samedi 28 juin 2008

"La principale occasion..." (Anthropologie érotique, III)

Annex - Monroe, Marilyn (Gentlemen Prefer Blondes)_06



Enchaînons donc :

"Mais ce caractère, en apparence formel, des phénomènes de réciprocité, qui s'exprime par le primat des rapports sur les termes qu'ils unissent, ne doit jamais faire oublier que ces termes sont des êtres humains, que ces êtres humains sont des individus de sexe différent, et que la relation entre les sexes n'est jamais symétrique. Le vice essentiel de l'interprétation critiquée [auparavant] réside, à nos yeux, dans un traitement purement abstrait de problèmes qui ne peuvent être dissociés de leur contenu. On n'a pas le droit de fabriquer à volonté des classes unilinéaires, parce que la question véritable est de savoir si ces classes existent ou non ; on ne saurait leur attribuer gratuitement un caractère patrilinéaire ou matrilinéaire, sous prétexte que cela revient au même pour la solution du problème considéré, sans rechercher quel est effectivement le cas. Et surtout, on ne peut pas, dans l'élaboration d'une solution, substituer des groupes matrilinéaires à des groupes patrilinéaires et inversement : car leur caractère commun de classes unilinéaires mis à part, les deux formes ne sont pas équivalentes, sauf d'un point de vue purement formel. Dans la société humaine, elles n'occupent ni la même place ni le même rang. L'oublier serait méconnaître le fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent les femmes, non le contraire.


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Ce point, en apparence évident, présente une plus grande importance théorique qu'on ne pourrait le croire. Dans sa pénétrante analyse du buwa, c'est-à-dire de la coutume trobriandaise selon laquelle un homme doit à sa maîtresse des petits cadeaux, Malinowski remarque que cette coutume « implique que les relations sexuelles constituent... un service rendu à l'homme par la femme ». Il se demande alors quelle est la raison d'un usage qui ne lui semble « ni naturel, ni évident. » Il s'attendrait plutôt à voir les relations sexuelles traitées « comme un échange de services en lui-même réciproque. » Et ce fonctionnaliste, dont l'oeuvre entière proclame que tout, dans les institutions sociales, répond à un but, conclut avec une légèreté singulière : « C'est que la coutume, arbitraire et inconséquente en ce cas comme en d'autres, décide qu'il s'agit d'un service rendu aux hommes par les femmes, et que les hommes doivent payer pour l'obtenir. » Faut-il donc défendre les principes du fonctionnalisme contre leur auteur ? Pas plus en ce cas que dans d'autres, la coutume n'est inconséquente. Mais pour la comprendre, on ne doit pas se borner à considérer son contenu apparent et son expression empirique. Il faut dégager le système de relations, dont elle illustre seulement l'aspect superficiel.


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Or, les relations sexuelles entre homme et femme sont un aspect des prestations totales dont le mariage offre un exemple, en même temps qu'il en fournit l'occasion. Ces prestations sociales portent, nous l'avons vu, sur des biens matériels, sur des valeurs sociales telles que privilèges, droits et obligations, et sur des femmes. La relation globale d'échange qui constitue un mariage ne s'établit pas entre un homme et une femme qui chacun doit, et chacun reçoit quelque chose : elle s'établit entre deux groupes d'hommes, et la femme y figure comme un des objets de l'échange, et non comme un des partenaires entre lesquels il a lieu. Cela reste vrai, même lorsque les sentiments de la jeune fille sont pris en considération, comme c'est d'ailleurs habituellement le cas. En acquiesçant à l'union proposée, elle précipite ou permet l'opération d'échange ; elle ne peut en modifier la nature. Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur, même en ce qui concerne notre société, où le mariage prend l'apparence d'un contrat entre des personnes. Car le cycle de réciprocité que le mariage ouvre entre un homme et une femme, et dont l'office du mariage décrit les aspects, n'est qu'un mode secondaire d'un cycle de réciprocité plus vaste (...). Si l'on garde cette vérité présente à l'esprit, l'anomalie apparente, signalée par Malinowski, s'explique très simplement. Dans l'ensemble des prestations dont une femme fait partie, il est une catégorie dont l'exécution dépend, au premier chef, de son bon vouloir : les services personnels, qu'ils soient d'ordre sexuel ou domestique. Le manque de réciprocité qui semble les caractériser aux îles Trobriand, comme dans la plupart des sociétés humaines, n'est que la contrepartie d'un fait universel : le lien de réciprocité qui fonde le mariage n'est pas établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes, qui en sont seulement la principale occasion.


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La première conséquence de cette interprétation doit être de prévenir une erreur qui risque d'être commise, si l'on établit un parallélisme trop strict entre les régimes de droit maternel et les régimes de droit paternel. A première vue, le « complexe matrilinéaire », comme l'a appelé Lowie, crée une situation inouïe. Il existe, sans doute, des régimes à filiation matrilinéaire et à résidence matrilocale permanente et définitive ; tels les Menangkabau de Sumatra, où les maris reçoivent le nom de orang samando, « homme emprunté ». Mais outre que dans de tels systèmes, - il est à peine besoin de le rappeler - c'est le frère ou le fils aîné de la famille qui détient ou exerce l'autorité, les exemples sont extrêmement rares (...). Dans tous les autres cas, la filiation matrilinéaire accompagne la résidence patrilocale, à plus ou moins brève échéance. Le mari est un étranger, « un homme du dehors », parfois un ennemi, et pourtant la femme s'en va vivre chez lui, dans son village, pour procréer des enfants qui ne seront jamais les siens. La famille conjugale se trouve brisée et re-brisée sans cesse. Comment une telle situation peut-elle être conçue par l'esprit, comment a-t-elle pu être inventée et établie ? On ne la comprendra pas sans y voir le résultat du conflit permanent entre le groupe qui cède la femme et celui qui l'acquiert. Chacun remporte la victoire, tour à tour ou selon les lieux : filiation matrilinéaire ou filiation patrilinéaire. La femme, elle, n'est jamais que le symbole de sa lignée. La filiation matrilinéaire, c'est la main du père, ou du frère, de la femme, qui s'étend jusqu'au village du beau-frère.


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La corrélation établie par Murdock entre les institutions patrilinéaires et les plus hauts niveaux de culture ne change rien à la primauté absolue qu'on doit leur reconnaître sur les institutions matrilinéaires. Il est vrai que, dans des sociétés où le pouvoir politique prend le pas sur les autres formes d'organisation, on ne peut laisser subsister la dualité qui résulterait du caractère masculin de l'autorité politique, et du caractère matrilinéaire de la filiation. Des sociétés atteignant le stade de l'organisation politique ont donc tendance à généraliser le droit paternel. Mais c'est que l'autorité politique, ou simplement sociale, appartient toujours aux hommes, et cette priorité masculine présente un caractère constant, qu'elle s'accommode d'un mode de filiation bilinéaire ou matrilinéaire, dans la majorité des sociétés les plus primitives, ou qu'elle impose son modèle à tous les aspects de la vie sociale, comme c'est le cas dans les groupes les plus développés.

Traiter la filiation patrilinéaire et la filiation matrilinéaire, la résidence patrilocale et la résidence matrilocale, comme des éléments abstraits qu'on combine deux à deux au nom du simple jeu des probabilités, c'est donc méconnaître totalement la situation initiale, qui inclut les femmes au nombre des objets sur lesquels portent les transactions entre les hommes. Les régimes matrilinéaires existent en nombre comparable (et sans doute supérieur) aux régimes patrilinéaires. Mais le nombre des régimes matrilinéaires qui sont, en même temps, matrilocaux, est extrêmement petit. Derrière les oscillations du mode de filiation, la permanence de la résidence patrilocale atteste la relation fondamentale d'asymétrie entre les sexes, qui caractérise la société humaine.


Gentlemen prefer blondes

Asymétrie mon amour...


S'il fallait s'en convaincre, il suffirait de considérer les artifices auxquels une société matrilinéaire et matrilocale, au sens strict, doit faire appel pour créer un ordre approximativement équivalent à celui d'une société patrilinéaire et patrilocale. Le taravad des Nayar de Malabar est une lignée matrilinéaire et matrilocale, propriétaire des biens immobiliers et dépositaire des droits sur les choses et sur les personnes. Mais pour réaliser cette formule, il faut que le mariage soit suivi, après trois jours, d'un divorce ; ensuite la femme n'a plus que des amants. Il ne suffit donc pas de dire, comme [Radcliffe-Brown], que « dans toute société humaine on trouve une différence fondamentale entre le statut des hommes et le statut des femmes ». L'extrême unilatéralisme maternel des Nayar n'est pas symétrique de l'extrême unilatéralisme paternel des Cafres, comme il le suggère aussi. Non seulement les systèmes rigoureusement maternels sont plus rares que les systèmes rigoureusement paternels, mais les premiers ne sont jamais une inversion pure et simple des seconds. La « différence fondamentale » est une différence orientée." (Les structures élémentaires..., pp. 133-137)


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Texte extrêmement brillant et instructif, mais qu'il faut prendre garde à ne pas surinterpréter, dans un sens (les hommes sont des salauds) ou dans l'autre (les femmes sont inférieures). Je me contente de quelques observations.

"Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur, même en ce qui concerne notre société, où le mariage prend l'apparence d'un contrat entre des personnes." - c'est écrit en 1947, il faudrait tout de même nuancer - sans confondre pour autant mariage et relations sexuelles. Une institution comme le PACS (dont on sait qu'elle concerne de nombreux couples hétérosexuels) est un bon exemple de ce brouillage des critères lévi-straussiens : peut-on y dire que des hommes y pratiquent l'échange au moyen de femmes ? De ce point de vue là en tout cas, et le PACS ne venant pas de nulle part, notre société serait effectivement fort différente de toutes celles qui l'ont précédée.

Peut-être ne le saura-t-on que dans quelques années, si l'on suit ici Muray. Celui-ci avait fait le pari que l'inscription de la prohibition de l'inceste dans la loi, prohibition qui est une des définitions de l'humanité (Lévi-Strauss écrit là-dessus des pages magnifiques, que Muray a certainement lues) et que l'on n'avait jamais ressenti auparavant le besoin d'inscrire dans le marbre de la loi justement parce qu'elle était la Loi la plus fondamentale, était un prélude pervers à la légalisation de l'inceste.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas faire preuve d'anti-féminisme primaire que de relier ce « brouillage des critères » au discours tout de même dominant sur la non-différence des sexes, confondue avec l'égalité entre eux, les propagandes homosexuelles diverses (juridique, sociale, « philosophique »...), la critique parfois obsessionnelle des discriminations, etc.

