samedi 23 août 2008

Se quel guerrier io fossi...

Vous savez sans doute le goût que j'ai pour la formule de Georges Bataille : « Il faut le système, et il faut l'excès ». Peut-être cette idée ne résume-t-elle pas tout, mais le fait est que la plupart des plus belles créations de l'esprit humain apparaissent à un moment où une époque vacille, qu'elle meure ou qu'elle soit en train de naître. Sans doute faut-il toujours une peur, une incertitude, pour que les meilleurs d'un temps s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes - et si leur temps (le « système ») vaut beaucoup, ce qu'ils lui apporteront alors en plus (l' « excès ») sera d'autant plus sublime.

Je me faisais ce genre de réflexions en regardant un DVD du plus parfait - je n'ai pas dit nécessairement le meilleur - opéra de Verdi, Aida. Verdi lui-même n'était pas que je sache un homme très inquiet, surtout vers la fin de sa vie, et son génie n'est que modérément lié à l'angoisse d'une époque. Il fut plutôt, au contraire, un « phare », un peu au sens baudelairien du terme, durant une période hésitante, incertaine. Mais on ne peut s'empêcher de se demander si l'incroyable cohérence de Aida n'est pas liée, entre autres, à cette alchimie tenant un opéra qui se passe, et le rappelle sans cesse, dans un univers polythéiste, composé par un artiste se pensant athée qui vivait et travaillait dans un contexte catholique : je crois que la réussite parfaite - à vous dégouter de tous les autres opéras, parfois - de Aida est liée à cela : une volonté de fer, une expérience à coté de laquelle même le Wagner de la maturité fait un peu branleur, fondant ensemble des éléments hétérogènes, au profit d'une tradition ainsi parachevée (et donc détruite : Otello, Falstaff, sans parler du Requiem, toutes oeuvres admirables, chercheront d'autres directions).

Et ce ne serait alors pas un hasard, si le personnage le plus accompli de l'opéra est le grand prêtre (une fameuse canaille) Ramfis, à la croisée de ces chemins.




Voilà, cette fois-ci je m'en vais, j'ai un train à prendre - donc pas de photos, ce qui est peut-être dommage, Aida ayant tendance à accentuer l'habituel côté grotesque des disparités physiques entre ténors (souvent un peu fluets) et chanteuses (souvent pas fluettes du tout). En règle générale, un baryton, plus gaillard, vient compenser ce déséquilibre, mais ce n'est pas vraiment le cas ici, où le baryton, au lieu d'être un rival amoureux ("l'opéra, c'est un baryton qui veut empêcher le ténor et la soprano de coucher ensemble", disait B. Shaw) est un père (tyrannique), et où les deux chanteuses passent leur temps à assaillir de leur débordante affection un ténor certes vaillant militaire, mais un peu benêt sur les choses de l'amour.

Je finis donc en vous indiquant, au cas où, les deux meilleures versions, la Perlea


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avec B. Christoff en Ramfis : admirablement chantée, quoiqu'un peu à l'ancienne, et la Solti


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dans laquelle Vickers et Gorr sont en état de grâce. Deux versions excellemment dirigées.

A bientôt !

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Le "saignant petit chemin"...

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Ce livre - comme d'autres de son auteur, qui m'auront accompagné une bonne partie de l'été - n'est pas sans défauts, approximations, raccourcis... Si l'on respecte l'étendue et la variété de la culture de Michel Schneider, si l'on admet sans peine qu'il a fourni pour ce livre un vrai travail (c'est bien le moins, certes, et certaines maladresses d'expression donnent de ce point de vue une impression de gâchis), on doit néanmoins constater qu'il n'est pas également à l'aise dans tous les sujets qu'il croit devoir traiter, qu'il est nettement plus brillant lorsqu'il s'agit de déplorer la confusion des sexes que quand il décrit en quelques lignes la vie sexuelle des terroristes musulmans ou s'interroge gravement sur le point de savoir si les Twin Towers étaient plus des phallus ou des mamelles.

Bref, je ne vous en parle pas pour vous en dire du mal, ni même pour vous donner une vraie analyse de cet ouvrage, mais il fallait que je plante le décor, avant une longue citation, que d'une part je trouve éclairante, qui d'autre part s'inscrit - mais il est trop tôt pour être précis - dans une réflexion en cours sur le sens du tragique, réflexion à laquelle la littérature psychanalytique peut éventuellement apporter quelques éclaircissements.

Big Mother date de 2002, ce qui incidemment permet de voir comment les choses ont (peu) changé depuis, malgré les promesses et les velléités de notre président. Les exemples cités ici sont donc datés, mais j'ai décidé de les garder, la clarté de l'analyse de M. Schneider étant je trouve d'autant plus frappante que certains des sujets qu'il évoque sont aujourd'hui « dépassionnés », comme dit la langue journalistique, si ce n'est carrément exotiques. (Je suis responsable, du fait des coupures que j'ai pratiquées dans le texte, de certains enchaînements boiteux.)

"Dans les débats actuels sur le genre sexuel et la politique instituée, on mêle généralement la question de la différence avec celle de l'égalité. A s'en tenir à la seconde, il faudrait au moins s'aviser qu'à côté des nombreuses et inadmissibles inégalités de fait frappant les femmes dans nos sociétés, existent en sens inverse de non négligeables inégalités au détriment des hommes, par exemple quant à la longévité, la toxicomanie, la durée du travail, l'état de sans-abri ou le suicide. Ces dernières ne suscitent ni commentaires ni indignations ni mesures correctrices. Sans doute parce que ce sont eux aussi des déséquilibres de fait. Mais existent encore des inégalités dans les textes juridiques ou leur application. Les juges du divorce estiment que dans la généralité des cas il faut donner à élever l'enfant à la mère, c'est-à-dire au parent qui a décidé de se séparer de l'autre [une note indique que dans 88% des séparations l'enfant est confié à la mère, et que 75% de ces séparations sont demandées par la mère]. Dans la fonction publique, les pensions de reversions versées aux conjointes sont plus favorables que celles versées aux hommes. Les pensions des fonctionnaires et les retraites du privé comportent des bonifications en faveur des mères et non des pères.

Mais la vraie question n'est pas d'évaluer des inégalités en sens contraire en opposant un constat irrecevable à une idée reçue. Elle est de penser que l'on peut travailler à l'égalité sans supprimer les différences. Pourquoi confondons-nous égalité et identité ? La différence est une notion à la charnière de deux oppositions : entre identité et altérité ; entre égalité et inégalité. Or, dans la psychopathologie de la vie politique et sociale, nous devenons incapables de discerner le « tous égaux » et le « tous identiques ».

- Précisons tout de suite, pour ne plus y revenir, que c'est une erreur commise aussi par certains critiques de l'égalitarisme.

A la vieille revendication : ne pas supporter que l'autre dispose de droits (égalité) ou de biens (égalitarisme) que je n'ai pas, se substitue la plainte des modernes : ne pas supporter que l'autre soit différent de soi. La montée de la demande égalitaire fait écran à la véritable aspiration qui est identitaire. (...) Tous semblables, tel est le mot d'ordre véritable d'une société qui n'a à la bouche que le respect des différences mais ne songe qu'à les réduire. La France d'aujourd'hui ? Monotone et agitée, ennuyée et colérique. Que devient la vraie société dont parlait Tocqueville, composée de sujets, où « les hommes sont prodigieusement dissemblables ; ils ont des passions, des idées, des habitudes et des goûts essentiellement divers : rien n'y remue, tout y diffère » ? Disparue pour faire place à une masse d'individus, sans goûts, mais pleine de dégoûts ? (...)

Prenons divers exemples de notre confusion. (...) Confusion de la pensée avec l'opinion : ceux qui s'affublent du beau nom d'intellectuels confondent tout lorsqu'ils parlent de droit à l'enfant pour désigner le fantasme d'une emprise absolue des mères ; de familles recomposées pour celles que le divorce décompose ; ou de sociologie féministe, comme il y avait naguère une science prolétarienne. L'opposition entre les classes devient elle aussi pratiquement non représentable. Si les rave parties et les soirées rollers sont tant prisées par nos édiles, c'est, disent-ils, d'abord parce qu'elles « effacent les différences de sexes ou d'origine ». Dans le discours politique, impensable est la lutte des classes. Ou plutôt celle-ci se représente comme revendication individuelle et « narcissisme des petites différences ». Elle a disparu des discours - cherchez le mot classe dans le vocabulaire socialiste - mais comme un refoulé qui resurgit dans les actes : aujourd'hui comme hier, sur la fiscalité et les subventions, l'insécurité, l'immigration, les classes dominantes imposent leur point de vue et leurs intérêts aux classes dominées. (...)

