dimanche 1 juin 2008

Si tous les vieux cons avaient des clochettes... (Ethique et statistique, IV)

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Ethique et statistique I (bis).

Ethique et statistique II.

Ethique et statistique III.




Nous étions entre autres idées parvenus à la conclusion selon laquelle la théorie des probabilités ne peut être appliquée à l'évolution des sociétés, traditionnelles ou modernes. Néanmoins, il semble à Musil/Ulrich que si on l'utilise comme modèle, comme analogie, elle peut ne pas être inutile, notamment du point de vue éthique :

"Ce que le calcul des probabilités permet d'expliquer en premier lieu est, pour Musil, la préservation de la moyenne et la stabilité étonnante qui persiste en dépit du fait que les individus pourraient toujours en principe agir autrement qu'ils ne le font. Comme l'observe Ulrich : « L'histoire du monde n'est une histoire du génie que dans ses extrémités, pour ne pas dire dans ses excroissances ; pour l'essentiel, c'est une histoire de l'homme moyen. Il est la substance avec laquelle opère le monde et que le monde sans cesse recrée. » Cette constatation fait songer à la formule célèbre de Valéry : « Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés. » Et pour valoir quelque chose il doit en tout état de cause durer. Le problème est donc le suivant : comment pourrait-on augmenter la valeur du monde sans pour autant compromettre sa durée ? Les deux choses semblent à première vue incompatibles, puisqu'une augmentation de valeur exigerait que les extrêmes cessent d'être aussi rares et deviennent, si l'on peut dire, plus courants, alors que la stabilité de l'ensemble exige précisément que les valeurs extrêmes restent exceptionnelles. C'est ce qui explique que les améliorations qui se produisent néanmoins parfois ne puissent justement pas durer, car la durée n'appartient qu'à la substance sur laquelle opère le monde et qu'il doit, pour cette raison, nécessairement préserver : pour l'essentiel, ce qui change ne dure pas et ce qui dure ne change pas.

Le mode de pensée probabiliste nous dispense (...) de recourir à une théorie romantique de la conspiration pour expliquer ce qu'on déplore comme une tyrannie malfaisante de la moyenne et qui est, en réalité, une chose à la fois inévitable et indispensable. Il n'y a rien de mystérieux dans le fait que que les choses aillent tout simplement dans le sens dans lequel il est le plus probable qu'elles aillent. Et la théorie cinétique des gaz nous fournit une explication précise de ce que signifie, en l'ocurrence, « le plus probable ». Boltzmann a montré que la quantité qui s'accroît dans tous les changement irréversibles, l'entropie, était en réalité une mesure de la probabilité de l'état, considérée du point de vue macroscopique. Alors que chaque état microscopique (spécifié par la donnée de toutes les positions et de toutes les vitesses moléculaires) a par hypothèse une probabilité égale à celle de n'importe quelle autre, les états macroscopiques qui correspondent à ce qu'on appelle l'« équilibre thermique » doivent être conçus en réalité comme des collections de nombres extrêmement grands d'états microscopiques et ont par conséquent une probabilité élevée, tandis que les états macroscopiques qui dévient fortement de l'équilibre ne sont constitués que d'un très petit nombre d'états microscopiques et ont une probabilité très faible. Un état plus probable n'est donc rien d'autre qu'un état qui est compatible avec une proportion plus grande d'états microscopiques susceptibles d'entraîner sa réalisation ; et, s'il a plus de chances de se réaliser, c'est simplement parce que, parmi tous les états microscopiques également probables vers lequel le système est susceptible d'évoluer, il y en a un nombre plus grand qui le réalisent. Il faut ajouter à cela, pour être complet, que, comme l'admettra Boltzmann, en réponse à certaines objections formulées contre l'interprétation mécaniste qu'il propose du deuxième principe, la diminution de l'entropie, c'est-à-dire le passage d'un état plus probable à un état moins probable, n'est pas rigoureusement impossible, mais simplement très improbable et pourrait donc théoriquement être observée par quelqu'un qui aurait les moyens d'attendre suffisamment longtemps.

- si je comprends bien, et ceci par rapport à l'allusion faite par M. Limbes à Prigojine, l'irréversibilité du processus était donc déjà prise en compte, mais plus comme une très forte probabilité que comme une certitude.

