mercredi 28 janvier 2009

« T'as voté, t'as voté, si t'as voté c'est qu't'avais le choix...

A la veille d'une manifestation dont on avouera ici espérer qu'elle sera à la hauteur des événements, tout en craignant qu'elle ne se résume à un « Sarkozy des sous », un hommage à l'Islande, avec qui j'ai été un peu dur le mois dernier et qui depuis a tout de même réussi à virer son premier ministre [1],


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(Non, ils ne sont pas islandais, mais iraniens, en 1979... Cette photographie est plus réjouissante que celles que j'ai pu trouver des manifestations en Islande, et fait donc très bien l'affaire aujourd'hui.)


une nouvelle citation d'un M. Defensa singulièrement en forme :

"Devant nous se contractent et se tordent les soubresauts d’une crise gigantesque, exactement à la mesure de l’univers, non seulement “en temps réel” comme on dit assez banalement et sans beauté, mais en temps accéléré, en un temps devenu fou (selon la pensée courante) ou bien devenu pleinement historique (en référence à l’Histoire, qui est redevenue la force principale de notre destin). Cette occurrence conduit à d’étranges circonstances. Ainsi avons-nous en même temps le délit, l’objet du délit et les conséquences du délit, avec les victimes qui ne cessent de s’empiler et la catastrophe qui ne cesse de s’étendre, et les coupables enfin, parfaitement identifiés, sans même nécessité d’un procès ; il y a même certains parmi ces coupables qui, lorsqu’ils n’ont pas leur fortune personnelle à mettre à l’abri après la faillite à laquelle ils ont présidé (ce qui n’est pas simple par les temps qui courent et les banques qui chutent, – de mettre sa fortune en sécurité), certains qui ne regrettent rien, le disent hautement et répètent qu’il faut recommencer, le plus vite possible. Il y a même des coupables qui continuent à travailler en dénonçant hautement les conséquences catastrophiques de la crise qu’ils ont largement contribué à susciter (dito, Gordon Brown).

Nous avons inventé, dans notre grande sagesse, la notion de “crime contre l’humanité”. Cette notion s’adresse-t-elle à eux, qui ont allumé la mèche d’une chose qui peut pulvériser une civilisation, qui introduit le malheur partout après avoir suscité les plus folles ambitions et contribué décisivement à l’abaissement de l’esprit, au nom d’un système qui est en train de bouleverser l’équilibre naturel du monde ? Les ménagères de Reykjavik [le système médiatique anglo-saxon semble vouloir qualifier les événements islandais de « révolution des ménagères » (« Household Revolution »), ce qui est très réducteur [2]] sembleraient assez d’accord. Pourtant, certains d’entre eux ne sembleraient pas devoir faire de mal à une mouche. Rappelez-vous Greenspan, témoignant de son désarroi et de son incompréhension devant le Congrès, en octobre 2008, au point qu’on serait tenté de s’en aller le consoler. Ces coupables ressuscitent la fameuse formule, à l’envers : “coupables mais pas responsables”.

Stricto sensu, ils sont coupables d’un “crime contre l’humanité” si monstrueux qu’il donne dans certains cas assez de champ pour envisager des perspectives vraiment apocalyptiques. Pourtant, il leur manque la substance de la culpabilité. En un sens, la culpabilité d’une telle situation est trop lourde pour être portée par un homme ou par ces quelques hommes. Ce cas n’est pas nouveau, contrairement à ce que nous répète notre propagande qui a pris le nom d’“histoire”, – ou de “mémoire”. Depuis la Première Guerre mondiale, d’une façon générale les crimes fondamentaux de l’histoire des hommes dépassent la culpabilité des hommes, alors qu’on sait bien par ailleurs que le coupable est aussi cette monstrueuse machine, ce système qui s’exprime aussi bien mécaniquement que politiquement, ce pur enchaînement de puissance qui est pourtant, quoiqu’on en veuille, création du “génie” humain, – ce qui nous ramène tout de même à la culpabilité humaine."


Bon péché originel à tous !





[1]
Il se s'agit que d'un gros mollasson cancéreux, qui est un peu à son maître David Oddsson, ex-premier ministre et actuellement toujours gouverneur de la banque centrale d'un pays en faillite, ce que J. Tibéri était à J. Chirac : un pantin fragile, désemparé, parfois ridicule - mais bon, c'est mieux que rien, et, à l'heure actuelle, c'est mieux que nous.


[2]
D'autant plus réducteur que faux, et même doublement faux. L'expression islandaise - dont, comme souvent dans ces cas-là, on a bien du mal à identifier le premier auteur - est : Búsáhaldabyltingin, de búsáhöld : vaisselle (au sens large, ustensiles de cuisine compris), et bylting : révolution. A quoi tient l'histoire, en effet : c'est lorsque les Islandais ont commencé à manifester en faisant du bruit avec toutes sortes de couverts, assiettes, pots, etc., que d'une part ils se sont retrouvés en nombre, d'autre part ont senti que le gouvernement, jusqu'alors plein d'une morgue proportionnelle à son inefficacité, en menait de moins en moins large.

Traduire, comme le fait le journaliste du Times vers qui, via M. Defensa, j'ai mis un lien, Búsáhaldabyltingin par Household Revolution, est donc confondre les ustensiles de cuisine avec le ménage (au sens où l'on parle des dépenses des ménages). Première erreur, à laquelle s'ajoute celle de M. Defensa lui-même, qui remplace « ménage » par « ménagère », ce qui peut-être provoque un écho de certaines révolutions sud-américaines du passé, mais induit en erreur sur une révolution (le mot est d'ailleurs un peu fort, c'est juste un gouvernement qui tombe, pas, ou pas encore, un changement de régime) à laquelle toute la population a participé.

Voilà, vous savez tout. (Note ajoutée quelques heures plus tard, après consultation de ma spécialiste préférée).

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lundi 26 janvier 2009

Weiß ist schön !

Allez, le coup de pub habituel :

"« L'Amérique se réconcilie avec elle-même et avec le monde ! » Ah bon ? Je connais des milliards d'individus qui n'ont pas envie de se réconcilier avec ce pays d'ordures... Pour en arriver à élire un Noir, c'est que les Yankees étaient à bout... Obama n'a pas été élu parce qu'il était noir, mais parce que les Blancs au pouvoir ont compris qu'en mettant un Noir devant, l'Amérique allait pouvoir revenir au Ier rang en effaçant ses saloperies. Son image était tellement noircie qu'il fallait un Noir pour la nettoyer. Obama blanchit l'Amérique.

Obama ne s'en cache pas : il veut redonner « la stature morale » de l'Amérique. En a-t-elle déjà eu une depuis le premier jour où les Espagnols débarquant ont tiré à l'arquebuse sur les Indiens venus leur apporter des fleurs sur la plage ? L'Amérique sera toujours porteuse de guerre et de mort. Kafka avait tout compris : au début de son roman L'Amérique, ce n'est pas un flambeau que le héros voit dans la main de la statue de la Liberté, mais un glaive...

L'Amérique se fout d'Obama, ce qu'elle voulait, c'est faire semblant aux yeux des autres de se laver de Bush alors qu'elle l'a plébiscité deux impardonnables fois. Ne pas oublier que les pires bushistes sont ceux-là mêmes qui ont voté Obama. Logiquement, il ne devrait pas y avoir assez d'oreilles pour mettre toutes les puces dedans. Personne ne semble trouver anormal que les néoconservateurs pro-Bush se soient transformés en obamiens de la vingt-cinquième heure. Il y a pourtant une raison à cela : pour mieux réenculer le monde, il fallait à l'Amérique un nouveau gode."

Le reste sur le site de l'auteur... Bonne lecture !


(NB : G. W. Bush n'a pas été plébiscité à sa première élection, il n'est même pas sûr qu'il ait été effectivement élu. Mais l'Amérique y a vite pris goût !)

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mercredi 21 janvier 2009

Le coût infini de l'abaissement du Q.I. (Ma catastrophe dans ton cul.)