Ceci posé, le texte de Lévi-Strauss, s'il dit vrai sur ce point - j'imagine que la question est souvent débattue... - amène à nuancer certaine thèse de Muray (et d'autres) : celui-ci évoque parfois un « matriarcat » primitif, originel, vers lequel notre société, via Ségolène Royal notamment, « reviendrait ». Qu'on s'en afflige ou qu'on s'en félicite, il semblerait, d'après ce qui précède, que ce matriarcat originel n'est que fiction, ou à tout le moins pure hypothèse. La différence des sexes (qu'on s'en afflige...) n'est pas que biblique (quand bien même la Bible, en lui donnant une grande importance conceptuelle, en aurait renforcé l'érotisme). Dans les relations d'échange et de réciprocité, les hommes ont toujours eu la main. Savoir s'il est possible et/ou souhaitable, de changer cela, c'est une autre question - qu'il ne me semble certes pas interdit de poser, mais dans laquelle je n'ai pas l'intention de m'engager plus aujourd'hui que je ne viens de le faire.


Allez, un peu de tendresse et d'éternité pour finir :


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jeudi 26 juin 2008

"Une certaine position dans une structure..." (Anthropologie érotique, II)

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Je continue à citer Lévi-Strauss, lequel nous fournit des instruments théoriques et des analyses concrètes permettant de penser à la fois l'organisation des sociétés et la nature (employons carrément un mot très ambigu) de la différence des sexes. Voilà qui ne court pas les rues.

A la vérité, le passage capital que j'entends citer vous sera livré la prochaine fois, mais il me faut d'abord passer par ce qui suit, qui dans Les structures élémentaires de la parenté le précède immédiatement, et j'ai préféré vous éviter une trop longue tartine.

Je rappelle que l'organisation par moitiés exogames dont il est question ici signifie qu'une tribu est séparée en deux parties, et que l'on ne peut trouver femme que dans la partie qui n'est pas la sienne. La définition des deux parties peut varier d'une tribu à l'autre et, s'il s'agit bien là d'une forme de prohibition de l'inceste, peut provoquer des situations que nous qualifierions nous, de notre point de vue, d'incestueuses. Qui plus est, dans la coutume kopara, décrite par Elkin, qui attire ici l'attention de Lévi-Strauss, l'inceste - en l'occurrence, donc, le commerce avec des femmes de sa propre moitié - peut se révéler temporairement possible et même encouragé. Ce qui signifierait, c'est la démonstration de ce jour, que l'important est moins les caractéristiques des individus, ni même leur appartenance à une classe, que les relations de ces classes entre elles :

"Même là où des organisations à classes matrimoniales existent avec les caractères les plus précis et les plus explicites - par exemple les moitiés australiennes - on est frappé de voir que ces classes sont beaucoup moins conçues en extension, comme des groupes d'individus désignés par leurs caractères objectifs, que comme un système de positions dont la structure seule reste constante, et où les individus peuvent se déplacer, et même échanger leurs positions respectives, pourvu que les rapports entre eux soient respectés.

La coutume dite kopara semble avoir pour fonction, chez les indigènes du sud de l'Australie, de maintenir en équilibre la balance des échanges entre les groupes, qu'il s'agisse de biens matériels, de femmes, de vies humaines, d'offenses ou de rituels initiatiques. Le kopara est une dette, qui doit faire l'objet d'un règlement conforme à une formule établie, et qui varie selon la nature du dommage : cadeau non rendu, femme non fournie en échange d'une fille du clan, mort restée sans vengeance ou initiation non compensée. Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette coutume, est qu'un meurtre, ou une « dette » d'initiation, sont normalement réglés par le don d'une femme. En outre, un échange temporaire de femmes a lieu pour célébrer le règlement de chaque kopara, et à cette occasion, hommes et femmes du même groupement exogame peuvent avoir des relations sexuelles, proches parents exclus : « Ainsi... les maris de la moitié Tinawa envoient leurs femmes (qui appartiennent à la moitié Kulpuru) aux hommes Kulpuru et réciproquement. [Elkin] » De même, les membres d'une vendetta appartiennent normalement à la moitié du défunt, mais ils peuvent obliger les hommes de l'autre moitié à les assister en leur prêtant leurs femmes ; ce qui, de nouveau, revient à dire que des relations sexuelles sont, en ce cas, permises entre membres de la même moitié. Cette situation est l'analogue, mais l'inverse, de celle qu'on rencontre à Guadalcanal, où l'expression « mange les excréments de ta soeur » représente la plus grave des insultes ; elle se lave dans le sang de l'agresseur. Mais si celui-ci appartient à la moitié opposée, c'est la soeur elle-même qui doit être tuée, et l'auteur de l'insulte doit, à son tour, tuer sa propre soeur s'il veut rétablir la situation. (...)

Ces faits sont essentiels à plusieurs égards. Ils soulignent d'abord que l'échange matrimonial n'est qu'un cas particulier de ces formes d'échange multiples qui englobent les biens matériels, les droits et les personnes ; ces échanges eux-mêmes semblent interchangeables : une femme remplace comme paiement une créance, dont la nature était primitivement différente : meurtre, privilège de rituel ; la suppression d'une femme remplace une vengeance, etc. Mais il y a plus : aucune autre coutume ne peut illustrer de façon plus frappante le point, à nos yeux crucial, du problème des prohibitions du mariage : c'est que la prohibition se définit de façon logiquement antérieure à son objet. Si elle existe, ce n'est pas parce que cet objet présente en lui-même tel ou tel caractère qui l'exclut du nombre des possibles. Il ne les acquiert que dans la mesure où il est incorporé à un certain système de relations antithétiques, dont le rôle est de fonder des inclusions par des exclusions, et réciproquement, parce que c'est là précisément le seul moyen d'instaurer la réciprocité, qui est la raison de toute l'entreprise. (...)

Chez les indigènes étudiés par Elkin, l'antagonisme des moitiés ne se fonde sur aucun caractère intrinsèque de chacune d'elles, mais uniquement - et là comme toujours - sur le fait qu'elles sont deux : « Les indigènes de cette région n'ont aucun désir d'exterminer les autres clans, car ce serait affaiblir la tribu tout entière ; et de plus - comme ils disent eux-mêmes - d'où leur viendraient alors femmes et enfants ? » Inversement, on se demande à Orokaiava : « Si une fille épousait un homme de son propre clan, d'où viendrait le paiement, ou le prix de la fiancée ? » Pas plus que la moitié, la femme, qui tient d'elle son état civil, n'a de caractère spécifique ou individuel - ancêtre totémique, ou origine du sang qui circule dans les veines - qui la rende objectivement impropre au commerce avec les hommes portant le même nom. L'unique raison est qu'elle est même, alors qu'elle doit (et donc peut) devenir autre. Et sitôt devenue autre (par son attribution aux hommes de la moitié opposée), elle se trouve apte à jouer, vis-à-vis des hommes de sa moitié, le même rôle qui fut d'abord le sien auprès de leurs partenaires. Dans les fêtes de nourriture, les présents qui s'échangent peuvent être les mêmes ; dans la coutume de kopara, les femmes rendues en échange peuvent être les mêmes que celles qui sont primitivement offertes. Il ne faut, aux uns et aux autres, que le signe de l'altérité, qui est la conséquence d'une certaine position dans une structure, et non d'un caractère inné : « L'échange des cadeaux (prenant place à l'occasion d'une liquidation périodique de griefs entre les groupes) n'est pas une affaire commerciale, ni une opération de marché, c'est un moyen d'exprimer et de cimenter l'alliance. [Elkin] » Le geste définit son véhicule." (Les structures élémentaires de la parenté, pp. 131-133.)

La réciprocité, qui est la raison de toute l'entreprise... A la vôtre !


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PS : on se tue à vous le dire, que notre monde est (mal) enchanté...

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lundi 23 juin 2008

"En état de déséquilibre et de tension..." (Anthropologie érotique, I)

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(La jeunesse, c'est un état d'esprit...)



A l'heure où paraît-il tout le monde s'arrache le "Pléiade" Lévi-Strauss - Gauchet dit quelque part que l'on ressort périodiquement le grand anthropologue, pour faire oublier que la France n'a plus produit personne de sa stature depuis 50 ans -, je n'ai pas voulu être en reste et suis enfin allé voir moi-même à quoi ressemblait l'oeuvre du « père du structuralisme ». Pour la bonne bouche, voici ma première trouvaille - qui a dû distraire des générations d'étudiants en ethnologie.

"Il existe un équilibre biologique entre les naissances masculines et les naissances féminines. Sauf dans les sociétés où cet équilibre se trouve modifié par l'intervention des coutumes, chaque individu mâle doit donc avoir une chance, se rapprochant d'une très haute probabilité, de se procurer une épouse. Est-il possible, dans de telles conditions, de parler des femmes comme d'une commodité raréfiée, dont la répartition réclame l'intervention collective ? Il est difficile de répondre à cette question sans poser le problème de la polygamie, dont la discussion déborderait par trop les limites de ce travail. Nous nous bornerons donc à quelques considérations rapides, qui constitueront moins une démonstration, que l'indication sommaire de la position qui nous semble la plus solide en cette matière. Depuis quelques années, l'attention des ethnologues, surtout de ceux qui se réclament de l'interprétation diffusionniste, a été attirée par le fait que la monogamie semble prédominante dans les sociétés dont le niveau économique et technique apparaît, par ailleurs, comme le plus primitif. De cette observation, et d'autres similaires, ces ethnologues ont tiré des conclusions plus ou moins aventureuses. Selon le père Schmidt et ses élèves, il faudrait voir là le signe d'une plus grande pureté de l'homme dans ces phases archaïques de son existence sociale ; selon Perry et Elliot Smith, ces faits attesteraient l'existence d'une sorte d'Age d'Or antérieur à la découverte de la civilisation.

- ô rousseauistes...