Le point important, pour la question qui nous intéresse, est que, même s'il est vrai que les éléments peuvent d'une certaine façon faire « ce qu'ils veulent », ce qu'ils feront conduira de façon quasiment certaine à la réalisation du même état macroscopique, simplement parce que celui-ci dispose du plus grand nombre de façons interchangeables de se réaliser. Mais, bien entendu, la distinction entre les macro-états et les micro-états correspondants, satisfaisant les conditions imposées par la théorie, est cruciale dans la théorie de Boltzmann ; et, comme je l'ai déjà suggéré, c'est généralement l'absence d'une distinction claire de cette sorte qui rend si problématiques et hasardeuses les applications que l'on peut être tenté de faire et que l'on a essayé de faire de principes du même genre que ceux de la théorie cinétique au monde humain et à l'histoire humaine.

- résumons encore une fois : « le mode de pensée probabiliste » peut être utilisé comme une sorte de calmant pour intellectuels, au sens où il ne supprime ni les problèmes du monde, ni ceux de l'intellectuel pour leur trouver une explication et contribuer autant que faire se peut à en diminuer l'importance : il introduit une petite dose de fatalisme, nivelle les écarts entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes - dans les deux cas, c'est par la moyenne que les sociétés durent - en rappelant que la médiocrité est toujours statistiquement la plus forte, et que, d'un certain point de vue, « il n'y a rien de nouveau sous le soleil ».

(Et les Trobriand, comment les faire entrer dans ce schéma ? Y a-t-il un homme moyen aux Trobriand ? A suivre, un jour...)

D'un certain point de vue seulement car d'une part ce calmant n'est pas destiné à être un euphorisant ou un hallucinogène permettant de se cacher la réalité, d'autre part il y a bien « du nouveau sous le soleil » - notamment sur le versant des extrêmes, en l'occurrence des « grands hommes », en tout cas dans la façon qu'a désormais l'époque de (ne pas) les reconnaître. J. Bouveresse poursuit :


L'épisode du « cheval de course génial » constitue pour Ulrich l'occasion de constater que « le sport et l'objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu'on se fait jusqu'à eux du génie et de la grandeur humaine ». Mais cela n'empêche malheureusement pas l'époque de rester obsédée par le problème du génie et de continuer à entretenir à son sujet les idées les plus conventionnelles. Musil constate que l'originalité réelle des productions de l'esprit est à la fois constamment sous-estimée, parce que nous croyons voir un peu trop clairement leur origine, et constamment surestimée, au point que « nous avons d'innombrables génies dont la tête n'est pas plus pleine qu'une page de journal, mais dont la présentation est originale et frappante ». Ce qui caractérise la mentalité négative qui règne aujourd'hui est qu'elle est « faite de doute à l'égard de la possibilité du génie et d'adoration pour tous ses succédanés ». Le génie, pourrait-on dire, constitue à la fois la chose que nous ne pouvons plus avoir et celle qu'il nous faut absolument. C'est la tendance à exagérer l'originalité du génie, combinée avec le sentiment obscur qu'il doit en quelque sorte sortir de rien et qu'« il n'y a rien derrière lui », qui empêche l'époque de produire et de reconnaître, lorsqu'elle les a, ces « figures de la vie intellectuelle qui ne sont pas plus que des essais tout en ayant le sérieux de l'objectivité. »" (L'homme probable, pp. 211-214)

- Musil dans cette dernière phrase plaide bien sûr pour sa propre chapelle. On n'épiloguera pas sur l'actualité de ce paragraphe. Il faut en revanche immédiatement poursuivre dans cette voie du « grand homme » et de ses rapports avec l'époque. Si le diagnostic de Musil sur les malentendus contemporains (on en demande trop au grand homme / dans le même temps, c'est l'autre face du même mécanisme, on s'enthousiasme trop vite pour des « succédanés » ; phénomène d'époque au demeurant : cela fait je ne sais pas combien d'années que dans la critique cinématographique on est blasé par la production moyenne tout en surévaluant périodiquement des nouveaux venus vite qualifiés de géniaux, voire, c'est messianique, de sauveurs (ce qui, au passage, ne les aide pas à apprendre leur métier), qu'on laissera d'ailleurs vite tomber dans l'indifférence ; ici aussi ce sont les deux faces du même mécanisme), si, disais-je, le diagnostic de Musil sur les malentendus contemporains est juste, cela ne dispense pas de se livrer à quelque examen, notamment par rapport au passé, de la notion de « grand homme » :