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Rien de tel qu'une affaire comme celle des « anarcho-autonomes-terroristes-sans-téléphones-portables » pour faire resurgir le gauchiste en moi - eh oui, il en reste encore un peu... Du coup, je suis allé jeter un coup d'oeil, non pas à L'insurrection qui vient (enfin, si, simplement, dès les premières lignes, le livre m'est tombé des mains), mais au dernier opus publié par les têtes de gondole de l'encyclopédie des nuisances - qui n'apprécieraient sans doute pas d'être catalogués chez les « gauchistes », mais bon -, René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. Je garde pour plus tard les observations les plus négatives que je pourrais faire sur cet essai, je vous en livre aujourd'hui un long extrait qui peut être utile à divers titres.

Une des principales thèses du livre est que la « prise de conscience » de l'importance des problèmes climatiques divers (pour ceux qui l'ignorent, je rappelle que ces problèmes sont depuis longtemps un cheval de bataille des deux auteurs) devient une belle occasion pour le capitalisme de se refaire une morale en même temps que de s'ouvrir de nouveaux marchés. Et ce qui m'intéresse, notamment, à côté de ce constat qui n'est pas, si j'ose dire, d'une nouveauté révolutionnaire (nos duettistes sont désespérément à la recherche de la théorie révolutionnaire perdue), et qui se trouve d'ailleurs aussi, paraît-il, dans L'insurrection qui vient, c'est l'équivalence que R. Riesel et J. Semprun semblent parfois faire entre capitalisme et Etat moderne, ce qui me ramène à l'une de mes questions préférées. Mais allons-y :

"On connaît le rôle qu'ont chaque fois joué les guerres, au cours de l'histoire moderne, pour accélérer la fusion de l'économie et de l'Etat. Et c'est justement une guerre qu'il faut livrer, pour vaincre la nature détraquée par les opérations antérieures de la raison économique et la remplacer par un monde intégralement produit, mieux adapté à la vie dans l'aliénation. Un des propagandistes américains d'une reconversion écologico-bureaucratique du capitalisme (...), Lester Brown, a explicitement appelé à une « mobilisation de temps de guerre », et proposé pour modèle la reconversion de l'appareil productif pendant la Deuxième Guerre mondiale ; soulignant cependant cette différence qu'étant donné qu'il s'agit cette fois de « sauver cette planète sous contrainte et notre civilisation en péril », la « restructuration économique » ne devrait pas être temporaire mais permanente. Rappelant que « l'année 1942 a été le témoin de la plus grande expansion de la production industrielle de l'histoire du pays » (un poète américain qui avait été soldat pendant les combats en Europe résumait la chose ainsi : « Pour chaque obus que tirait Krupp, General Motors en renvoyait quatre »), il s'exalte au souvenir de cette mobilisation totale, avec son rationnement et son organisation autoritaire : « Cette mobilisation des ressources, effectuée en l'espace de quelques mois, démontre qu'un pays, et en fait le monde entier, peut restructurer son économie rapidement s'il est convaincu de la nécessité de le faire. » Galvanisé par l'exemple qu'avait alors donné l'industrie de la tuerie en masse, il s'exprime dans le style des relations publiques mis au point au même moment pour remplacer le vieux « bourrage de crâne » : « Nous disposons de la technologie, des instruments économiques et des ressources financières nécessaires (...) pour détourner notre civilisation de ce début du XXIe siècle de sa trajectoire de déclin et la mettre sur une trajectoire qui permette la poursuite du progrès économique. » (Le plan B - Pour un pacte écologique mondial, 2007.)

Cet assez parfait prototype de l'écolocrate, expert catastrophiste depuis bientôt quarante ans, n'est certes pas le seul à « avoir un plan » (d'autres parlent par exemple de « plan Marshall du climat »), mais le sien a l'incontestable mérite d'être formulé à l'américaine, avec une brutalité bon enfant et une parfaite bonne conscience, sans les précautions oratoires et les circonlocutions dont s'embarrassent ici les étatistes de gauche et citoyennistes plus ou moins décroissants. Rédigé selon les procédures de l'expertise bureaucratique (données chiffrées, tableaux, statistiques, calculs de financement des objectifs ; on a même droit au coût, « en pertes de revenus potentiels », de « l'abaissement du Q.I. lié à l'intoxication prénatale au mercure » : 8,7 milliards de dollars), il ne se cache pas d'être un programme de concentration du pouvoir : « Ce dont le monde a besoin de nos jours, ce n'est pas de plus de pétrole, mais de plus de gouvernance. » Cette « feuille de route » pour un capitalisme du désastre [référence à Naomi Klein, à qui il est fait la leçon p. 61] écologiquement correct n'a pourtant offusqué personne, tant est déjà bien avancée l'éducation du public qu'elle préconise (« Un besoin de gouvernance médiatique se fait jour en parallèle au besoin de gouvernance politique. ») On peut ainsi, comme Latouche [Serge, du MAUSS, partisan de « la décroissance », et qui a droit, lui, à un mémorable taillage de costard, justifié ou non, pp. 72-79], citer favorablement Lester Brown tout en affichant sa vigilance devant une hypothétique menace d'« écofascisme ».


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Un accord à peu près universel s'est donc instauré en quelques années, parmi les défenseurs de « notre civilisation », sur la nécessité d'une gouvernance renforcée face à la crise écologique totale, et il faut en conclure qu'est en train de se refermer la parenthèse « néolibérale » pendant laquelle le capitalisme avait restauré la rentabilité de ses investissements industriels en diminuant drastiquement non seulement ses coûts salariaux mais aussi ses « faux frais » étatiques. (...)

- la suite évoquera peut-être à certains d'entre vous l'état d'esprit de M. Defensa :

La tentative de réorganisation bureaucratique-écologique qui s'opère maintenant n'a certes rien d'une procédure de « rationalisation » appliquée à froid. C'est en catastrophe, justement, qu'elle a lieu, car c'est à la chaleur de l'incendie du monde que les diverses bureaucraties préposées à la gestion spécialisée de chaque secteur de la société de masse atteignent leur point de fusion. Le processus déjà entamé ne peut qu'être précipité par la crise financière qui met fin à un cycle spéculatif, mais qui est elle-même surtout une manifestation du fait que le rapprochement des échéances écologiques depuis si longtemps annoncées dissuade le capitalisme (bien plus efficacement que les dénonciations déclamatoires de la « finance folle ») de s'accorder à lui-même beaucoup de crédit. (L'effondrement de la spéculation immobilière aux Etats-Unis est d'ailleurs aussi un effet de la fin du pétrole à bon marché.) Le projet de mise en conformité écologique du capitalisme vient à point dans la réorganisation de la production, en particulier celle du vaste secteur du « bâtiment et travaux publics » - qui inclut le « génie civil » -, industrie lourde d'une « nouvelle révolution industrielle » dont le modèle chimérique serait Dubaï « qui produit son eau par dessalement, qui abaisse sa température, qui filtre les rayons du soleil, qui contrôle tous les paramètres de la vie pour réaliser l'oasis idéale, où le temps, le climat et le monde s'arrêtent sur un présent parfait » (Hervé Juvin, Produire le monde - Pour une croissance écologique, 2008). Dans cette utopie post-historique, rêve d'une « sortie de la nature » (« La promesse suprême est à notre portée : que plus rien n'arrive, nulle part, jamais, que nous ne l'ayons décidé », ibid.), la survie organisée et réglementée en bloc par l'administration du désastre, nous serait revendue au détail par la production marchande.

- une petite pause ici, tout en notant que c'est moi qui souligne : la « sortie de la nature » s'est effectuée il y a longtemps, au moment du passage de la tradition à la modernité - Dumont rappelle souvent que cette transition s'est faite en passant d'un monde de relations entre les hommes à un monde de relations des hommes à la nature (symbolisé par la formule et la volonté de Descartes de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature »). L'exploitation de la nature, au sens le plus large, existait depuis longtemps (l'agriculture), la pollution aussi (le moindre outil en métal oublié dans un pré ou une forêt), mais l'homme se sépare alors lui-même de la nature en se fixant comme idéal la « maîtrise » et la « possession » de celle-ci. De ce point de vue donc, cet assez incroyable utopiste que semble être, au vu de ces quelques lignes, ce M. Juvin, a donc quelques trains de retard.

