dimanche 21 septembre 2008

J'enfonce le clou.

U123108INP

(Wall Street, 1920. Photographie empruntée à l'indispensable Sutpen, qu'Allah le chérisse.)



Revenons aux thèses de F. Fourquet, et soyons aussi clair que possible. Ce qu'on lit çà et là sur Internet depuis quelques jours indique en effet des confusions qu'un habitué de ce comptoir ne doit pas pouvoir supporter.

Certains pensent que le capitalisme va s'amender à l'occasion de cette crise, d'autres que non, ou alors très momentanément. Fondamentalement, et même si l'on peut éventuellement approuver l'idée de quelques « régulations » du « système », ce sont les seconds qui ont raison, mais, si l'on ose écrire, sans doute pas pour de bonnes raisons.

Car s'il peut être drôle, piquant, ou désespérant de voir tous les petits merdeux de l'enculisme international pleurer auprès de l'Etat pour qu'il vienne à leur secours, cela n'en reste pas moins tout à fait logique. Ce que les thèses de François Fourquet indiquent en effet sans ambiguïté, c'est que, n'en déplaise aux thuriféraires comme aux critiques du capitalisme, celui-ci est, a toujours été et sera très vraisemblablement toujours - de même d'ailleurs, et cela va ensemble, que l'individualisme - un régime d'Etat. C'est la thèse 3 de F. Fourquet :

"Le capitalisme n’est pas pensable sans l’État ; un capitalisme sans État, c’est comme un sourire sans chat ; on ne peut même pas parler de « symbiose » comme s’il s’agissait de deux entités distinctes, l’une économique et l’autre politique, qui se seraient formées séparément et auraient passé une alliance ou décidé de vivre ensemble ; il y a inhérence réciproque : dès leur naissance au Moyen Âge, l’État est dans le capitalisme et le capitalisme dans l’État ; ensemble ils forment une seule et même entité sociale."

Le capitalisme est né, notamment dans ces « villes-mondes » (Anvers, Amsterdam, Venise...) évoquées par F. Fourquet à la suite de Braudel, d'un travail collectif de « l'Etat » et des marchands, mettant en commun des forces financières jusqu'alors si ce n'est disjointes du moins non indissolublement liées, et acquérant ainsi une force de frappe jamais vue. Ce n'est pas que pouvoir politique et pouvoir économique n'aient jamais effectué des actions communes ou n'aient jamais tenu compte l'un de l'autre, c'est qu'ils se sont tous deux modifié ensemble et de concert pour créer une entité nouvelle, que l'on peut appeler capitalisme selon l'usage courant, à condition donc de bien garder en tête que dans capitalisme il y a Etat, encore Etat, toujours Etat.

(D'où aussi la distinction braudélienne, que l'on trouvait déjà chez Mauss, du marché et du capitalisme : si le marché est un lieu où l'on échange, alors Mauss a probablement raison, ou a raison dans une très large mesure, de dire que du marché, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Mais il y a X manières de l'organiser - ou même de les organiser, car il peut très bien y avoir plusieurs marchés différents dans une même société, fonctionnant selon des règles différentes : troc, marché monétaire et prestations du type « don / contre-don » peuvent coexister. La nouveauté du capitalisme, c'est justement la promotion autoritaire et étatique du deuxième de ces types au détriment des autres.)