"Ulrich ne croit pas que la grandeur d'une époque soit essentiellement celle des grands hommes qu'elle a produits : « La grandeur d'une époque ne dépend pas de ses grands hommes : la médiocrité intellectuelle des années 60 et 80 n'a pas été plus capable d'entraver le développement de Hebbel et de Nietzsche que l'un ou l'autre de ceux-ci de relever le bas niveau intellectuel de ses contemporains ». Dans sa critique de la philosophie de l'histoire de Hegel et de ses disciples [indisponible en français, semble-t-il, no comment, go fuck, no future !], Bolzano émet des doutes sérieux à propos de ce qu'on appelle un « grand homme » et de l'importance qu'on attribue dans l'histoire aux grands hommes : « Ne serait-il pas pour commencer déjà injuste de ne vouloir concéder le nom de grand homme qu'à celui qui a provoqué un changement important et évident dans son peuple, et même dans toute son époque ? Et ne serait-il pas tout aussi injuste de compter immédiatement au nombre des grands hommes de l'humanité quiconque a réussi ce genre de chose ?


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(Après l'effort, le réconfort...)


Un homme tout à fait ordinaire peut bien de temps à autre, appuyé par des circonstances favorables, susciter un changement d'une portée tout à fait considérable, et, au contraire, un homme doué des forces et des vertus les plus rares peut échouer très souvent dans l'exécution de son grand dessein, les circonstances externes peuvent même de temps en temps être elles-mêmes d'une nature telle qu'elles ne lui permettent pas d'essayer les grandes choses dont il se sent intérieurement capable, et une certaine force de l'esprit peut se manifester justement dans le fait qu'il ne veut pas du tout essayer ce qui est impossible dans le présent ! ["Über Hegels und seiner Anhänger Begriff von der Geschichte üperhaupt und insbesondere der Geschichte der Philosophie", in Philosophische Texte, Stuttgart, 1984, p. 290, débrouillez-vous avec ça] » Bolzano ne croit pas que le grand homme, qui n'est justement pas représentatif, doive être considéré comme « le représentant de son époque ». Musil est d'accord avec lui sur ce point, comme il l'est également sur le fait que l'esprit donne une preuve de sa force en refusant d'essayer ce qui est impossible au moment considéré. Il serait assurément très risqué d'affirmer dans tous les cas que ce qu'une époque n'a pas voulu tenter lui était tout bonnement impossible ;


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mais il est plus difficile encore d'attribuer l'échec de celui qui le proposait simplement à la mauvaise volonté ou à la perversité de l'époque (qui ne peut être tenue pour responsable du fait qu'il ne soit pas né plutôt dans une autre, qui aurait pu considérer ce qu'il rêvait d'essayer comme faisant partie des possibilités présentes), tout comme il n'y en a pas non plus qui réussisse essentiellement contre son époque ou malgré elle." (pp. 220-21)

- précisons d'emblée que ces critiques de la notion de « grand homme » viennent... de grands hommes, pas précisément mesquins ni résignés à l'inaction, bien loin de là, qu'elles ne visent donc ni à tout relativiser ni à encourager l'homme moyen à se contenter et en tout cas surtout pas à jouir de sa médiocrité. Nous pourrions résumer, d'un point de vue éthique, ces idées, en recourant à deux sentences complémentaires de Montesquieu :

- « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie : il ne faut pas être au-dessus des hommes ; il faut être avec eux. » ;

- « Les grands exemples doivent être respectés » - au sens qu'il vaut mieux ne pas chercher à les détruire et les rabaisser à toute force au niveau de la moyenne.

Bref, ce n'est pas parce que les grands hommes ont eu de la chance qu'ils ne sont pas des grands hommes ; ou : qu'ils aient eu leurs petits défauts, comme tout le monde, ne fait jamais que souligner qu'ils n'étaient pas des extra-terrestres, et n'est pas ce qu'il y a d'important chez eux.