La bureaucratie des experts, née avec le développement de la planification, élabore pour l'ensemble des gestionnaires de la domination le langage commun et les représentations grâce auxquels ceux-ci comprennent et justifient leur propre activité. Par ses diagnostics et ses prospectives, formulés dans la novlangue du calcul rationnel, elle entretient l'illusion d'une maîtrise techno-scientifique des « problèmes ». Sa vocation est de défendre le programme d'une survie intégralement administrée. C'est elle qui lance régulièrement alertes et mises en garde, comptant sur l'urgence qu'elle fait valoir pour être plus directement associée à la gestion de la domination. Dans sa campagne pour l'instauration de l'état d'urgence, elle n'a jamais manqué d'être soutenue par tous les étatistes de gauche et autres citoyennistes, mais désormais elle n'est presque plus combattue par les décideurs de l'économie, la plupart d'entre eux voyant dans un désastre sans fin la perspective d'une relance permanente de la production par la poursuite de l'« écocompatibilité ». Une chose lui est d'ores et déjà acquise, c'est qu'au moment d'appliquer la vieille recette keynésienne des programmes de travaux publics, résumée par la formule « creuser des trous et les reboucher », elle trouvera bien assez de « trous » déjà creusés, de dégâts à réparer, de déchets à recycler, de pollutions à nettoyer, etc. (« Nous allons devoir réparer ce qui ne l'a jamais été, gérer ce que personne n'a jamais géré », ibid.)


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L'encadrement de cette nouvelle « armée du travail » est déjà sur le pied de guerre. Comme le New Deal avait rallié à peu près tout ce que les Etats-Unis comptaient d'intellectuels et de militants de gauche, le nouveau cours écologique du capitalisme bureaucratique mobilise à travers le monde tous les « gentils apparatchiks » des justes causes environnementales et humanitaires. Ce sont de jeunes spécialistes enthousiastes, compétents et ambitieux : formés sur le terrain, dans les ONG et les associations, à diriger et à organiser, ils se sentent capables de « faire avancer les choses ». Convaincus d'incarner l'intérêt supérieur de l'humanité, d'aller dans le sens de l'histoire, ils sont armés d'une parfaite bonne conscience et, ce qui ne gâte rien, de la certitude d'avoir les lois pour eux : celles déjà en vigueur et toutes celles qu'ils rêvent de faire édicter. Car ils veulent toujours plus de lois et de règlements, et c'est là qu'ils se rencontrent avec les autres progressistes, « anti-libéraux » et militants du parti de l'Etat, pour lesquels la « critique sociale » consiste, à la Bourdieu, à inviter les « dominés » à « défendre l'Etat » contre son « dépérissement néo-libéral ».

- ach, malgré la tonalité agréablement murayenne de ce passage, comme de ce qui suit, on peut trouver un peu facile la pique finale contre Bourdieu. Non que je veuille défendre celui-ci, mais ainsi que je le rappelais récemment, on ne se débarrasse pas si aisément de l'Etat, notamment « Providence ». Ce serait trop simple !

Rien n'indique mieux en quoi le catastrophisme des experts est bien autre chose qu'une « prise de conscience » du désastre réel de la vie aliénée que la façon dont il milite pour que chaque aspect de la vie, chaque détail de comportement, soit transformé en objet de contrôle étatique, encadré par des normes, des règles, des prescriptions. Tout expert devenu catastrophiste se sait dépositaire d'un fragment de la vraie foi, de la rationalité impersonnelle qui est l'essence idéale de l'Etat. Quand il adresse ses remontrances et ses recommandations aux dirigeants politiques, l'expert est conscient de représenter les intérêts supérieurs de la gestion collective, les impératifs de survie de la société de masse. (On parlera de « volonté politique » qui manque, pour évoquer cet aspect des choses.) L'expertise n'est pas seulement étatiste par destination, parce qu'il n'y a qu'un Etat renforcé qui puisse appliquer ses solutions : elle est structurellement étatiste, par tous ses moyens, ses catégories intellectuelles, ses « critères de pertinence ». Ces « jésuites de l'Etat » ont leur idéalisme (leur « spiritualisme », disait Marx), la conviction d'oeuvrer pour sauver la planète ; mais cet idéalisme se renverse très normalement, dans la pratique prosaïque, en matérialisme grossier, pour lequel il n'est pas une manifestation spontanée de la vie qui ne soit ravalée au rang d'objet passif à organiser : pour imposer le programme de la gestion bureaucratique (« produire la nature »), il faut combattre et supprimer tout ce qui existe de façon autonome, sans les secours de la technologie, et qui ne saurait donc être qu'irrationnel (comme l'étaient hier encore toutes les critiques de la société industrielle qui annonçaient son prévisible désastre).


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Le culte de l'objectivité scientifique impersonnelle, de la connaissance sans sujet, est la religion de la bureaucratie. Et parmi ses pratiques de dévotion favorites figure bien évidemment la statistique, par excellence science de l'Etat, effectivement devenue telle dans la Prusse militariste et absolutiste du XVIIIe siècle, qui fut aussi la première, comme l'a remarqué Mumford, à appliquer à grande échelle à l'éducation l'uniformité et l'impersonnalité du système moderne d'école publique. De même qu'à Los Alamos le laboratoire était devenu caserne, ce qu'annonce le monde-laboratoire, tel que se le représentent les experts, c'est un écologisme de caserne. Le fétichisme des mesures, le respect enfantin de tout ce qui se présente comme un calcul, tout cela n'a rien à voir avec la crainte de l'erreur mais plutôt avec celle de la vérité, telle que pourrait se risquer à la formuler le non-expert, sans avoir besoin de chiffres. C'est pourquoi il faut l'éduquer, l'informer, pour qu'il se soumette par avance à l'autorité scientifique-écologique qui édictera les nouvelles normes, nécessaires au bon fonctionnement de la machine sociale. Dans la voix de ceux qui répètent avec zèle les statistiques diffusées par la propagande catastrophiste, ce n'est pas la révolte qu'on entend, mais la soumission anticipée aux états d'exception, l'acceptation des disciplines à venir, l'adhésion à la puissance bureaucratique qui prétend, par la contrainte, assurer la survie collective." (ch. XXII et XXIII, pp. 64-71)

Sur la statistique, qu'un Mauss par exemple respectait beaucoup, ce n'est peut-être pas le dernier mot, mais passons. Je pourrais vous rajouter une autre séquence assez démoralisante, et plus générale, sur les rapports actuels entre théorie et réalité, mais ce sera pour une prochaine fois.


Consolons-nous donc avec notre belle du jour... Pour qui, comme moi, n'a vu ni Le point de non-retour, ni A bout portant, et qui avoue avoir été, dans La poursuite impitoyable, surtout marqué par Jane Fonda, Angie Dickinson est l'actrice de deux films, Pulsions (Dressed to kill), dont vous venez de voir quelques images - film où B. De Palma et M. Caine lui font tout subir, le pire, le meilleur, et peut-être les deux ensemble,


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et bien sûr Rio Bravo.


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On n'en sortira pas, c'est le film, et Angie Dickinson y est la femme - c'est encore l'époque, c'est la fin de l'époque où Hollywood a une telle puissance narrative qu'il peut créer ou retrouver des mythes sinon éternels du moins fort anciens et profonds. J'ai évoqué en ce sens l'admirable Cyd Charisse dans Tous en scène, il faut en dire autant d'Angie Dickinson dans Rio Bravo, et si l'une d'ailleurs rendait Fred Astaire viril, l'autre donne de la finesse et le sens de la dérision à John Wayne - avec toute l'admiration que je peux vouer à cet immense acteur, il faut avouer que ce n'était pas gagné.

