lundi 28 avril 2008

(Je n'ai pas trouvé de titre.)

(En fait, cela fait longtemps que je réfléchis à une mise au point sur les rapports entre le voyerisme et le réformisme. Disons que cette petite réaction à un texte que je viens de lire en constitue un prologue.)


Avouons-le, en lisant les citations reproduites hier par M. Radical, et notamment celle de M. Muhammad Yunus sur l'esclavage salarié, on a cru un instant que ce haut lieu du réformisme social-démocrate lucide, adulte, mature-mais-néanmoins-finement-sarcastique, etc., s'était subitement converti au voyerisme.

A la lecture des commentaires (7 à l'heure où j'écris), et notamment celui de M. Radical lui-même, on s'aperçoit vite que ce n'était qu'illusion : avant, c'était dur aussi, il ne faut pas idéaliser le passé, et puis quand on n'est pas salarié on trime aussi, faut pas croire, etc. etc.

Bordel de pourceaux ! Le point n'est pas là. Tant qu'on ergote sur la pénibilité de la vie ou l'efficacité du système par rapport à son confort de consommateur, c'est qu'on n'a pas compris le problème - problème que l'on peut scinder en deux questions, la première englobant la deuxième :

- la question du sens - à quoi sert ce que je fais, ce que chacun fait, ce que tous nous faisons ?

- la question du salariat : est-il possible que je puisse garder à ma vie un sens si je vends ma force de travail ? Le contrat individuel entre patron et salarié (que le patronat qualifie sans rire de « libre », ce qui faisait déjà hurler le fort peu socialiste Max Weber) est-il compatible avec une organisation de la société fondée sur un sens (seul ce qui a un sens est réel) ?

On présente toujours les choses ainsi : je cède une part, plus ou moins considérable, de ma journée à quelqu'un, en échange, une fois « ma journée finie» (intéressante synecdoque), je peux faire ce que je veux, je suis libre (jusqu'au lendemain ou jusqu'à la fin du week-end, ce qui, sans être dupe sur les illusions de la liberté infinie, pose quand même de sévères restrictions).

Mais, même si les développements du système de l'esclavage ces dernières années, avec appels à la réactivité de l'employé d'un côté et crèches d'entreprise de l'autre, je veux dire, même si la volonté, en échange de quelques contreparties matérielles, de garder ses esclaves sous la main presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre - et que bien sûr les esclaves en question (notamment les femmes, esclaves comme les autres) s'en réjouissent -, même si ces développements peuvent à bon droit faire regretter les aspects positifs du système du salariat dans l'après-guerre, ils ne suffisent pas à répondre à la question de la possibilité de concilier le système individualiste du salariat et un sens global à la société.

De ce point de vue, pourquoi ne pas accorder du crédit aux patrons, qui après tout connaissent bien le système ? Lorsqu'ils déclarent, grosso modo, que la récré est finie, qu'il faut bosser encore et toujours plus, que c'est comme ça que ça marche et pas autrement, le fait qu'ils plaident pour leur chapelle ne signifie pas qu'ils aient tort. Au contraire, outre qu'une propagande cynique peut moins abrutir celui qui la profère qu'un discours de compensation narcissique ne peut troubler la vision de celui qui l'énonce pour se donner une bonne image de lui-même ("je suis salarié mais libre, en fait"), ils nous disent la vérité du système, qui n'est pas du tout fait pour la liberté, et qui n'a pu donner cette impression que de façon exceptionnelle.

Les patrons ont raison : les « Trente Glorieuses » n'ont été qu'une exception. Dans le système de l'idéologie individualiste (au sens de Dumont), il est fort possible que le doublet salariat (pour le confort et l'individualisme) / patrie (pour le sens global) soit la construction la plus cohérente possible, prenant aussi bien en compte les aspirations des individus que les restes de holisme qui ne peuvent pas ne pas les traverser (langue commune, passé commun, traditions, etc.). Mais ce doublet, reposant in fine sur une base individualiste (toujours au sens de Dumont, qui dans cette phrase inclut sans problème les connotations péjoratives que l'on a à l'esprit en critiquant, ça ne mange pas de pain, l'individualisme contemporain, les gens ne sont pas gentils, c'est triste), ce doublet ne peut fonctionner qu'en période de prospérité (ou de sensation de prospérité, d'ailleurs - à de nombreux points de vue la vie est moins dure matériellement en 2008 qu'en 1968) : dès qu'il y a crise, on se rabat sur le « tout-pour-ma-gueule » et le « après-moi-le-déluge ».

De surcroît, si les aspects dissolvants de l'individualisme peuvent, dans certaines circonstances favorables (n'oublions pas, pour les « Trente Glorieuses », l'impact de la deuxième guerre mondiale, la volonté de solidarité - programme du CNR, etc.) être relativement contenus, la fraction la plus représentative de l'individualisme, à savoir les patrons, est bien plus difficile à maîtriser (demandez à de Gaulle), et n'a que faire des mythes de la « patrie ». Ici, la vulgate marxiste du « capital cosmopolite » est toujours aussi valable : dès qu'il y a eu quelques ratés dans le système (mouvements politiques des années 60 d'un côté, choc pétrolier de l'autre), on eut vite fait de chercher des solutions pour son compte en banque sans se soucier trop de celui de ses compatriotes - et la mondialisation reprit son cours (j'ai dû écrire ça il y a longtemps, il suffit de lire un peu le Manifeste communiste pour voir que capitalisme = mondialisation. Ici encore, une période comme les « Trente Glorieuses » n'est qu'une exception, avec une heureuse conjoncture (encouragée par les politiques ceci dit) sur le poids de la demande intérieure dans l'économie, avec les effets que l'on sait (ce qui ne préjuge pas de l'avenir). De ce point de vue nos amis patrons sont culottés de présenter la fin de la récréation comme un fait inévitable, alors qu'ils en sont parmi les principaux responsables. Dieu le leur rendra.