Mais il y eut comme une ruse de l'histoire, ou du moins une nécessité de compromis qui donne quelque piment à tout ceci : car pour briser les anciennes règles de solidarité - notamment tout ce qui a trait aux corporations - et permettre l'expansion du marché capitaliste, il a fallu, la France en est l'exemple le plus éclatant (Révolution, droits de l'homme et loi Le Chapelier dans le même packaging) en passer par la démocratie, c'est-à-dire qu'il a fallu que l'Etat se veuille aussi le représentant du « peuple », des « citoyens ». Si on souhaite le formuler en termes cyniques, on dira que pour convaincre Popu d'abandonner les règles au sein desquelles il évoluait, et qui pour certaines ne fonctionnaient plus très bien (voire par exemple la décadence de certains représentants du clergé au XVIIIe siècle), il fallait le caresser dans le sens du poil individualiste et lui faire des promesses qui allaient s'avérer, au fil des XIXe et XXe siècle, pas si faciles à ne pas complètement tenir. Autrement dit : l'Etat/Capitalisme pour s'imposer a été obligé, sur son « aspect politique » (Fourquet, thèse 4), de se proclamer le représentant du peuple, et cette proclamation l'a lié et le lie toujours. Plus ou moins, plutôt moins que plus ces dernières années, et avec toute la duplicité et le cynisme que l'on voudra et que je ne cherche aucunement à nier : il reste que tout régime ne peut aller au-delà d'un certain stade de duplicité et de cynisme par rapport aux buts qu'il s'est fixés et qui lui ont permis d'être accepté (c'est une des raisons majeures de la décolonisation : les droits de l'homme pour tout le monde, pas seulement pour l'homme blanc, raisonnement que les Occidentaux ont bien été forcés d'accepter. Je rappelle d'ailleurs que beaucoup de leaders indépendantistes avaient fait leurs études dans l'entre-deux-guerres à Paris). Et de ce fait, il arrive au « versant politique » de heurter le « versant économique » - le dernier heurt en date, encore virtuel, est d'ailleurs admirable : je lis ce matin chez M. Defensa que des hedge funds envisageraient de poursuivre en justice l'Etat américain, suite à son plan de sauvetage, pour entrave à la liberté des marchés... Mais l'absurdité de cet exemple est à certains égards trompeuse, car elle fait justement ressortir l'absurdité globale d'une trop grande opposition entre « Etat » et « capitalisme ». Qu'à l'occasion, d'un côté comme de l'autre, des acteurs du système partagent, non seulement en paroles mais en pensée, la confusion conceptuelle qui dissocie Etat et capitalisme, que ceux qui ne voient les choses que par le petit bout de la lorgnette soient obsédés par le poids des « charges » sur leur compte en banque au point de ne plus voir la solidarité de fait qui les lie à l'Etat, tout cela n'est pas niable, n'est pas non plus négligeable, mais n'est pas fondamental. Quand l'incroyable, l'insensée, mais hélas pas l'irréelle Laurence Parisot passe sa vie à taper sur l'Etat, elle le fait comme une adolescente qui critique sans relâche son géniteur : parce qu'elle sait qu'il sera toujours là de toutes façons, qu'il n'y a donc pas besoin de le ménager. A quel point elle en est consciente elle-même, c'est une autre question.

(D'autres étaient plus lucides : de Gaulle, qui fit tant pendant des années pour promouvoir le capitalisme/Etat français, savait ce qu'il risquait quand sur le tard il s'essaya à ramener (l'« association capital/travail ») un peu de démocratie dans le système ; et dès le premier échec dans cette direction dégagea sans demander son reste, ce qui, même compte tenu de son âge, ne lui ressemblait pas - contribuer à gagner la Seconde Guerre Mondiale a dû lui sembler moins difficile que de séparer Etat et capitalisme...)


En guise de conclusion, enfonçons donc encore une fois le clou : il y a des oppositions, éventuellement violentes et haineuses, entre l'Etat - ceux qui y participent, ceux qui le critiquent, ceux qui comptent sur lui... - et le capitalisme - ceux qui y participent, ceux qui l'admirent (ce ne sont pas forcément les mêmes, pensons parmi tant d'autres au fonctionnaire Jacques Marseille)... Ces oppositions ne sont pas nécessairement factices, et elles peuvent avoir un rôle concret sur la vie quotidienne de Popu. Mais elles se déroulent sur un fond de solidarité organique entre deux versants, « politique » et « économique » si l'on veut, d'un même système. « Capitalisme d'Etat » n'est pas un paradoxe logique, c'est un pléonasme, une redondance - et un fait majeur, un « fait social (presque !) total ».


strauss_homme_plume03


A suivre...




(P.S. : l'idée de cette mise au point m'est venue à la lecture de cet article de M. Sébastien Fontenelle : si l'on peut prêter à ce curé bien-pensant quelque verve et quelque mordant, si on partage avec lui un certain nombre d'inimitiés (J. Marseille, justement), on doit constater bien trop souvent son incapacité à sortir des sentiers battus de la critique « gauchiste ». Ce gars-là est donc un feignant.)



Ajout le lendemain :
je vous ai livré il y a quelques mois des extraits du livre de Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal, mais ne l'ai jamais analysé autant que je l'aurais souhaité. La revue du MAUSS en a récemment publié une analyse critique, par Anselm Jappe, que je n'approuve pas entièrement, mais qui met le doigt sur certaines difficultés des idées de J.-C. Michéa, sans me semble-t-il les trahir ou les déformer. On y trouve d'ailleurs d'intéressantes allusions à l'« inhérence », comme dit F. Fourquet, capitalisme/Etat.

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