Nous croyons que l'on peut accorder à tous ces auteurs l'exactitude des faits observés, mais que la conclusion à tirer est différente : ce sont les difficultés de l'existence quotidienne, et l'obstacle qu'elles mettent à la formation des privilèges économiques (dont on aperçoit aisément que, dans des sociétés plus évoluées, ils constituent toujours l'infrastructure de la polygamie), qui limitent, à ces niveaux archaïques, l'accaparement des femmes au profit de quelques-uns. La pureté d'âme (...) n'intervient donc nullement dans ce que nous appellerions volontiers, plutôt que monogamie, une forme de polygamie abortive. Car, aussi bien dans ces sociétés que dans celles qui sanctionnent favorablement les unions polygames, et que dans la nôtre propre, la tendance est vers une multiplication des épouses. Nous avons indiqué plus haut que le caractère contradictoire des informations relatives aux moeurs sexuelles des grands singes ne permet pas de résoudre, sur le plan animal, le problème de la nature innée ou acquise des tendances polygames. L'observation sociale et biologique concourt pour suggérer que ces tendances sont naturelles et universelles chez l'homme, et que des limitations nées du milieu et de la culture sont seules responsables de leur refoulement. La monogamie n'est donc pas, à nos yeux, une institution positive : elle constitue seulement la limite de la polygamie, dans des sociétés où, pour des raisons très diverses, la concurrence économique et sexuelle atteint une forme aiguë. Le faible volume de l'unité sociale dans les sociétés les plus primitives, rend fort bien compte de ces caractères particuliers.

Même dans ces sociétés d'ailleurs, la monogamie ne constitue pas une règle générale. Les Nambikwara semi-nomades du Brésil occidental, qui vivent de cueillette et de ramassage pendant la plus grande partie de l'année, autorisent la polygamie de la part de leurs chefs et sorciers : l'accaparement de deux, trois ou quatre épouses, par un ou deux personnages importants, au seins d'une bande comptant parfois moins de vingt personnes, oblige leurs compagnons à faire de nécessité vertu [qu'en termes élégants ces choses là sont dites... cf. tout de suite après]. Ce privilège suffit même à bouleverser l'équilibre naturel des sexes, puisque les adolescents mâles ne trouvent parfois plus d'épouses disponibles parmi les femmes de leur génération.


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Quelle que soit la solution donnée au problème - homosexualité chez les Nambikwara, polyandrie fraternelle chez leurs voisins septentrionaux les Tupi-Kawahib - la raréfaction des épouses ne s'en manifeste pas moins durement dans une société, pourtant à prédominance monogame.


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Mais dans même dans une société qui appliquerait la monogamie de façon rigoureuse, les considérations du paragraphe précédent conserveraient leur valeur : la tendance polygame, dont on peut admettre l'existence chez tous les hommes, fait toujours apparaître comme insuffisant le nombre de femmes disponibles. Ajoutons que, même si les femmes sont, en nombre, équivalentes aux hommes, elles ne sont pas toutes également désirables - en donnant à ce terme un sens plus large que son habituelle connotation érotique - et que, par définition (comme l'a judicieusement remarqué Hume dans un célèbre essai) les femmes les plus désirables forment une minorité. La demande de femmes est donc toujours, actuellement ou virtuellement, en état de déséquilibre et de tension." (Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1967 [1947), pp. 43-45]

Bref, trompez vos femmes, l'anthropologie vous excuse par avance... Elle est pas belle, la vie ?

L'essai de Hume auquel Lévi-Strauss fait référence (comme dans Race et histoire d'ailleurs) est La dignité de la nature humaine : Hume y montre qu'il y a toujours des femmes plus belles que d'autres (selon les canons en vigueur), et donc des femmes plus laides que d'autres ; il est par conséquent vain de souhaiter que toutes les femmes soient belles, puisque même si leur niveau de beauté (selon les canons en vigueur) augmentait, nous referions illico une différence entre les plus belles, les moins belles, etc.

On trouve par ailleurs dans ce texte une explication par la rareté assez fréquente dans Les structures élémentaires... et qui mériterait discussion, en ce que Lévi-Strauss peut sembler parfois confondre rareté et disponibilité. Admettons que pour ce passage le problème ne se pose pas vraiment.

A suivre !




Je n'ai appris qu'avec quelque retard la disparition d'une des plus grandes incarnations de « l'éternel féminin », Cyd Charisse. En matière d'admiration comme dans le domaine de la différence des sexes, il vaut souvent mieux ne pas chercher l'originalité à tout prix, et savoir en en rester aux fondamentaux. La scène que je vous propose de revoir, en guise de de dernier (pourquoi dernier, d'ailleurs ?) hommage amoureux, est donc archi-célèbre. Mais ne crée pas un tel mythe, ethnologique et biblique, qui veut.





C'est la femme qui rend l'homme viril - Cyd Charisse (avec l'appui d'un flingue, tout de même) donne de la virilité à Fred Astaire !

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lundi 16 juin 2008

Légitime défense.

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Suite de notre série le sport, dérisoire miroir de la société - il faut dire que certains jours la lecture de L'Équipe s'apparente plus à celle d'un journal de faits divers qu'à celle d'un quotidien sportif. Je me permets de placer quelque commentaires et de remplacer le terme de journaliste par une périphrase plus appropriée :

"Lundi soir, dans 100% Euro (M6), après France-Roumanie (0-0), Dominique Grimault, un des journaputes de l'émission, qualifiait les Roumains de « voleurs de poules ». Saisi par un téléspectateur [courageux et citoyen], le Conseil supérieur de l'Audiovisuel (CSA) a, le lendemain, mis en demeure M6 pour « propos injurieux, encouragement à un comportement discriminatoire en raison de la nationalité » et « non-maîtrise de l'antenne ». Si un manquement de même nature était noté dans les trois ans, M 6 encourrait une sanction [laquelle ?]. Cela précisé, mercredi soir, dans un nouveau 100% Euro, Grimault présentait ses excuses au peuple roumain [non seulement con, mais lâche...]. Commentaire de Rachid Arhab, conseiller du CSA en charge de la déontologie et des sports [sic !] : « S'il n'y avait eu plainte de téléspectateurs, si l'ambassade de France en Roumanie ne nous avait signalé que des Roumains prennent désormais les Français pour des racistes, nous nous serions autosaisis de l'affaire, nous expliquait hier Rachid Arhab. [Parce que nous sommes de vraies petites salopes et] parce que le CSA est garant du respect du téléspectateur d'abord, que le dérapage s'est produit dans une émission d'information avec des journaputes et parce que le monde du sport n'est pas exonéré de certaines règles de la société... J'ai assisté sur place à France-Roumanie ; Français et Roumains étaient unis dans les tribunes [et dans l'ennui], le sport étant un échange entre les peuples, et c'était beau [il le dit sans rire ?]. Parce que le sport souffre de divers maux pouvant le mettre en péril, les journaputes sportifs, journaputes comme les autres, ont des responsabilités particulières. Ils doivent donc faire attention. Le sport reste le seul domaine permettant à des journaputes de débattre entre eux sur un plateau ? C'est bien, mais attention à ne pas trop parler comme au Café du Commerce. »" (L'Équipe, 13 juin 2008, pp. II)

On ne peut pas avoir la paix, non ? On reste là, dans son coin, sans déranger personne, et le premier collabeur venu vient nous insulter ... Et il en rit, l'arriviste pervers :

« En fait, nous ne voulons pas faire du politiquement correct à tort et à travers », ajoute-t-il en effet aussitôt. - Qu'est-ce que ce serait ?

Vivement l'apocalypse !





P.S. Deux petits coups de pub, d'abord pour le dernier - et remarquable - texte de M. Limbes : "Aristote chez la Mère Poulard", enfin de retour sur le terrain (M. Limbes, pas Aristote). Les gens qui parlent de l'Islam actuellement non seulement n'y connaissent pas grand-chose, mais lui reprochent des manques qu'ils diagnostiquent eux-mêmes à tort et à travers.

Plus brouillonne, comme le personnage dont il est question, une note sur le gaullisme de Dominique de Roux, instructive malgré tout.

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vendredi 13 juin 2008

Homme(s) moyen(s) : Chesterton met son grain de sel.

2004.130.26467.3


C'est pur effet du hasard, mais après la diatribe anti-anglo-saxonne de l'autre jour, je cède ce matin la parole à un Anglais, notre ami Chesterton, lequel apporte quelques compléments sur les rapports entre tradition et démocratie :

"Il est une chose que, depuis mon enfance, je ne suis jamais parvenu à comprendre. Où les gens ont-ils puisé l'idée que la démocratie puisse s'opposer d'une certaine manière à la tradition ? La tradition, de toute évidence, n'est que la démocratie prolongée à travers le temps. C'est la confiance faite à un choeur de voix humaines ordinaires plutôt qu'à quelque récit isolé ou arbitraire. Celui qui oppose un texte d'histoire allemande à la tradition de l'Eglise catholique en appelle très exactement à l'Aristocratie. Il en appelle à la supériorité d'un seul spécialiste contre la vulgaire autorité d'une foule. Il est très facile de comprendre pourquoi une légende est traitée, et doit être traitée, avec plus de respect qu'un ouvrage historique. La légende est généralement l'oeuvre de la majorité des membres d'un village, une majorité d'hommes sains d'esprit. Le livre est généralement écrit par le seul homme du village qui soit fou. Ceux qui allèguent contre la tradition que les hommes de jadis étaient des ignorants peuvent aller soutenir ce point de vue au Carlton Club. Qu'ils tirent donc en même temps argument de ce que les bas quartiers sont peuplés d'ignorants ! Cela ne nous convaincra pas. Si dans les affaires courantes nous attachons une si grande importance à l'opinion des hommes ordinaires quand elle se manifeste massivement, il n'y a pas de raison de dédaigner l'histoire ou la fable des hommes ordinaires de jadis. La Tradition étend le droit de suffrage au Passé. C'est le vote recueilli de la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui n'ont fait que de naître. Les démocrates n'admettent pas que des hommes soient disqualifiés du fait de leur naissance ; la tradition n'admet pas qu'ils le soient du fait de leur mort. (All democrats object to men being disqualified by the accident of birth ; tradition objects to their being disqualified by the accident of death.) La démocratie nous interdit de négliger l'opinion d'un honnête homme même s'il est notre valet de chambre. La tradition nous requiert de ne pas négliger l'opinion d'un honnête homme, même s'il est notre père. Moi, en tout cas, je ne peux séparer les deux idées : démocratie et tradition ; il me semble évident qu'elles sont une seule et même idée. Les morts siègeront dans nos conseils. Les anciens Grecs votaient avec des cailloux ; les morts voteront avec des pierres tombales. C'est tout à fait régulier et officiel : la plupart des pierres tombales, comme la plupart des bulletins de vote, sont marqués d'une croix.