Confusion entre le masculin et le féminin surtout : un film récent avait pour titre : « L'homme est une femme comme les autres ». Une pétition reprit la formule : « La moitié des hommes sont des femmes ». On n'était pas loin du slogan béat : « La femme est l'avenir de l'homme », lancé naguère par [ce pédé d'] Aragon. Confusion entre les types de sexualité : « Trois milliards de pervers », tel était le titre d'un ouvrage de quelqu'un qui n'en était pas la moitié d'un, Félix Guattari, qui se disait psychanalyste. Aujourd'hui, la négation de l'existence d'une sexualité perverse prend la forme opposée : non plus dire que tout le monde l'est, mais que personne n'est pervers. (...)

Mais, affectée par les avatars de la précédente, de toutes les différences, celle entre les pères et les mères est sans doute la plus incertaine aujourd'hui. Dans un monde psychique freudien, comme on dit un monde physique copernicien, la fonction paternelle rassemble quatre rôles. Le père est celui qui contribue à la génération biologique ; il est l'objet du désir de la mère ; il forme l'image identificatoire au devenir homme du fils et pour la fille figure l'objet à séduire ; enfin, il est l'instance du pouvoir et de l'interdit. Or, le premier rôle s'exerce encore, mais sous une maîtrise totale de la conception par les mères ; le deuxième est de moins en moins rempli par les pères actuels et de plus en plus de femmes s'en affranchissent durablement, non seulement élevant mais désirant seules les enfants ; le troisième est contrebattu par la montée d'une androgynie souvent recommandée par les faiseurs d'images, et le dernier est jugé trop lourd par les titulaires de pouvoir, dans la famille comme dans l'Etat. Martine Aubry était donc en phase avec les plus souterraines évolutions des représentations psychiques lorsqu'elle vantait, parmi les avantages des trente-cinq heures, « la possibilité pour les hommes de rentrer plus tôt à la maison pour s'occuper de leurs enfants ». L'Etat-mère permet aux pères d'être des mères comme les autres.

Prenons dans la sphère sociale d'autres exemples encore de différences effacées. Les pilotes d'Air France demandèrent la suppression de la double échelle de salaires qui visait à payer les nouveaux entrants moins que les pilotes déjà en fonction, selon une différenciation liée non aux tâches accomplies, mais à l'ancienneté. Les associations de défense des immigrés prirent pour cible ce qu'elles appellent « la double peine », qui éloigne du territoire l'immigré délinquant après sa condamnation pénale. Les socialistes mirent fin à la manifestation de volonté pour les étrangers nés en France qui souhaitaient devenir français à dix-huit ans avec l'argument suivant : les jeunes Français, eux, n'ont pas à manifester leur volonté de le rester. Dans ces trois cas, on retrouve une même conception de l'égalité des droits confondue avec l'égalisation des situations. Il fallait donc nier une différence réelle pour justifier une égalité fictive. En effet, dans le premier exemple, on peut recruter des personnes appartenant à des catégories différentes sous des statuts différents, comme le rappellent constamment le juge administratif et le juge constitutionnel. Dans le deuxième, le délinquant immigré n'étant pas dans la même situation que le délinquant français, on peut sanctionner un manquement au code pénal comme pour n'importe qui, Français ou étranger, et pour ce dernier, sanctionner par ailleurs, et non en plus, un manquement aux règles de séjour qui sont une sorte de code de l'hospitalité. Tout comme le médecin condamné pour un délit ou un crime aura par ailleurs à subir une interdiction d'exercice qui ne double pas sa condamnation pénale. Tout comme l'homme d'affaires se verra en cas de faillite condamné au civil et éventuellement au pénal, et par ailleurs sera privé de ses droits civiques. Dans le troisième exemple, on n'a pas à demander aux jeunes Français s'ils veulent le devenir, parce qu'ils le sont. Dans tous ces cas, le raisonnement repose sur le déni du fait que l'autre est un autre, et construit un fallacieux syllogisme :

1. Pour lui reconnaître des droits, je dois aimer l'autre.

2. Pour que je l'aime, l'autre doit être comme moi.

3. Il n'existe donc pas de différence entre l'autre et moi.

Le principe d'égalité est interprété par le Conseil constitutionnel de façon claire : toutes les différences de traitement ne sont pas contraires à l'égalité juridique, mais seules celles qui ne sont pas fondées sur des différences de situations. Le droit de vote est égal pour tous les Français ; il n'est pas ouvert aux étrangers qui se trouvent dans une situation différente. Les droits de filiation sont ceux des couples ou personnes qui ne se sont pas mis eux-mêmes dans une situation qui exclut la parenté comme les couples ou personnes homosexuels.

Devenons-nous individuellement et collectivement incapables de soutenir la différence ? (...) La différence fait mal quand on ne perçoit plus ce qui la fonde, et qu'on ne tient plus à ce qu'elle fonde. L'illusion, au sens freudien, n'est pas seulement la croyance, c'est le fait que telle croyance est nécessaire au maintien du narcissisme et de l'identité. Surtout lorsqu'on confond (comme pour le débat entre égalité et inégalité) le droit et le fait. Il n'y a pas un droit de la différence, au sens où cette dernière conférerait des droits dans l'espace public. Il y a un droit à la différence qui garantit le respect d'un espace privé et d'une liberté individuelle. La République est un espace juridique et politique réglé par l'égalité des citoyens (non des hommes concrets) et l'universalisme des valeurs (non des intérêts). Elle ne doit pas prendre en compte les inégalités de fait (fût-ce pour les redresser par des discriminations positives), non plus que les différences réelles. Les unes et les autres sont le pain et le sel de la liberté des sujets. Au risque de paraître enfoncer des portes ouvertes, il faut rappeler que toute différence n'est pas une inégalité, ni toute inégalité une injustice. Mais, par cette confusion, générale dans le discours politique, l'Etat est amené insensiblement à effacer les différences pour ne pas perpétuer les injustices. Semblable en cela à une mère qui veut paraître équitablement bonne pour ses petits, il dit à chacun qu'il n'y a pas de préféré, que sa sollicitude et son amour vont également à tous ses enfants, et qu'entre eux, il n'y a plus de différences. Confondant la nécessaire et démocratique égalité des droits et une égalité de fait qui n'est ni possible ni souhaitable, il traque souvent des discriminations qui ne sont que des différences. « La passion de l'égalité, source d'injustice », disait Tocqueville. Est-il [donc] impossible de reconnaître une opposition sans penser un terme supérieur à l'autre ?


Quelle est la place de l'autre pour Narcisse ? La liberté et ses modes règlent ce que les individus peuvent faire dans une société. Le narcissisme et ses formes dictent ce qu'ils veulent être. Or, c'est de plus en plus le narcissisme qui fonde la vie en société. Ce qui ne veut pas dire que tous les Français seraient des cas-limites de pathologies narcissiques, mais que, dans une société dominée par d'immenses organisations bureaucratiques maternantes et régies par une communication de masse, nombre d'entre eux individuellement et en groupe affichent désormais un ensemble de traits de caractère qui apparaissent, sous une forme plus extrême, dans la pathologie narcissique. Deux phénomènes concomitants semblent s'être développés, dont le second est sans doute la conséquence du premier : la dilution de l'ordre symbolique qui relie les sujets à eux-mêmes et entre eux, et la montée des pathologies narcissiques. Doit-on voir là deux évolutions simplement simultanées ou deux effets d'une même régression ? L'avènement d'une conception narcissique de la citoyenneté fut à la fois spontané et entretenu par l'Etat. Sur le plan de la pathologie individuelle, les psychanalystes constatent depuis une vingtaine d'années la raréfaction de la névrose classique liée à la sexualité, et la généralisation des états-limites ou des affections narcissiques. La figure d'Oedipe, pris dans un triangle qui est moins celui du père, de la mère et du fils que celui de la loi, du désir et de la faute, fait place à celle de Narcisse répétant, comme dans une chanson des années 1960 : « et moi, et moi et moi ». A la difficulté de faire avec l'autre, qui dominait dans les pathologies du temps de Freud, ont aujourd'hui succédé diverses formes d'un même mal d'être soi. La position autarcique s'oppose aux relations du monde des objets et du manque. Elle se définit comme repli de la libido sur le moi plutôt qu'investie dans l'objet, ce dernier étant certes source de satisfaction, mais aussi de déceptions, d'incertitudes, de blessures et de menaces. (...) Analyser le narcissisme est [néanmoins] une tâche presque impossible : la visée de la cure passe toujours par un dépassement du narcissisme, qui constitue l'une des plus profondes et fortes résistances à la psychanalyse. Mais, le voudrait-on, peut-on en sortir ? On ne lui échappe pas. On en change une forme contre une autre. Le conflit psychique originaire oppose moins le désir toujours actuel et son incertaine satisfaction que le désir et l'absence de désir. Plus qu'un évitement du besoin, le narcissisme est le désir de s'affranchir du désir. Il y a bien un amour de soi, mais pas de désir de soi. Il n'y a de désir que de l'autre. C'est donc à se passer de l'autre qu'invite le narcissisme contemporain, sous diverses formes, dans la sphère privée comme dans la sphère publique et selon une nouvelle organisation psychopathologique de notre quotidien. L'absence d'altérité fait de chacun un petit miroir dans lequel il s'aime. Ce narcissisme exacerbé où chacun revendique sa propre différence, tout en se voulant pareil au voisin qui a ou est plus que lui, promeut l'égoïsme comme fondement paradoxal du lien social. Ce qui est revendiqué, ce n'est pas le droit à la différence, c'est le droit à l'indifférence, et non pas à l'indifférence de l'autre, mais à l'indifférence envers l'autre.

