompétence, que celle-ci résulte d'ailleurs du manque d'intelligence ou de l'ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir à ce propos certaines observations de « psychologie collective », et rappeler notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l'ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d'une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs.

- on remarquera que Guénon utilise ici une forme de raisonnement qu'il n'a pas voulu employer lorsqu'il évoquait plus haut l'origine du pouvoir : l'agrégation des consciences individuelles donne un résultat différent (selon Guénon, ici, négatif) de leur simple moyenne.

Guénon, quelques pages plus loin, à la suite d'autres réflexions contre le concept de démocratie que j'ai finalement décidé de ne pas retranscrire, conclut d'ailleurs ainsi :


La multiplicité envisagée en dehors de son principe, et qui ainsi ne peut plus être ramenée à l'unité, c'est, dans l'ordre social, la collectivité conçue comme étant simplement la somme arithmétique des individus qui la composent, et qui n'est en effet que cela dès lors qu'elle n'est rattachée à aucune principe supérieur aux individus ; et la loi de la collectivité, sous ce rapport, c'est bien cette loi du plus grand nombre sur laquelle se fonde l'idée « démocratique »". (La crise du monde moderne, éd. Folio, p. 136 pour ce dernier passage, pp. 128-133 pour le reste.)

Voici donc quel sera notre point de départ. A bientôt j'espère !


(Je signale pour finir que, suite à la lecture de cette analyse historique sur les rapports entre Europe et Russie, j'ai appris l'existence des écrits d'un certain Ostrogosvki, qui se serait intéressé à certaines carences de la démocratie et qui aurait influencé Charles Benoist, auteur des Maladies de la démocratie, un texte contemporain (1929) de celui de Guénon (1927) et qui m'avait été recommandé par un commentateur dans le temps ; on doit y trouver des arguments comparables si ce n'est analogues à ceux utilisés par Guénon. A l'attention des curieux !)

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mercredi 14 mai 2008

Autoportrait à la gueule de bois.

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Il y a des matins comme ça... Tout se paie !

Enfin, le mal aux cheveux ne concerne pas que moi. Jean-Claude Michéa, dans les pages qui suivent, décrit excellemment celui de la civilisation libérale que le monde entier nous envie - à tel point qu'il faut parfois des bombes pour tenter de le lui faire accepter -, et des zombies, des somnambules (des scélérats) à petites couilles qui nous dirigent. Je lui laisse donc derechef la plume.



"Comment échapper à la guerre de tous contre tous, si la vertu n'est que le masque de l'amour-propre, si l'on ne peut faire confiance à personne et si l'on ne doit compter que sur soi-même ? Telle est, en définitive, la question inaugurale de la modernité, cette étrange civilisation qui, la première dans l'Histoire, a entrepris de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu'aimer et donner étaient des actes impossibles. La force des libéraux est de proposer l'unique solution politique compatible avec cette anthropologie désespérée. Ils s'en remettent, en effet, au seul principe qui ne saurait mentir ou décevoir, l'intérêt des individus. L'égoïsme « naturel » de l'homme, qui, depuis les moralistes du XVIIe siècle, était la croix de toutes les philosophies modernes devient ainsi, quand le libéralisme triomphe, le principe de toutes les solutions concevables.

Le libéral se voulait donc, au départ, un homme réaliste et sans illusions. Il pouvait certes osciller entre le cynisme d'un Mandeville, le scepticisme souriant de Hume ou la mélancolie d'un Constant. Mais, quelle que soit son équation personnelle, il revendiquait fièrement son empirisme et sa modération. La société raisonnable qu'il appelait de ses voeux n'était nullement destinée à soulever un enthousiasme, de nature à déchaîner de nouvelles passions meurtrières. A égale distance des fanatismes religieux et des rêveries utopiques, ni Cité de Dieu, ni Cité du Soleil, elle se présentait, au contraire, comme la moins mauvaise société possible ; la seule, en tout cas, à pouvoir protéger l'humanité de ses démons idéologiques, en offrant à ces égoïstes incorrigibles que sont les hommes le moyen de vivre enfin en paix et de vaquer tranquillement à leurs occupations prosaïques. Le libéralisme originel entendait être un pessimisme de l'intelligence.