- Ce qui manque peut-être aux différents classements des « vingt plus belles actrices » que j'ai pu lire, et certes ce n'était pas l'esprit du jeu, c'est le regard de l'homme, en l'occurrence, le réalisateur (ou son acteur-truchement) : ces femmes sont si belles parce qu'un cinéaste les a regardées et a montré au monde la beauté qu'il avait su voir (C. Deneuve est belle différemment chez Bunuel, Demy, Melville, Truffaut...). Si donc, répétons-le, la femme peut rendre l'homme viril, il faut ajouter que le regard de l'homme est partie intégrante de la beauté de la femme (dans le cas de Sissy Spacek, ce regard était problématique, et celui qu'elle vous renvoyait l'était encore plus)

- ce pourquoi je finis ce texte désenchanté sur cette série de photos enchanteresses du trio homme acteur - femme actrice - homme cinéaste, John Wayne, Angie Dickinson, Howard Hawks, série qui rappelle une énième fois que l'intelligence de la femme est érogène au plus haut point.


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Finissons avec cet étonnant cliché, que chacun décryptera selon ses fantasmes personnels :


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Et, tout de même, par cette photographie, plus connue que les précédentes - mais une telle photo de tournage vaut à elle seule plus que tant de films :


Annex - Dickinson, Angie (Rio Bravo)_06



God bless America ! (Non, je déconne...)

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mercredi 14 janvier 2009

Israël-Faurisson, même combat.

Cela fait longtemps que je pense que sionistes fervents et négationnistes, d'une part sont, d'un point de vue anthropologico-moral, une seule et même racaille, d'autre part se rendent mutuellement service. (Le couple maudit, tendance SM Gay, Lanzmann-Garaudy en serait un bon exemple.) Je le pense d'autant plus depuis que j'ai relu un texte ancien, publié en septembre 2006, lors de la précédente fantaisie militaire de nos amis israéliens. Le redécouvrant sous le double prisme de l'actualité au Moyen-Orient et de l'« affaire » Dieudonné-Faurisson - qui n'est certes pas majeure, mais qui m'a valu quelques mails, notamment rapport à mes opinions sur R. Faurisson -, je l'ai trouvé également juste sous ces deux angles (malgré quelques détails rétrospectivement agaçants pour l'auteur, que bien sûr je laisse en l'état). Ce pourquoi, à titre exceptionnel, je me permets aujourd'hui de le remettre en ligne. J'en aurais eu besoin de toutes les façons pour clore l'épisode Faurisson - ce qui d'ailleurs ne nous éloigne pas tant que cela de notre dossier actuel, le dossier Michéa - un biais tout à fait imprévu m'ayant permis de tracer quelques liens entre Robert Faurisson, Bernard-Henri Lévy, Julien Dray et Alain Badiou - et, donc, Jean-Claude Michéa. Mais ceci est une autre histoire. Place aujourd'hui au négasionistes ! (Je sais, ce n'est pas terrible, mais ça vaut bien les « nazislasmistes »...)



FAURISONNERIES.



Les liens n'étant plus disponibles sur le site de Libération, je reproduis les articles cités en fin de note.

- S. Trigano

- M. Tubiana

- B. Stevens


Léger ajout le 13.09.


Oublions - et espérons qu'elles se fassent d'elles-mêmes oublier - les dérisoires incompétences communautaristes qui font désormais l'ordinaire du débat public en France, et passons au degré supérieur du mensonge, de la propagande et de la bassesse, avec un article de M. Shmuel Trigano consacré au Proche-Orient.

Cet article, que j'ai découvert via Alain Gresh, est réfuté sur la plupart des points par Michel Tubiana, président de la Ligue des Droits de l'Homme (une organisation militante qui, tout arrive, me semble digne de respect) et Bruno Stevens, "photojournaliste" mis implicitement en cause par M. Trigano.

Je ne suis pas nécessairement en phase avec tout ce qu'écrivent MM. Tubiana et Stevens, mais l'on ne s'embarquera pas ici dans les détails - au contraire, justement, puisqu'en lisant Shmuel Trigano je me suis aperçu qu'un des éléments de sa stratégie rhétorique était de se concentrer sur les détails en lieu et place de l'essentiel. Ce qui m'a donné l'idée d'un parallèle entre son attitude et celle des négationnistes, parallèle que je vais de ce pas développer.


Auparavant s'imposent quelques précautions, que les lecteurs charitables, comme dit je crois Richard Rorty, c'est-à-dire, et c'est une corporation à laquelle je m'honore d'appartenir, ceux qui en lisant un texte s'attachent toujours à l'interprétation la plus favorable à ce qui y est écrit comme à son auteur, que les lecteurs charitables, donc, peuvent s'épargner la peine de lire, pour nous retrouver cinq paragraphes plus loin.

Je ne connais pas les livres de Shmuel Trigano, à l'exception de quelques pages qui ont un rapport direct avec son article et dont je ferai état plus loin. Je suis donc tout à fait prêt à admettre que cet homme-là, que la quatrième de couverture d'un de ses ouvrages présente comme un "philosophe reconnu", ce qui doit vouloir dire que d'aucuns n'en sont pas si sûrs, je ne doute pas, disais-je !, que cet homme soit capable d'écrire des choses intéressantes. Dans le cas présent, cela aggraverait plutôt son cas à mes yeux, mais je voulais par là préciser que ce qui m'intéresse ici est un état d'esprit et une rhétorique, pas un auteur précis. (D'ailleurs, en un certain sens, M. Trigano a tellement d'aplomb pour défendre l'indéfendable, que je pourrais ressentir pour lui le même genre de sympathie amusée qu'il arrive que l'on éprouve, de temps à autre, pour un clochard spécialement répugnant, un criminel honni par la foule - ou, justement, un Serge Thion ou un Robert Faurisson. Il y a tout de même une différence notable, sur laquelle je concluerai.)

Dès que l'on parle de négationnisme, tout le monde devient fou, et peut-être faut-il que je dissipe toute ambiguïté à cet égard : est-ce une naïve confiance en la vérité, j'ai, je l'avoue, toujours eu du mal à prendre le négationnisme comme ses zélateurs au sérieux. Quant à la façon dont ce discours est présenté comme le péché ou le risque majeur de l'Occident actuel, disons pour être bref et modéré qu'elle me laisse perplexe. Mais j'admets sans peine que l'irruption dans les pages du Monde d'un article de Robert Faurisson en décembre 1978 ait déclenché plus qu'un haut-le-coeur chez d'anciens déportés ou leurs descendants ; il est évidemment tout à fait sain que ce haut-le-coeur persiste. En gros, j'aurais un peu à l'égard du négationnisme l'attitude préconisée par Pierre Vidal-Naquet dans son classique sur le sujet, Les assassins de la mémoire (La découverte, 1987), lu spécialement pour l'occasion (y ayant trouvé du grain à moudre, j'y ferai souvent référence) : le négationnisme, c'est comme le porno, ça existe, autant faire avec, c'est-à-dire, faire sans (et puis, ajouterai-je, un peu de Pierre Guillaume vous défoule de vos bons sentiments, comme, peu ou prou, un peu de porno vous défoule de l'amour : ça purge - il faut se purger de tout, même du bon, même avec du mauvais). Bref, dans l'état actuel des choses, je tiens le négationnisme pour un phénomène marginal, plus farfelu et inintéressant qu'autre chose, sans nier que s'il venait à s'étendre - et contrairement à ce qu'on entend parfois, cela ne me semble pas être le cas - il faudrait prendre la chose moins à la légère. Il n'est pas certain que cette minimisation du péril négationniste atténue mes critiques à l'égard de Shmuel Trigano.

Je trouve par ailleurs de fort peu d'intérêt la comparaison entre Israël et les nazis, je ne cherche donc pas à l'établir en sous-main. Il me semble que les crimes d'Israël parlent d'eux-mêmes, sans que l'on soit obligé de les référer à quelque modèle. Ceci dit, au rythme actuel de plusieurs Palestiniens tués par jour, il y a certes de la marge avant que l'on atteigne la barre mythique des six millions, mais cela va tout de même vite faire du chiffre.

Enfin, je ne prétends nullement être le premier à dessiner le parallèle propagande pro-israélienne - négationnisme, j'en donnerai moi-même un exemple remontant à 1987. J'espère juste en tracer l'intérêt comme les limites.