Je dois le dire, si j'ai eu un préjugé, ce fut toujours un préjugé en faveur de la démocratie et donc de la tradition. (...) Par inclination je suis plus tenté d'accorder foi à la masse des travailleurs qu'à cette classe fermée de littérateurs ennuyeux à laquelle j'appartiens (that special and troublesome literary class to which I belong). Je vais jusqu'à préférer les caprices et les préjugés des gens qui voient la vie de l'intérieur aux démonstrations les plus claires de ceux qui la voient de l'extérieur. Je croirai toujours plus volontiers aux fables contées par des vieilles femmes qu'aux faits rapportés par des vieilles filles. Aussi longtemps que l'esprit est fécond, qu'il donne libre cours à sa fantaisie !" (Orthodoxie, ch. IV. L'original anglais se trouve ici.)

On aura remarqué que Chesterton pratique une assimilation regrettable entre le suffrage universel, c'est-à-dire la simple addition, et la mise au point collective - progressive, en partie inconsciente - de traditions, qui est une opération chimique plus complexe, plus intéressante et plus féconde, justement, que 1+1+1+1+1+1... Au nom de la formule que j'ai soulignée - dont l'original anglais est encore plus percutant et équilibré : "I would always trust the old wives' fables against the old maids' facts." - et sa pointe de sagesse érotique et concrète qui me met en joie, je lui pardonnerai pour cette fois !

Ajoutons qu'ici comme ailleurs, Chesterton est de ceux - on peut lui adjoindre René Girard - qui, sans la nier, relativisent l'importance de la rupture que fut la naissance de la modernité. Ce n'est pas une surprise (pour un catholique, il y a une autre rupture, autrement plus importante), mais ce n'est pas insignifiant au regard de notre optique comparatiste.


Au passage, et sur un autre thème, dans la série Chesterton vs. Nietzsche, on note que le premier tient vis-à-vis du second un raisonnement analogue à celui que J.-C. Michéa applique aux libéraux d'aujourd'hui, à savoir qu'il est curieux de devoir se donner tant de mal pour faire exister quelque chose qui en principe existe déjà :

"...Nietzsche, lequel prêchait une certaine doctrine que l'on a nommée l'égoïsme. C'était d'une candeur certaine ; en prêchant l'égoïsme, Nietzsche le niait. Prêcher une chose est ne pas la reconnaître comme acquise à l'origine. L'égoïste commence par dire que la vie est une lutte sans merci, puis il se donne tout le mal possible pour exercer ses ennemis à la guerre." (To preach anything is to give it away. First, the egoist calls life a war without mercy, and then he takes the greatest possible trouble to drill his enemies in war., ch. III)

Ce genre de raisonnement est à utiliser avec précaution, dans la mesure où il peut être par trop aisé d'accuser ses adversaires de « prêcher » là où eux ne pensent qu'analyser, permettre de mieux voir, etc. Dans le cas présent néanmoins l'attaque de Chesterton ne me semble pas sans intérêt.

Allez, bonne vie quotidienne !


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mardi 10 juin 2008

Vas-y Léon c'est bon, vas-y Léon c'est bon bon bon...

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"On n'est jamais assez antiaméricain. (...) Jusqu'à quand va-t-on ignorer que les Anglo-Saxons sont capables de tout ?" (M.-E. Nabe)


J'avais failli passer à côté :

"Disneyland goes to war-torn Iraq, with a multi-million dollar entertainment complex, to be built on a 50 acre lot adjacent to the Green Zone. ("Fun park rises from ruins of Baghdad zoo", The Times, London, 24 April 2008)

The American-style amusement park will feature a skateboard park, rides, a concert theatre and a museum.

The occupation forces are of the opinion that Baghdad is "lacking in entertainment". General David Petraeus, is said to be a “big supporter” of bringing Disneyland to Baghdad.

Fox News considers the project as a "market signal that the arrow is pointing up.: ...We should not refuse to take notice when good things are happening in Iraq. Item number one, a Los Angeles entrepreneur said he plans to invest millions to create a vast entertainment and amusement complex in the center of downtown Baghdad." (Fox News, April 26, 2008)

Supported by the Pentagon, an unknown Los Angeles based holding company C3 of unnamed private equity investors, will be developing the "Baghdad Zoo and Entertainment Experience". The park will be designed by Ride and Show Engineering (RSE).

RSE founders Eduard Feuer and William Watkins pioneered Walt Disney's "Imagineering", the design and engineering division of the Walt Disney Company, before setting up RSE as a separate corporate entity."

Vous trouvez l'original ici, accompagné d'un petit topo anti-propagande que j'ai eu la flemme de lire, tant l'information me semble se suffire à elle-même.

Le mieux je crois est de laisser la parole à Léon Bloy :

"« L'Angleterre trafique de tout », disait avec une amère bonhomie l'auguste prisonnier de lord Bathurst et d'Hudson Lowe [Napoléon], « que ne se met-elle à vendre de la liberté ? » Il faut croire que cette marchandise lui manquait et qu'elle lui manque toujours [ce qui ne l'empêche pas, ou plus, d'essayer de la « vendre », AMG].

Que n'a-t-on pas dit de la liberté anglaise ? Autre lieu commun tout à fait classique. Et quelle est la nation la plus esclave de ses préjugés religieux ou politiques, de ses institutions, de son pharisaïsme diabolique, de son orgueil insurmontable et sans pitié ? Autant parler de la liberté de Carthage où on crucifiait les lions, c'est-à-dire les citoyens qui méprisaient le commmerce, ou de la liberté de Rome où les débiteurs insolvables devenaient, en vertu des lois, esclaves de leurs créanciers. (...)

Au gouvernement des intérêts dynastiques, dominante préoccupation des rois de France et surtout de louis XIV, prédécesseur moléculaire [ce n'est pas vraiment un compliment] de Napoléon, s'oppose, dans cette nation - aussi moderne par la bassesse de ses convoitises qu'elle est antique par sa dureté à l'égard des faibles - le gouvernement exclusif des intérêts mercantiles. Car telle est la honte et la tare indélébile de l'Angleterre. C'est une usurière carthaginoise, une marchande à la toilette politique, son isolement insulaire lui permettant, disait Montesquieu, « d'insulter partout » et de voler impunément. La fameuse Rivalité traditionnelle n'est pas autre chose que l'antagonisme séculaire d'un peuple noble et d'un peuple ignoble, la hainte d'une nation cupide pour une nation généreuse. (...)

Son plan d'invasion [de l'Angleterre, par Napoléon] fut bien près de réussir et l'Angleterre qui en crevait de peur, devenue prodigue magiquement, se hâta de lui jeter dans le dos les armées de l'Autriche et de la Russie.

Car la vieille gueuse, Old England, à défaut du jeune Empire qu'elle ne pouvait mettre à ses vieux pieds, était réduite à s'offrir, argent comptant, des consolateurs ou des souteneurs plus mûrs qui ne furent pas très loin de la ruiner. On ne parla plus que d'argent, l'Europe devint un marché de sang humain ou l'Acheteuse fut souvent trompée sur la qualité des globules ou la quantité de l'effusion. La décevante paix d'Amiens n'avait été qu'une halte de quinze mois, un chômage inaccoutumé de l'homicide. Les affaires interrompues reprirent leur cours et l'Angleterre fut plus esclave que jamais de son comptoir.

J'ai essayé de le montrer ailleurs, l'abjection commerciale est indicible. Elle est le degré le plus bas et, dans les temps chevaleresques, même en Angleterre, le mercantilisme déshonorait. Que penser de tout un peuple ne vivant, ne respirant, ne travaillant, ne procréant que pour cela : cependant que d'autres peuples, des millions d'être humains souffrent et meurent pour de grandes choses ? Pendant dix ans, de 1803 à 1813, les Anglais payèrent pour qu'il leur fût possible de trafiquer en sécurité dans leur île, pour qu'on égorgeât la France qui contrariait leur vilenie, la France de Napoléon qu'ils n'avaient jamais vue si grande et qui les comblait de soucis. (...)

C'est accablant de se dire que l'homme de guerre à qui nul autre ne doit être comparé a été vaincu par un Wellington ! Il est vrai qu'alors ses lieutenants lui obéissaient mal ou le trahissaient. Mais, tout de même, un Wellington, c'est par trop ignominieux ! (...) On peut être certain que même la perte de l'Empire fut moins amère à Napoléon que cette supplantation ridicule et ignominieuse. Ce qui prévalait contre lui, le grandiose et magnanime empereur latin, c'était, en la personne du médiocre [du moyen !] Wellington, toutes les boutiques et tous les coffres-forts de Londres. C'était la hideuse hypocrisie du protestantisme parcimonieux et arrogant des escompteurs de carnage et d'infamie. C'était, enfin et surtout, l'étonnante subsannation du Dieu des armées se rependant, comme au Déluge, d'avoir fait un homme si grand et, par l'effet d'une miséricorde terrible, l'humiliant, à la fin, sous les pieds de la gloire !" (L'âme de Napoléon, ch. X.)


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That's Entertainment !

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dimanche 8 juin 2008

Ils se reconnaîtront. (Rien de nouveau sous le soleil des petits merdeux.)

On ne peut qu'être amusé, en lisant un passage des Grands cimetières sous la lune où Bernanos fait la liste de ses ennemis, d'y voir figurer de "misérables avortons de lettres [qui] donnent à nos luttes sociales le caractère d'une guerre religieuse, d'une guerre de la civilisation contre la barbarie..." (Pléiade, p. 429)

On élargira sans peine ce constat aux luttes politiques, aux luttes Nord-Sud, etc., et on en conclura tout aussi aisément que les suppôts de l'ordre établi sont d'une époque à l'autre les mêmes ratés de la littérature, qu'ils utilisent les mêmes moyens grossiers et schématiques pour préserver la soupe que l'ordre veut bien leur fournir. « Choc des civilisations » mon cul !

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samedi 7 juin 2008

"Le peuple n'est pas une classe..." (Ethique et statistique, V)

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Ethique et statistique I (bis).

Ethique et statistique II.

Ethique et statistique III.

Ethique et statistique IV.