D'où vient alors le climat si manifestement différent dans lequel se développe le libéralisme contemporain ? (...) A en juger, en effet, par les formes présentes de l'imaginaire des sociétés modernes (tel qu'il se présente à lire quotidiennement dans la propagande publicitaire, dans les célébrations médiatiques continuelles de la globalisation et des « nouvelles technologies » ou dans les croisades idéologiques incessantes en faveur de la transgression des « derniers tabous »), il est devenu difficile d'ignorer que quelque chose d'essentiel a changé. L'empire du moindre mal, à mesure que son ombre s'étend sur la planète tout entière, semble décidé à reprendre à son compte, un par un, tous les traits de son plus vieil ennemi. Il entend désormais être adoré comme le meilleur des mondes.

Cette ultime métamorphose est beaucoup moins surprenante qu'il n'y paraît, pour au moins deux raisons. La première est que le pessimisme libéral a toujours concerné la seule capacité des hommes à se montrer dignes de confiance et à agir décemment. Il ne portait pas, en revanche, sur leur aptitude à se rendre « maîtres et possesseurs de la nature » par leur travail et leur ingéniosité technique. Dans la mesure où l'industrie (c'est-à-dire l'exploitation rationnelle et illimitée de la nature) constituait, dans tous les montages philosophiques libéraux, la forme idéale du détournement des énergies guerrières vers des fins estimées utiles à tous, il existait donc bien, au coeur du libéralisme, un élément originel d'optimisme et d'enthousiasme. C'est naturellement cet élément qui a permis de justifier le culte religieux de la Croissance et du Progrès matériel qui est au principe de la civilisation moderne.

La seconde raison est plus complexe. L'anthropologie libérale est, en effet, marquée par une curieuse contradiction. D'un côté, elle proclame que les hommes sont, par nature, uniquement soucieux de leur intérêt et de leur image. Mais, de l'autre, l'expérience ne cesse d'enseigner aux gouvernements libéraux qu'il faut constamment inciter ces hommes à « changer radicalement leurs habitudes et leurs mentalités » pour pouvoir s'adapter au monde que leur politique travaille inlassablement à mettre en place. Alors que le Marché et le Droit abstrait sont censés être les seuls mécanismes historiques conformes à la nature réelle des hommes, ces derniers doivent être perpétuellement exhortés à abandonner les manières de vivre qui leur tiennent le plus à coeur s'ils veulent tenir les rythmes infernaux qu'impose le développement continuel de ces deux institutions. Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut en permanence mobiliser des trésors d'énergie pour contraindre les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément.

Il suffirait, bien sûr, pour résoudre cette contradiction, de renoncer à la dogmatique de l'égoïsme, et de reconnaître que les hommes sont autant capables de donner et d'aimer, que de prendre, d'accumuler ou spolier leurs semblables. Mais rien, par définition, n'autorise à intégrer ce fait d'expérience, pourtant banal, dans la logique libérale. Il est donc inévitable que cette dernière finisse par réactiver sous la forme qui lui correspond (de façon, il est vrai, le plus souvent inconsciente) le projet utopique par excellence, celui de la fabrication de l'homme nouveau exigé par le fonctionnement optimal du Marché et du Droit : travailleur prêt à sacrifier sa vie - et celle de ses proches - à l'Entreprise compétitive, consommateur au désir sollicitable à l'infini, citoyen politiquement correct et procédurier, fermé à toute générosité réelle, parent absent ou dépassé, afin de transmettre dans les meilleures conditions possibles cet ensemble de vertus indispensables à la reproduction du Système."

En note, Jean-Claude Michéa ajoute :

"Il convient de souligner que la figure libérale de l'homme nouveau est elle profondément contradictoire. L'« institutionnalisation de l'envie » [Daniel Bell], indispensable pour imposer ces habitudes d'achat compulsif et irrationnel sans lesquelles l'accumulation du Capital (ou Croissance) s'effondrerait aussitôt, s'oppose, en effet, point par point à la métaphysique de l'effort et du sacrifice qu'appelle par ailleurs l'obligation de « travailler plus pour gagner plus ». L'homme des sociétés libérales est donc toujours invité à se tuer au travail et, simultanément, à vouloir « tout, tout de suite et sans rien faire », selon la célèbre devise de Canal +. Comme le temps disponible pour la consommation est inversement proportionnel à celui consacré au travail [AMG : c'est un peu rapide, mais passons], il y a donc bien là une véritable « contradiction culturelle du capitalisme ». L'une des solutions les plus classiques pour atténuer cette contradiction, est évidemment de prendre sur le temps nécessaire à la vie familiale et au travail éducatif qu'elle suppose. Le libéralisme peut alors gagner sur tous les tableaux." (L'Empire du moindre mal, pp. 197-202).

