jeudi 26 juin 2008

"Une certaine position dans une structure..." (Anthropologie érotique, II)

mm1180



Je continue à citer Lévi-Strauss, lequel nous fournit des instruments théoriques et des analyses concrètes permettant de penser à la fois l'organisation des sociétés et la nature (employons carrément un mot très ambigu) de la différence des sexes. Voilà qui ne court pas les rues.

A la vérité, le passage capital que j'entends citer vous sera livré la prochaine fois, mais il me faut d'abord passer par ce qui suit, qui dans Les structures élémentaires de la parenté le précède immédiatement, et j'ai préféré vous éviter une trop longue tartine.

Je rappelle que l'organisation par moitiés exogames dont il est question ici signifie qu'une tribu est séparée en deux parties, et que l'on ne peut trouver femme que dans la partie qui n'est pas la sienne. La définition des deux parties peut varier d'une tribu à l'autre et, s'il s'agit bien là d'une forme de prohibition de l'inceste, peut provoquer des situations que nous qualifierions nous, de notre point de vue, d'incestueuses. Qui plus est, dans la coutume kopara, décrite par Elkin, qui attire ici l'attention de Lévi-Strauss, l'inceste - en l'occurrence, donc, le commerce avec des femmes de sa propre moitié - peut se révéler temporairement possible et même encouragé. Ce qui signifierait, c'est la démonstration de ce jour, que l'important est moins les caractéristiques des individus, ni même leur appartenance à une classe, que les relations de ces classes entre elles :

"Même là où des organisations à classes matrimoniales existent avec les caractères les plus précis et les plus explicites - par exemple les moitiés australiennes - on est frappé de voir que ces classes sont beaucoup moins conçues en extension, comme des groupes d'individus désignés par leurs caractères objectifs, que comme un système de positions dont la structure seule reste constante, et où les individus peuvent se déplacer, et même échanger leurs positions respectives, pourvu que les rapports entre eux soient respectés.

La coutume dite kopara semble avoir pour fonction, chez les indigènes du sud de l'Australie, de maintenir en équilibre la balance des échanges entre les groupes, qu'il s'agisse de biens matériels, de femmes, de vies humaines, d'offenses ou de rituels initiatiques. Le kopara est une dette, qui doit faire l'objet d'un règlement conforme à une formule établie, et qui varie selon la nature du dommage : cadeau non rendu, femme non fournie en échange d'une fille du clan, mort restée sans vengeance ou initiation non compensée. Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette coutume, est qu'un meurtre, ou une « dette » d'initiation, sont normalement réglés par le don d'une femme. En outre, un échange temporaire de femmes a lieu pour célébrer le règlement de chaque kopara, et à cette occasion, hommes et femmes du même groupement exogame peuvent avoir des relations sexuelles, proches parents exclus : « Ainsi... les maris de la moitié Tinawa envoient leurs femmes (qui appartiennent à la moitié Kulpuru) aux hommes Kulpuru et réciproquement. [Elkin] » De même, les membres d'une vendetta appartiennent normalement à la moitié du défunt, mais ils peuvent obliger les hommes de l'autre moitié à les assister en leur prêtant leurs femmes ; ce qui, de nouveau, revient à dire que des relations sexuelles sont, en ce cas, permises entre membres de la même moitié. Cette situation est l'analogue, mais l'inverse, de celle qu'on rencontre à Guadalcanal, où l'expression « mange les excréments de ta soeur » représente la plus grave des insultes ; elle se lave dans le sang de l'agresseur. Mais si celui-ci appartient à la moitié opposée, c'est la soeur elle-même qui doit être tuée, et l'auteur de l'insulte doit, à son tour, tuer sa propre soeur s'il veut rétablir la situation. (...)

Ces faits sont essentiels à plusieurs égards. Ils soulignent d'abord que l'échange matrimonial n'est qu'un cas particulier de ces formes d'échange multiples qui englobent les biens matériels, les droits et les personnes ; ces échanges eux-mêmes semblent interchangeables : une femme remplace comme paiement une créance, dont la nature était primitivement différente : meurtre, privilège de rituel ; la suppression d'une femme remplace une vengeance, etc. Mais il y a plus : aucune autre coutume ne peut illustrer de façon plus frappante le point, à nos yeux crucial, du problème des prohibitions du mariage : c'est que la prohibition se définit de façon logiquement antérieure à son objet. Si elle existe, ce n'est pas parce que cet objet présente en lui-même tel ou tel caractère qui l'exclut du nombre des possibles. Il ne les acquiert que dans la mesure où il est incorporé à un certain système de relations antithétiques, dont le rôle est de fonder des inclusions par des exclusions, et réciproquement, parce que c'est là précisément le seul moyen d'instaurer la réciprocité, qui est la raison de toute l'entreprise. (...)

Chez les indigènes étudiés par Elkin, l'antagonisme des moitiés ne se fonde sur aucun caractère intrinsèque de chacune d'elles, mais uniquement - et là comme toujours - sur le fait qu'elles sont deux : « Les indigènes de cette région n'ont aucun désir d'exterminer les autres clans, car ce serait affaiblir la tribu tout entière ; et de plus - comme ils disent eux-mêmes - d'où leur viendraient alors femmes et enfants ? » Inversement, on se demande à Orokaiava : « Si une fille épousait un homme de son propre clan, d'où viendrait le paiement, ou le prix de la fiancée ? » Pas plus que la moitié, la femme, qui tient d'elle son état civil, n'a de caractère spécifique ou individuel - ancêtre totémique, ou origine du sang qui circule dans les veines - qui la rende objectivement impropre au commerce avec les hommes portant le même nom. L'unique raison est qu'elle est même, alors qu'elle doit (et donc peut) devenir autre. Et sitôt devenue autre (par son attribution aux hommes de la moitié opposée), elle se trouve apte à jouer, vis-à-vis des hommes de sa moitié, le même rôle qui fut d'abord le sien auprès de leurs partenaires. Dans les fêtes de nourriture, les présents qui s'échangent peuvent être les mêmes ; dans la coutume de kopara, les femmes rendues en échange peuvent être les mêmes que celles qui sont primitivement offertes. Il ne faut, aux uns et aux autres, que le signe de l'altérité, qui est la conséquence d'une certaine position dans une structure, et non d'un caractère inné : « L'échange des cadeaux (prenant place à l'occasion d'une liquidation périodique de griefs entre les groupes) n'est pas une affaire commerciale, ni une opération de marché, c'est un moyen d'exprimer et de cimenter l'alliance. [Elkin] » Le geste définit son véhicule." (Les structures élémentaires de la parenté, pp. 131-133.)

La réciprocité, qui est la raison de toute l'entreprise... A la vôtre !


mm1175



PS : on se tue à vous le dire, que notre monde est (mal) enchanté...

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