Ajoutons pour en remettre une dernière couche que les « Trente Glorieuses » aboutirent finalement à Mai 68. On peut prendre ce mouvement par tous les bouts, l'aimer, le honnir ou s'en moquer, on ne sortira pas du fait que les gens qui vivaient à une époque que rétrospectivement nous considérons presque comme un paradis perdu, avouèrent alors sans détours qu'ils se faisaient chier. Si cela put délirer sec ("On déconne rose dans l'espoir" - Céline), cela ne fut pas, au moins, un appel au retour à un esclavage soft et intériorisé, comme on peut l'entendre trop souvent, finalement, dans les critiques de la mondialisation ou de la «flexibilité ».


Après, ne tombons pas non plus dans des excès inverses et épiques, ne méprisons pas « les travaux et les jours », les besoins de quiétude et de repos de « l'homme moyen » (notion musilienne sur laquelle je reviendrai). Et ne croyons pas avoir trouvé de solution. Il se peut que l'évolution globale amène tour à tour des périodes de crise, comme actuellement, et des périodes plus calmes, comme dans les années 60, nécessairement instables, mais qui permettent au système de faire une pause indispensable. Jusqu'à... nul ne sait quoi. Mais il fallait montrer que problématiser la pratique du salariat n'a pas d'intérêt si on le fait du point de vue du confort, et encore moins bien sûr (commentaire n°5 chez M. Radical) du point de vue du consommateur. Dans la pratique, nous sommes sans doute loin d'en avoir fini avec l'idéologie individualiste, mais ce n'est pas une raison pour en garder les présupposés les plus caricaturaux au moment même où l'on s'efforce de réfléchir à l'un de ses piliers (le salariat). Sinon, comme M. Radical, on bat en retraite à la première objection venue.




Et puis, certains non-salariés, quand bien même ils se la jouent, ont plus de gueule que tous les esclaves salariés du monde :

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(Et eux fument sans se poser de questions...)

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jeudi 24 avril 2008

Alternance unique.

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Les deux mâchoires du piège libéral... A la première lecture, le dernier livre de Jean-Claude Michéa, L'empire du moindre mal, malgré une certaine confusion dans l'exposition, m'a beaucoup séduit. En le re-parcourant pour vous le présenter, j'ai été nettement plus sensible aux approximations et raccourcis qui grèvent ce livre trop court par rapport à l'importance de son sujet (l'essence du libéralisme). Faute de savoir encore à quel point j'entrerai dans ces détails, je vous en conseille cependant la lecture, et vous en livre aujourd'hui un nouvel extrait :

"La logique libérale définit un tableau à double entrée. Dans ce tableau, la droite moderne (celle qui a définitivement renoncé, depuis la Libération, à rétablir l'alliance du trône et de l'autel) représente le mode d'entrée privilégié par le Marché et son expansion perpétuelle. La gauche moderne (celle qui a définitivement renoncé, depuis le Mai 68 étudiant, au compromis historique passé avec le mouvement ouvrier socialiste lors de l'affaire Dreyfus) représente le mode d'entrée privilégié par le Droit et sa culture transgressive. L'une procède plutôt de Turgot et d'Adam Smith, l'autre plutôt de Benjamin Constant et de John Stuart Mill (parfois revêtus, il est vrai, du manteau de cuir de Trotsky, pour de vagues raisons historiques encore partiellement agissantes). C'est pourquoi le clivage droite/gauche, tel qu'il en est venu à fonctionner de nos jours, est la clé politique ultime des progrès constants de l'ordre capitaliste. Il permet, en effet, de placer en permanence les classes populaires devant une alternative impossible. Soit elles aspirent avant tout à être protégées contre les effets économiques et sociaux immédiats du libéralisme (licenciements, délocalisations, réformes des retraites, démantèlement du service public, etc.), et il leur faut alors se résigner, en recherchant un abri provisoire derrière la gauche et l'extrême gauche, à valider toutes les conditions culturelles du système qui engendre ces effets. Soit, au contraire, elles se révoltent contre cette apologie perpétuelle de la transgression, mais en se réfugiant derrière la droite et l'extrême droite, elles s'exposent à valider le démantèlement systématique de leurs conditions d'existence matérielles, que cette culture de la transgression illimitée rend précisément possible. Quel que soit le choix politique (ou électoral) des classes populaires, il ne peut donc leur offrir aucun moyen réel de s'opposer au système qui détruit méthodiquement leur vie." (pp. 118-119)

En note, J.-C. Michéa ajoute deux compléments :

- "En raison de la complémentarité constitutive des deux moments philosophiques du libéralisme [celui du Marché et celui du Droit, AMG], leur opposition dialectique tend toujours à s'atténuer dans les politiques gouvernementales concrètes. La gauche moderne, une fois au pouvoir, finit donc généralement par se rallier à l'économie de marché, tandis que la droite, quand elle revient aux affaires, se résigne, le plus souvent, à inscrire dans le marbre de la loi les différentes étapes, jugées inéluctables, de l'« évolution des moeurs ». On trouvera dans l'Idéologie allemande une description prophétique de cette division contemporaine du travail entre les fractions de gauche de la classe dominante (celles qui contrôlent les sphères « culturelles » du Capital) et ses fractions de droite (celles qui en contrôlent les sphères économiques). « Les uns - écrit Marx - seront les penseurs de cette classe (les intellectuels actifs, qui réfléchissent et tirent leur subsistance principale de l'élaboration de l'illusion que cette classe se fait sur elle-même) tandis que les autres auront une attitude plus passive et plus réceptive en face de ces pensées ou de ces illusions, parce qu'ils sont, dans la réalité, les membres actifs de cette classe et qu'ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leurs propres personnes. A l'intérieur de cette classe, cette scission peut même aboutir à une certaine opposition et une certaine hostilité des deux parties en présence. Mais dès que survient un conflit pratique où la classe entière est menacée, cette opposition tombe d'elle-même, tandis que l'on voit s'envoler l'illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées de la classe dominante. » (pp. 124-25, c'est très probablement J.-C. Michéa qui souligne.)