Deux commentaires :

- "Il suffirait, bien sûr, pour résoudre cette contradiction, de renoncer à la dogmatique de l'égoïsme, et de reconnaître que les hommes sont autant capables de donner et d'aimer, que de prendre, d'accumuler ou spolier leurs semblables. Mais rien, par définition, n'autorise à intégrer ce fait d'expérience, pourtant banal, dans la logique libérale." : la force du livre de Jean-Claude Michéa est de nous convaincre que, d'un certain point de vue, « c'est aussi simple que ça ». On distinguera évidemment ce que tel homme politique libéral peut penser des hommes en son for intérieur, qui peut être aussi banal et vrai que ce qu'écrit J.-C. Michéa, et la logique propre de la politique qu'il entend mener.

- "L'égoïsme « naturel » de l'homme, qui, depuis les moralistes du XVIIe siècle, était la croix de toutes les philosophies modernes devient ainsi, quand le libéralisme triomphe, le principe de toutes les solutions concevables." : ce raisonnement est analogue à celui tenu par M. Sahlins dans La découverte du vrai Sauvage, à propos de l'anthropologie de Saint Augustin par rapport celle de Mandeville. Mais je n'ai ni le temps ni l'énergie de le développer ce matin. Je vous laisse donc avec ces réflexions déjà conséquentes, et retourne près de ma belle cuver mon vin.


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Epuisée mais tellement heureuse... Quoique !


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vendredi 9 mai 2008

Désespérante modernité.

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(L'oeil était dans la tombe et regardait Etienne-Jules...)


Je change un peu d'époque, pour reposer à travers un détail que je viens de redécouvrir, la question des rapports entre science traditionnelle et science moderne. Relisant des notes prises à la lecture de l'ouvrage d'Anson Rabinbach Le moteur humain (1991, éd. française La Fabrique, 2004), consacré à la notion de force du travail au XIXe siècle, au cours du passionnant chapitre consacré aux recherches de E.-J. Marey sur le mouvement du corps humain,


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je tombe sur ce récit d'une rencontre manquée entre le scientifique français et ses prédécesseurs de la Grèce antique.


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"Phidias était depuis longtemps un objet de fascination pour Marey. Dans son article de 1878 sur le cheval dans l'art, il note avec une admiration non dissimulée qu'« à la grande époque de l'art grec, Phidias a correctement représenté un coursier au galop sur la frise du Parthénon. » Il confesse son étonnement en constatant qu'à l'époque de Phidias, la science de l'allure du cheval était connue des artistes. Mais après avoir examiné la totalité de la frise, il se convainc qu'il ne s'agit que d'un heureux hasard."

- il est possible, effectivement, qu'il ne s'agisse là que d'un « heureux hasard », question de fond sur laquelle A. Rabinbach ne tranche malheureusement pas. On a tout de même quelque peine à y croire ; on aimerait savoir comment les Grecs en sont arrivés là, et on ne peut que regretter, si donc il ne s'agit pas d'un hasard, ce rendez-vous avorté entre Phidias et Marey, entre deux grands observateurs de la réalité, entre le sculpteur traditionnel et le scientifique moderne, sans doute, malgré sa bonne volonté, imbu de sa supériorité (« il se convainc » : est-ce la traduction, est-ce une volonté de M. Rabinbach, mais on a l'impression que Marey cherche à s'en convaincre, qu'il y a là du volontarisme).

Marey étant à la fois un grand amateur de statistique et un précurseur du cinéma, ce cinéma dont on espérait qu'il nous ferait mieux voir les choses (« La vérité 24 fois par seconde... »), nous pouvons aisément relier ce petit fait historique à nos interrogations habituelles comme aux problèmes que nous abordons, via Musil, ces derniers temps. Mais dans la mesure où nous n'y connaissons rien en sculpture grecque, restons-en là.


Une petite sculpture contemporaine, ou éternelle, pour « conclure » :


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Sans commentaire.

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jeudi 8 mai 2008

Ma vie dans ton cul...

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(On ne parle pas assez de la beauté des épaules...)


Les livres de Michel Henry m'ont été recommandés par M. Limbes et "Baptiste" il y a bientôt un an ; le premier nommé et moi-même avons récemment eu l'occasion d'en reparler par mails. J'ai du coup lu un de ses ouvrages, publié lors de « la chute du Mur » : Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe., qui vient d'être réédité par L'Age d'Homme (j'utilise ici la première édition, Odile Jacob, 1990).

Pour le dire vite, la thèse de M. Henry est que communisme et capitalisme ont en commun mépris et indifférence à l'égard de « la vie », telle qu'elle est subjectivement vécue par les hommes et les femmes. Il pronostique donc, et on ne saurait sur l'ensemble (car il y a la Russie : que vont en faire les Russes ?) lui donner tort, que les peuples de l'Est vont aller d'un mirage réductionniste à un autre s'ils se mettent à croire aux « lendemains qui chantent » du capitalisme.

