jeudi 30 octobre 2008

"Il faut indiquer le bon paradigme" - nom de Dieu !

(Un messsage « personnel » pour commencer : le maître a non seulement donné un lien vers mon texte précédent, mais il a pris la peine d'en fournir une version imprimable, avec mise en évidence des citations, qui à n'en pas douter vous facilitera la lecture. Il vous sera toujours loisible de revenir à mon comptoir après coup, y contempler le délicieux minois de Lilian Gish. Merci beaucoup !)



Peut-être certains d'entre vous, en lisant mes textes sur Bouvard et Pécuchet ou la sagesse antique, ont-ils eu l'impression de me voir tomber dans une sorte d'acquiescement béat à la tradition, au sens commun - au conformisme de masse. Je découvre dans un texte de Vincent Descombes consacré à Wittgenstein en 2001 ("Le consensus humain décide-t-il du vrai et du faux ?", in Wittgenstein, état des lieux, dir. E. Rigal, Vrin, 2008) une mise au point sur l'aspect proprement philosophique de la référence au « consensus humain ». Le raisonnement que je vais retranscrire n'est donc pas strictement applicable, tel quel, à mes considérations personnelles ; le malentendu qui a pu se produire à la lecture de certaines thèses de Wittgenstein me semble néanmoins assez proche - toutes proportions gardées, etc. - de celui que mes idées sur le sens commun pouvaient provoquer.

Le but de l'article de V. Descombes est de montrer que l'on a fait un mauvais procès à Wittgenstein, en l'accusant d'avoir substitué à l'idéalisme classique, qu'il a si brillamment critiqué, un « idéalisme linguistique » reposant en dernière analyse sur l'idée que ce qui est vrai l'est parce que les gens disent que c'est vrai - que « le consensus humain décide du vrai et du faux ». Certaines remarques anti-anti-conformistes de Wittgenstein pourraient sembler aller dans ce sens, mais Vincent Descombes montre qu'il n'en est rien.

Plutôt que de retracer toute la démonstration - qu'il vous est loisible de lire -, j'en retranscris la fin. Après avoir résumé les objections de Wittgenstein contre l'« idéalisme classique », V. Descombes enchaîne sur l'« idéalisme linguistique » :

"Nous pouvons imaginer un idéaliste classique qui aurait décidé de transformer sa théorie de la connaissance en idéalisme linguistique. Convaincu par les arguments contre l'objet privé, averti des confusions entourant le recours à des données immédiates de la conscience, il renonce à justifier l'énoncé sur le non-moi « Il pleut » par l'énoncé sur le moi « Il m'apparaît qu'il pleut et je ne trouve pas de raison particulière de douter que cette apparence soit véridique ». Mais il ne renonce pas à l'idée qu'il doit donner une justification ultime de son assertion. Il nous renvoie maintenant à une garantie que donnerait le jeu de langage ou le consensus : dans ma langue, dira-t-il, ou dans ma communauté, on dit que quelqu'un sait de quelle couleur est l'objet s'il lui attribue la même couleur que les autres ; on dit qu'il sait s'il pleut, ou encore qu'il sait employer « Il pleut » conformément à la règle, lorsqu'il dit lui-même « Il pleut » en accord avec le jugement des autres, ou de la majorité des autres.

A cela, Wittgenstein objecte, comme toujours, qu'une philosophie descriptive ne trouve pas trace de cet appel à la communauté dans la démarche d'un sujet qui dit : « Ceci est rouge », ou bien : « Il pleut ». Je sais le français, cela veut dire seulement que je sais appliquer les règles, pas que je fais dépendre ma réaction de ce qu'une majorité des francophones diront dans le cas en question. Sans doute, si tout le monde disait autrement que moi, je serais stupéfait. Mais, dans le cas où le désaccord se reproduirait régulièrement, la conclusion que je devrais tirer ne serait pas que je me suis trompé, mais plutôt que nous ne parlons plus la même langue.

Est-il éclairant de signaler les aspects idéalistes de la théorie conventionaliste de la vérité ? Cela n'est éclairant que si l'on peut transposer au nouvel idéalisme le diagnostic et le remède qu'on avait appliqué à la forme classique. Ce dernier [sic] se caractérisait par le fait qu'il tentait de donner une réponse à une question insoluble : comment atteindre un au-delà des apparences lorsqu'on ne dispose pour tout point de départ que des apparences ?

Il y a dans la question posée une confusion entre deux jeux de langage. Dans le cas de l'idéalisme phénoménologique, on confondait décrire les objets et décrire l'expérience. Dans le cas de l'idéalisme linguistique, on confond, selon la comparaison de Wittgenstein au § 241 des Recherches, l'opération d'instaurer un système de mesure (de fixer par exemple l'unité de mesure) et l'opération d'appliquer ce système.

On a vu comment l'idéalisme classique procédait, selon Wittgenstein, d'une confusion favorisée par l'ambiguïté de l'expression « l'objet que je vois » (est-ce l'arbre qui peut brûler, l'objet physique, ou est-ce l'objet intentionnel, le donné visuel ?). De même, dans l'idéalisme linguistique, la confusion est facilitée par le fait que c'est la même phrase, par exemple « ceci est rouge » ou « ceci est une chaise », qui sera utilisée :

1) Tantôt pour décrire, à l'aide d'une forme de description déjà instaurée, déjà mise en circulation, un objet particulier (ce rideau est rouge, ce meuble est une chaise).