Ceci posé, ces critiques par rapport à l'assimilation d'une époque à ses « grands hommes » ont au moins pour conséquence d'obliger l'intellectuel à refuser les condamnations trop faciles de l'époque dans laquelle il vit, quelles que soient les difficultés réelles de la dite époque :


"La compréhension qu'Ulrich manifeste à l'égard de [son époque] et des possibilités qu'elle recèle est une des choses qui irritent le plus Gerda Fischel et ses amis, qui la condamnent, pour leur part, en bloc et ne sont intéressés que par l'idée de la transformer radicalement [Gerda et ses amis forment une communauté un peu facho, mais ils pourraient aussi bien être hippies, gauchistes....]. Lorsqu'il est accusé par Gerda d'épouser le parti de son père, qui représente pour elle le prototype de l'esprit rationnel, positif, calculateur et pragmatique que notre époque a produit et vénère, Ulrich lui répond : « Je l'admire, comme l'admire les compromis, la moyenne, la sécheresse, les chiffres morts. Je ne crois pas au diable, mais si j'y croyais, je me le représenterais comme l'entraîneur qui excite le ciel à battre ses propres records ». A l'extrémisme de Gerda et de ses amis, Ulrich oppose le fait que ce qui comptera, en fin de compte, n'est jamais que la moyenne obtenue et que, si la moyenne ne se fait pas sur les individus, qui semblent, en effet, préférer les attitudes les plus extrêmes, elle se fera de toute façon sur l'ensemble :

« Pourquoi ne voulez-vous pas me comprendre ? Vous en êtes probablement tout à fait incapable, et il est vicieux de ma part de me donner tant de peine pour troubler votre si actuel cerveau. En vérité, Gerda, je me demande parfois si je n'ai pas tort. Peut-être ces gens que je ne puis souffrir font-ils exactement ce que je voulais autrefois. Peut-être le font-ils à faux, le font-ils sans cervelle, l'un courant ici, l'autre ailleurs, chacun avec son idée au bec, qu'il tient pour unique au monde ; chacun d'eux se croit terriblement intelligent, et tous ensemble jugent que l'époque est condamnée à la stérilité. Mais peut-être est-ce l'inverse ? C'est-à-dire que chacun d'eux serait bête, mais qu'ils seraient, tous ensemble, féconds ? Il semble que toute vérité, aujourd'hui, vienne au monde divisée en deux contre-vérités opposées, peut-être est-ce là aussi une manière d'aboutir à un résultat impersonnel ! La moyenne, la somme des tentatives ne se fait plus, dès lors, chez l'individu, qui devient intolérablement exclusif, mais l'ensemble prend la forme d'une communauté expérimentale. »

- on peut trouver à ce passage une connotation « Maistre-Defensa » : un agrégat de crétins fantômatiques produit une époque (la Révolution française, l'époque actuelle) qui, elle, est intéressante. C'est une piste. J. Bouveresse poursuit :

La question de la fécondité de la bêtise (dont Musil reconnaît ouvertement qu'il ne se sent pas capable de produire une véritable théorie) et celle, corrélative, de la stérilité de l'intelligence est, comme on sait, une question qui l'a énormément préoccupé. (La relation de l'intelligence et de la bêtise est aussi compliquée et indécise que celle du bien et du mal : tout porte à croire qu'il y a une intelligence de la bêtise et une bêtise de l'intelligence.) Comme le remarque Ulrich, il n'est pas exclu que des individus que leur radicalisme et leur intolérance condamnent à la stérilité apparente puisse se révéler féconds d'une autre manière, si on considère le résultat d'ensemble. C'est peut-être, tout compte fait, l'époque qui est intelligente, bien qu'elle ne fasse rien pour cela, et ceux qui la jugent stupide qui sont bêtes.


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(Même con, même combat ?)


Il y a, en tout cas, bien des raisons de considérer la moyenne qui se réalise comme un résultat plus intelligent que ce que pourraient produire les efforts concertés (si la chose était concevable) de toutes les intelligences individuelles réelles ou supposées.

- Précisons que pour que cette dernière idée soit intéressante il faut d'une part ne pas lui conférer une volonté de systématisme qui ne lui sied pas, d'autre part lui donner une portée plus conséquente que la simple théorie (Weber-Boudon) des « effets pervers » selon laquelle l'action des individus, et plus encore des groupes d'individus, produit rarement les effets recherchés, et produit même parfois des effets contraires à ceux qui étaient recherchés. Il s'agit ici d'un diagnostic précis (formulé à titre d'hypothèse) sur notre époque et les rapports qu'intelligence et bêtise, individuelle(s) et collective, peuvent y entretenir. C'est aussi une forme d'objection - ou peut-être seulement de nuance - au texte de Guénon par lequel j'avais commencé cette série, ainsi qu'à certaines thèses de Castoriadis. Mais poursuivons.