- "Comme chacun peut le constater, là où les sociétés totalitaires s'en tenaient au principe simpliste, et coûteux en vies humaines, du parti unique, le capitalisme contemporain lui a substitué, avec infiniment plus d'élégance (et d'efficacité), celui de l'alternance unique." (p. 125)


On remarquera pour la petite histoire qu'un Alain Soral tient des raisonnements tout à fait comparables, Soral que J.-C. Michéa se garde bien de citer ne serait-ce qu'une fois. Est-ce pour éviter un voisinage avec le FN, ou parce que dans le créneau du « mâle blanc sévèrement burné, qui n'a peur ni des mots ni des cailleras ni des féministes », il n'y aurait de place que pour un seul exemplaire ?


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Ach, dans le genre, nos deux braves gars ont encore des progrès à faire...

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(Une féministe est-elle plus ou moins dangereuse qu'une hyène, ceci dit, on peut se poser la question...)

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mardi 22 avril 2008

"Le libéralisme n'est pas une idéologie, mais un empirisme."

(M. Maso, septembre 2006)


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"Le socialisme n'implique pas l'abolition du Droit abstrait. Il implique seulement qu'on ne confonde pas les règles instituées par ce dernier avec les principes sur lesquels doit s'appuyer une politique décente. Il n'y a ainsi aucune contradiction, d'un point de vue socialiste, à autoriser juridiquement ce que par ailleurs on s'efforce de combattre moralement ou politiquement. Le fait qu'un comportement soit légal ne signifie pas pour autant, en effet, qu'on doive le considérer comme moralement désirable ou politiquement juste. Comme le rappelait Lénine, ce n'est pas parce qu'il est juste de défendre le droit au divorce, qu'il faut nécessairement tenir ce dernier pour une solution idéale ou enviable en elle-même et lui conférer ainsi le statut d'une nouvelle norme. Dans l'optique libérale, en revanche, le Droit étant, par définition, la seule référence idéologique commune des individus (la morale n'étant au mieux qu'une affaire privée), une telle distinction est dépourvue de sens et tend donc à devenir impraticable. C'est pourquoi la pente naturelle des sociétés libérales est non seulement de recourir au Droit pour régler tous les problèmes rencontrés ; mais elle implique, d'une manière ou d'une autre, l'interdiction progressive de tout ce qui est supposé « nuire à autrui », selon les canons définis par les rapports de force du moment. Et comme n'importe quelle prise de position politique, religieuse ou morale suppose, si elle est cohérente, la critique des positions adverses, elle sera toujours, en droit, suspecte de nourrir une « phobie » (consciente ou inconsciente) à leur endroit. La phobophobie libérale (c'est-à-dire la phobie de tous les propos susceptibles de « nuire à autrui » en osant contredire son point de vue ou critiquer ses manières d'être) ne peut donc aboutir - à travers la multiplication des lois instituant le « délit d'opinion », et sous la menace permanente du procès en diffamation - qu'à la disparition progressive de tout débat politique sérieux, et, à terme, à l'extinction graduelle de la liberté d'expression elle-même, qu'elle qu'ait été, au départ, l'intention des pouvoirs libéraux."

- Lénine, Muray (et Durkheim), même combat ! - Je tire ces lignes, pleines d'un doux sens de la hiérarchie des valeurs, du dernier livre de J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal (Climats, 2007, pp. 183-84). J'espère lui consacrer des textes plus détaillés dans l'avenir.

Dans le présent, un éventuel autre exemple ici - je dis éventuel, car s'il est facile de trouver de multiples reproductions de ce texte sur tous les sites anti-Sarko et anti-impérialistes possibles, il est bien moins aisé d'avoir des détails sur les sources et la fiabilité réelles de ces informations. Vive la France en tout cas !

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samedi 19 avril 2008

"L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance..."

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Dans la mesure où je pense utiliser ce texte dans un avenir proche, et parce que de toute façon il ne manque pas de saveur, je retranscris ci-après le célèbre chapitre 13 de la première partie de L'homme sans qualités. Bonne lecture !


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"UN CHEVAL DE COURSE GÉNIAL CONFIRME EN ULRICH LE SENTIMENT D'ÊTRE UN HOMME SANS QUALITÉS."

"Qu'Ulrich pût penser avoir obtenu quelques résultats dans le domaine scientifique n'était pas absolument sans importance pour lui. Ses travaux lui avaient même valu une certaine estime. De l'admiration eût été trop demander, car l'admiration, même au royaume de la vérité, est réservée aux aînés dont il dépend que l'on obtienne ou non l'agrégation ou une chaire. A strictement parler, il était resté ce qu'on appelle un espoir ; on nomme espoir, dans la république des esprits, les républicains proprement dits, c'est-à-dire ceux qui s'imaginent qu'il faut consacrer à son travail la totalité de ses forces, au lieu d'en gaspiller une grande part pour assurer son avancement social ; ils oublient que les résultats de l'homme isolé sont peu de chose, alors que l'avancement est le rêve de tous, et négligeant ce devoir social qu'est l'arrivisme, ils oublient que l'on doit commencer par être un arriviste pour pouvoir offrir à d'autres, dans les années du succès, un appui à la faveur duquel ils puissent arriver à leur tour.

Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien de tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu'Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots : « un cheval de course génial ». Ils se trouvaient dans le compte rendu d'une sensationnelle victoire aux courses, et son auteur n'avait peut-être même pas eu conscience de la grandeur de l'idée que l'esprit du temps lui avait glissée sous la plume. Ulrich comprit dans l'instant quel irrécusable rapport il y avait entre toute sa carrière et ce génie des chevaux de course. Le cheval, en effet, a toujours été l'animal sacré de la cavalerie ; dans sa jeunesse encasernée, Ulrich n'avait guère entendu parler que de femmes et de chevaux, il avait échappé à tout cela pour devenir un grand homme, et voilà qu'au moment même où, après des efforts divers, il eût peut-être pu se sentir proche du but de ses aspirations, le cheval, qui l'y avait précédé, de là-bas le saluait...