L-ebranlement-d-Israel


Commençons par opposer à M. Trigano quelques arguments non développés par MM. Gresh, Tubiana, Stevens, au sujet de cette prédominance de l'enfant dans les images des guerres du Moyen-Orient. Elle ne me semble rien moins que naturelle, tant la société occidentale est obnubilée par l'enfance, la surinvestit de tous ses espoirs et d'une innocence qui n'existe que dans ses rêves (pour, par contrecoup, surinvestir de même l'image du pédophile, mais passons). Comme les Arabes font beaucoup d'enfants, ce qu'Israël certes n'ignore pas, il n'est pas étonnant qu'Israël en tue, et comme il y a beaucoup d'enfants morts et que nous les Occidentaux adorons les enfants, il est naturel que l'on en voie beaucoup à la télévision. De même sur les exagérations, les accusations trop rapides de génocide, démenties après coup par des estimations plus exactes des morts et des blessés : c'est toute la télévision qui agit ainsi, en permanence, sur tous les sujets qu'elle traite : on peut s'en moquer et la critiquer, mais si cela dérange vraiment Shmuel Trigano, qu'il fasse comme moi, qu'il ne la regarde pas, il ne s'en portera pas plus mal.

Sauf que... M. Trigano a besoin de la télévision pour son propos, quitte à lui prêter une intelligence qu'elle ne manifeste pourtant que fort rarement, de même que les négationnistes se repaissent du consensus des historiens - et des peuples... - sur la réalité de l'extermination des juifs, a fortiori si toute expression de désaccord avec ce consensus est sanctionnée par l'Etat. Pour jouer les victimes ? Bien sûr, mais cela est partagé avec toutes sortes de propagandes, y endosser le rôle du plus faible est un passage obligé. Non, ce qui fait vraiment se rejoindre ici MM. Trigano et Faurisson, c'est qu'un consensus réunissant par définition beaucoup de monde, donc une bonne part d'imbéciles, on y trouvera nécessairement des sottises, des exagérations, et même des manipulations, et que c'est sur ces bourdes, approximations et manipulations que l'on fera porter l'attention, au mépris de l'essentiel. Je viens d'en donner un exemple pour ce qui est des exagérations : certains négationnistes prennent pareillement appui sur le fait que la plaque commémorative à l'entrée d'Auschwitz indique un nombre bien supérieur aux gazages qui y ont effectivement eu lieu pour en conclure que ce chiffre pourrait encore être abaissé, éventuellement tendre vers zéro. Que l'on ait déliré sur Jénine ne signifie pas qu'il ne s'y est rien passé, et d'ailleurs, matois, le stalinien Trigano oublie de mentionner toutes les graves destructions de matériel perpétrées alors par l'armée israélienne.

On en dira autant des appels guerriers des muftis tel que les cite Shmuel Trigano dans son livre L'ébranlement d'Israël. Philosophie de l'histoire juive, Seuil, 2002, lors d'un chapitre consacré précisément à "la déshumanisation d'Israël : l'enfant-martyr" (pp. 19-26, ici p. 20). Passons sur le fait que ces citations sont faites sans trop nous expliquer le contexte, admettons, en lecteur charitable, qu'elles constituent effectivement, comme il est possible, des appels fondamentalistes à la haine religieuse, cela ne changerait rien aux assassinats d'enfants palestiniens par les Israéliens. Comme le dit très bien Vidal-Naquet, après avoir d'ailleurs noté que le sionisme "fait du grand massacre [le génocide des Juifs] une utilisation qui est parfois scandaleuse" : "Qu'une idéologie s'empare d'un fait ne supprime pas l'existence de celui-ci." (p. 30)

Le même raisonnement s'applique aux manipulations. Les négationnistes se sont beaucoup excités sur l'authenticité douteuse du Journal d'Anne Franck, authenticité que Vidal-Naquet reconnaît problématique sans que je comprenne bien s'il admet qu'il s'agisse effectivement d'un faux (p. 215). Mais - outre que c'est un livre ennuyeux comme la mort -, qu'il soit un faux n'implique nullement que l'extermination des juifs n'ait pas eu lieu. Il est possible que certaines personnes, "bien intentionnées", aient déposé un ours en peluche auprès d'un cadavre d'enfant pour en rajouter sur le symbole, cela ne signifie pas qu'elles aient aussi tué l'enfant. Dans les deux cas d'ailleurs, la charge de la preuve incomberait à M. Trigano. Il n'est pas sûr en l'espèce que sa "méthode paranoïaque hypercritique" (Vidal-Naquet à propos de Faurrisson, p. 105) lui soit d'un grand secours. L'adjectif "hypercritique" s'applique d'ailleurs à la polémique sur la mort de l'enfant Mohammed Al-Dura, à laquelle fait allusion Shmuel Trigano dans son article et dont il fait un grand plat dans L'ébranlement d'Israël (p. 21 - cf. annexe). Quoi qu'il y ait là une manoeuvre de diversion fort classique, cela fait aussi penser aux négationnistes déployant des trésors d'astuce sur les points les plus fragiles de certains témoignages, tout en faisant l'impasse sur ce que ces témoignages ont de plus solide et de commun entre eux. Pour être clair : on pourrait accepter la discussion sur la provenance de la balle ayant tué Mohammed Al-Dura si, depuis sa mort le 30 septembre 2000, des centaines de gamins arabes ne l'avaient suivi dans la tombe.

Eloignons-nous un peu du négationnisme sans malheureusement tout à fait le quitter : il y a dans le texte de M. Trigano un mépris des faits, au profit de l'idéologie, qui ne laisse pas de sidérer. Sous prétexte qu'il y eut un mythe antisémite selon lequel les juifs tuaient des enfants, mythe d'ailleurs bien oublié en France de nos jours, ou plutôt qui le serait si certains ne passaient pas leur temps à le rappeler, il devient antisémite de dénoncer le fait que des juifs, actuellement, tuent des enfants. Il semble d'ailleurs à un esprit simple que, dans un monde en partie laïcisé - y compris chez les Arabes - le fait de tuer des enfants réactive plus aisément ce type de mythes qu'un inconscient collectif supposé inchangé depuis des siècles ou une propagande "très finement orchestrée" (p. 22). A poser le problème en ces termes il n'y a plus que deux possibilités : soit on se laisse qualifier d'antisémite - mais ce mot a-t-il alors encore un sens ? et n'est-il pas dangereux pour tout le monde que ce genre de termes devienne trop imprécis ? -, soit on en arrive, selon l'ignominie commise par M. Trigano à juste titre dénoncée par M. Tubiana, à mettre des guillemets au mot "victime" : à sous-entendre que ces enfants ne sont pas morts. On en revient au négationnisme.

Plus encore d'ailleurs que je ne le croyais... Car si, en lisant le livre de Pierre Vidal-Naquet, je cherchais des éléments de confirmation à ma piste de départ, je ne m'attendais pas à y trouver un passage de Robert Faurisson, déjà difficile à avaler en soi, mais encore plus dans le contexte qui nous occupe. Mais cédons d'abord la parole à Shmuel Trigano (L'ébranlement..., pp. 19-20) :

"Le phénomène le plus marquant de la première année de la guérilla palestinienne fut sans aucun doute, de ce point de vue, l'utilisation des enfants dans le combat de rues. C'était une invention, en effet. Jusqu'alors, on connaissait les enfants-soldats, enrôlés de force dans les conflits endémiques de l'Afrique, mais ces enfants portaient des armes et commettaient des atrocités. On n'avait jamais vu de bataillons d'enfants aux mains nues défier et affronter avec des pierres des soldats armés de façon sophistiquée. C'est ce que les caméras du monde entier ont avant tout immortalisé, construisant ainsi la scène absolue de ce conflit. Ses coulisses ont été escamotées, car, derrière ces murs d'innocents manipulés, se pressaient en effet de véritables armadas. Tous les observateurs savent que, protégés par les enfants, se tenaient à l'arrière des "policiers" armés, tirant sur les soldats israéliens, et, plus en amont, tout un système d'éducation (financé par l'Europe unie !) endoctrinant une génération entière en vue du sacrifice et de la mort."