Dans le contexte musilien qui est le nôtre en ce moment, toute référence à « la vie » ne peut que faire surgir le soupçon de « vitalisme », ce mouvement d'idées un peu informe dont nous avons pu voir (ici et ) que s'il se voulait réaction à la modernité il en faisait partie intégrante, à la fois manifestation d'impuissance, miroir aux alouettes et source de confusion.

Ce n'est pas le lieu ici de discuter tout le livre de Michel Henry et encore moins sa philosophie dans son ensemble (je vous renvoie à la fiche Wikipedia qui lui est consacrée) : si certains passages de Du communisme au capitalisme, où de « la vie » nous est servie plus qu'à satiété, semblent vraiment tomber sous le coup de la critique musilienne, il n'est pas évident que cela soit vraiment le cas pour ce qu'il y a de plus intéressant dans son travail.

Non, si je vous parle de M. Henry aujourd'hui, c'est pour enregistrer son argument en réponse à Musil, une manière de prendre date. Je vais me permettre une assez longue citation, qui en l'espèce constitue, en son début, un résumé des positions de l'auteur :

"Le plus beau nom c'est celui de la vie - qui n'est le plus beau que de renvoyer à cette puissance mystérieuse et magique qui nous porte comme une eau profonde - puissance toujours présente, qui nous soutient et jamais ne nous manque et jamais ne nous trompe. Elle n'est pas seulement là constamment, à la façon d'une mère qui ne s'écarterait pas de celui qu'elle a engendré - parce qu'elle l'engendre toujours et ne cesse de lui donner l'être. Elle est là à sa manière qui est l'émotion, le sentiment, la sensibilité, la souffrance et la joie, qui est l'ineffable bonheur de se sentir et de vivre. Si grand est ce bonheur, si désirable est la vie, disait Maître Eckhart, qu'on veut vivre même si on ne sait pas pourquoi on vit.

Etrange est le silence de la pensée moderne au sujet de la vie - si l'on veut bien entendre par là non la vie biologique composée de molécules et de cellules, qui a ses titres de noblesse galiléens, scientifiques, ses laboratoires, ses crédits, ses chercheurs nombreux et ses débatteurs, mais la vie (...) de tout le monde et dont tout le monde parle, celle des travailleurs notamment mais des oisifs aussi bien. Plus étrange encore le fait que, si l'on en vient par mégarde à évoquer cette essence de notre être, l'inquiétude est générale, la suspicion s'installe. Car c'est une doctrine bien connue, et connue pour être aussi confuse que dangereuse, que celle qui à tout propos discourt au sujet de la vie - cette doctrine qu'on appelle pour cette raison le « vitalisme », qui se trouve, c'est vrai, à l'origine des plus grandes créations littéraires et artistiques de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, mais aussi, n'est-ce pas, du nazisme - partout où l'exaltation aveugle de la force a conduit aux pires excès et aux plus grands crimes.

Or la cause de ces excès et de ces crimes comme de la confusion des pensées qu'on range sous le titre de vitalisme, c'est l'obscurité des phénomènes dont il s'agit et d'abord de leur principe commun - la vie. C'est cette obscurité intrinsèque de la force vitale qui explique l'« aveuglement » des comportements que provoquent désirs et pulsions aussi longtemps que la lumière de la raison ne vient pas les éclairer pour en corriger la trajectoire ou en apaiser la passion - lumière de la raison qui est identiquement celle du monde où nous voyons toute chose et dont la « lumière de l'Etat » est le rayon projeté sur les affaires humaines, pouvant seul, lui aussi, les sauver du désordre et de l'affrontement.