La montée de la régression narcissique dans la sphère psychique ne saurait rester sans effets sur certaines pathologies du lien politique, qui d'ailleurs renforcent en retour ce fonctionnement chez les individus. Sur le plan de la pathologie collective, proximité, indifférence et indistinction règnent sous le beau nom d'égalité. Et si la fracture sociale était d'abord cela, la disparition d'un lien à l'autre comme autre, remplacé par une identification à l'autre comme soi ? Car la fragilité du lien social est bien plus grande lorsque ce lien fait appel à la bonté et à la ressemblance de l'autre, que lorsqu'il est fondé sur le conflit et la différence. Les sociétés dominées par les mères connaissent le plus souvent une dissolution du lien social et un retour de la violence la plus archaïque. Au bout du compte, il y avait moins de violence et d'agressivité lorsque le lien à l'autre était celui du combat politique et social que depuis l'identification humanitaire nie l'autre réel au profit de la victime abstraite.

- c'est une idée que j'avais notée en son temps, à propos de M. Gauchet il me semble : au bon temps de la lutte des classes franche et avouée, il y avait plus d'unité nationale en France qu'aujourd'hui.

En 1958, Lacan suggérait qu'« aimer le prochain comme son même » cachait une haine profonde de l'altérité. Il faut le reconnaître : le conflit structure, le consensus délie. Freud nous a enseigné une chose difficile, que tant d'exterminations et divers totalitarismes ont confirmée : la ressemblance, loin d'appeler tolérance, bienveillance et amour, suscite au contraire le rejet, la méchanceté et la haine. (...)

L'autre fait loi dans la relation sexuelle. Pourquoi le même devrait-il régner dans la vie sociale et politique ? Narcisse aspire à se libérer de sa propre avidité et de sa colère, il veut atteindre un détachement tranquille au-delà de toute émotion, il rêve de dépasser sa dépendance à l'égard des autres. Tous pareils : « Je suis toi, tu es moi ». (...). On croit éviter le rejet et la haine, on se prive du lien et de l'amour. Contourner ce que Proust appelait le « saignant petit chemin » qui mène à l'autre, ça évite de penser l'amour et la lutte des sexes ; ça dispense d'affronter le désir. Autrefois pour être soi, il fallait en passer par l'autre, l'aimer, le nier, le regarder, l'affronter. Désormais, pour être soi, il faut se passer de l'autre, nier la différence et le conflit. Etre identique, au lieu d'être lié à lui. Etre lui pour être soi. Paradoxe de l'individualisme : il recommande ou impose à chacun d'être autonome pour le rendre toujours plus indistinct et perdu dans la masse.

- on aura reconnu ici notre cher paradoxe de Tocqueville.

Se ressembler en se distinguant, rester exclu en croyant partager, ces mouvements psychiques animent la société narcissique. Sous les yeux inquiets et ravis de Big Mother, la plupart des défilés sont devenus des exhibitions narcissiques collectives, des pride dans lesquelles la manifestation ne manifeste que l'existence des manifestants." (pp. 149-158)

En bonne logique tout cela finit comme du Muray (cité p. 91) - qui d'ailleurs connaissait son Freud et aimait le côté lucide et sans grandes illusions du fondateur de la psychanalyse.

L'expérience de terrain des psychanalystes confirme ce que des approches plus globales et historiques (Dumont) ou simplement sensibles à l'air du temps ont ici maintes fois démontré : si le rapport à l'autre est par définition compliqué, il devient carrément infernal lorsque l'on n'est même plus assuré, au moins dans les grandes lignes, de son rapport à soi et que l'on mélange les deux.

Il y a ici deux pistes à suivre. La piste girardienne (Girard n'est pas cité dans Big Mother, mais on pense souvent à lui), qui inclut la psychanalyse freudienne dans un mouvement historique plus large, et qui, comme M. Schneider (lequel, pour autant que je puisse en juger, hésite sur le statut trans-historique à donner aux concepts freudiens), constate que l'Oedipe n'est plus suffisant à expliquer les pathologies quotidiennes des sujets. (Deux allusions à Girard dans cet ordre de pensées : ici et ) ;

la piste Lévi-straussienne : le « symbolique » est évoqué dans ces lignes par M. Schneider, c'est un concept largement évoqué au fil de son livre, mais, bien que les conclusions auxquelles il permet de parvenir me conviennent souvent, j'avoue avoir repensé en lisant ces pages aux critiques de J.-P. Voyer (dans Hécatombe) sur cette notion de « symbolique » : en substance et de mémoire, c'est une notion souvent utilisée comme un talisman - ce n'est ni du réel ni de l'imaginaire ou du faux, donc c'est du « symbolique », et voilà, les difficultés sont résolues. Appliquer cette critique au livre de M. Schneider serait excessif et injuste. Essayer de mieux voir en quoi son utilisation du « symbolique » tient ou non la route, et pourquoi ce « symbolique » diminue dans nos sociétés (et depuis quand), serait en revanche un travail utile. Quant à confronter systématiquement Lévi-Strauss et Girard... il est regrettable que le premier n'ait jamais répondu aux critiques du second. Peut-être que maintenant qu'ils peuvent jouer ensemble sur les bancs de l'Académie, ils vont apprendre à se parler !



Ceci dit, bonnes vacances.




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vendredi 22 août 2008

"Smertouchka" - cette véritable et excellente amie de l'homme...

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"Comme la mort (à y regarder précisément) est le vrai but final de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et excellente amie de l'homme que son image non seulement n'a plus rien d'effrayant pour moi, mais est au contraire tout à fait apaisante et réconfortante !" (Mozart)


Avant de reprendre quelques jours de vacances, et sans savoir si d'ici mon départ je pourrai mettre en ligne les textes prévus, voici, puisque la Russie est à l'honneur ces temps-ci, deux extraits du beau livre d'Ivan Stoliaroff, Un village russe (Plon, coll. « Terre humaine », 1992), consacré à la paysannerie russe de la fin du XIXe siècle. Pas de nostalgie ou d'idéalisation ici, mais de petites réflexions, en contrepoint par rapport à notre époque, sur les bienfaits du fatalisme comme du repos (peut-être) éternel. A bientôt !


"Si quelqu'un de nous se plaignait de manquer de quelque chose (et nous manquions de beaucoup de choses), ma mère disait : « Il n'y a pas de raison d'irriter Dieu, nous ne mourons pas de faim et ne vivons pas d'aumône, nous ne demandons pas notre pain aux autres ; avec l'aide de Dieu, nous ne vivons pas si mal. » Et il n'était pas possible de répliquer là-dessus. Elle avait raison : nous ne mourions pas de faim et il y avait des gens qui vivaient encore plus mal que nous.

Il faut dire que les paysans de chez nous n'avaient pas l'habitude de se plaindre de la vie, quelle qu'elle fût, et que l'envie à l'égard des plus riches qui vivaient mieux que les autres n'existait pas. La richesse et la pauvreté étaient considérées comme un don ou un châtiment envoyé par Dieu. Et il ne faut pas se plaindre de Dieu. Dieu est libre de récompenser par sa grâce ou de châtier par sa colère. Les voies du Seigneur sont impénétrables. Il peut envoyer au juste de pénibles épreuves et rendre l'indigne riche et heureux. C'est probablement grâce à cette manière de considérer les biens matériels que les vols étaient, chez nous, tout à fait exceptionnels. Les cours, les isbas n'étaient jamais fermés au cadenas. Le matériel d'exploitation se trouvait dans la cour sous le hangar ; quant aux divers outils (...), il restaient dans le jardin ou au potager, là où se faisait le travail. Les gens passaient devant, mais il ne venait à personne l'idée de prendre les objets laissés là, bien qu'ils fissent défaut à beaucoup." (pp. 38-39)

"Les enfants des paysans étaient habitués, dès leur plus jeune âge, à voir la mort de près. Leurs frères et soeurs, grands-pères et grands-mères, parfois leurs parents mouraient sous leurs yeux. Ils étaient souvent témoins des derniers instants de leurs voisins. C'était pour eux un devoir, même si le défunt se trouvait loin de chez eux, d'aller voir le mort, étendu sur le banc sous les icônes, avant la mise en bière, ou tout de suite après, dans le cercueil.