Nous en arrivons au terme de cette série. Mais avant que de revenir à notre point de départ et de relire certains passages du texte de René Guénon par lequel nous avions commencé ce travail, il nous faut retranscrire quelques lignes tirées de la conclusion de L'homme probable, consacrées à un retour de Musil sur lui-même et son travail :

"Dans les réflexions que Musil a rédigées à la fin de sa vie pendant les années de son exil en Suisse, les remarques sur le thème (...) « la moyenne et l'homme moyen » semblent correspondre à une préoccupation qui domine de plus en plus la réflexion de l'écrivain sur l'évolution des sociétés modernes, les relations de l'esprit avec le monde qu'il rêve de transformer, la signification et le destin de son entreprise personnelle. (...) Peut-être Musil connaissait-il la remarque de Nietzsche : « La haine de la médiocrité est indigne d'un philosophe : c'est presque une chose qui met en question son “droit à la philosophie” ». L'homme exceptionnel, précisément parce qu'il est l'exception, doit protéger la règle.


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(La légende dit d'une part qu'à l'école le petit Ludwig s'est trop moqué du petit Adolf, d'autre part que le grand Charles et le « moyen » Philippe se sont, à l'origine, disputés pour une question de vanité d'auteur, pour un problème purement littéraire : à quoi tient l'Histoire ! Néanmoins, à l'arrivée, il y a de vraies différences...)


Mais, pour Musil, il ne suffit pas de dire que l'individu hors du commun a besoin de la moyenne pour exister en tant que tel. Il faut également trouver le moyen de développer une coopération réelle entre le petit nombre des hommes exceptionnels et la masse des gens ordinaires (Musil regrette de n'avoir pas réussi à trouver une formule plus précise et plus opérationnelle que celle-là). Dans une note qui date des années quarante, il se demande s'il ne se trouve pas à présent, par rapport au problème de la moyenne, dans la situation du pape à Canossa,

- notons que le choix de cet exemple résonne comme un écho de la phrase de Guénon : "Ce renversement de toute hiérarchie commence dès que le pouvoir temporel veut se rendre indépendant de l'autorité spirituelle..."

comme si, à l'inverse de ce qui s'est passé en 1077, l'esprit, dont il entendait être le représentant, devait finalement accepter de faire amende honorable devant la puissance séculière : « Le Canossa d'un pape : j'ai tout à fait sous-estimé H[itler]. Raison : parce que, mesuré à des critères intellectuels (les miens), il apparaissait insuffisant. Aporie : ces critères ne pouvaient pas m'apparaître faux. (Je me suis considéré jusqu'à la fin comme le pape.) Crise : eh bien, maintenant les choses sont tout de même ainsi. Renversement : ils sont faux. Nouvelle voie : reviens à ce dont l'ascension de l'intellect s'est dégoûtée. A ce que tu as tenu pour l'homme moyen. Cherche à le comprendre de façon nouvelle, à l'admirer de façon nouvelle. Pour finir un exemple : n'est-ce pas lui qui - si l'on excepte encore l'art

- mazette, ce n'est pas rien

- a créé tout ce qui est grand, ou du moins

- Musil hésite...

en tout cas de grandes choses. Comprends ce qui le meut ; ce que par conséquent il doit vouloir de l'art ; la manière dont il a besoin de l'art ».

- faut-il le préciser, ce n'est pas ici ce que Serge Halimi a pu appeler une « logique de dealer », celle par exemple des programmateurs de télévision, qui cherchent à faire croire qu'ils ne font que « donner aux gens ce qu'ils demandent » : il s'agit d'avoir un point de départ assez stable pour emmener l'homme moyen un peu au-dessus de lui-même, ou peut-être simplement l'empêcher de tomber dans de dangereux travers. J. Bouveresse poursuit :

Musil n'a, effectivement, pas toujours eu une attitude aussi compréhensive à l'égard de la moyenne. Il avait noté dans les années vingt : « La chose principale est de décrire l'homme moyen comme le porteur de bacilles de toutes les atrocités du monde. L'homme de l'impérialisme français, de la terreur blanche hongroise ! L'homme dont le sérieux s'est perdu ». Mais, si l'homme moyen véhicule les germes de tout ce que l'humanité peut faire et a fait de plus horrible, c'est également chez lui que l'on doit chercher et cultiver ceux de la grandeur dont elle semble tout aussi capable. La comparaison que fait Musil entre son échec personnel et le succès de Hitler pourrait sembler tout à fait étrange, s'il n'avait pas toujours considéré comme acquis que toutes les transformations importantes, qu'elles soient le fait d'hommes politiques qui utilisent des moyens simplistes ou d'intellectuels géniaux, passent nécessairement, en fin de compte, par l'homme moyen et la moyenne. Une autre attitude à l'égard de ceux-ci lui semble donc devenue probablement nécessaire, si l'on veut comprendre comment ce qui ne paraissait plus possible aux représentants de l'intellect est néanmoins devenu réel." (pp. 274-275)

Revenons au texte de René Guénon, et précisons quelques conséquences de tout cela :

- « ...quand il s'agit de la carrière des hommes politiques, où l'incompétence la plus complète est rarement un obstacle. (...) Si l'on y réfléchit, on s'aperçoit aisément qu'il n'y a là rien dont on doive s'étonner, et que ce n'est en somme qu'un résultat très naturel de la conception « démocratique », en vertu de laquelle le pouvoir vient d'en bas et s'appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l'exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative et ne peut être que l'apanage d'une minorité. »

La nullité des hommes politiques en démocratie est un fait, un fait dont on se plaint depuis longtemps (amusante communauté de vue ici entre Guénon et Mme Anne-Cécile Robert, du Monde Diplomatique), un fait que je ne chercherai certes pas à nier, et que l'on peut même, avec Guénon, considérer comme (à peu près) inévitable. Mais ce n'est peut-être pas le dernier mot de l'histoire. Si l'on peut en effet envisager avec Musil une « coopération » entre ceux qui sont au-dessus de la moyenne et « l'homme moyen », la nullité des hommes politiques, si elle reste gênante, devient secondaire.

C'est un point où une vision comme celle de Castoriadis rejoint un certain libéralisme politique. Feu François-Xavier Verschave, disciple de Castoriadis, disait avec raison lors d'une précédente élection de S. Berlusconi, que cette élection n'était pas une catastrophe si les Italiens savaient lui résister (elle pouvait même, ajouterai-je, être un bien, en fournissant un point d'appui à la résistance des Italiens). Par ailleurs, comme je l'ai de mon côté récemment souligné, il est dans une certaine mesure vrai qu'un pays peut fonctionner d'autant mieux que les hommes politiques n'y font rien d'autre que des effets de manche, et laissent les « véritables compétences », pour parler comme Guénon, faire ce qu'elles savent faire.

Que l'on se rassure, en suivant ici Musil je ne tends pas plus que lui à tomber dans un optimisme béat, ou à remplacer une utopie par une autre : je me contente de rappeler qu'il y a d'autres voies que celle de la politique au sens institutionnel étroit du terme, et que l'effective nullité du personnel politique en temps de démocratie n'est pas nécessairement aussi triste et importante, pour pénible qu'elle puisse être au quotidien, que l'on est spontanément porté à le croire.

- « L'argument le plus décisif contre la « démocratie » se résume en quelques mots : le supérieur ne peut émaner de l'inférieur, parce que le « plus » ne peut pas sortir du « moins » ; cela est d'une rigueur mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir. »

« L''avis de la majorité ne peut être que l'expression de l'incompétence, que celle-ci résulte d'ailleurs du manque d'intelligence ou de l'ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir à ce propos certaines observations de “psychologie collective”, et rappeler notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l'ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d'une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs. »

« La multiplicité envisagée en dehors de son principe, et qui ainsi ne peut plus être ramenée à l'unité, c'est, dans l'ordre social, la collectivité conçue comme étant simplement la somme arithmétique des individus qui la composent, et qui n'est en effet que cela dès lors qu'elle n'est rattachée à aucune principe supérieur aux individus ; et la loi de la collectivité, sous ce rapport, c'est bien cette loi du plus grand nombre sur laquelle se fonde l'idée “démocratique”. »


Sans nous lancer dans une exégèse du texte un peu mouvant de Guénon, démêlons les fils : il faut séparer nettement l'idée de la simple "somme arithmétique" (d'ailleurs, tout le monde critique maintenant le suffrage universel, y compris encore une fois, via Jules Grévy, Mme Anne-Cécile Robert, du Monde Diplomatique ), de l'idée de productions collectives de sens et d'actions, dont il faut je crois admettre avec Musil qu'elles peuvent dans certains cas, peut-être effectivement rares, être plus intéressantes que ce que contente de dénoncer Guénon, et ne pas être un simple nivellement par le bas.

De plus, il faut faire avec ce que l'on a, et ce que l'on « a » est un type anthropologique précis, individualiste. Ce que l'on peut espérer à terme, et essayer d'encourager de son côté, sans perdre de vue toutes les restrictions que l'on a précédemment énoncées à l'efficacité des actions, ce que l'on peut espérer à terme est que ce type anthropologique évolue. On retrouve ici les considérations de Musil sur « l'amorphisme humain » - on peut d'ailleurs citer un autre passage de L'homme probable :

"Contrairement à ce que beaucoup de gens répètent au moment où il écrit, Musil ne croit pas que notre époque manque de génies, d'individus capables d'imaginer et de proposer des solutions inédites et des changements significatifs, d'idéalisme, de générosité, d'héroïsme ou de quoi que ce soit de tel. Ce qui lui manque est, selon lui, avant tout le type d'organisation qui donnerait aux efforts des individus créateurs des chances d'être pris au sérieux et éventuellement d'aboutir. C'est une position qui est, somme toute, fort logique, puisqu'il pense que l'humanité d'aujourd'hui reste probablement douée des mêmes potentialités intrinsèques que celle d'autrefois et en diffère tout au plus par la façon dont elle les exprime ou est empêchée de les exprimer. Aussi ne faut-il pas se méprendre sur ce dont il est question lorsque Musil parle d'inventer un « homme nouveau » ou de « nouvelles manières d'être homme ». Il s'agit de changer l'homme au sens auquel il peut changer et a effectivement changé, c'est-à-dire de lui proposer de nouvelles formes d'expression, mais non de le changer au sens auquel il ne peut pas changer et n'a probablement jamais changé : ce en quoi les hommes se distinguent et peuvent être transformés « vient de l'extérieur et non de l'intérieur ». Les propagandistes et les prophètes de toute nature sont généralement des gens qui pensent que l'être humain peut être changé directement de l'intérieur et qu'un autre homme donnerait naissance à une autre époque. Musil insiste, au contraire, sur toutes les conditions et les transformations externes qui devraient être réalisées auparavant ou en même temps pour qu'un changement théoriquement concevable devienne un changement réel ou, tout au moins, un changement réellement concevable. Ces considérations s'appliquent, bien entendu, en premier lieu à son entreprise personnelle. La contribution qu'il espère apporter à l'avènement d'un homme différent est aussi éloignée que possible du ton et de la forme qu'adopte généralement le discours des héros et des prophètes de la nouveauté." (pp. 219-220)

Il est évidemment possible de considérer que l'homme a déjà changé, vers le pire, au point qu'il ne puisse plus se redresser. Mais, outre qu'il se pose ici un problème logique (comment, si l'on a encore les outils conceptuels pour comprendre cela, ne peut-on proposer des solutions, même sur le long terme ?), il est de fait que si tel était le cas, il ne resterait plus, à moi-même comme aux autres, qu'à fermer boutique. On aura compris que ce n'est pas mon attitude.