Je rectifie les mensonges de ce texte en annexe, enchaînons avec l'extrait du livre de Vidal-Naquet (pp. 60-61 ; les citations au sein de cette citation sont de R. Faurisson ; j'ai supprimé les références de ces citations) :

"A partir de là, il devient possible de tout expliquer, de tout justifier. L'étoile juive ? Une mesure militaire. "Hitler se préoccupait peut-être moins de la question juive que d'assurer la sécurité du soldat allemand". Beaucoup de Juifs parlaient allemand et on les soupçonnait de pratiquer "l'espionnage, le trafic d'armes, le terrorisme, le marché noir". Les enfants qui portaient l'étoile à partir de six ans ? Faurisson a réponse à tout : "Si l'on reste dans le cadre de cette logique militaire, il existe aujourd'hui suffisamment de récits et de mémoires où des Juifs nous racontent que, dès leur enfance ils se livraient à toutes sortes d'activités illicites ou de résistance aux Allemands." Et, dans cette même page que l'on devrait faire figurer dans une anthologie de l'immonde, Faurisson nous montre, par un exemple précis, que les Allemands avaient bien raison de se méfier : "Ils redoutaient ce qui allait d'ailleurs se passer dans le ghetto de Varsovie où, soudain, juste à l'arrière du front, en avril 1943, une insurrection s'est produite. Avec stupéfaction, les Allemands avaient alors découvert que les Juifs avaient fabriqué 700 blockhaus. Ils ont réprimé cette insurrection et ils ont transféré les survivants dans des camps de transit, de travail, de concentration. Les Juifs ont vécu là une tragédie"."

On peut le dire comme ça... Soyons clairs d'emblée, le texte de R. Faurisson, pièce de choix à l'intérieur même de la littérature négationniste, est, par son sujet comme par son invraisemblance, nettement plus répugnant - voire drôle -, que celui de S. Trigano, qui n'est ici qu'un exemple commode d'une manière de penser. Il doit y avoir d'ailleurs des exemples encore plus frappants de ladite manière, laquelle est tout simplement, chez Shmuel Trigano comme chez Robert Faurisson, la manière de penser du maître : ces gens-là, que nous opprimons, sont des rebelles, la preuve, c'est qu'ils se rebellent, nous avons donc raison de les opprimer. Ils osent même fabriquer des bunkers, pardon, des blockaus, apprennent à leurs enfants à ne pas nous aimer, ce qui n'est vraiment pas gentil de leur part... Ach, arrêtons-nous là. (En notant au passage l'amusant paradoxe de voir Robert Faurisson, qui sévit notamment sur un site "islamiste", ou Shmuel Trigano, qui, selon une ficelle classique et un peu grosse, présente toujours Israël comme le "petit" de l'histoire, adopter cette vision dominatrice et coloniale. Mais nous sommes dans un cadre de pensée où rien n'est à sa place, si ce n'est la crapulerie.) [Parenthèse ajoutée le 13.09.]



A cette comparaison d'ensemble, il est possible me semble-t-il d'adresser deux objections principales :

- il est tout de même sain de la part de M. Trigano de ne pas se contenter de "ce qui se dit à la télévision" et de chercher à voir si ladite télévision reflète réellement la réalité du conflit, surtout après des épisodes controversés comme celui de Mohammed Al-Dura ou les exagérations au moment de "l'incursion" à Jénine. Après tout, lorsque certains vérifient à la loupe si les agressions antisémites en France, dont certaines furent fort médiatisées, se sont vraiment produites et dans quelles circonstances, ne font-ils pas le même travail ?

Il est vrai ! Mais, s'il serait tout à fait imbécile, voire négationniste, d'inférer du canular du RER D qu'il n'y a jamais d'agressions antisémites en France, il ne faut pas confondre esprit critique et chicaneries à fins de diversions : il faut se baser sur la moyenne statistique des faits prouvés. En France, cette moyenne tendait à montrer que les agressions antisémites ont augmenté à un certain moment, avant que de retrouver leur niveau, si j'ose dire, habituel. Au Proche-Orient... la tendance n'est pas franchement à la décrue de la violence contre les Palestiniens.

- dans un autre ordre d'idées, on peut me reprocher d'avoir supposé qu'il existait un mode de pensée négationniste en soi, radicalement différent d'autres modes de réflexion et/ou d'expression. J'assimilerais ainsi la rhétorique d'un Shmuel Trigano à ce qu'il y a de plus unanimement repoussé par les honnêtes gens, sans même avoir fait la preuve que ce mode de pensée si justement condamné a une particularité telle que l'on puisse concrètement le comparer à quoi que ce soit.

Il se peut effectivement que le négationnisme ne soit finalement qu'une tactique de guerre antisémite, menée par des fanatiques pour qui tous les coups sont permis. A lire Vidal-Naquet, on a parfois ce sentiment, au moins pour certains des représentants de cette "école". Mais cette objection ne remet pas en cause ma démonstration : il me suffit d'avoir montré les ressemblances entre la façon de faire de M. Trigano et ce qui serait alors la propagande de guerre la plus éhontée et la plus haineuse. Que celle-ci soit qualitativement ou quantitativement différente de la propagande de guerre "normale" ne change rien à l'affaire.

Il ne faudrait d'ailleurs pas croire que le fait de ne pas être "vraiment" négationniste exonère M. Trigano de quelque responsabilité morale que ce soit par rapport aux malhonnêtetés qu'il profère. Car jusqu'ici, les négationnistes non seulement non tué personne, mais n'ont fait commettre, que je sache, aucun meurtre (ce pourquoi d'ailleurs l'injure "un Eichmann de papier" utilisée par P. Vidal-Naquet à l'encontre de R. Faurisson m'a toujours semblé plus juste du point de vue d'un satiriste que d'un historien), même si certains esprits belliqueux peuvent trouver ce qui leur semble être des justifications dans leurs livres. Au lieu que M. Trigano approuve par ses propos des assassinats d'enfants qui ont lieu en ce moment. Les négationnistes seront peut-être dans le futur directement complices de crimes antisémites ; à l'heure qu'il est, c'est Shmuel Trigano qui se fait, pour des raisons qui le regardent, le complice de crimes qui ont lieu, comme on dit à la télévision, "sous nos yeux".


Annexe.

Puisque l'on vient d'en parler : "Complice. 1. Qui participe à l'infraction commise par un autre. Qui participe à une action répréhensible. 2. Qui favorise l'accomplissement d'une chose. Une attitude complice." (Robert) C'est du sens 2 qu'il est question dans ce qui précède. Ce qui n'est déjà pas si mal.

Je reviendrai d'ici quelques jours sur certains passages du livre de Pierre Vidal-Naquet qui peuvent nous permettre d'élargir utilement le propos, restons-en pour l'heure à ce qui est le plus directement lié à notre sujet du jour.

- Tout d'abord, ce que dit Shmuel Trigano de la mort de Mohammed Al-Dura :

"La figure de proue de ce dispositif militaire s'imposa universellement avec la scène de l'agonie du petit Mohamed, mort à Gaza dans un échange de tirs. Le sort médiatique et politique d'Israël se décida avec cette prise de vue qui a fait la une des journaux et des télévisions de toute la planète, au point de devenir le symbole de la cause palestinienne. C'est l'étincelle qui enflamma les masses arabes et retourna l'opinion publique occidentale contre Israël, voie le peuple juif dans son ensemble, convaincu d'inhumanité. Quelque chose de fondamental a été touché alors dans la conscience collective." (p. 21)

Faire de cet événement un tel pivot, alors même que l'on remet par ailleurs en cause sa véracité, est une tactique limpide. Efficace, c'est autre chose : d'une part, je ne dois pas être le seul à avoir, entre la vie quotidienne et le flux de l'actualité , perdu de vue la mort de M. Al-Dura ; d'autre part, et pour me répéter, s'il n'y avait que lui !

- Ensuite, revenons au passage déjà cité concernant le rôle des enfants, pour rétablir quelques vérités :

"Le phénomène le plus marquant de la première année de la guérilla palestinienne fut sans aucun doute, de ce point de vue, l'utilisation des enfants dans le combat de rues. C'était une invention, en effet. Jusqu'alors, on connaissait les enfants-soldats, enrôlés de force dans les conflits endémiques de l'Afrique, mais ces enfants portaient des armes et commettaient des atrocités.

est-ce mieux ? Un observateur malveillant pourrait d'ailleurs voir ici quelque relent raciste, du genre : "Voyez ces Arabes, ils sont encore pire que les Nègres." Mais je suis un observateur bienveillant, donc...