On portait le défunt de la maison à l'église dans son cercueil ouvert et tous les passants pouvaient le voir. Les enfants sortaient de leur isba et couraient après la procession pour voir le défunt.

Moi, qui étais lecteur à l'église, j'avais eu de nombreuses occasions d'approcher les morts. Entre douze et seize ans, j'avais pris part au moins à cent enterrements et vu les visages sur lesquels la mort avait laissé son empreinte. Je n'avais pas encore douze année, que j'en avais déjà vus beaucoup.

Seuls les adolescents et les jeunes pleins de vie et de force, qui ont le désir de vivre, craignent la mort. Les autres l'acceptent comme envoyée par Dieu pour mettre fin à la vie terrestre de l'homme. Les gens qui meurent à un âge avancé n'ont pas peur de la mort. Pressentant son arrivée, ils se hâtent de dire leurs dernières volontés aux membres de leur famille.

C'est ainsi qu'un paysan, apprenant du médecin qu'une opération pourrait le sauver, la refusa très calmement : « Non, il vaut mieux que je rentre chez moi pour communiquer mes dernières volontés à mes proches et que je me prépare à mourir. » « Se préparer » voulait dire : recevoir l'onction des malades ou, au moins, se confesser et recevoir la sainte communion.

Un paysan souffrant d'une maladie inguérissable et très pénible, demandait à Dieu non pas la guérison, mais de lui envoyer smertouchka, « la chère mort ».

Des vieillards arrivés à un âge très avancé ne pensaient qu'à une chose : que la mort vienne les chercher le plus tôt possible.

Il arrivait souvent de voir un vieux, assis devant son isba, se chauffant au soleil et répétant humblement : « Le bon Dieu m'a certainement oublié, il ne veut pas m'envoyer la mort. »

(..., suit une description des croyances, des rituels de mort, qui s'achève ainsi, avec le livre :)

Le visage du mort restait découvert ; c'est seulement arrivé au cimetière, au dernier moment, que l'on fermait le cercueil, car il ne faut pas priver le défunt de lumière. Ces coutumes étaient sacrées, et on les a toujours observées." (pp. 222-23)

RIP !

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mardi 19 août 2008

Bien résumé.

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J'ai lu quelque part (c'était sur Vox.nr, où d'ailleurs on peut lire une récente interview de Thierry Meyssan ("Mon retour [en France] ne sera pas possible tant que la France sera aux mains de traîtres.")) que si la psychanalyse n'était pas une théorie exacte, les psychanalystes avaient tout de même accumulé au cours du XXe siècle une certaine épaisseur de savoir sur les comportements humains. N'ayant aucune culture psychanalytique moi-même je rejoindrais assez volontiers ce point de vue, que par ailleurs me semble confirmer la lecture du livre de Michel Schneider (psychanalyste, entre autres), Big Mother. Psychopathologie de la vie politique(Odile Jacob, 2002). Cette lecture ne fait pas l'effet d'une révélation, mais on trouve dans cet ouvrage, clairement exprimées, des idées justes :

"On assiste à une vaste et systématique psychologisation des rapports sociaux. (...) Par un rabattement des fonctionnements de l'espace privé sur ceux de l'espace public, le conflit entre soi et l'autre est dénié à mesure qu'est valorisé le conflit entre soi et soi-même. La lutte des classes relève désormais de la pathologie mentale. La souffrance sociale se traite par une médicalisation chimique. La motivation a pris le relais de l'intérêt ; ce n'est pas que l'initiative soit préférée à la docilité : il faut prendre l'initiative de la docilité." (p. 72)

et plus loin :

"C'est de vous que je me plains, et je ne peux m'en plaindre qu'à vous. Situation absurde, que tout chagrin d'amour fait vivre. Mais c'est aussi la situation courante de la vie publique quand elle tourne à la tyrannie démocratique. Les couches sociales, faute de corps intermédiaires, ne peuvent prendre à témoin de leur misère que celui qu'elles accusent : l'Etat. Ou ceux qui l'occupent, quitte de temps en temps à aller porter sa plainte et sa confiance ailleurs ; on appelle ça l'alternance." (p. 134)

Faites passer !

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lundi 11 août 2008

Hegel (Kojève ?) pas mort.

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Hegel, ou Kojève ? On sait que la présentation du premier par le second a longtemps dominé l'interprétation qu'en France on faisait de l'oeuvre de celui-ci. Depuis quelques années (cf. le livre de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, De Kojève à Hegel : 150 ans de pensée hégélienne, Albin-Michel, 1996) on travaille à dissiper l'image que l'excentrique (espion ?) russe (tiens, je n'avais pas réalisé...) a donné du paillard souabe. Je ne connais pas assez la question pour m'être fait une religion sur le sujet, je signale l'ambiguïté, et en arrive à mon propos.

J'ai été frappé il y a deux jours par le titre d'une brève de MSN consacrée aux événements militaires en Ossétie : "C'est une vraie guerre..." A quoi reconnaît-on une « vraie guerre », je ne sais pas s'il y a à cette question une réponse claire, mais ce qui est sûr, c'est que les rédacteurs, fort peu sagaces à l'ordinaire, de MSN, ont ressenti la même impression que beaucoup de monde sans doute, et votre serviteur parmi eux : dans la réponse russe, qu'elle soit ou non « disproportionnée » (sur les aspects géo-politiques, et en l'absence du Réseau Voltaire ces derniers temps, je vous renvoie à M. Defensa), il passe un souffle différent de ce à quoi nous sommes habitués. C'est une forme de retour de l'Histoire (où l'on retrouve Muray, lecteur de Kojève) par le biais de la guerre en ce qu'elle révèle (en partie) ce que sont les pays, les hommes qui les composent, par l'incertitude (et les fausses nouvelles) qu'elle provoque. Personne n'a jamais pu douter, sauf dans l'aveuglement provisoire de l'expression d'un souhait, d'un voeu pieux, que les Etats-Unis n'écrasent l'Irak, les très grotesques références de la presse française au Vietnam après deux-trois jours de non-avancée des troupes américaines ne faisant que prouver a contrario que l'on était dans le virtualisme le plus complet. (Depuis, on ne sait trop comment qualifier la situation en Irak : « conflit » ? « événements » ? « Bordel » convient le mieux, après tout, et tant pis pour la grossièreté. En tout cas, « guerre » n'est pas exactement approprié, malgré le nombre de morts.) En Ossétie, on ne sait pas ce que cela va donner. Un ami m'a tout de suite présenté l'affaire comme « le début de la troisième guerre mondiale » : on verra ce qu'il en sera, il reste qu'un frisson nouveau, ou si ce n'est très ancien, ancien pour nous, qui avions la vingtaine lors de la chute du Mur, est passé, tel le nuage de Tchernobyl..., sur la « vieille » Europe de l'Ouest.

De tout cela la Russie est manifestement consciente. Elle se trouve dans une conjoncture à certains égards idéale, puisque son intérêt stratégique et son poids symbolique s'accordent : en faisant une « vraie » guerre, non seulement elle défend ses positions stratégiques, mais elle rappelle à tous ce qu'est une « vraie » guerre, avec de « vrais » pays (pas les minorités instrumentalisées par Washington (ce qui ne veut pas dire qu'elles n'aient jamais été injustement opprimées)) : elle fait la guerre parce qu'elle défend ses territoires, elle rappelle à tous l'importance d'un territoire en faisant ainsi la guerre. Tout le contraire du jeu des Etats-Unis et de leurs révolutions oranges blah-blah, où l'impérialisme prend le masque des droits de l'homme, de la défense des minorités, etc., où l'on joue sur les deux tableaux : la dissolution des Etats-Nations, au profit de l'expansionnisme global états-unien.

(Il y a un point que je ne trouve pas assez mis en valeur dans ce que j'ai lu sur le sujet : est-il possible, est-il imaginable que la Georgie se soit lancée là-dedans sans au moins un « feu orange » de la part des Etats-Unis ? Si oui, cela signifie que les Américains ne contrôlent vraiment rien. Si non (ce qui serait ma supposition personnelle), c'est tout de même une agression anti-russe d'une gravité et d'une irresponsabilité incroyables.)