D'autant que cette « attitude » risque elle-même de contribuer à ce que les choses empirent, et c'est sur ce point, en oubliant maintenant Guénon - car si je peux utiliser son texte de façon un peu symbolique, je ne vais pas non plus le surinterpréter -, que je concluerai, en utilisant d'une part les notes de Musil sur Hitler que j'ai citées plus haut, d'autre part un texte qui leur est à peu près contemporain, le début des Grands cimetières sous la lune.

Oublions d'abord aussi la démocratie, ce qu'elle est, ce que peut-être elle pourrait être, ce que l'on nous dit qu'elle devrait être. On se prend parfois à penser, à lire des rengaines sur une supposée « vraie démocratie », qu'il en est de celle-ci comme du « vrai socialisme », que c'est un concept propre à tout justifier, même le pire. On peut voir les choses en sens inverse et considérer que sans un objectif lointain rien n'avance, qu'il faut bien un idéal pour donner des directions d'action.


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La mariée démocratie était-elle trop belle ? La plus belle fille au monde ne peut donner que ce qu'elle a...


Omettons cela : ce sur quoi je voudrais insister, c'est la sensibilité d'un Musil, sur la fin de sa vie, au simple fait que si on laisse « l'homme moyen » à lui-même, si de plus on le rabaisse sans cesse, et bien « l'homme moyen » se venge - et ce n'est pas beau à voir.


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Dans la partie III de cette série, je me suis demandé en passant si Hitler était une « noire caricature » de Napoléon : ce qui est sûr, c'est qu'il est la personnification de ce que Bernanos appelait la « colère des imbéciles », et ce qu'en suivant Musil on peut nommer la « vengeance de l'homme moyen » : Hitler, malgré tout ce qu'il a entrepris et réussi, n'a rien d'un grand homme, Hitler est le triomphe du médiocre, de l'homme moyen dans ce qu'il a de pire. (A son échelle, c'est d'ailleurs aussi le cas d'un Nicolas Sarkozy.) Il est trop dangereux de mépriser « l'homme moyen » ; même la haine, pourtant justifiée, de cette petite salope que fut et que demeure « l'homme de l'impérialisme français », comme dit Musil, ne doit pas conduire au réductionnisme misanthrope, faute de quoi la petite salope en question vous étouffe sous le nombre et sous la colère (hystérique). Cela était vrai à l'époque de la colonisation triomphante, cela l'est encore aujourd'hui : si, dans les deux cas il est difficile d'imaginer plus méprisable et plus ridicule que ces « hommes moyens », ces « imbéciles », ces « petits-bourgeois » se gargarisant d'une prétendue supériorité vis-à-vis des autres sociétés, quand il ne s'est agi que d'un règne temporaire de la force permettant à des ratés de la métropole de devenir des petits chefs ailleurs (ce qui, comme l'a montré fort à propos H. Arendt, et comme l'a remontré tout aussi à propos F.-X. Verschave, gangrène en retour la société française), si donc, dans les deux cas, cette idée de supériorité - ô combien présente dans l'évocation des « aspects positifs de la colonisation » ou dans certaines critiques à l'égard des critiques parfois excessives à l'égard de la civilisation occidentale, vous me suivez ? - est aussi ridicule que nuisible, rabattre ici le caquet de « l'homme moyen » ne doit pas signifier le rabaisser en tant qu'il est ce qu'il est.

A sa manière Bernanos, en 1938, dans un texte fort peu élogieux envers l'idée de démocratie, ne disait pas autre chose :

"Il n'y a plus de classes, parce que le peuple n'est pas une classe, au sens exact du mot, et les classes supérieures se sont peu à peu fondues en une seule à laquelle vous avez donné précisément ce nom de classe moyenne. Une classe dite moyenne n'est pas non plus une classe, encore moins une aristocratie. Elle ne saurait même pas fournir les éléments de cette dernière. Rien n'est plus éloigné que son esprit de l'esprit aristocratique. On pourrait la définir ainsi : l'ensemble des citoyens convenablement instruits, aptes à toute besogne, interchangeables. La même définition convient d'ailleurs parfaitement à ce que vous appelez démocratie. La démocratie est l'état naturel des citoyens aptes à tout. Dès qu'ils sont en nombre, ils s'agglomèrent et forment une démocratie. Le mécanisme du suffrage universel leur convient à merveille, parce qu'il est logique que ces citoyens interchangeables finissent par s'en remettre au vote pour décider ce qu'ils seront chacun. Ils pourraient aussi bien employer le procédé de la courte paille. Il n'y a pas de démocratie populaire, une véritable démocratie du peuple est inconcevable. L'homme du peuple, n'étant pas apte à tout, ne saurait parler que de ce qu'il connaît, il comprend parfaitement que l'élection favorise les bavards. Qui bavarde sur le chantier est un fainéant. Laissé à lui-même, l'homme du peuple a la même conception du pouvoir que l'aristocrate - auquel il ressemble par tant de traits -, le pouvoir est à qui le prend, à qui se sent la force de le prendre. C'est pourquoi il ne donne pas au mot de dictateur le même sens que nous. La classe moyenne appelle de ses voeux un dictateur, c'est-à-dire un protecteur qui gouverne à sa place, qui la dispense de gouverner. L'espère de dictature dont rêve le peuple, c'est la sienne. Vous me répondrez que les politiciens feront de ce rêve une réalité bien différente. Soit. La nuance n'en est pas moins révélatrice.

Encore une fois, je n'écris pas ces pages à l'intention des gens du peuple, qui d'ailleurs se garderont bien de les lire. Je voudrais faire clairement entendre qu'aucune vie nationale n'est possible ni même concevable dès que le peuple a perdu son caractère propre, son originalité raciale et et culturelle, n'est plus qu'un immense réservoir de manoeuvres abrutis, complété par une minuscule pépinière de futurs bourgeois. Que les élites soient nationales ou non, la chose a beaucoup moins d'importance que vous ne pensez. Les élites du XVIIe siècle n'étaient guère nationales, celles du XVIe non plus. C'est le peuple qui donne à chaque patrie son type original. Quelques fautes que vous puissiez reprocher à la Monarchie, ce régime avait su, du moins, conserver intact le plus précieux de son héritage, car même en plein XVIIIe siècle, alors que le clergé, la noblesse, la magistrature et les intellectuels présentaient tous les symptômes de la pourriture, l'homme du peuple demeurait peu différent de son ancêtre médiéval. Il est affolant de penser que vous avez réussi à faire du composé humain le plus stable une foule ingouvernable, tenue sous la menace des mitrailleuses."

Et d'ajouter immédiatement :

"On ne refera pas la France par les élites, on la refera par la base."

Ce qui peut nous servir de conclusion.

Bernanos ajoute encore :

"Cela coûtera plus cher, tant pis ! Cela coûtera ce qu'il faudra. Cela coûtera moins cher que la guerre civile." (Les grands cimetières sous la lune, "Essais et écrits de combat" t.1, Pléiade, pp. 388-89)

Peut-être sur ce dernier point avait-il tort, et que la guerre civile - qui d'ailleurs en France n'allait pas tarder à avoir lieu - coûte-t-elle moins cher qu'il ne pouvait le croire. Qui vivra verra !


Fin - temporaire ? - de cette série "Éthique et statistique".

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Je vous laisse y rêver !

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vendredi 6 juin 2008

Interlude - "Que fait le MRAP ?" - Fantaisie antisémite, hispanophobe, macho, scato et cocardière.

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Aucune différence en effet, si l'on en croit Georges Bernanos, faisant ici s'exprimer à sa manière un pieux soldat franquiste :

"Qui a raison ou tort dans cette affaire nous n'en avons nul souci. Vous autres, Français, vous ne séparez guère l'idée de pouvoir et celle de justice. Nous avons [nous, Espagnols] dans les veines trop de sang juif, nous jugeons au contraire qu'un des plus grands avantages de la puissance est de permettre d'être juste ou injuste à son gré.


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Vous autres, Français, finiriez par nous montrer du mépris. Vous préféreriez les réfractaires aux renégats, du moins dans le secret du coeur. Avec ces scrupules-là notre Sainte Inquisition n'eût pas fonctionné huit jours. Les secrets de son long pouvoir, d'un prestige que la seule terreur n'explique pas, c'est d'avoir, au nom de Dieu, béni ensemble, ensemble honoré le lâche qui sauve sa vie et l'homme sincère qui proclame librement la vérité qu'il a méconnue. Il fallut qu'elle réhabilitât l'acte qui répugne entre tous à notre chevalerie occidentale, la rétractation sous la menace. Et pareillement elle a réhabilité et honoré la délation. Honoré et béni le délateur." (Les grands cimetières sous la lune, "Essais et écrits de combats", Pléiade, pp. 446 et 447)


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"Qu'est-ce que tu cherches, chez les hommes ? - (Sourire gourmand) Le pouvoir..." (Carla Bruni Sarkozy, il y a quelques années)

Cette fois, c'est vraiment la civilisation du cul !



le moyen orient

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dimanche 1 juin 2008

Si tous les vieux cons avaient des clochettes... (Ethique et statistique, IV)

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Ethique et statistique I (bis).

Ethique et statistique II.

Ethique et statistique III.