Et si l'« obscurité » de la vie n'était qu'une conséquence de ce soi-disant rationalisme, l'effet de son propre aveuglement à lui, à savoir l'incapacité de reconnaître un mode de révélation autre que celui de la pensée qui voit et connaît les choses pour autant qu'elle le voit et de cette façon seulement - qui ne connaît que des objets ? Car le rejet de la vie, et avec elle de l'individu vivant, dans cette condition subalterne de ce qui est par soi incapable de se diriger et qui, faute de savoir précisément, ne sait pas ce qu'il doit faire, résulte d'un préjugé très ancien selon lequel il n'y a de connaissance qu'objective. Connaître la vie, c'est alors la jeter elle aussi hors d'elle-même, dans ce « dehors », dans cet horizon de lumière où toute chose devient visible et qui s'appelle le monde. Alors prennent naissance ces procès de substitution dont nous avons suivi l'oeuvre dans les divers domaines de la conceptualisation des classes sociales, de l'économie, de la politique, domaines dont la pensée naïve s'imagine qu'ils existent par eux-mêmes, depuis toujours, quand ils sont seulement les produits de ces procès. Connaître la vie veut [alors] dire : en tenir le compte, pouvoir la calculer de façon à l'inclure dans le vaste champ de la connaissance objective et scientifique, là où elle doit à cette connaissance d'être arrachée enfin à son obscurité intrinsèque. Ce n'est pas la vie, c'est le rationalisme qui est responsable du « vitalisme », de cette réduction monstrueuse de la vie à une puissance en elle-même aveugle et comme telle menaçante." (pp. 215-218)

D'un certain point de vue donc, Henry partage le diagnostic de Musil : le vitalisme est une manifestation de la modernité, pas un remède. On remarquera d'autre part que Musil comme Henry portent intérêt à la « mystique », comme une volonté de dépasser le rationalisme le plus étroit (je le rappelle de nouveau : Musil a passé beaucoup de temps à lutter contre les vitalistes parce que selon lui ils se trompaient, mais son grand chantier était la mise au point, ou du moins l'ébauche, d'un « sur-rationalisme »). J'ajouterai à cela, c'est moins sensible dans la citation que vous venez de lire, un même attachement à la vie quotidienne, à la vie de tous les jours comme point d'ancrage de ce qui se passe réellement.

C'est sur la marche à suivre que les deux auteurs divergent. Pour Henry il faut revenir à l'origine, à la façon dont la vie se saisit elle-même dans son évidence - le sentiment de vivre - comme dans son mystère - ce sentiment ne fournit pas de mots, pas de concept, pas de « sens » pré-établi. Pour Musil, ce « retour à l'origine » est une démarche prématurée : la seule carte à peu près bonne à jouer que nous ayons en main est celle du rationalisme, de l'esprit scientifique, et ce n'est pas parce qu'elle a fait la preuve de ses limites qu'elle est inutile, ou qu'on peut aisément la remplacer. Il faut donc, au moins dans un premier temps, s'en tenir à elle, sans non plus être fétichiste de ce point de vue.

Deux comparaisons avec des auteurs d'école et de tradition différentes peuvent peut-être nous éclairer :

- Chesterton indique par exemple que c'est souvent celui qui ne croit pas aux miracles qui est dogmatique, et celui qui croit à certains miracles qui est vraiment rationaliste, pour la simple raison que pour ces miracles on a les témoignages concordants de gens dignes de foi : un esprit impartial est donc, malgré ses répugnances, porté à les croire ; en revanche, le rationaliste dogmatique estimera impossible d'emblée et pour toujours l'existence de miracles, il fera à cet égard un acte de foi. (La question de la validité des témoignages est à examiner au cas par cas ; ce qui compte ici est la démarche suivie.)

- dans son projet initial sinon dans toutes ses réalisations - n'oublions pas qu'il est mort jeune - Durkheim ne vise à aucun réductionnisme, aucune réification de l'objet, lorsqu'il parle d'étudier « les faits sociaux comme des choses » : il s'agit de partir de ce qui est le plus tangible et de voir ce qui en sort, pas de croire toutes les questions résolues à partir de statistiques. Statistiques pour lesquelles il partageait l'intérêt de Musil et de Mauss, Mauss qui justement s'attachera à ramener l'école durkheimienne à une considération plus grande de la subjectivité des acteurs.



Revenons à Henry : ce qu'il dit sur le « vitalisme » suffit-il à faire sortir sa propre philosophie de ce courant de pensée ? Je le répète, il ne m'est pas possible pour l'heure de donner une réponse à cette question - et l'on aura compris que son livre ne m'a pas assez séduit pour que je me lance dès maintenant dans une telle recherche. On peut néanmoins résumer le problème :

- quand on lit des phrases sur la vie comme "puissance toujours présente, qui nous soutient et jamais ne nous manque et jamais ne nous trompe. Elle n'est pas seulement là constamment, à la façon d'une mère qui ne s'écarterait pas de celui qu'elle a engendré...", on a bien du mal à ne pas y voir du vitalisme bien schématique, avec appel à la puissance maternelle-maternante par-dessus le marché ;

- quand, par contre, et dans le même paragraphe, Henry prend en compte le « mystère » de la vie, sa « souffrance » comme sa « joie », on est dans une vue à la fois plus neutre et plus juste du sentiment que nous pouvons avoir de notre propre existence ;

- si l'on en reste à cette deuxième façon de voir, il reste le problème de ce qu'il est possible d'en tirer d'un point de vue théorique. Il me semble, en tout état de cause, que si l'on prend en compte toutes les dimensions de son travail, Musil « inclut » Henry (pour parler comme Dumont, qui écrit quelque part que Tönnies inclut Durkheim), c'est-à-dire qu'il ne pratique pas de réductionnisme anti-subjectiviste, que sa démarche prend aussi en compte ce qui semble - à raison - essentiel à Henry.