Ceci m'amène à nuancer une opinion que j'aie plusieurs fois exprimée ici, encore récemment : que la guerre moderne, avec sa technologie hyper-avancée, n'ait plus grand rapport avec le courage, et soit donc moins « hégélienne » qu'à l'époque de Napoléon. Il faut au moins compléter ce diagnostic par cette idée qu'une des composantes du courage est la capacité à prendre rapidement des décisions et à s'y tenir, et que c'est pour l'heure le cas des Russes, dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils n'ont pas tergiversé. M. Defensa ne peut que stigmatiser, par contraste, la « lâcheté » des chancelleries occidentales. Là encore, la Russie peut, elle se trouve dans une position qui lui permet de jouer harmonieusement sur les deux tableaux, stratégique et symbolique.


Reste un détail, le futur... Un peu, comme, dans un autre texte, M. Defensa, nous pourrions souhaiter que le monde occidental entende cette « leçon de réel » (cf. infra) professée par la Russie, qu'il réalise qu'en matière de géopolitique on ne peut faire n'importe quoi et que le virtualisme a montré ses limites. C'est une version optimiste. Il est vrai que les versions pessimistes sont, elles, franchement déprimantes.



Deux compléments :

- sur la Russie, je rappelle - qui peuventt d'ailleurs venir à l'appui des versions « pessimistes », les idées de Cioran que j'ai retranscrites il y a quelques mois ;

- sur la « leçon de réel » : cette expression m'est venue en référence au 11 septembre et à la Diatribe d'un fanatique, voici le texte exact (p. 11) :

"Quels que soient les buts de Ben Laden, cet acte dépasse ces buts et les paroles qui l’accompagnent (fort peu de paroles de toute façon, elles sont inutiles tant le sens de l’acte est évident). C’est un acte surréel dans la mesure où il prouve, par sa simple qualité d’événement, la totale irréalité du monde manchestérien, totalement dénué d’événements. De même que l’on dit fume c’est du belge, les Arabes ont dit à leur brutale manière fume c’est du réel. C’est une leçon de réalité. Jamais, dans toute l’histoire de la philosophie, ne fut administrée une telle leçon de réel, une telle leçon de sens, une telle leçon d’antinihilisme, non pas leçon de ténèbres mais leçon d’impensable : des gens sont encore capables de mourir pour leur foi tandis que le nihiliste en bon nihiliste risque sa vie pour rien : il fait du saut à l’élastique ; il existe encore des gens qui ne se résignent pas, sinon à Allah. J’admets que l’on se résigne à Allah mais je n’admets pas que l’on se résigne à rien..."

Avec le recul, on se dit qu'il s'agissait plus, dans le contexte, d'une leçon de foi que d'une leçon de réalité, ou que la leçon de réalité n'était pas assez évidente, car - c'est un thème que l'on trouve dans la Diatribe, trop moderne dans sa forme (comme dans la forme de religion musulmane qui l'animait). Le côté lourd, traditionnellement géopolitique, de l'attitude russe, est peut-être plus clair de ce point de vue - si du moins les diplomates occidentaux n'ont pas perdu toute notion des « fondamentaux » de la diplomatie et de la stratégie.

Il ne serait par ailleurs pas inintéressant d'articuler ma thèse avec ce que dit Cioran sur les messianismes russes, et de s'interroger sur les aspects eux-mêmes éventuellement trop modernes de l'attitude russe (un « patriotisme de synthèse », comme la « religion de synthèse » évoquée dans la Diatribe ?) - l'évolution de la situation dira s'il y a lieu de le faire.


P.S. : je ne retrouve pas l'occurrence la plus récente de mes idées sur la guerre moderne. A défaut, en voici une plus ancienne.

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samedi 9 août 2008

Cachez ces seins que nous ne savons montrer.

J'avais prévu - depuis des mois ! - un long texte sur les Jeux Olympiques, il n'est pas prêt, il est même loin d'être prêt. Quelques images pouvant valoir mieux qu'un long discours, et foin pour aujourd'hui des tripotages de nuances, je synthétise mon point de vue avec la simple juxtaposition de ces corps de femmes, que tout sépare. Inutile de préciser lequel est réel.


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Un petit commentaire, quand même, ou plutôt une piste de réflexion : j'ai cherché une photographie de Laure Manaudou du fait de sa célébrité et du sport qu'elle pratique, mais bien sûr on repense rapidement à sa fameuse vidéo intime, dont l'existence accuse encore le contraste avec la fraîcheur du nu peint par Renoir. Depuis que la pornographie existe le rapport à la nudité féminine ne peut être le même. Mais des gravures cochonnes ne pouvaient vraiment rivaliser avec l'érotisme des grands peintres, et à la fin du XIXe siècle, malgré tout ce qui pouvait circuler comme photographies « sous le manteau », les impressionnistes étaient encore capables d'imposer un regard neuf et érotique. Le cinéma « officiel » a pendant quelques décennies pu faire semblant d'ignorer les films pornographiques qui ne cessaient d'être tournés partout où il y avait des caméras (les « sex tapes » comme celles de L. Manaudou ne datent pas d'aujourd'hui, c'est juste plus facile d'en tourner), il a fini, graduellement, par se laisser tenter - peut-être pas au point d'en périr, mais à ses dépens, très certainement. Les grands cinéastes depuis rament pour retrouver un certain érotisme dans le nu. En faisant l'impasse sur Godard, ses rapports complexes et variables à la question (Numéro deux, Je vous salue Marie...), on peut prendre deux exemples :

- Pialat, qui peut encore, dans les années 80, réussir exceptionnellement un beau nu


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mais qui va devoir ensuite repasser par la peinture et essayer de retrouver, le temps d'un plan (que je n'ai pu dénicher) de Géraldine Pailhas dans Van Gogh, l'esprit des baigneuses de Renoir - plan dont je ne saurais dire aujourd'hui s'il est réussi ou raté. L'important est ce besoin de repasser par une époque d'« avant le cinéma » ;

- Kubrick, qui dans Eyes wide shut doit faire des détours tarabiscotés par l'humour


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ou le cérémonial kitsch


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pour finalement devoir conclure, comme son héros, que les rêves de la femme, Nicole Kidman, auront été les seuls moments vraiment érotiques - non visibles à l'image - du film. Tout ça pour ça...

Recherche d'une (certaine) pureté du regard que nous ne pouvons plus avoir chez Pialat, nus qui cachent l'érotisme chez Kubrick... Ce n'est pas d'aujourd'hui que je pense qu'il faudrait une censure totale sur les corps féminins pendant dix ans, que le seul moyen d'en voir soit de coucher avec des femmes, avec tous les efforts que cela demande, et tous les risques que cela implique (et tous les plaisirs que cela procure, of course). Voilà qui ferait du bien à la morale publique !

Quant aux Jeux Olympiques... j'essaie de finir mon texte un de ces jours.

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vendredi 8 août 2008

La grande galerie de l'évolution.

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Je lis ici et là que l'« affaire Siné » est une sorte de feuilleton de l'été, permettant aux gens de se distraire en raison d'une actualité supposée vide. Peut-être est-ce vrai, mais il me semble qu'elle a une autre signification.

Prenons pour point de départ ma remarque d'hier, lorsque je signalais que M. Adler, sans probablement se rendre compte lui-même de l'approximation dont il se rendait coupable, attribuait in fine à un Bernanos alors à peine pubère un rôle important dans l'affaire Dreyfus, aux côtés des grands leaders d'opinion Drumont et Maurras. Je ne suis pas le premier - ni le dernier - à rectifier une erreur d'Alexandre Adler, de même que, depuis des articles anciens de Raymond Aron et Pierre Vidal-Naquet (d'odieux antisémites !...), Bernard-Henri Lévy est totalement discrédité aux yeux de toute personne un peu sérieuse. (On peut d'ailleurs penser que ces gens-là savent très bien ce qu'ils valent intellectuellement, c'est-à-dire rien, et qu'ils s'en foutent à peu près complètement. Un gars comme Finkie doit ruminer avec plus de bile, et jusqu'au cancer j'espère, ses propres limites.) Or, ces dénonciations n'ont strictement aucun impact : depuis l'époque d'Aron et Vidal-Naquet, il y a une trentaine d'années, les « intellectuels médiatiques » ont gagné la partie du point de vue institutionnel, éditorial.