Nous étions entre autres idées parvenus à la conclusion selon laquelle la théorie des probabilités ne peut être appliquée à l'évolution des sociétés, traditionnelles ou modernes. Néanmoins, il semble à Musil/Ulrich que si on l'utilise comme modèle, comme analogie, elle peut ne pas être inutile, notamment du point de vue éthique :

"Ce que le calcul des probabilités permet d'expliquer en premier lieu est, pour Musil, la préservation de la moyenne et la stabilité étonnante qui persiste en dépit du fait que les individus pourraient toujours en principe agir autrement qu'ils ne le font. Comme l'observe Ulrich : « L'histoire du monde n'est une histoire du génie que dans ses extrémités, pour ne pas dire dans ses excroissances ; pour l'essentiel, c'est une histoire de l'homme moyen. Il est la substance avec laquelle opère le monde et que le monde sans cesse recrée. » Cette constatation fait songer à la formule célèbre de Valéry : « Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés. » Et pour valoir quelque chose il doit en tout état de cause durer. Le problème est donc le suivant : comment pourrait-on augmenter la valeur du monde sans pour autant compromettre sa durée ? Les deux choses semblent à première vue incompatibles, puisqu'une augmentation de valeur exigerait que les extrêmes cessent d'être aussi rares et deviennent, si l'on peut dire, plus courants, alors que la stabilité de l'ensemble exige précisément que les valeurs extrêmes restent exceptionnelles. C'est ce qui explique que les améliorations qui se produisent néanmoins parfois ne puissent justement pas durer, car la durée n'appartient qu'à la substance sur laquelle opère le monde et qu'il doit, pour cette raison, nécessairement préserver : pour l'essentiel, ce qui change ne dure pas et ce qui dure ne change pas.

Le mode de pensée probabiliste nous dispense (...) de recourir à une théorie romantique de la conspiration pour expliquer ce qu'on déplore comme une tyrannie malfaisante de la moyenne et qui est, en réalité, une chose à la fois inévitable et indispensable. Il n'y a rien de mystérieux dans le fait que que les choses aillent tout simplement dans le sens dans lequel il est le plus probable qu'elles aillent. Et la théorie cinétique des gaz nous fournit une explication précise de ce que signifie, en l'ocurrence, « le plus probable ». Boltzmann a montré que la quantité qui s'accroît dans tous les changement irréversibles, l'entropie, était en réalité une mesure de la probabilité de l'état, considérée du point de vue macroscopique. Alors que chaque état microscopique (spécifié par la donnée de toutes les positions et de toutes les vitesses moléculaires) a par hypothèse une probabilité égale à celle de n'importe quelle autre, les états macroscopiques qui correspondent à ce qu'on appelle l'« équilibre thermique » doivent être conçus en réalité comme des collections de nombres extrêmement grands d'états microscopiques et ont par conséquent une probabilité élevée, tandis que les états macroscopiques qui dévient fortement de l'équilibre ne sont constitués que d'un très petit nombre d'états microscopiques et ont une probabilité très faible. Un état plus probable n'est donc rien d'autre qu'un état qui est compatible avec une proportion plus grande d'états microscopiques susceptibles d'entraîner sa réalisation ; et, s'il a plus de chances de se réaliser, c'est simplement parce que, parmi tous les états microscopiques également probables vers lequel le système est susceptible d'évoluer, il y en a un nombre plus grand qui le réalisent. Il faut ajouter à cela, pour être complet, que, comme l'admettra Boltzmann, en réponse à certaines objections formulées contre l'interprétation mécaniste qu'il propose du deuxième principe, la diminution de l'entropie, c'est-à-dire le passage d'un état plus probable à un état moins probable, n'est pas rigoureusement impossible, mais simplement très improbable et pourrait donc théoriquement être observée par quelqu'un qui aurait les moyens d'attendre suffisamment longtemps.

- si je comprends bien, et ceci par rapport à l'allusion faite par M. Limbes à Prigojine, l'irréversibilité du processus était donc déjà prise en compte, mais plus comme une très forte probabilité que comme une certitude.

Le point important, pour la question qui nous intéresse, est que, même s'il est vrai que les éléments peuvent d'une certaine façon faire « ce qu'ils veulent », ce qu'ils feront conduira de façon quasiment certaine à la réalisation du même état macroscopique, simplement parce que celui-ci dispose du plus grand nombre de façons interchangeables de se réaliser. Mais, bien entendu, la distinction entre les macro-états et les micro-états correspondants, satisfaisant les conditions imposées par la théorie, est cruciale dans la théorie de Boltzmann ; et, comme je l'ai déjà suggéré, c'est généralement l'absence d'une distinction claire de cette sorte qui rend si problématiques et hasardeuses les applications que l'on peut être tenté de faire et que l'on a essayé de faire de principes du même genre que ceux de la théorie cinétique au monde humain et à l'histoire humaine.

- résumons encore une fois : « le mode de pensée probabiliste » peut être utilisé comme une sorte de calmant pour intellectuels, au sens où il ne supprime ni les problèmes du monde, ni ceux de l'intellectuel pour leur trouver une explication et contribuer autant que faire se peut à en diminuer l'importance : il introduit une petite dose de fatalisme, nivelle les écarts entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes - dans les deux cas, c'est par la moyenne que les sociétés durent - en rappelant que la médiocrité est toujours statistiquement la plus forte, et que, d'un certain point de vue, « il n'y a rien de nouveau sous le soleil ».

(Et les Trobriand, comment les faire entrer dans ce schéma ? Y a-t-il un homme moyen aux Trobriand ? A suivre, un jour...)

D'un certain point de vue seulement car d'une part ce calmant n'est pas destiné à être un euphorisant ou un hallucinogène permettant de se cacher la réalité, d'autre part il y a bien « du nouveau sous le soleil » - notamment sur le versant des extrêmes, en l'occurrence des « grands hommes », en tout cas dans la façon qu'a désormais l'époque de (ne pas) les reconnaître. J. Bouveresse poursuit :


L'épisode du « cheval de course génial » constitue pour Ulrich l'occasion de constater que « le sport et l'objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu'on se fait jusqu'à eux du génie et de la grandeur humaine ». Mais cela n'empêche malheureusement pas l'époque de rester obsédée par le problème du génie et de continuer à entretenir à son sujet les idées les plus conventionnelles. Musil constate que l'originalité réelle des productions de l'esprit est à la fois constamment sous-estimée, parce que nous croyons voir un peu trop clairement leur origine, et constamment surestimée, au point que « nous avons d'innombrables génies dont la tête n'est pas plus pleine qu'une page de journal, mais dont la présentation est originale et frappante ». Ce qui caractérise la mentalité négative qui règne aujourd'hui est qu'elle est « faite de doute à l'égard de la possibilité du génie et d'adoration pour tous ses succédanés ». Le génie, pourrait-on dire, constitue à la fois la chose que nous ne pouvons plus avoir et celle qu'il nous faut absolument. C'est la tendance à exagérer l'originalité du génie, combinée avec le sentiment obscur qu'il doit en quelque sorte sortir de rien et qu'« il n'y a rien derrière lui », qui empêche l'époque de produire et de reconnaître, lorsqu'elle les a, ces « figures de la vie intellectuelle qui ne sont pas plus que des essais tout en ayant le sérieux de l'objectivité. »" (L'homme probable, pp. 211-214)

- Musil dans cette dernière phrase plaide bien sûr pour sa propre chapelle. On n'épiloguera pas sur l'actualité de ce paragraphe. Il faut en revanche immédiatement poursuivre dans cette voie du « grand homme » et de ses rapports avec l'époque. Si le diagnostic de Musil sur les malentendus contemporains (on en demande trop au grand homme / dans le même temps, c'est l'autre face du même mécanisme, on s'enthousiasme trop vite pour des « succédanés » ; phénomène d'époque au demeurant : cela fait je ne sais pas combien d'années que dans la critique cinématographique on est blasé par la production moyenne tout en surévaluant périodiquement des nouveaux venus vite qualifiés de géniaux, voire, c'est messianique, de sauveurs (ce qui, au passage, ne les aide pas à apprendre leur métier), qu'on laissera d'ailleurs vite tomber dans l'indifférence ; ici aussi ce sont les deux faces du même mécanisme), si, disais-je, le diagnostic de Musil sur les malentendus contemporains est juste, cela ne dispense pas de se livrer à quelque examen, notamment par rapport au passé, de la notion de « grand homme » :

"Ulrich ne croit pas que la grandeur d'une époque soit essentiellement celle des grands hommes qu'elle a produits : « La grandeur d'une époque ne dépend pas de ses grands hommes : la médiocrité intellectuelle des années 60 et 80 n'a pas été plus capable d'entraver le développement de Hebbel et de Nietzsche que l'un ou l'autre de ceux-ci de relever le bas niveau intellectuel de ses contemporains ». Dans sa critique de la philosophie de l'histoire de Hegel et de ses disciples [indisponible en français, semble-t-il, no comment, go fuck, no future !], Bolzano émet des doutes sérieux à propos de ce qu'on appelle un « grand homme » et de l'importance qu'on attribue dans l'histoire aux grands hommes : « Ne serait-il pas pour commencer déjà injuste de ne vouloir concéder le nom de grand homme qu'à celui qui a provoqué un changement important et évident dans son peuple, et même dans toute son époque ? Et ne serait-il pas tout aussi injuste de compter immédiatement au nombre des grands hommes de l'humanité quiconque a réussi ce genre de chose ?


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(Après l'effort, le réconfort...)