Voilà. Ce n'est pas une fin de non-recevoir à l'égard de l'oeuvre de Henry, que je ne vais certes pas juger à l'aune d'un ouvrage qui n'est pas son opus magnum, mais un état des lieux après une première incursion dans un univers qui ne m'est pas familier. Comment prendre en compte l'informulable, comment faire partager l'informulable, sans refiler le dossier aux artistes, ou rester dans un flou souvent peu artistique ? Il suffit de formuler le problème pour en sentir la difficulté, là où le rationalisme étroit, comme le capitalisme selon Musil, « spécule à la baisse » en ne se fondant que sur ce qui est le plus efficace et le plus aisément commun. Le problème de l'informulable au contraire, c'est qu'on peut lui faire dire n'importe quoi :


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(Et les genoux, donc, en parle-t-on assez, des genoux !...)

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lundi 5 mai 2008

Plaisir de la désillusion.

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Il n'y avait rien à voir... sauf Nicole !



Du Wittgenstein, du Dumont, de l'anti-Nietzsche, de l'anti mauvaise Nouvelle Droite, le tout dans la bonne humeur - this is Chesterton ! Voici en tout cas un problème brillamment dissous - et donc une bonne chose de faite.

"De toute évidence, tirer notre idéal [politique] de principes de la nature ne vaudrait rien ; pour la bonne raison qu'il n'y a pas de principe dans la nature (sauf pour quelque théorie humaine ou divine). Par exemple le vulgaire antidémocrate d'aujourd'hui vous déclarera solennellement qu'il n'existe pas d'égalité dans la nature. Il a raison, mais il ne voit pas l'addendum logique de cette affirmation. Il n'y a pas d'égalité dans la nature ; il n'y a pas non plus d'inégalité dans la nature. L'inégalité, autant que l'égalité, implique une échelle des valeurs. Reconnaître une aristocratie dans l'anarchie des animaux est une preuve de sentimentalisme aussi grande que d'y reconnaître une démocratie. L'aristocratie et la démocratie sont toutes deux des idéaux humains. Selon celle-ci tous les hommes sont d'une égale valeur, selon celle-là certains hommes ont plus de valeur que d'autres. Mais la nature ne dit pas que les chats sont plus précieux que les souris ; la nature ne fait aucune remarque à ce sujet. Elle ne dit même pas que le chat soit digne d'envie ou la souris digne de pitié. Nous croyons le chat supérieur parce que nous avons - du moins beaucoup d'entre nous - une philosophie particulière selon laquelle la vie est meilleure que la mort. Mais si la souris était une souris allemande pessimiste, elle pourrait penser que le chat ne l'a pas vaincue du tout. Elle penserait qu'elle a vaincu le chat en allant dans la tombe la première. Ou elle se convaincrait d'avoir infligé un châtiment terrible au chat en lui laissant la vie. De même qu'un microbe peut se sentir fier de répandre un fléau, de même la souris pessimiste peut exulter à la pensée de renouveler chez le chat la torture de l'existence consciente. Tout dépend de la philosophie de la souris. Vous ne pouvez dire qu'il y a victoire ou supériorité dans la nature à moins d'avoir une doctrine sur ce qui fait les choses supérieures. Vous ne pouvez pas dire que le chat gagne à moins qu'il n'y ait un système pour marquer les points. Vous ne pouvez même pas dire que le chat a l'avantage à moins que vous ne sachez qu'il y a un avantage." (Orthodoxie, pp. 156-57, trad. légèrement modifiée)


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- souris, ma Nicole, c'est une bonne nouvelle...

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jeudi 1 mai 2008

"Dans l'atmosphère actuelle de telles chicanes ne sauraient surprendre."

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"Le diable a déjà séduit une moitié du monde, l'Orient, par la pitié bouddhique. Il veut maintenant en séduire l'autre, l'Occident. Il veut tuer Dieu, qui est amour, par la pitié." (D. Mérejkovsky, Atlantide-Europe, L'Âge d'Homme, 1995 [1930], p. 73)


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Rome est-elle encore dans Rome...