Nous sommes là dans un cas typiquement justiciable du diagnostic de Musil sur l'ensemble de notre monde : nous connaissons à peu près les remèdes à ce qui ne va pas, mais ne pouvons les appliquer. Tout le monde, les intéressés y compris, sait bien qu'intellectuellement parlant BHL, Adler, P. Val, Finkie et les autres sont aux mieux nuls, au pire des nuisances, mais les positions de pouvoir qu'ils occupent et les habitudes de comportements non-violents qui sont celles de ce pays font que l'on ne peut rien y changer pour l'instant, et que donc on s'y est d'une certaine manière résigné. Les « intellectuels médiatiques » règnent sur la presse institutionnelle, Le monde diplomatique et certains sites internet rappellent périodiquement que ce sont, en leurs écrits et propos, des crevures, chacun est dans son coin et il n'y a pas de raison que la situation évolue. Aron et Vidal-Naquet étaient des figures importantes des réseaux de la presse mainstream, leurs critiques avaient un certain impact, bien qu'il se soit en l'occurrence révélé insuffisant. Serge Halimi et Pierre Rimbert peuvent écrire tout ce qu'ils veulent - et ils ont bien sûr raison de le faire, car il faut tout de même mettre les points sur les i de temps en temps -, ils vivent dans un monde institutionnel différent de celui de BHL.

On l'aura compris, c'est ce qui explique, a contrario, la spécificité de l'« affaire Siné » : du fait de l'histoire particulière de Charlie-Hebdo et de son noyautage progressif par Philippe Val, il y a là un point de contact entre les deux mondes, entre l'anti-antisémitisme officiel bien pensant, capitalo-parlementariste comme dirait Badiou, et l'anti-impérialisme anarchisant. Ce qui agite les populations, ce n'est pas tant Siné lui-même, qui n'intéresse plus personne depuis longtemps, ce n'est pas seulement Siné en tant que symbole ou repoussoir à P. Val, c'est que dans ce cas précis il y a une possibilité de peser sur les événements : en restant à Charlie-Hebdo ou en faisant mordre la poussière devant la justice à P. Val (affreux spectacle !), Siné, dont on peut jusqu'à présent louer la combativité, a des moyens de répondre, alors que d'ordinaire, hors des insultes sur Internet ou un article digne, informé, ironique et mâtiné de Bourdieu dans Le monde diplomatique ou sur Acrimed, il ne peut rien se passer, le système est trop bloqué. Contrairement à ce que l'on peut lire d'ailleurs, je ne pense pas, quelle que soit l'issue de cette crise, que cela va changer grand-chose, les positions sont trop bien réparties encore (ce qui ne veut pas dire que cela ne changera rien à terme). Mais il ne faut pas sans doute chercher beaucoup plus loin les raisons pour lesquelles cette affaire, le renvoi d'un dessinateur devenu sans grande importance au fil des années et dont le sort, s'il était effectivement licencié - une retraite bien méritée - n'aurait pas de quoi arracher une larme, a pris les proportions qu'on lui connaît. Il n'y a pas tant de points de porosité entre les « intellectuels médiatiques » (qui, du fait de la configuration particulière du rapport de forces, sont ici arrivés en retard, après-coup, et dont l'intervention, tout de suite apparue comme caricaturale, a même été contre-productive ; au lieu que d'habitude ils dévastent une bonne fois le champ de bataille qu'ils ont eux-mêmes choisi, et que ce n'est que trop tard, une fois que le mal est fait, que l'on peut démonter leurs erreurs, sophismes, manipulations) et ceux qui contestent leur légitimité. Je ne vois guère que la coexistence au Pointde BHL et Patrick Besson, mais outre que ceux-ci ont paraît-il conclu un pacte plus ou moins tacite de non-agression, P. Besson n'a pas l'aura de Siné. Bref : l'occasion était trop belle, et risque bien de ne pas se représenter de sitôt.




Une petite remarque sur Bernanos, pour éviter tout malentendu : outre que l'on peut préciser qu'il s'est engagé en politique fort jeune, bien que trop tard pour peser en quelque manière sur l'affaire Dreyfus, le fait est, j'ai eu récemment l'occasion de le montrer, qu'il est effectivement l'auteur de quelques belles sentences antisémites. Mais c'est un sujet que l'on ne peut aborder sans un minimum de sérieux - une autre fois, peut-être. Aujourd'hui, c'était récré.

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jeudi 7 août 2008

Individualismes.

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Juste pour signaler une intéressante mise au point d'Alain Caillé sur les différents concepts d'individualisme en sciences sociales. Je regrette seulement, et ai posé une question à l'auteur en ce sens, qu'il ne soit pas plus précis quant aux « disciples de Louis Dumont » qu'il évoque au détour d'une ligne.




Oui, j'ai oublié l'autre jour en évoquant Alexandre Adler osant critiquer Bernanos : "Aujourd'hui, on voit en tout cas qui a la trempe d'un Zola, d'un général Picard : c'est Philippe Val. Et qui a la bassesse de Drumont, de Maurras ou de Bernanos : ce sont les pétitionnaires semi-trotskistes en faveur de l'éternel stalinien Siné." Peut-être faut-il noter que Bernanos avait dix ans quand l'Affaire Dreyfus a éclaté...

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mercredi 6 août 2008

Un bon syndicaliste est un syndicaliste mort (seul).

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(Le jeune Marx... Mon café entre dans une crise de « jeunisme » aigu, vous êtes prévenus.)


Pour contribuer à l'étude de la phrase de Dominique de Roux : "Les ouvriers pris de vitesse par le gaullisme sont devenus des bourgeois avant même qu'ils aient eu le temps de souffler comme ouvriers.", ce diagnostic de Marc Bloch sur l'état du syndicalisme français - et même européen - en 1940. Toute ressemblance avec des personnages et phénomènes actuels...


"Sur le syndicalisme, les gens de ma génération [M. Bloch est né en 1886] avaient, au temps de leur jeunesse, fondé les plus vastes espoirs. Nous comptions sans le funeste rétrécissement d'horizon devant lequel l'élan des temps héroïques a peu à peu succombé. Fut-ce l'effet d'une politique des salaires qui, presque nécessairement, conduit à grandir, hors de toute mesure, les menus intérêts du moment ? de la subtile diplomatie, des ruses électorales, des intrigues de clans où s'embarbouillèrent les dirigeants des groupes ? Le fait est que la déviation, à peu près universelle en tous pays, semble avoir participé d'une sorte d'inéluctable fatalité.

On sait le mot dont Marx se plaisait à stigmatiser les mouvements sociaux sans envergure : Kleinbürgerlich. A-t-il été rien de plus « petit-bourgeois » que l'attitude, durant ces dernières années et pendant la guerre même, de la plupart des grands syndicats, de ceux des fonctionnaires, notamment ? Il m'est arrivé d'assister, quelquefois, aux assemblées de mon métier. Ces intellectuels ne s'entretenaient, presque jamais, je ne dirai pas que de gros sous, mais de petits sous. Ni le rôle de la corporation dans le pays ni même son avenir matériel ne paraissaient exister pour eux. Les profits du présent bornaient impitoyablement leurs regards. Je crains bien qu'il n'en ait été de même ailleurs. Ce que j'ai aperçu durant la guerre, ce que j'aperçois, pendant l'après-guerre, des postiers et, plus encore, des cheminots, ne m'a guère édifié. Braves gens, certes, dans leur immense majorité, nul n'en doute ; héros même à l'occasion, quelques-uns l'ont bien montré. Mais est-il sûr que la masse, que, surtout, ses représentants aient compris grand-chose à l'élargissement du devoir si impérieusement prescrit par une époque comme la nôtre ? J'entends : dans l'exercice quotidien du métier qui demeure, après tout, la pierre de touche de la conscience professionnelle. En juin, dans plusieurs villes de l'Ouest, j'ai vu ceci : de malheureuses femmes qui, d'étape en étape, cherchaient à regagner leurs foyer, erraient par les rues, en traînant à bout de bras d'inhumains fardeaux. La raison ? De peur d'infliger aux employés quelques heures d'un travail supplémentaire ou plus que de coutume intensif, les gares avaient jugé bon de fermer leurs consignes. Ces oeillères, cet engoncement administratif, ces rivalités de personnes, ce manque de souffle enfin, si éloigné du dynamisme d'un Pelloutier, expliquent le mol affaissement des syndicats dans toute l'Europe et jusque chez nous, devant les premiers coups des pouvoirs dictatoriaux. Leur conduite, pendant la guerre n'a pas eu d'autre origine. Peu importent, ça et là, quelques déclarations sonores, qui visaient la galerie. Les foules syndicalisées n'ont pas su se pénétrer de l'idée que, pour elles, rien ne comptait plus que la nécessité d'amener, le plus rapidement et complètement possible, avec la victoire de la patrie, la défaite du nazisme et de tout ce que ses imitateurs, s'il triomphait, devaient, nécessairement, lui emprunter. On ne leur avait pas appris, comme ç'eût été le devoir de véritables chefs, à voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain. L'heure du châtiment a aujourd'hui sonné." (M. Bloch, L'étrange défaite, pp. 171-173)


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"Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du désespoir, ni le fond de la haine, de la déchéance éthylique, de la solitude orgueilleuse." (G. Pérec, Un homme qui dort)

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mardi 5 août 2008

Un bon socialiste est un socialiste mort (autopsié).