On n'avait jamais vu de bataillons d'enfants aux mains nues défier et affronter avec des pierres des soldats armés de façon sophistiquée. C'est ce que les caméras du monde entier ont avant tout immortalisé, construisant ainsi la scène absolue de ce conflit. Ses coulisses ont été escamotées, car, derrière ces murs d'innocents manipulés, se pressaient en effet de véritables armadas.

Les innocents manipulés avaient peut-être quelques raisons d'en vouloir aux Israéliens... Par ailleurs, entre ceux qui sont en prison et ceux qui ont été tués, il faut rappeler que la population mâle des territoires occupés tend à être quantitativement faible. Les plus jeunes prennent donc la relève. Passons sur cet incroyable complot des "caméras du monde entier" : il n'y eut donc même pas un journaliste américain pour montrer ces "armadas" ?

Tous les observateurs savent

Shmuel Trigano aime bien les expressions : "tout le monde sait", "tous les observateurs...", mais il peine à citer des exemples. On a vu (j'y reviens plus loin) à travers la réponse de M. Stevens ce qu'il fallait penser de la phrase de son article : "Filmer dans ces régions dépend en effet, comme tous les journalistes le savent, de l'autorisation des pouvoirs en place, qui exercent un étroit contrôle sur les images et les accréditations qu'ils donnent aux reporters."... Mais bref, tous les observateurs savent

que, protégés par les enfants, se tenaient à l'arrière des "policiers" armés, tirant sur les soldats israéliens, et, plus en amont, tout un système d'éducation (financé par l'Europe unie !) endoctrinant une génération entière en vue du sacrifice et de la mort."

J'ai déjà répondu sur cette génération. En ce qui concerne le système d'éducation, je me souviens avoir lu dans le livre de P. Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ? (Robert Laffont, 2003), que les manuels scolaires dont disposaient les enfants palestiniens étaient plutôt plus tolérants vis-à-vis du voisin que les manuels israéliens. Si c'est vrai, de toute façon, la réalité de leur existence vaut bien tout ce qu'un manuel peut leur apprendre... Quant au financement par l'Europe des équipements qu'Israël détruit sans vergogne, je serais M. Trigano - à Yahvé ne plaise ! - je n'insisterais pas trop là-dessus.

- Revenons sur la question des accréditations. Deux journalistes que j'ai contactés et qui reviennent du Proche-Orient me confirment les propos de M. Stevens : le fonctionnement des Palestiniens vis-à-vis de la presse internationale n'a rien de "totalitaire" (L'ébranlement d'Israël", p. 22). L'un d'eux m'apprend aussi que M. Trigano a par contre raison de dire que dans les quartiers de Beyrouth non visés par les bombardements, la vie a pu continuer à peu près normalement. En revanche, dire que les gens vont à la plage est quelque peu trompeur : d'une part ils n'ont tout de même pas trop le coeur à ça, d'autre part la marée noire déclenchée par les bombardements israéliens calme les ardeurs des plus optimistes...

L'émission "Arrêts sur images" de ce jour a abordé ce thème. Les témoignages étaient concordants : au Liban (il ne fut pas question des territoires occupés), le Hezbollah a systématiquement conseillé aux journalistes de s'attarder sur les victimes, notamment les enfants. Il n'y a donc rien d'impossible à ce qu'un nounours ait pu être rajouté ici et là. Mais les participants à l'émission rappelaient que les cadavres, eux, étaient bien réels.

- Par ailleurs, je l'ai précisé d'entrée, le parallèle entre propagandistes pro-Israël et négationnistes n'est pas de mon invention. On en trouve notamment un exemple chez Pierre Vidal-Naquet :

"L'invasion israélienne au Liban, le 7 juin 1982, les massacres de Sabra et Chatila en septembre, sous la protection de l'armée israélienne, aggravèrent les choses pour Israël et par contre-coup pour les Juifs. Non que cette invasion ait été, comme on l'a dit alors, un "génocide du peuple libano-palestinien", ni que le siège de Beyrouth ait pu se comparer avec la destruction du ghetto de Varsovie. Mais on vit tout de même alors Annie Kriegel

tiens, une ancienne du PCF ! Le proverbe de Jean-Pierre Voyer, encore une fois : "Stalinien un jour, stalinien toujours..."

essayer de jouer les Faurisson, en se plaçant sur deux tableaux à la fois : tenter d'une part d'expliquer que le nombre des victimes de Sabra et Chatila était en réalité infime, et de l'autre de suggérer que les vrais tueurs pourraient bien être non les phalangistes alliés des Israéliens, mais tout simplement des Russes." (p. 174) Hélas, le bombardement de Cana a réactualisé ce genre de pratiques.

- enfin, et pour se quitter sur une note plus positive : Shmuel Trigano passe pour un bon connaisseur de la théologie juive. Mais, ainsi que je l'ai déjà dit (dans le P.S. 1 de ce texte), il ne faut pas laisser la théologie aux militants pro-Israël. Il semblerait que Pierre Vidal-Naquet ait eu le même sentiment, qui rédigea en 1981, après l'attentat de la rue Copernic et certaines représailles violentes qui s'ensuivirent, un court texte, "Du côté des persécutés" (pp. 104-107), où partant d'une vieille blague juive ("Dans un village de Sibérie deux vieux Juifs sont assis sur un banc. L'un d'entre eux lit un journal et dit soudain : "L'équipe de football de Sao Paulo a battu celle de Rio de Janeiro.". L'autre répond : "Est-ce bon pour les Juifs ?"") il considère que les actes violents dont furent alors victimes des négationnistes (des destructions de livres) sont contre-productifs, avant que de conclure :

"Et puisque précisément beaucoup de ces persécuteurs en puissance se réclament de la tradition juive, qu'ils me permettent de les renvoyer à un texte, que j'extrais d'un midrash (commentaire rabbinique ancien) de Lévitique, 27, 5. C'est Rabbi Huna qui parle au nom de Rabbi Joseph : "Dieu est toujours du côté de qui est persécuté. On peut trouver un cas où un juste persécute un juste, et Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du persécuté, et même quand un juste persécute un méchant, Dieu est à côté de qui est persécuté."

Réfléchir sur un texte pareil et sur ce qu'il implique, voilà, certes, qui serait bon pour les Juifs."

Ach, s'il suffisait de le dire... Le malheur est qu'avec des gens comme Shmuel Trigano, on a tendance à en revenir, de nouveau, à l'Epitre aux Hébreux (V, 11) :

"Nous avons beaucoup à dire, mais les explications sont difficiles parce que vous ne mettez plus d'entrain à comprendre."



P.S. Je découvre en cherchant des détails supplémentaires sur les négationnistes un site consacré à ce "courant de pensée", lequel propose ces deux phrases sur sa page d'accueil :

"[L’historien] ne doit pas avoir en face des témoins du passé cette attitude renfrognée, tatillonne et hargneuse, celle du mauvais policier pour qui toute personne appelée à comparaître est a priori suspecte et tenue pour coupable jusqu’à preuve du contraire ; une telle surexcitation de l’esprit critique, loin d’être une qualité, serait pour l’historien un vice radical, le rendant pratiquement incapable de reconnaître la signification réelle, la portée, la valeur des documents qu’il étudie; une telle attitude est aussi dangereuse en histoire que, dans la vie quotidienne, la peur d’être dupe, cette affectation que Stendhal aime à prêter à ses personnages (« je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper »...)." 

Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Éd. du Seuil, coll. Points Histoire, 1975, pp. 92-93.

"[La] “méthode” [des négationnistes], si l’on peut dire, est perverse : elle associe l’hypercritique à la fabulation, l’ergotage sur les détails et sur les mots à l’ignorance massive du contexte, et cherche à faire apparaître comme conclusion d’une démonstration ce qui est postulat affirmé au départ. [C’est une] anti-histoire."