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Le fait a sans doute sa justification historique : il n'y a pas si longtemps encore, un homme digne d'admiration était un être dont le courage est un courage moral, la force une force de conviction, la fermeté celle du coeur et de la vertu, un être qui juge la rapidité puérile, les feintes illicites, la mobilité et l'élan contraires à la dignité. Cet être, il est vrai, a fini par ne plus subsister que dans le corps enseignant secondaire et dans toute espèce de déclarations purement littéraires ; c'était devenu un fantôme idéologique, et la vie a dû se trouver un nouveau type de virilité. Comme elle le cherchait des yeux autour d'elle, elle découvrit que les prises et les ruses dont se sert un esprit inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup des prises d'un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile, qu'il s'agisse de deviner le point faible d'un problème ou celui d'un ennemi en chair et en os. Si l'on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes ; bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distingueraient pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser ; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu'il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d'entre eux est vraiment reconnu comme tel ; ainsi donc, le sport et l'objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu'on se faisait jusqu'à eux du génie et de la grandeur humaine.


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En ce qui concerne Ulrich, on doit même dire qu'il avait été de quelques années en avance sur son temps dans ce domaine. Car c'est précisément de la manière dont on améliore ses performances d'une victoire, d'un centimètre ou d'un kilo, qu'il avait pratiqué la science. Son esprit devait prouver son acuité et sa force, et il avait fourni un travail de force. Ce plaisir qu'il prenait à la puissance de l'esprit était comme une attente, un jeu belliqueux, une sorte de droit imprécis, mais impérieux sur l'avenir. Il ne savait pas bien à quoi le mènerait cette puissance ; on en pouvait faire tout ou rien, devenir grâce à elle un criminel ou le sauveur du monde. Telle est bien plus ou moins, en général, la situation psychique qui assure au monde des machines et des découvertes des renforts toujours frais. Ulrich avait considéré la science comme un préliminaire, un endurcissement, une sorte d'entraînement. S'il en ressortait que la pensée scientifique fût trop sèche, trop aiguë, trop étroite, sans échappée, il fallait l'accepter comme on accepte l'expression de tension et de privation qui s'inscrit sur le visage lorsque le corps, ou la volonté, fournissent un gros travail. Pendant des années, Ulrich avait aimé la privation spirituelle. Il haïssait les hommes incapables, selon le mot de Nietzsche, « de souffrir la faim de l'âme par amour de la vérité » ; ceux qui ne vont pas jusqu'au bout, les timides, les douillets, ceux qui consolent leur âme avec des radotages sur l'âme et la nourrissent, sous prétexte que l'intelligence lui donne des pierres au lieu de pain, de sentiments religieux, philosophiques ou fictifs qui ressemblent à des petits pains trempés dans du lait.


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- ici M. Limbes s'excite et rappelle que sans religion la science n'est pas la vraie science ; ce n'est pas notre sujet du jour.

Son avis était qu'on se trouve embarqué aujourd'hui avec toute l'humanité dans une sorte d'expédition, que la fierté exige de répondre « pas encore » à toute question inutile et de conduire sa vie selon des principes ad interim, tout en restant conscient d'un but qu'atteindront ceux qui viendront après nous. La vérité est que la science a favorisé l'idée d'une force intellectuelle rude et sobre qui rend franchement insupportables toutes les vieilles représentations métaphysiques et morales de la race humaine, bien qu'elle ne puisse leur substituer qu'une espérance : celle qu'un jour lointain viendra où une race de conquérants intellectuels pourra enfin s'établir dans les vallées de l'abondance spirituelle.

Tout cela reste bel et bon tant qu'on n'est pas obligé de ramener son regard des visions lointaines à la proximité du présent, tant qu'il ne vous a pas fallu apprendre qu'entre-temps, un cheval de course est devenu génial. Le lendemain de cette découverte, Ulrich se leva du pied gauche, et du droit, indécis, alla repêcher sa pantoufle. C'était dans une autre ville et dans une autre rue que celles où il demeurait maintenant, mais peu de semaines auparavant. Déjà, sous les fenêtres, les autos fonçaient dans l'éclat brun de l'asphalte, la pureté de l'air matinal commençait à s'emplir de l'acidité du jour, et Ulrich estimait indiciblement absurde, dans cette lumière couleur de lait qui filtrait à travers les rideaux, de recommencer une fois de plus à ployer son corps nu en avant et en arrière, à le soulever de terre puis à l'y recoucher à l'aide des muscles abdominaux, pour finir par faire sonner ses poings sur un punching-ball, comme font tant d'hommes à cette heure-là, avant de se rendre à leur bureau. Une heure par jour, cela représente un douzième de la vie consciente, et suffit pour maintenir un corps exercé dans les dispositions d'une panthère prête à toutes les aventures ; mais cette heure est sacrifiée à une attente absurde, car les aventures qui seraient dignes de cet entraînement ne se produisent jamais. Il en va de même de l'amour, pour lequel l'homme est soumis à un entraînement exagérément intensif, et Ulrich finit par découvrir encore qu'il ressemblait, même dans sa science, à un homme qui franchit une chaîne de montagnes après l'autre sans jamais apercevoir le but. Il possédait des fragments d'une nouvelle manière de penser et de sentir, mais le spectacle d'abord si intense de la nouveauté s'était dissous dans la multiplication des détails, et si Ulrich avait cru boire à la source de la vie, presque toute son attente était désormais tarie. C'est alors qu'il s'arrêta, au beau milieu d'un grand travail dont les perspectives étaient considérables. Ses collègues lui apparaissaient comme des procureurs implacables et maniaques, des policiers de la logique, et tout ensemble comme des opiomanes, dévots d'une drogue étrangement blafarde qui les aidait à peupler le monde de chiffres et de rapports abstraits : « Bon Dieu ! dit-il, je n'ai pourtant jamais eu l'intention d'être mathématicien toute ma vie ? »