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Avec Miguel Serrano, immortel auteur de Adolf Hitler, le dernier avatar... En voici - en anglais, mais c'est ce que j'ai trouvé de plus synthétique -
une brève présentation :

"Serrano means that Hitler is the Tenth Avatar of Vishnu, the Kalki Avatar, who has incarnated to bring about the end of the Kali Yuga and usher in a New Age. In the terminology of Buddhism, Hitler is a Tulku or a Bodhisattva, who having previously emancipated himself from bondage to the circles of this world has taken on voluntary birth for the sake of mankind. Therefore he is beyond criticism.

Serrano believes that Hitler himself is still alive, having escaped from the ruins of Berlin in one of the Nazi disc-planes, and is continuing to direct an Esoteric War from the safety of a secret realm at the South Pole. The background to this scenario involves, once again, the legendary land of Hyperborea and its fabulous inhabitants (...). According to Serrano, the Hyperboreans were originally from beyond our galaxy, arriving on Earth in remote antiquity.

Their existence has been suppressed by a monumental conspiracy, which also seeks to misrepresent them as physical 'aliens'; in fact, we only perceive them as 'flying saucers' because we lack the perception to see them as they really are. They founded the First Hyperborea here on Earth, a realm that was not composed of mundane matter but which extended beyond the physical plane of existence created and controlled by the Demiurge, an inferior god whose first experiments in the creation of intelligent life resulted in Neanderthal Man.

The Demiurge instituted a cosmic regime by which all creatures would take the Way of the Ancestors - in other words, they would be reincarnated on Earth indefinitely. This was unacceptable to the Hyperboreans who preferred to take the Way of the Gods, only being reincarnated if they chose. The Hyperboreans possessed the power of Vril (...), which they wielded in their battles with the mechanistic Demiurge. The war between the Hyperboreans and the Demiurge resulted in the founding of a Second Hyperborea at the North Pole, taking the form of a physical, circular continent from which the Hyperboreans began to organize the spiritualization of the Earth. This would be achieved through the instilling of a single particle of immortality in the Neanderthals and other proto-humans, which would raise them out of their semi-animal state.

The Hyperboreans' plans seemed to be going well enough, until they made the mistake of having sexual intercourse with the creations of the Demiurge. This miscegenation was associated with a catastrophic cometary impact that caused the North and South Poles to change position. From that moment on, the Earth became 'the battleground between the Demiurge and the Hyperboreans, the latter always in danger of diluting their blood'."

Avec les relations sexuelles et le problème de la pureté du sang apparaît la question juive, à la fin de la guerre Hitler, donc, est sauvé par ses copains extra-terrestres et caché quelque part entre l'Antarctique et, tiens tiens, le Tibet

- ce qu'on s'amuse...

Les plus curieux pourront explorer le sujet, ou se contenter d'une présentation plus positive de Miguel Serrano, telle qu'on la trouve chez Voxnr, ce site à la fois Vieille France, proche de Soral, anti-sioniste documenté... et complètement fada-païen-aryen-indo-européen-blabla.

(Au passage, une photographie trouvée en cherchant des images de M. Dalaï, la fameuse Mme Blavatsky, bien connue des lecteurs de Guénon et Muray, grande figure de tous ces mouvements dits « ésotériques » :


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Câline et taquine, toujours jolie...)

Les « événements » actuels au Tibet ne peuvent d'ailleurs, pour quelqu'un d'un peu sincère et informé, qu'amener des dilemmes cornéliens, certains des soutiens politiques actuels du Dalaï-Lama gênant nécessairement un anti-impérialiste conséquent.

Quant au bouddhisme, dans tout cela, je ne sais pas où il est - ce qui est normal, il ne doit pas être dans le coin, et en plus, je n'y connais rien.


Quittons maintenant toute cette mélasse géo-politique, conceptuelle et « ésotérique », pour un peu de rafraichissante apologétique chrétienne, s'il vous plaît :