2) Tantôt pour fixer le sens (l'usage) du mot, pour choisir et isoler un échantillon qui fera office, désormais, de « paradigme ». Comment est-ce quand c'est rouge ? On montre un échantillon de rouge. Wittgenstein l'illustre par le dialogue suivant :

« Ceci me semble rouge. » - « Et comment est-ce, rouge ? » - « Ainsi. » Et il faut ici indiquer le bon paradigme. [Fiches, 420.]

La distinction entre les deux jeux, celui de l'accord sur la définition (détermination du paradigme ou de la mesure) et celui de l'accord sur le jugement, est précisément ce qui permet de parler d'une comparaison de la proposition avec la réalité, et donc de sortir des paradoxes du représentationnisme :

« Qu'une proposition empirique soit vraie et une autre fausse, cela ne fait pas partie de la grammaire. Appartiennent à la grammaire toutes les conditions (la méthode) nécessaires pour comparer la proposition à la réalité. Autrement dit, toutes les conditions nécessaires pour la compréhension du sens. » [Grammaire philosophique, § 45]

Sans doute, si les gens cessaient d'être d'accord sur le fait que ceci (que je vous montre tout en parlant) est de la même couleur que l'échantillon conventionnel, ou que ceci (que je vous montre) a la même longueur que l'unité conventionnelle, ce serait un désastre : nous n'aurions plus véritablement de langage commun ou un système de mesure commun. Toutefois, cet accord dans l'application, cette constance dans les résultats, Wittgenstein ne les fonde nullement sur la convention, sur l'accord humain, mais il les renvoie à la nature des choses : « C'est toujours par la grâce de la nature que l'on sait quelque chose. » [De la certitude, § 505]

CONCLUSION

(...) 1) Qu'est-ce que Wittgenstein reproche à l'idéalisme ? Il lui reproche de commettre la faute philosophique qu'il caractérise ainsi : persister à demander le pourquoi d'un acte ou d'une pratique, alors que la seule réponse correcte, la seule réponse intelligible, a été donnée. Par exemple, je réponds « J'ai vu qu'il pleuvait » pour expliquer comment je pouvais affirmer qu'il pleuvait, ou je réponds « J'ai appris à parler ainsi » pour expliquer que je qualifie de « rouge » les objets rouges. Au-delà de cette réponse par la pratique et l'apprentissage, ce qui bien entendu ne saurait suffire au théoricien critique de la connaissance, il n'y a plus que de fausses réponses à une fausse question. Ces justifications par l'impression privée ou par la convention humaine ne justifient rien (....) parce qu'elles reposent sur une assimilation fallacieuse d'un jeu de langage à un autre.

2) Est-ce que l'argument construit par Wittgenstein contre l'idéalisme du sujet individuel vaut aussi contre un idéalisme communautaire ? Oui, s'il est transposé ainsi : l'erreur est de confondre le jeu de langage qui détermine a priori les conditions dans lesquelles une expression descriptive de notre langage sera comparée à la réalité et le jeu de langage dans lequel nous utilisons ces expressions avec la prétention qu'elles soient vraies ou fausses. Ainsi, la réponse de Wittgenstein au reproche d'avoir fait du consens humain ce qui décide du vrai tient bien finalement dans la distinction :

« C'est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c'est dans le langage que les hommes s'accordent. » [Recherches philosophiques, § 241]" (pp. 202-205)


On remarquera pour finir - avec je le répète toutes les précautions nécessaires à l'application à un domaine esthético-moral de thèses proprement philosophiques, que lorsque Flaubert renvoie dos à dos certains des grands courants d'idées de son temps (« Je trouve le Matérialisme et le spiritualisme deux impertinences égales. » ; « la loi Ferry. Ceux qui la défendent et ceux qui l'attaquent m'embêtent également. »), il joue avec ces deux niveaux de jeux de langage, jugeant du point de vue de « l'accord dans le langage » des discussions sur « ce qui est vrai et faux ». Il n'est pas le seul à le faire, et son attitude n'a rien en soi d'illégitime : encore faut-il être conscient de ce que l'on fait, et savoir émettre des jugements à l'intérieur d'un même jeu de langage. Sinon, comme disent les enfants, « c'est vraiment trop facile. »









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P.S. : Dans son intéressant portrait de Condoleezza Rice, T. Meyssan prête à « Condi » une relation homosexuelle avec Mme Tzipi Livni. J'ignore si c'est vrai, mais j'avoue que le célinien en moi s'est vite réveillé en apprenant cela, et a imaginé ce que Ferdinand aurait écrit, avec toute la fascination et tout le dégoût que cela aurait certainement suscités en lui, sur ces étreintes saphiques entre une juive et une négresse. Si l'on ajoute à cela la révélation (pour moi, en tout cas, apparemment « tout le monde savait ») des moeurs tarlouzardes de J. Haider - certes il est loin d'être le premier facho pédé (comme dit un ami, à force d'aimer les couilles bien accrochées, on finit par avoir envie de s'y accrocher), mais tout de même, ça fait sourire -, on se prend vraiment à regretter que Céline ne revienne pas passer quelques semaines chez nous pour nous donner ses impressions. Il y a là place à un morceau d'anthologie. Vive la réalité !

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