Quelle intention, somme toute, avait-il eue ? A ce moment-là, il ne restait plus que la philosophie a quoi il pût se vouer. Mais la philosophie, dans l'état où elle se trouvait alors, lui rappelait l'histoire de Didon, où une peau de boeuf est coupée en lanières sans qu'on sache du tout si on en pourra réellement ceindre un royaume ; et ce qui se formait de neuf en ce domaine ressemblait trop à ce qu'il avait fait lui-même pour pouvoir encore l'attirer. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est qu'il se sentait beaucoup plus éloigné que dans sa jeunesse de ce qu'il avait voulu être, supposé qu'il l'eût jamais su. Avec une merveilleuse netteté, il voyait en lui, à l'exception du sens de l'argent dont il n'avait pas besoin, toutes les capacités et toutes les qualités en faveur à son époque, mais la possibilité de les appliquer lui avait échappé ; et puisque en fin de compte, si les footballeurs et les chevaux eux-mêmes ont du génie, seul l'usage qu'on en fait peut encore vous permettre de sauver votre singularité, il résolut de prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités."


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Du « bon usage de ses capacités »... Tout ça pour ça ?

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mardi 15 avril 2008

"Un malaise qui vient du fond de l’histoire américaine, un malaise qui était sans doute une partie de la substance de l’Amérique dès son origine..."

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"A quel moment, donc, faut-il à voir s’attendre surgir le danger [pour l’Amérique] ? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. (...) Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nations d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant."



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Alleluia !

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lundi 14 avril 2008

Candide au pays des (salauds de) pauvres.

Je recopie ci-après les meilleurs passages de la postface écrite par Jacques Rancière pour la récente réédition de son livre La parole ouvrière (auquel j'ai déjà fait allusion il y a quelques mois). Je rappelle qu'il s'agit d'un recueil, dont le coauteur est Alain Faure, de textes rédigés par des ouvriers entre 1830 et 1851, et que ce livre a paru pour la première fois en 1976.

"Il semble aujourd'hui nécessaire de le rappeler : Mai 1968 ne fut pas ce que les interprétations caricaturales des années 1980 et 1990 en ont fait : un joyeux défoulement de hippies à guitares et cheveux longs, ou l'insurrection d'une jeunesse désireuse de briser les obstacles qui l'empêchaient de jouir librement des promesses nouvelles de la marchandise. Quelle qu'ait été la part des illusions et des méprises de ce temps, une chose est sûre : le paysage de Mai 1968 fut celui de manifestations et d'assemblées menées sur fond d'usines en grève, parées de drapeaux rouges, et criant des mots d'ordre anticapitalistes et antiétatiques. (...) Ce moment du grand revival ouvrier, marxiste et révolutionnaire fut aussi celui d'une confrontation radicale entre plusieurs marxismes, plusieurs traditions révolutionnaires, plusieurs idées de la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier qui séquestrait cadres et patrons n'était pas la grande masse disciplinée aux ordres d'une avant-garde théoriquement éclairée dont parlaient les classiques du marxisme ; la classe ouvrière qui gardait les usines ornées de drapeaux rouges n'était pas celle au nom de laquelle les manifestants étudiants agitaient les mêmes drapeaux rouges ; celle que rencontraient les étudiants gauchistes établis en usine était nettement plus colorée et nomade que celle qu'ils étaient venus chercher, etc.

C'est dans ce contexte que fut entreprise la recherche dont ce livre marque une étape. (...) J'avais, pour ma part, vécu les années précédentes au sein des certitudes althussériennes. Althusser avait proclamé la nécessité d'un retour à Marx pour retrouver le tranchant de sa rupture théorique et politique. Mais il avait en même temps confirmé la vision classique de masses nécessairement plongées dans l'idéologie dominante, incapables de comprendre et de transformer leur situation sans le secours de la science. Et il avait tout particulièrement ridiculisé les mots d'ordre « idéologiques » de ces militants étudiants qui voulaient se passer de la direction de la science et du Parti. L'ampleur prise en Mai 68 par les mots d'ordre des étudiants, la manière dont ils avaient résonné dans les usines en grève et ébranlé l'ordre étatique et social obligeaient à remettre en cause la confortable opposition de la science et de l'idéologie. Elle obligeait à retourner le jeu, à considérer cette science qui prétendait guérir l'illusion des masses soumises ou des révoltés naïfs comme une rationalisation particulière qui avait confisqué les logiques singulières à l'oeuvre dans les formes d'action militante et les mouvements d'émancipation populaire.

Cette leçon entraîna pour moi quelques années loin de la « théorie », au service d'un mouvement maoïste qui proclamait que l'on avait raison de se révolter et que les idées justes sur la lutte contre l'oppression se formaient dans la pratique des opprimés et non dans les têtes des savants marxistes. Ces années me permirent de constater que cette raison de la révolte que l'on opposait aux rationalisations de la science était, comme elles, prélevée par un coup de force sur la multiplicité complexe, voire contradictoire, des raisons et des formes des révoltes ; qu'elle n'était, elle encore, proclamée que pour assurer le pouvoir de ceux qui s'estimaient seuls capables de mettre les bonnes volontés des jeunes gens généreux au service des vrais intérêts du peuple et des voies de l'avenir. Ce n'était certes pas là une découverte personnelle. Les années qui suivirent 1968, pour ceux qui voulurent en prolonger l'élan, furent l'occasion d'une formidable accélération, qui leur fit revivre en trois ou quatre ans toutes les espérances et tous les échecs, toutes les certitudes et toutes les contradictions d'un siècle d'histoire du mouvement ouvrier et de théorisation marxiste : toutes les surprises à voir à voir le peuple, le prolétariat ou la révolte toujours ailleurs que là on les convoquait, au moment au moment où on les attendait

- eh oui, comme disait Valéry, le réel est toujours dans l'opposition - ce n'est pas N. Sarkozy qui dira le contraire

; toutes les désillusions à voir ces rencontres manquées renforcer indéfiniment le pouvoir de ceux qui prétendaient savoir seuls le lieu et l'heure convenables.