"Et tandis que je me retourne et bute contre ces livres modernes - ces livres habiles, merveilleux, ennuyeux, inutiles - l'un d'eux attire mon regard. Il a pour titre Jeanne d'Arc et il est d'Anatole France. Je n'y ai jeté qu'un coup d'oeil mais ce coup d'oeil m'a suffi pour me rappeler la Vie de Jésus de Renan. On y retrouve cette même étrange méthode du sceptique respectueux. Il discrédite les histoires surnaturelles qui ont quelque fondement, en racontant des histoires naturelles qui n'en ont pas. Sous prétexte que nous ne pouvons croire à ce qu'un saint a fait, nous prétendons savoir parfaitement ce qu'il a ressenti. Ce n'est pas pour les critiquer que je cite ces livres mais parce l'association fortuite des noms a évoqué deux images saisissantes de santé d'esprit qui renvoient dans l'ombre tous les livres empilés devant moi. Jeanne d'Arc ne resta pas figée à la croisée des chemins, soit pour les avoir tous refusés, comme Tolstoï, soit pour les avoir tous acceptés comme Nietzsche. Elle a choisi une voie et l'a parcourue telle la foudre. Pourtant, j'ai constaté que Jeanne avait en elle tout ce qui était authentique aussi bien en Tosltoï, la joie que lui inspiraient les choses simples ; en particulier l'humble pitié, les réalités de la terre, le respect des pauvres, la dignité d'un dos courbé. Jeanne d'Arc avait tout cela et quelque chose de plus : elle supportait la pauvreté autant qu'elle l'admirait, tandis que Tolstoï, typiquement aristocrate, s'efforçait d'en découvrir le secret. Puis j'ai songé à ce qu'il y avait de courage, de fierté, de pathétique dans ce pauvre Nietzsche, à sa révolte contre la vacuité et la pusillanimité de notre époque. J'ai pensé à son appel à l'équilibre extatique du danger, à sa nostalgie des galops des grands chevaux, à son appel aux armes. Jeanne d'Arc avait tout cela et encore quelque chose de plus : elle n'exaltait pas le combat, elle combattait. Nous savons qu'elle n'avait pas peur d'une armée, alors que Nietzsche, pour autant que nous le sachions, avait peur d'une vache. Tolstoï se contentait de célébrer le paysan ; elle était une paysanne. Nietzsche se contentait de célébrer le guerrier ; elle était une guerrière. Elle les a battus tous les deux sur leur propre terrain, celui de leurs idéaux, plus noble que l'un, plus violente que l'autre. C'était aussi une femme pratique et efficace, tandis que nos deux extravagants spéculateurs, eux, ne font rien. Il était impossible que ne me vînt à l'esprit la pensée que Jeanne avec sa Foi détenait, peut-être, un secret d'unité et d'utilité morales, maintenant perdu.


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Une autre pensée, plus haute, a suivi. La figure colossale de Son Maître a traversé le champ de mes réflexions. Les mêmes nuées du modernisme qui assombrissent le récit d'Anatole France assombrissent aussi celui d'Ernest Renan. Renan a séparé, lui aussi, la pitié de son Héros de sa combativité. Il a été jusqu'à voir dans la juste colère de Jésus à Jérusalem une simple dépression nerveuse due à la déception de voir trahies les espérances idylliques nées en Galilée. Comme s'il y avait une incompatibilité entre aimer l'humanité et haïr l'inhumanité. Les altruistes, de leurs voix débiles et grêles, dénoncent l'égoïsme du Christ. Les égoïstes, de leurs voix plus grêles et plus débiles encore, dénoncent Son altruisme. Dans l'atmosphère actuelle de telles chicanes ne sauraient surprendre. L'amour d'un héros est plus terrible que la haine d'un tyran. La haine d'un héros est plus généreuse que l'amour d'un philanthrope.

- Heil Corneille !

Il y a un immense, un héroïque équilibre d'esprit dont les modernes ne peuvent que recueillir les fragments. Il y a un géant dont nous voyons seulement les bras et les jambes tronquées s'agiter. Ils ont déchiré l'âme du Christ en lambeaux sans âme, étiqueté égoïsme et altruisme, et ils restent déconcertés devant Sa folle Magnificence et Sa folle Douceur. Ils se sont partagé ses vêtements et ils ont tiré au sort les morceaux de son manteau. Pourtant la tunique était sans couture, d'un même tissu du haut en bas." (G. K. Chesterton, Orthodoxie, Gallimard, 1984 [1908], pp. 64-67, trad. légèrement modifiée.)


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(Chez (ce vieux cochon de) Bresson, elle est de surcroît bandante, cela ne gâte rien.)


Pas mal, non ? - Pour le reste, il faut me croire sur parole quand je vous dis que c'est pure coïncidence si je publie cet agencement de photographies et de citations le 1er mai, alors que dans quelques heures vont défiler sous la bannière de Jeanne aussi bien des chrétiens traditionnalistes (parfois antisémites) que des crypto-bouddhistes (parfois antisémites). Ach, laissons le mot de la fin à Foucault (Jean-Pierre, pas Michel) : "Le monde est fou !"


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- Ils ont raison, mieux vaut en rire...

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