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"On n'a jamais le droit de trahir, personne. Les traîtres, il faut les combattre, et non pas les trahir."


Admirable portrait de Jaurès, admirable portrait de l'« éléphant » socialiste dans Notre jeunesse (Péguy, 1910) : les ressemblances avec Mitterrand, F. Hollande, J. Lang, etc. sont telles qu'il n'est pas besoin de les souligner. On a un peu plus de mal à voir qui joue de nos jours le rôle de Hervé et de Guesde, ces espèces de chiens fous déraisonnables dont la raison d'être est d'insulter Jaurès, sans que celui-ci, pour des raisons qui sont l'objet de ce texte, ne leur ferme la gueule. Le PS étant dans l'état que l'on connaît, il vaut mieux chercher ailleurs, hors du parti lui-même, du côté de Laguiller et Besancenot. La psychologie est de toute façon ce qu'il y a ici de plus important, il n'est pas nécessaire de chercher des symétries parfaites entre 1910 et 2008. (Il y a d'ailleurs aussi du Chirac dans ce Jaurès, les socialistes ne sont pas seuls concernés par tout ce qui est dénoncé dans ce qui suit.)

J'ai respecté la ponctuation (particulière, à mon goût fort bandante) de Péguy, et bien sûr ses répétitions, ne supprimant que deux brefs passages que j'aurais dû accompagner de notes explicatives un peu lourdes. Le jeu des sous-entendus « au-dessous de la ceinture » est assez drôle per se pour que je ne l'alourdisse pas de photographies, donc pour une fois pas de petite pépée. L'amour de l'art, point final !

"Jaurès ici intervient, au débat, et se défend. Si je reste avec Hervé, dit-il, dans le même parti, si j'y suis resté constamment, toujours, si longtemps, malgré les innombrables couleuvres que Hervé m'a fait avaler, c'est pour deux raisons également valables. Premièrement, c'est précisément, c'est à cause de ces innombrables couleuvres mêmes. Il faut bien songer que ce Hervé est l'homme du monde qui m'a administré le plus de coup de pieds dans le derrière. En public et en particulier. Dans les congrès et dans les meetings. Dans son journal. Publiquement et privément, comme dit Péguy. Il faut l'en louer. Et comme il me connaît bien. Il faut l'en récompenser. Il faut que tant de zèle soit récompensé. Comme il sait que je ne marche jamais qu'avec ceux qui me maltraitent. Qui me poussent. Qui me tirent. Qui me bourrent. Et que je ne marche jamais avec les imbéciles qui m'aimaient. Comme il connaît bien le fond, si je puis dire, de mon caractère. Il faut aussi, il faut bien que tant de perspicacité soit récompensée. Il me connaît si bien. Il me connaît comme moi-même. Il sait que quand quelqu'un m'aime et me sert, le sot, me prodigue les preuves les plus incontestables de l'amitié la plus dévouée, du dévouement le plus absolu, aussitôt je sens s'élever dans ce qui me sert de coeur d'abord un commencement, un mépris invincible pour cet imbécile. Faut-il qu'il soit bête en effet, d'aimer un ingrat comme moi, de s'attacher à un ingrat comme moi. Comme je le méprise, ce garçon. En outre, en deuxième, ensemble, en même temps un sentiment de jalousie, de la haine envieuse la plus basse contre un homme qui est capable de concevoir les sentiments de l'amitié. Enfin un tas d'autres beaux sentiments, fleurs de boue, plantes de vase, qui poussent dans la boue politique comme une bénédiction de défense républicaine. Hervé sait si bien tout cela que je l'en admire moi-même. Comme il connaît bien ma psychologie, si vous permettez. Et qu'au contraire quand je reçois un bon coup de pied dans le derrière, je me retourne instantanément avec un sentiment de respect profond, avec un respect inné pour ce pied, pour ce coup, pour la jambe qui est au bout du pied, pour l'homme qui est au bout de la jambe ; et même pour mon derrière, qui me vaut cet honneur. (...) Et quand je pense qu'il y a des gens qui disent que je n'ai pas de fond. Je hais mes amis. J'aime mes ennemis. On ferait une belle comédie avec mon caractère. Je hais mes amis parce qu'ils m'aiment. Je méprise mes amis parce qu'ils m'aiment. Parce qu'ils m'aiment j'ai en moi pour eux, je sens monter en moi contre eux une jalousie bassement envieuse, l'invincible sentiment d'une incurable haine. Je trahis mes amis parce qu'ils m'aiment. J'aime, je sers, je suis, j'admire mes ennemis parce qu'ils me méprisent, (ils ne me haïssent même pas), parce qu'ils me maltraitent, parce qu'ils me violentent, parce qu'ils me connaissent enfin, parce qu'ils me connaissent donc. Et ils savent si bien comment on me fait marcher. Quand un me trahit, je l'aime double, je l'admire, j'admire sa compétence. Il me ressemble tant. J'ai un goût secret pour la lâcheté, pour la trahison, pour tous les sentiments de la trahison. Je suis double. Je m'y connais. J'y suis chez moi. On ferait une grande tragédie, une triste comédie avec mon caractère. Hervé ne la ferait peut-être pas mal. Il me connaît si bien. Il y a des exemples innombrables que j'aie trahi mes amis. Depuis trente ans que je fonctionne, il n'y a pas un exemple que j'aie trahi mes ennemis. C'est vous dire que j'excelle dans tous les sentiments politiques. On ferait un beau roman de l'histoire des soumissions que j'ai faites à notre camarade, au citoyen Hervé.

Ce vice, secret, ce goût secret que j'ai pour l'avanie. J'encaisse, j'encaisse. Ce goût infâme que j'ai pour l'avanie. Pour le déshonneur, de l'avanie. Je suis l'homme du monde qui reçoit, qui encaisse le plus d'avanies. A mon banc. Dans mon journal même. A mon banc Guesde n'en rate pas une. Il ne manque point, il ne manque jamais de s'adresser à la Chambre au long de mes oreilles. Aussi, comme je respecte, comme j'admire, comme j'estime, comme je vénère ce grand Guesde, ce dur Guesde. De cette vénération qui est pour moi le même sentiment que l'effroi. Comme je me sens petit garçon à côté de ces hommes, à côté d'un Guesde, à côté d'un Hervé. (...)


Ainsi parle Jaurès. Deuxièmement, dit-il, si je suis resté avec Hervé, c'est précisément pour l'affaiblir, pour l'énerver, pour lui oblitérer sa virulence. C'est ma méthode. Quand je vois une doctrine, un parti devenir pernicieux, dangereux, autant que possible je m'en mets. Mais généralement comme j'en suis j'y reste. Mais alors j'y reste complaisamment. J'y adhère. Je m'y colle. Je parle. Je parle. Je suis éloquent. Je suis orateur. Je suis oratoire. Je redonde. J'inonde. Je reçois précisément ces coups de pied au quelque part que fort ingratement vous me reprochez. (Pourquoi me les reprochez-vous, vous à moi, puisque moi je ne les reproche pas à ceux qui me les donnent). Mais ces coups de pied, ça n'empêche pas de parler, au contraire. Ça lance pour parler. Enfin bref, ou plutôt long, après un certain temps de cet exercice, (et je ne parle pas seulement, j'agis en outre, j'agis en dessous), (j'excelle dans le travail des commissions, dans les (petits) complots, dans les combinaisons, dans le jeu des ordres du jour, dans les petites manigances, dans les commissions et compromissions et ententes, dans tout le travail souterrain, sous la main, sous le manteau. Dans le jeu, dans l'invention des majorités, factices ; faites, obtenues par un savant compartimentage des scrutins. Dans tout ce qui est le petit et le grand mécanisme politique et parlementaire) enfin, au bout d'un certain temps de cet exercice il n'y a plus de programme, il n'y a plus de principe, il n'y a plus de parti, il n'y a plus rien, il n'y a plus aucune de ces virulences. Quand je me suis bien collé à eux pendant un certain temps, supportant pour cela les avanies qu'il faut, quand je suis resté dans un parti pendant un certain temps, pendant le temps voulu, au bout de ce temps on voit, on s'aperçoit, tout le monde comprend que je les ai trahis. Comprenez-vous enfin, grosse bête, me dit-il me poussant du coude.

Quand je suis, quand je me mets dans un parti, ça se connaît tout de suite, presque tout de suite, à ce que c'est un parti qui devient malade. Quand je me mets quelque part, ça se voit, ça se reconnaît à ce que ça va mal. Ça ne marche plus. Quand je me mets dans une idée, elle devient véreuse.