Un homme tout à fait ordinaire peut bien de temps à autre, appuyé par des circonstances favorables, susciter un changement d'une portée tout à fait considérable, et, au contraire, un homme doué des forces et des vertus les plus rares peut échouer très souvent dans l'exécution de son grand dessein, les circonstances externes peuvent même de temps en temps être elles-mêmes d'une nature telle qu'elles ne lui permettent pas d'essayer les grandes choses dont il se sent intérieurement capable, et une certaine force de l'esprit peut se manifester justement dans le fait qu'il ne veut pas du tout essayer ce qui est impossible dans le présent ! ["Über Hegels und seiner Anhänger Begriff von der Geschichte üperhaupt und insbesondere der Geschichte der Philosophie", in Philosophische Texte, Stuttgart, 1984, p. 290, débrouillez-vous avec ça] » Bolzano ne croit pas que le grand homme, qui n'est justement pas représentatif, doive être considéré comme « le représentant de son époque ». Musil est d'accord avec lui sur ce point, comme il l'est également sur le fait que l'esprit donne une preuve de sa force en refusant d'essayer ce qui est impossible au moment considéré. Il serait assurément très risqué d'affirmer dans tous les cas que ce qu'une époque n'a pas voulu tenter lui était tout bonnement impossible ;


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mais il est plus difficile encore d'attribuer l'échec de celui qui le proposait simplement à la mauvaise volonté ou à la perversité de l'époque (qui ne peut être tenue pour responsable du fait qu'il ne soit pas né plutôt dans une autre, qui aurait pu considérer ce qu'il rêvait d'essayer comme faisant partie des possibilités présentes), tout comme il n'y en a pas non plus qui réussisse essentiellement contre son époque ou malgré elle." (pp. 220-21)

- précisons d'emblée que ces critiques de la notion de « grand homme » viennent... de grands hommes, pas précisément mesquins ni résignés à l'inaction, bien loin de là, qu'elles ne visent donc ni à tout relativiser ni à encourager l'homme moyen à se contenter et en tout cas surtout pas à jouir de sa médiocrité. Nous pourrions résumer, d'un point de vue éthique, ces idées, en recourant à deux sentences complémentaires de Montesquieu :

- « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie : il ne faut pas être au-dessus des hommes ; il faut être avec eux. » ;

- « Les grands exemples doivent être respectés » - au sens qu'il vaut mieux ne pas chercher à les détruire et les rabaisser à toute force au niveau de la moyenne.

Bref, ce n'est pas parce que les grands hommes ont eu de la chance qu'ils ne sont pas des grands hommes ; ou : qu'ils aient eu leurs petits défauts, comme tout le monde, ne fait jamais que souligner qu'ils n'étaient pas des extra-terrestres, et n'est pas ce qu'il y a d'important chez eux.

Ceci posé, ces critiques par rapport à l'assimilation d'une époque à ses « grands hommes » ont au moins pour conséquence d'obliger l'intellectuel à refuser les condamnations trop faciles de l'époque dans laquelle il vit, quelles que soient les difficultés réelles de la dite époque :


"La compréhension qu'Ulrich manifeste à l'égard de [son époque] et des possibilités qu'elle recèle est une des choses qui irritent le plus Gerda Fischel et ses amis, qui la condamnent, pour leur part, en bloc et ne sont intéressés que par l'idée de la transformer radicalement [Gerda et ses amis forment une communauté un peu facho, mais ils pourraient aussi bien être hippies, gauchistes....]. Lorsqu'il est accusé par Gerda d'épouser le parti de son père, qui représente pour elle le prototype de l'esprit rationnel, positif, calculateur et pragmatique que notre époque a produit et vénère, Ulrich lui répond : « Je l'admire, comme l'admire les compromis, la moyenne, la sécheresse, les chiffres morts. Je ne crois pas au diable, mais si j'y croyais, je me le représenterais comme l'entraîneur qui excite le ciel à battre ses propres records ». A l'extrémisme de Gerda et de ses amis, Ulrich oppose le fait que ce qui comptera, en fin de compte, n'est jamais que la moyenne obtenue et que, si la moyenne ne se fait pas sur les individus, qui semblent, en effet, préférer les attitudes les plus extrêmes, elle se fera de toute façon sur l'ensemble :

« Pourquoi ne voulez-vous pas me comprendre ? Vous en êtes probablement tout à fait incapable, et il est vicieux de ma part de me donner tant de peine pour troubler votre si actuel cerveau. En vérité, Gerda, je me demande parfois si je n'ai pas tort. Peut-être ces gens que je ne puis souffrir font-ils exactement ce que je voulais autrefois. Peut-être le font-ils à faux, le font-ils sans cervelle, l'un courant ici, l'autre ailleurs, chacun avec son idée au bec, qu'il tient pour unique au monde ; chacun d'eux se croit terriblement intelligent, et tous ensemble jugent que l'époque est condamnée à la stérilité. Mais peut-être est-ce l'inverse ? C'est-à-dire que chacun d'eux serait bête, mais qu'ils seraient, tous ensemble, féconds ? Il semble que toute vérité, aujourd'hui, vienne au monde divisée en deux contre-vérités opposées, peut-être est-ce là aussi une manière d'aboutir à un résultat impersonnel ! La moyenne, la somme des tentatives ne se fait plus, dès lors, chez l'individu, qui devient intolérablement exclusif, mais l'ensemble prend la forme d'une communauté expérimentale. »

- on peut trouver à ce passage une connotation « Maistre-Defensa » : un agrégat de crétins fantômatiques produit une époque (la Révolution française, l'époque actuelle) qui, elle, est intéressante. C'est une piste. J. Bouveresse poursuit :

La question de la fécondité de la bêtise (dont Musil reconnaît ouvertement qu'il ne se sent pas capable de produire une véritable théorie) et celle, corrélative, de la stérilité de l'intelligence est, comme on sait, une question qui l'a énormément préoccupé. (La relation de l'intelligence et de la bêtise est aussi compliquée et indécise que celle du bien et du mal : tout porte à croire qu'il y a une intelligence de la bêtise et une bêtise de l'intelligence.) Comme le remarque Ulrich, il n'est pas exclu que des individus que leur radicalisme et leur intolérance condamnent à la stérilité apparente puisse se révéler féconds d'une autre manière, si on considère le résultat d'ensemble. C'est peut-être, tout compte fait, l'époque qui est intelligente, bien qu'elle ne fasse rien pour cela, et ceux qui la jugent stupide qui sont bêtes.


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(Même con, même combat ?)


Il y a, en tout cas, bien des raisons de considérer la moyenne qui se réalise comme un résultat plus intelligent que ce que pourraient produire les efforts concertés (si la chose était concevable) de toutes les intelligences individuelles réelles ou supposées.

- Précisons que pour que cette dernière idée soit intéressante il faut d'une part ne pas lui conférer une volonté de systématisme qui ne lui sied pas, d'autre part lui donner une portée plus conséquente que la simple théorie (Weber-Boudon) des « effets pervers » selon laquelle l'action des individus, et plus encore des groupes d'individus, produit rarement les effets recherchés, et produit même parfois des effets contraires à ceux qui étaient recherchés. Il s'agit ici d'un diagnostic précis (formulé à titre d'hypothèse) sur notre époque et les rapports qu'intelligence et bêtise, individuelle(s) et collective, peuvent y entretenir. C'est aussi une forme d'objection - ou peut-être seulement de nuance - au texte de Guénon par lequel j'avais commencé cette série, ainsi qu'à certaines thèses de Castoriadis. Mais poursuivons.

Cette idée fascine Ulrich, qui, bien qu'il ressemble aussi peu que possible à un homme moyen, apprécie particulièrement les avantages que représente pour l'humanité la préservation d'une moyenne : « Le fait que, dans l'histoire aussi, les créations unilatérales et la réalisation intégrale d'exigences extrêmes n'ont duré que rarement correspond visiblement à la faible probabilité des valeurs “aux limites”. En un sens, cela peut paraître bâtard ; en un autre, cela n'a pas peu contribué à sauver l'humanité des génies téméraires et des sots excités ! ».

On retrouve ici une autre sentence de Montesquieu : « La médiocrité est un garde-fou. ».

Il ne reste plus qu'un paragraphe pour aujourd'hui, lequel me semble-t-il propose une bonne synthèse de tous ces propos :


Le côté négatif de la chose est que, si ce qui est importe est uniquement l'effet global et si tout dépend en fin de compte de la moyenne imprévisible qui résultera de l'addition des projets et des exigences individuels, aussi divergents et contradictoires, excessifs et extrêmes qu'ils puissent être, il n'y a, pour l'individu, aucune possibilité de savoir ce qu'il contribue au juste à réaliser, au moment où il cherche à réaliser ses desseins, et de quelle façon il le fait. La moyenne obtenue finalement est bien la chose que personne n'a pu vouloir et prévoir. C'est une conséquence qui résulte inévitablement de la tendance d'Ulrich à assimiler l'une à l'autre la notion mécanique et la notion morale de moyenne. Imaginer que les choses puissent se passer autrement serait presque aussi absurde que de supposer que la molécule cherche à contribuer par ses mouvements désordonnés à la réalisation d'une température déterminée pour le gaz auquel elle appartient. Les individus n'agissent assurément pas au hasard ; mais, puisque le résultat d'ensemble ne serait sans doute pas très différent s'ils le faisaient, tout se passe comme si leurs actions avaient lieu dans un but qui n'a rien à voir avec celui qu'ils leur assignent et dont ils n'ont en réalité aucune idée précise. Il se peut, naturellement, que la résultante de toutes les tentatives soit un progrès. Mais, comme l'explique Ulrich à Hans Sepp, à qui il fournit, du même coup, un argument supplémentaire contre le progrès : « Finalement, le progrès n'est pas autre chose que le produit de tous les efforts communs, et l'on peut dire d'avance que le véritable progrès sera toujours ce que personne, en particulier, n'avait voulu ». Or, il est sans doute normal que le progrès ne puisse être que ce qui résultera des efforts combinés de tous les individus, mais peu satisfaisant qu'il ressemble si peu à ce que l'un quelconque d'entre eux, pris isolément, a pu vouloir, lorsqu'il y travaillait ou, en tout cas, croyait y travailler." (L'homme probable...., pp. 221-223)

Je souligne ce « si peu » pour bien préciser que ce qui se produit en définitive n'a que peu de chose à voir avec ce qui avait pu être envisagé par tel ou tel : il ne s'agit pas d'une simple correction que le réel apporterait aux projets des individus et que ceux-ci accepteraient avec la sagesse de celui qui sait que la vie est faite de compromis, il s'agit de quelque chose qui peut n'avoir rien à voir avec les projets d'origine, ce qui est plus piquant pour notre orgueil de modernes - et, au moins à première vue, peu dynamisant pour l'action.

"Ulrich sentit dans ces pensées autant d'attrait que de malaise ; il lui parut difficile, dans ce cas-là, d'établir avec précision la frontière entre les perspectives nouvelles et la caricature des vues banales." : j'ai déjà cité ces lignes de Musil, elles me sont souvent revenues à l'esprit durant la mise au point de cette série de textes, peut-être correspondent-elles à votre sentiment à leur lecture. Il me semble en tout cas que nous y gagnons quelque peu dans le sens de la précision, même s'il faut parfois pour cela naviguer entre le lieu commun et l'enculage de mouches. Dans la partie suivante, je rappellerai certaines conséquences éthiques et historiques des rapports entre « intellectuels » et « hommes moyens ». D'ici là, bon dimanche !


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Sacré homme moyen... Même crevé, il est éternel !

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