Le temps où ce livre fut mis en chantier, entre 1973 et 1975, était celui où ces déconvenues s'exprimaient de diverses manières. Les uns - les unes surtout - dénoncèrent la contradiction d'un activisme gauchiste qui prétendait changer le monde ancien tout en conservant son noyau le plus résistant dans la structure mâle et paternelle du pouvoir militant. Cette critique féministe trouvait son écho dans la critique globale du modèle familialiste menée par l'Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Les uns en tiraient l'idée d'une micropolitique des réseaux, tandis que d'autres la ramenaient à l'apologie du « désir » opposé aux rigueurs militantes. D'autres mirent en cause la foi dans le potentiel d'émancipation de la classe ouvrière. Aux histoires héroïques des révoltes ouvrières ils firent succéder les enquêtes minutieuses sur toutes les formes de la disciplinarisation des corps ouvriers, quitte à privilégier les formes de révolte sauvage (action collective des briseurs de machines ou récupération personnelle des virtuoses de la « perruque ») contre un mouvement ouvrier intégré à l'ordre disciplinaire. Ce fut aussi le temps de l'engouement pour les traditions et les cultures populaires, de l'exaltation des gestes ordonnés de l'artisan traditionnel et des joyeux désordres des fêtes et des carnavals des peuples d'autrefois.

- Une pointe d'ironie sans doute, regrettable, de même que la brièveté de cette évocation : c'est justement le lien entre ce dernier type de travaux et ceux de J. Rancière lui-même, tels qu'il va sous peu les décrire, qui semble constituer la piste de travail la plus intéressante.

Ce fut enfin le temps d'élaboration de ce qui s'appela « nouvelle philosophie ». En 1975, La cuisinière et le mangeur d'hommes d'André Glucksmann emblématisa la conversion des révolutionnaires, ayant compris que la volonté de créer un monde où, selon les paroles de Lénine, les cuisinières se mêleraient des affaires de l'Etat ne pouvait conduire qu'à l'horreur du goulag. La leçon, à l'époque, se réclamait de la plèbe généreuse et souffrante, victime des expériences des maîtres penseurs. Au fil des années, elle s'identifierait de plus en plus à la simple thèse des dominants et des exploiteurs affirmant que toute volonté de justice sociale mène à la terreur totalitaire.

Il me sembla alors qu'il y avait mieux à faire que de rejouer le vieux numéro des jeunes gens généreux trompés par les promesses fallacieuses d'une utopie criminelle. La faillite du marxisme d'Etat n'empêchait pas l'exploitation d'exister. Et un siècle et demi de combats ouvriers contre l'exploitation et de tentatives révolutionnaires avortées ou dégénérées ne pouvaient être versées au simple compte de l'illusion de quelques théories et des entreprises de quelques manipulateurs. Les échecs et les perversions de la tradition socialiste et révolutionnaire ne dépendaient pas de quelques thèses et de quelques têtes. La raison devait en être cherchée d'abord dans le réel des formes d'oppression et de résistance, de combat et d'organisation. Le problème n'était pas de dénoncer les illusions ou les crimes du marxisme, mais d'étudier la manière dont il avait rencontré ou manqué, épousé ou détourné les traditions et les combats des ateliers, ou celles des militants républicains et des ouvriers insurgés. Parmi tous les événements qui, dans ces années 1970, vinrent contrarier les découragements ou les reniements, l'un d'entre eux fut tout particulièrement emblématique à ce sujet ; ce fut, en 1973, la lutte des ouvriers horlogers de Lip et leur décision de remettre eux-mêmes en marche leur usine et de produire pour leur propre compte afin de soutenir financièrement leur grève et de montrer la capacité des ouvriers à diriger collectivement la production. (...) L'initiative des Lip ramenait au premier plan l'idée d'une tradition autonome de lutte ouvrière (...), invitait à reconsidérer des traditions ouvrières battues en brèche par la vision stratégique du marxisme et par sa stricte séparation entre la lutte économique et la lutte politique : celles de l'association ouvrière et du syndicalisme révolutionnaire. (...)

Se dessinait une triple tâche : retrouver les conditions concrètes d'élaboration d'une tradition révolutionnaire proprement ouvrière ; analyser les formes de sa rencontre problématique avec les théories sociales, des socialismes utopiques au marxisme ; mais aussi mettre à jour les problèmes internes de cette tradition, ses contradictions et ses limites. (...) Nous n'avons pas cherché à privilégier une de ces expressions multiples et contradictoires, pas davantage à gommer ce que les formes polies et raisonneuses de ces textes pouvaient avoir de déconcertant pour tous ceux qui y chercheraient le cri sauvage de la révolte ou l'adéquation entre une pensée de classe et une vision large de l'émancipation humaine.

Deux présuppositions, il est vrai, commandaient notre manière de présenter cette forme raisonneuse et cette multiplicité d'expressions. La première est que ces expressions multiples pouvaient être pensées comme autant de manières d'exprimer une même pensée de classe, une même attitude d'auto-affirmation, cherchant à contredire tel ou tel aspect de l'image de l'ouvrier formée par la bourgeoisie. Par là, ce recueil, soucieux de faire voler en éclat les stéréotypes dominants sur la pensée ouvrière, partage encore l'idée d'une voix ouvrière, forgée dans les combats de l'atelier, comme expression d'une même attitude de classe. C'est cette présupposition que la suite de mon propre travail m'a amené à remettre en question. Parue six ans plus tard, La nuit des prolétaires a insisté au contraire sur la rupture qui sépare la parole ouvrière de toute adhérence simple à un corps ouvrier collectif. J'ai tenté d'y montrer comment la voix qui affirme un sujet ouvrier supposait tout un travail de désidentification, d'arrachement à une identité ouvrière donnée, d'entrée par transgression sur le terrain de la pensée et de la parole des autres. Mais le travail ainsi mené pour complexifier le statut de la parole ouvrière n'a fait, en revanche, que confirmer l'autre présupposition qui guidait ce recueil, à savoir que cette parole était bien l'expression d'un travail de la pensée et non la manifestation spontanée d'une souffrance et d'une colère. Il a continué à vérifier la leçon jacotiste que tout le monde pense et que toutes les intelligences sont également aptes à ces complexités de la pensée dont certains prétendent, aujourd'hui comme hier, se réserver le privilège.