Je l'ai fait au dreyfusisme ; je l'avais fait et je l'ai fait au socialisme ; je l'ai fait et le fais à l'hervéisme ; je l'ai fait et je le fais au syndicalisme. C'est encore le radicalisme que j'ai trahi le moins. Il n'y a que le combisme que je n'ai jamais pas trahi du tout." (Notre jeunesse, "La pléiade", Oeuvres en prose complètes t. III, 1992, pp. 114-117).




Les liens du jour pour finir :

- M. Defensa est en forme : en général, comme en particulier ;

- un rien pontifiante, une intervention non dénuée de sens sur l'industrie pharmaceutique et certains de ses arguments ;

- un peu parce que j'étais en vacances, beaucoup parce que je n'en ai pas grand-chose à foutre, je n'ai pas évoqué les histoires de P. Val et Siné. Je note néanmoins au passage que nous vivons dans un monde où un Alexandre Adler peut évoquer la « bassesse » d'un Georges Bernanos, ce qui laisse pour le moins rêveur, et vous recommande, parce qu'il vaut mieux d'ordinaire rire que pleurer, la pétition du Plan B sur le sujet.

(Sur le lien vers A. Adler, il serait dommage que vous ne remarquiez pas les annonces publicitaires racistes, ou celle consacrée au « réversible Adler », en bas de page : je serais l'intéressé (beurk !) je crierais au complot...)

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lundi 4 août 2008

Un bon socialiste est un socialiste mort (explosé, découpé...).

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Maigrelet et replet, vaincu et prétentieux... Le socialiste !


Dénichée par E. Chouard, une intéressante petite interview d'Emmanuel Todd ici, dont voici un extrait :

"Il y a quelque chose de frénétique [chez les socialistes] à se droitiser quand toute une société subit une baisse de niveau de vie et une insécurité sociale qui devraient le[s] conduire à gauche.

- La gauche est donc en train de suicider ?

Quand on prend un peu de distance, ce spectacle fait surgir une abondance d'images inattendues, comme celle de rats se bousculant pour s'engouffrer sur le navire coulant du capitalisme. Mais la meilleure métaphore est celle du roman de Pierre Boulle dont un excellent film a été tiré, le Pont de la rivière Kwaï, dans lequel le rôle de l'officier anglais est joué par David Niven [sic ! Alec Guinness, of course]. Un homme si honnête et scrupuleux qu'il s'acharne avec une sorte de rigueur morbide à servir du mieux qu'il le peut les Japonais dont il est prisonnier. Des socialistes, devenus esclaves du capitalisme le plus dur, nous construisent un Pont de la rivière Kwaï. Un pont qu'il faudra bien faire exploser un jour. Car si la gauche continue d'opposer sa dérive droitière à la demande d'une vraie politique de gauche, ses électeurs se tourneront vers la droite extrême, en attendant l'extrême droite. Les élections de Sarkozy et de Berlusconi ne sont peut-être que le premier moment de ce phénomène. Reste que les réactions des responsables socialistes, leur insensibilité à la société a quelque chose de mystérieux et d'effrayant. C'est même un problème anthropologique, presque religieux..."

Oui, c'est une énigme. - Ceci dit, cette « rigueur morbide » se retrouve, avec moins de mauvaise conscience, chez l'ensemble des « libéraux » actuels (N. Sarkozy et consorts), qui donnent le sentiment d'appliquer avec d'autant plus de zèle leurs politiques qu'ils comprennent et/ou sentent qu'elles ne vont pas fonctionner (ou trop bien fonctionner et, comme disait une affiche électorale du Front National, « tout casser »).

"Anthropologique, presque religieux..." : bien qu'elle (me) soit (devenue) naturelle, cette association de termes évoque René Girard et certaines de ses thèses sur le sacrifice. En l'occurrence on assiste ici à une sorte de double « retour » du sacrificiel en politique : les gens de droite (politiciens, hommes d'affaires, intellectuels, pour ces deux dernières catégories éventuellement classés « à gauche ») sacrifient Popu pour se faire un peu plus de fric en attendant le déluge - et après tout, qui dit crise (imminente ?) dit souvent dévaluations, donc chaque euro mis de côté se révèlera important dans le futur ; les gens de gauche (principalement les politiciens) poussent le zèle, ou la « rigueur morbide », jusqu'à se sacrifier, sinon eux-mêmes du moins leurs idées, en même temps que Popu (qui ne leur a rien demandé), pensant peut-être par là prouver qu'ils croient en ce qu'ils font, et donc qu'ils ont raison. N'est-ce ainsi qu'une nouvelle forme poussée jusqu'à l'absurde de militantisme, héritière de ces mouvements d'extrême-gauche qui, tout en prétendant bien entendu parler au nom de la classe ouvrière et mieux qu'elle, épuisaient, essoraient à tous les niveaux leurs participants, et voulaient trouver dans ce masochisme une sorte d'auto-justification ? On pourrait presque aussi voir dans ces comportements un « suicide altruiste » à la Durkheim, si nos chers leaders socialistes n'avaient pas, comme les "Saint-Jean-boute-feu" de Brassens, une si désagréable tendance à "s'attarder ici-bas" ("Mourir pour des idées / C'est le cas de le dire / C'est leur raison de vivre / Ils ne s'en privent pas...")

Quoi qu'il en soit, on serait tenté, pour ce qui est des socialistes et de tous les zélateurs « de gauche » du libéralisme, de leur recommander d'être plus modestes, et, s'ils veulent vraiment se sacrifier - ce qui est une bonne idée -, de le faire tout seuls, sans entraîner les autres dans leur « rigueur morbide ».


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(Avec un peu de décorum, ce peut même être goûteux.)


Le cas des libéraux de droite étant plus simple, et, sacrifice pour sacrifice, appelant sans doute des solutions aussi archaïques que leurs méthodes.


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(Sales Blancs !)





Pour finir, une question qui me vient à l'esprit : y a-t-il une « économie » autre que d'Etat ?

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dimanche 3 août 2008

Jusqu'au cou.

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"Aussi bien, le courage n'est-il pas affaire de carrière ou de caste. L'expérience de deux guerres - de la première surtout - m'incline à penser qu'il n'est guère, chez les hommes un peu sains, de disposition de l'âme plus couramment répandue. Du moins, dans notre peuple, où la plupart des cerveaux sont solides et les corps bien membrés. A tort, beaucoup d'officiers s'imaginent que les plus braves soldats se recrutent parmi les violents, les aventureux ou les apaches. J'ai toujours observé, au contraire, que ces brutaux résistent mal à tout danger un peu soutenu. Faire preuve de courage, c'est, pour le soldat, proprement faire son métier. Un honnête garçon a-t-il, dans la vie courante, coutume de remplir exactement sa tâche quotidienne : à l'établi, aux champs, derrière un comptoir et, oserai-je l'ajouter, à la table de travail de l'intellectuel ? Il continuera, tout naturellement, à s'acquitter, avec la même simplicité, du devoir du moment. Surtout si, au besoin inné de la besogne consciencieusement accomplie, s'ajoute l'instinct collectif. Celui-ci revêt bien des nuances diverses, depuis l'élan, à demi irraisonné, qui porte l'homme à ne pas abandonner son camarade jusqu'au sacrifice consenti à la communauté nationale. Mais c'est presque insensiblement que les formes les plus élémentaires conduisent aux plus hautes. Je n'ai pas connu, en 1914-1918, de meilleurs guerriers que les mineurs du Nord ou du Pas-de-Calais. A une exception près. Elle m'étonna longtemps, jusqu'au jour où j'appris, par hasard, que ce trembleur était un « jaune » : entendez un ouvrier non syndiqué, employé comme briseur de grèves. Aucun parti pris politique n'est ici en cause. Simplement, là où manquait, en temps de paix, le sentiment de la solidarité de classe, toute capacité de s'élever au-dessus de l'intérêt égoïste immédiat fit de même défaut sur le champ de bataille." (Marc Bloch, L'étrange défaite, 1940, "Folio", pp. 136-137)

Cela pourrait s'appeler "Eloge de l'homme moyen en temps non moyens"... On rétorquera peut-être que c'est ainsi que l'on fabrique de la « chair à canon ». On ajoutera éventuellement, ce qui est plus intéressant, que c'est ainsi que la France, durant quatre ans, s'est patiemment, d'une façon « à demi irraisonnée », et sans qu'elle s'en fût jamais remise, suicidée par la perte de ses meilleurs éléments. Quoi qu'il en soit, et même si l'on peut toujours se demander, évolutions techniques obligent, si les guerres à venir auront encore quelque chose à voir avec le courage, il est de fait qu'en période de « jaunisme » généralisé, de telles lignes semblent annoncer bien d'autres « étranges défaites »...

A suivre !


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samedi 2 août 2008

Retour de vacances en famille.

hamas_bomber


Plein de bonnes résolutions !

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