Cette idée fascine Ulrich, qui, bien qu'il ressemble aussi peu que possible à un homme moyen, apprécie particulièrement les avantages que représente pour l'humanité la préservation d'une moyenne : « Le fait que, dans l'histoire aussi, les créations unilatérales et la réalisation intégrale d'exigences extrêmes n'ont duré que rarement correspond visiblement à la faible probabilité des valeurs “aux limites”. En un sens, cela peut paraître bâtard ; en un autre, cela n'a pas peu contribué à sauver l'humanité des génies téméraires et des sots excités ! ».

On retrouve ici une autre sentence de Montesquieu : « La médiocrité est un garde-fou. ».

Il ne reste plus qu'un paragraphe pour aujourd'hui, lequel me semble-t-il propose une bonne synthèse de tous ces propos :


Le côté négatif de la chose est que, si ce qui est importe est uniquement l'effet global et si tout dépend en fin de compte de la moyenne imprévisible qui résultera de l'addition des projets et des exigences individuels, aussi divergents et contradictoires, excessifs et extrêmes qu'ils puissent être, il n'y a, pour l'individu, aucune possibilité de savoir ce qu'il contribue au juste à réaliser, au moment où il cherche à réaliser ses desseins, et de quelle façon il le fait. La moyenne obtenue finalement est bien la chose que personne n'a pu vouloir et prévoir. C'est une conséquence qui résulte inévitablement de la tendance d'Ulrich à assimiler l'une à l'autre la notion mécanique et la notion morale de moyenne. Imaginer que les choses puissent se passer autrement serait presque aussi absurde que de supposer que la molécule cherche à contribuer par ses mouvements désordonnés à la réalisation d'une température déterminée pour le gaz auquel elle appartient. Les individus n'agissent assurément pas au hasard ; mais, puisque le résultat d'ensemble ne serait sans doute pas très différent s'ils le faisaient, tout se passe comme si leurs actions avaient lieu dans un but qui n'a rien à voir avec celui qu'ils leur assignent et dont ils n'ont en réalité aucune idée précise. Il se peut, naturellement, que la résultante de toutes les tentatives soit un progrès. Mais, comme l'explique Ulrich à Hans Sepp, à qui il fournit, du même coup, un argument supplémentaire contre le progrès : « Finalement, le progrès n'est pas autre chose que le produit de tous les efforts communs, et l'on peut dire d'avance que le véritable progrès sera toujours ce que personne, en particulier, n'avait voulu ». Or, il est sans doute normal que le progrès ne puisse être que ce qui résultera des efforts combinés de tous les individus, mais peu satisfaisant qu'il ressemble si peu à ce que l'un quelconque d'entre eux, pris isolément, a pu vouloir, lorsqu'il y travaillait ou, en tout cas, croyait y travailler." (L'homme probable...., pp. 221-223)

Je souligne ce « si peu » pour bien préciser que ce qui se produit en définitive n'a que peu de chose à voir avec ce qui avait pu être envisagé par tel ou tel : il ne s'agit pas d'une simple correction que le réel apporterait aux projets des individus et que ceux-ci accepteraient avec la sagesse de celui qui sait que la vie est faite de compromis, il s'agit de quelque chose qui peut n'avoir rien à voir avec les projets d'origine, ce qui est plus piquant pour notre orgueil de modernes - et, au moins à première vue, peu dynamisant pour l'action.

"Ulrich sentit dans ces pensées autant d'attrait que de malaise ; il lui parut difficile, dans ce cas-là, d'établir avec précision la frontière entre les perspectives nouvelles et la caricature des vues banales." : j'ai déjà cité ces lignes de Musil, elles me sont souvent revenues à l'esprit durant la mise au point de cette série de textes, peut-être correspondent-elles à votre sentiment à leur lecture. Il me semble en tout cas que nous y gagnons quelque peu dans le sens de la précision, même s'il faut parfois pour cela naviguer entre le lieu commun et l'enculage de mouches. Dans la partie suivante, je rappellerai certaines conséquences éthiques et historiques des rapports entre « intellectuels » et « hommes moyens ». D'ici là, bon dimanche !


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Sacré homme moyen... Même crevé, il est éternel !

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