- « jacotiste » : référence à Jacotot, pédagogue du XIXe siècle (que Baudelaire détestait, soit dit en passant), présenté ici par J. Rancière)

C'est pourquoi je ne crains pas trop l'effet d'inactualité que les trente années passées pourraient avoir sur ce recueil. On peut certes arguer qu'un temps où l'opinion dominante tient toute revendication ouvrière pour la manifestation d'une incurable arriération ou d'un égoïsme de privilégiés n'a guère de raisons de s'intéresser aux raisons des typographes, cordonniers et tailleurs des années 1830. On peut souligner à l'inverse que la destruction systématique des conquêtes ouvrières et l'éclatement du marché du travail remettent à l'ordre du jour les conditions d'isolement et d'insécurité qui poussèrent ces ouvriers à prôner et à pratiquer l'association ouvrière. Mais ces formes d'actualité et d'inactualité ne touchent pas encore le coeur du problème. La parole ouvrière fut certes écrite en un temps où les luttes ouvrières et l'espérance de l'émancipation étaient plus présentes aux esprits qu'aujourd'hui. Mais en ce temps même, son choix de montrer une pensée au travail là on l'on attendait le cri de la souffrance, la sauvagerie d'une révolte ou l'effervescence d'une culture populaire rendait ce recueil inactuel. Cette inactualité est d'aujourd'hui autant que d'hier. L'égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l'on puisse nourrir sur l'ordre social."

Petite pointe nietzschéenne pour finir - est-ce si important d'être « inactuel » ? - Quoi qu'il en soit, et tout en notant qu'il ne faut pas opposer « culture populaire » et pensée, loin s'en faut, j'apprécie déjà le recul par rapport aux mythes « spontanéistes » des révoltes sauvages et du pur « cri de la souffrance » ; j'attends surtout de vérifier sur pièces si ce qu'écrivaient les ouvriers eux-mêmes est aussi teinté de messianisme et, pour reprendre la terminologie de Muray, de « dix-neuvièmisme », que celle des idéologues socialistes de l'époque (Saint-Simon, Fourier...), ou si, au contraire et comme, il faut l'avouer, je le souhaite, ces ouvriers avaient bien plus les pieds sur terre que ceux qui, déjà, énonçaient en leur nom des utopies dont la réalisation, passée et/ou en cours, n'a malheureusement pas laissé un goût amer qu'à l'haleine du bilieux Glucksmann.

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mercredi 9 avril 2008

Le roi Léon.

"Longue lettre d'un éditeur me démontrant qu'il n'a rien à se reprocher. Je le savais. Tous les éditeurs sont sans reproche. C'est un privilège qu'ils ont en commun avec les femmes et les domestiques."

" - Monsieur. Je ne sais rien de plus révoltant que le manque de virilité. Que signifie votre « admiration » pour moi si vous êtes un sentimental ?" (on comprend que le sens logique - Bloy parle presque au même endroit du « besoin de logique absolue » d'un écrivain catholique - est plus important ici que le sous-entendu macho-homophobe)

Sur les protestants : "Leur tolérance, d'ailleurs illusoire, n'est qu'un manque inouï d'Absolu, un mépris démoniaque de la Substance." - et il faudrait d'ailleurs voir si cette tolérance n'est pas illusoire justement par manque d'absolu et mépris de la substance.




major-dundee



"La personnalité, l'individualité, c'est la vision particulière que chaque homme a de Dieu."

- presque une définition du holisme ! - Dieu bénisse Bloy qui bénit Dieu qui bénit Bloy qui bénit Dieu... C'est le vrai don/contre-don : pour entrer dans ce système de réciprocité, il faut se donner autant que donner. Le contrat n'est évidemment qu'une forme abâtardie de réciprocité, un truc - comme le truc d'un magicien - pour donner sans se donner, exiger de la réciprocité sans avoir payé de sa personne, ou plutôt, comme dit Bloy, de sa personnalité. Ça ne peut tenir que provisoirement. Mort ou pas, Dieu se venge.


vertigo3



Et il y a de quoi avoir les boules !

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lundi 7 avril 2008

Ecriture et cochonnerie - ou quand, et comment, les particules élémentaires se remuent ce qui leur sert de tige.

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Irak (région kurde), 1950. Qui regarde qui, qui juge qui...


Peut-être trouvera-t-on que ce qui suit ne découvre pas la lune, mais :

- c'est très joliment dit (par Musil, peut-être l'aviez-vous deviné) ;

- le fait même que les diagnostics que vous allez lire sont toujours aussi exacts, 90 ans après leur formulation, n'est pas sans signification ;

- les diagnostics en question sont énoncés par un auteur aussi peu « militant » ou « engagé » que possible, quelqu'un qui a toujours été fidèle à lui-même, et cela aussi me semble-t-il leur confère un certain poids.

(Les coupures dans le texte sont de moi. Jacques Bouveresse, qui nous le présente, en pratique une, que je n'ai pas signalée. Je me suis permis de modifier légèrement la traduction.)

"Dans une formule lapidaire et énigmatique, [Musil] note : « Le manque de systématique fait que les hommes font de la littérature et vivent comme les porcs. Il fait le romantisme, l'expressionnisme, les excentricités. Le fait que les discours passent l'un à côté de l'autre ». L'absence du minimum d'ordre dont on continue à avoir besoin dans n'importe quel domaine, y compris le plus inexact, a pour conséquence une tendance caractéristique à utiliser la littérature comme exutoire. Faute de pouvoir vivre avec l'ordre auquel on aspire, on écrit. « Si l'on exprimait, nous dit Musil, en kilomètres de longueur de lignes ou en kilogrammes de papier ce qui est publié chaque année dans la seule Allemagne, on verrait immédiatement que l'on a affaire à une formation sociale des plus étranges. Car il faut que quelque chose n'aille pas dans la façon de vivre sa vie, lorsque le débordement sur le papier est aussi grand. Si le mot imprimé n'était qu'un moyen de communication, comme l'est le mot parlé, simplement avec une portée allongée, on ne pourrait pas dire cela ; il servirait à l'échange d'expériences (...). Mais en vérité il est devenu aujourd'hui non pas précisément un moyen de solitude, mais bien d'enfermement dans des groupes humains. »


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Qui oserait confondre solitude et enfermement, solitude et séparation ?


Après avoir indiqué que même la littérature scientifique n'échappe pas tout à fait à cette évolution, Musil explique ce qu'il veut dire de la façon suivante : « C'est surtout dans la belle philosophie et la création littéraire, les deux domaines pour lesquels on n'a prétendument besoin que d'être homme, que ce qui est venu trop vite et trop petitement à la vie s'étend sans résistance. Il n'y a pas lieu de supposer que les hommes ont autant à dire et à raconter qu'ils le font dans la littérature et, lorsqu'on examine le contenu de celle-ci, on voit qu'il n'est, la plupart du temps, aucunement d'une nouveauté suffisante pour rendre compréhensible la contrainte qui oblige à s'exprimer. (...) L'écriture ressemble à ce qui se passe lorsqu'un petit journalier revient chez lui et se comporte en chef de famille : pouvoir, ordre arbitraire, soumission du monde en effigie. My book is my castle ; l'écrivant a toujours raison. Il n'y a par conséquent à proprement parler pour cette littérature plus de public, mais seulement des auteurs qui se rapprochent ou s'éloignent les uns des autres. (...) La conséquence de cela est l'extraordinaire absence d'influence de cette littérature sur le tout et son abaissement au rang d'auto-confirmation vide des auteurs. Si on la voit effectuée quotidiennement par d'innombrables Européens pour le reste bien comme il faut, comme une habitude innocente, sans souffrance et au milieu des devoirs quotidiens, alors la représentation que l'on peut se faire de cela est celle d'une manie laide, d'un vice d'enfant qui s'attarde chez des hommes à moustache »." (La voix de l'âme..., pp. 403-404)

Et bien sûr, en bonne logique, n'importe quel écrivain, lisant cela, pensera que tout cela est vrai, mais pour les collègues, justement pas pour lui - et cela fait partie du problème.

Ce qui vaut aussi pour le lecteur : j'ai supprimé un passage un peu lourd à son sujet, on peut le remplacer par ce qu'écrivait Borges en 1935, en prologue à son Histoire universelle de l'infâmie :

"Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. Personne ne contestera que les morceaux attribués par Valéry à son plus que parfait Edmond Teste ont notoirement moins de valeur que ceux de son épouse et de ses amis... Lire est, pour le moment, un acte postérieur à celui d'écrire ; plus résigné, plus courtois, plus intellectuel." (Christian Bourgois, 1985, pp. 7-8)


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Heureux comme AMG en son royaume...






Au passage : dans les récentes remarques d'Emmanuel Todd au sujet de N. Sarkozy, qu'Allah le rédime, il n'est pas interdit d'apprécier, pour un peu facile qu'elle soit, la formule finale : « Au final, les Français préfèrent toujours décapiter les nobles que les étrangers. » Allah lui donne raison !

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mercredi 2 avril 2008

Cinéphiles, chômeurs, cons sanguins... : bienvenue chez les flics !

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Heureux comme AMG en son royaume...




Je ne vous abreuve pas d'articles-nuls-parus-dans-les-journaux, mais un exemple concret peut être utile de temps à autre :

"LA CHASSE AUX COUPABLES est lancée. Hier, le parquet de Bobigny a confié aux policiers de la sûreté départementale de Seine-Saint-Denis l'enquête préliminaire visant à retrouver les auteurs de la banderole anti-Ch'tis qui a heurté la France entière, samedi soir, lors de la finale de la Coupe de la ligne entre Lens et le PSG. (...)

- ma France entière dans ton (faux) cul, connard !

Les fautifs, s'ils sont interpellés, encourent une peine d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende.

« La police a commencé à décrypter les bandes de la vidéo-surveillance pour tenter d'identifier les individus impliqués dans le déploiement de la banderole », expliquait hier Michel Lepoix, le responsable de la lutte anti-hooligans au ministère de l'Intérieur. Des images des chaînes de télévision sont également analysées par les enquêteurs pour cette mission d'identification. Par ailleurs, « des morceaux de la banderole ont été retrouvés et des hommes de la police technique et scientifique sont en train de les étudier pour voir s'ils comportent des traces d'ADN », a indiqué hier Gérard Gachet, porte-parole du ministère de l'Intérieur. (...)

L'Angleterre a payé pour savoir jusqu'où pouvait conduire la bêtise humaine et l'intolérance des tribunes. Ses clubs ont été interdits pendant cinq ans de Coupe d'Europe (...), mais la leçon a été retenue. Depuis, le comportement déviant des supporters est traité avec la plus extrême sévérité par les tribunaux, qui prononcent régulièrement des peines de prison et des interdictions de stade de longue durée (...), dès lors que ces stades, justement, ne sont pas des zones de non-droit.

C'est là tout la différence. A la moindre alerte des stewards, formés en conséquence, des spectateurs eux-mêmes, incités à la délation [financièrement, j'imagine], ou des dizaines de caméra braquées sur la foule, la police intervient sur-le-champ, sans armes. (...)


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La semaine dernière, cinq fans de Blackpool (D2), dénoncés par leurs voisins de rangée, ont ainsi été déférés en justice et condamnés à cinq ans d'interdiction de stade pour propos xénophobes." (L'équipe, mardi 1er avril (eh oui...) 2008, p. 6)


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Elle est pas belle, la vie ?

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