Bernard Comte, Le Génocide nazi et les négationnistes, 1990.

Ce n'était pas la peine de lire tout le Vidal-Naquet !







Article de S. Trigano : "Guerre, mensonges et vidéo", 31.08.06.

"Mais où êtes-vous ? Où sont les grandes âmes, le scandale ? Les déclarations des plus hautes autorités politiques du monde ? Depuis le 14 août, je cherche désespérément dans les colonnes des journaux et sur les écrans la condamnation du bombardement d'un orphelinat par l'armée sri-lankaise dans sa lutte contre le mouvement terroriste des Tigres tamouls. Quarante-trois écolières tuées, soixante autres blessées. Pas seize enfants sur vingt-huit morts, comme à Cana. On ne peut qu'être abasourdi devant la différence de traitement. Les victimes arabo-musulmanes seraient-elles plus précieuses que les autres ? Pas nécessairement, car qui s'émeut des meurtres de masse perpétrés en Irak par des Arabes sur d'autres Arabes ? Non ce qui est en question, c'est Israël ou, plus exactement, les Juifs.
Toute personne sensée aura remarqué, depuis l'année 2000, quelque chose d'étrange dans les images du conflit : la centralité de la figure de l'enfant, des corps sanguinolents des victimes d'Israël. Il suffit d'ouvrir la télévision française pour voir le projecteur braqué uniquement sur les civils libanais alors que l'image d'Israël se résume à des blindés, des avions ou des soldats. Aucune société civile n'est visible : ni les dégâts matériels, ni les victimes et les drames. Pas de corps ensanglantés, ni de blessés, ni de cadavres ou de cercueils. Ce choix ne fait que réactiver une idée antisémite très archaïque : les Juifs tuent des enfants. Dans l'Antiquité, ils étaient accusés de cannibalisme, au Moyen Age ­ et encore aujourd'hui dans le monde arabe ­ de crimes rituels.
La fabrication délirante de ce mensonge suit les mêmes chemins qu'au Moyen Age. Affabulations et «mystères de la foi» mettent en scène et «prouvent» le meurtre, en construisant de toutes pièces une narration, un exemplum édifiant, comme l'a si bien analysé Marie-France Rouart dans le Crime rituel ou le sang de l'autre (1). Le récent scandale (vite étouffé) de la photo truquée de Beyrouth en flammes, diffusée par l'agence Reuters, face émergée d'un ensemble de trucages, nous montre comment l' exemplum est fabriqué avec des images, alors qu'auparavant on agençait des mots pour mettre en forme le fantasme. Par exemple, cette photo du magazine US News où l'on voit un terroriste du Hezbollah en pose guerrière devant un avion israélien abattu et en flammes : examinée de plus près, la photo révèle en fait l'incendie d'un dépôt d'ordures. Le trucage de l'image du réel est le plus souvent moins grossier : ce n'est pas la photo qui se voit manipulée mais son angle ou sa composition, avant prise de vue. Le spectacle des destructions de Beyrouth est ainsi surdimensionné. Ce sont toujours les mêmes prises de vue qui passent en boucle à la télé, pour donner une impression d'étendue. Le spectateur innocent pense que tout Beyrouth est en flammes. Comment saura-t-il que, en dehors du quartier qui sert de QG au Hezbollah, les gens vont à la plage ou sont attablés aux cafés ? Ou alors, on place, comme à Cana, dans une photo de destruction, un objet insolite : un nounours (bizarrement très propre au milieu des gravats), une robe de mariée (très blanche), un petit Mickey (très coloré) (2)... La suggestion est ici encore plus forte que des cadavres: l'enfant absent, la jeune mariée promise au bonheur mais déplacée... On n'a jamais vu les «combattants» du Hezbollah, ni leurs bunkers systématiquement placés au milieu des civils, utilisés comme boucliers «moraux». On a gommé le caractère de milice fasciste du parti, ses provocations, ses tirs centrés sur la population civile israélienne.
Ce sur quoi il faut attirer l'attention de l'opinion, c'est la résurgence de l'accusation du meurtre rituel, c'est-à-dire le retour d'un stéréotype antisémite classique. Il est sciemment mis en oeuvre, de façon massive, par les médias arabes : la mort filmée «en direct» de Mohammed al-Dura à Gaza (3), puis Jénine, puis la plage de Gaza, puis Cana. Nous avons là une série d'événements pour le moins douteux quant à leur réalité exacte, qui nous sont parvenus à travers une mise en scène théâtrale par des reporters sous le contrôle de l'Autorité palestinienne, du Hamas ou du Hezbollah. Filmer dans ces régions dépend en effet, comme tous les journalistes le savent, de l'autorisation des pouvoirs en place, qui exercent un étroit contrôle sur les images et les accréditations qu'ils donnent aux reporters. Des simulations sont créées de toutes pièces au point que certains experts, comme le professeur Richard Landes, de la Boston University, parlent aujourd'hui des studios de «Pallywood» (du mot «Palestine»).
A voir les photos les unes après les autres, on retrouve souvent, dans des situations différentes, les mêmes acteurs, jouant des rôles différents. Quoi qu'il en soit de la réalité exacte des différentes affaires ­ et il ne s'agit pas ici de justifier tout ­, on constate qu'un scénario du type du légendaire «génocide de Jénine» (56 morts parmi les milices palestiniennes contre 23 soldats israéliens, au terme d'un combat au corps à corps pour éviter les victimes civiles) sous-tend tous ces exemples. Un scandale mondial est à chaque fois orchestré par les médias, avant que l'examen des faits n'en réduise la portée, et toujours en isolant comme par enchantement l'événement de son contexte et de la guerre menée contre les populations civiles israéliennes, sans doute, elle, jugée «juste». Entre-temps, l'impact a été gravé dans l'imaginaire collectif. Le plus terrible est que cette camelote puisse trouver acheteur dans la gent médiatique occidentale sans aucun recul critique.
Comment les journalistes peuvent-ils sous-traiter enquêtes et reportages auprès d'acteurs engagés dans le conflit aux côtés de mouvements totalitaires ? Que recherchent-ils ? Le spectacle brut et violent ? Les belles images ? Se rendent-ils compte que celles-ci incitent à la haine et au meurtre ?
Le mal est profond, car la facilité avec laquelle de nombreux médias acceptent ce récit montre que subsiste un fond archaïque, toujours vivace. Le discours sur Israël est hanté par une forme nouvelle de l'antisémitisme, un antisémitisme compassionnel qui se focalise sur la «victime» des Juifs, forcément innocente et pure comme un enfant, sans pour autant formuler directement le nom du bourreau cruel et inhumain que sa victime désigne. Un antisémitisme «par défaut», que la moralité conforte."

(1) Berg International, 1997.
(2) http://zombietime.com/reuters_photo_fraud/
(3) Images tournées à Gaza par France 2 en septembre 2000, abondamment rediffusées par les médias arabes, et controversées, ndlr.




Article de M. Tubiana : "Israël, un Etat comme un autre", 05.09.06.

"Un vieux proverbe chinois édicte que, lorsque le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. Autant le dire clairement, l'article publié par Shmuel Trigano nous invite à la même démarche. Que nous dit Shmuel Trigano ? Que l'on se préoccupe trop des cadavres libanais et pas assez des cadavres sri-lankais, que l'on ignore les corps des Irakiens martyrisés par d'autres Arabes ? Que l'image des enfants arabes tués envahisse les écrans, ressuscitant le mythe antisémite du Juif tueur d'enfants. Et de se livrer à une analyse des images pour en conclure qu'elles résultent d'une «mise en scène théâtrale par des reporters sous le contrôle de l'Autorité palestinienne, du Hamas et du Hezbollah». Shmuel Trigano en conclut que la source de tout cela est un «vieux fond archaïque» revisité par «une forme nouvelle de l'antisémitisme, un antisémitisme compassionnel qui se focalise sur la "victime"des Juifs».
Certes, les manipulations de l'information existent, dans le conflit israélo-palestinien, comme dans tous les autres événements. On peut s'en désoler, on doit les dénoncer, car, non seulement, elles altèrent la réalité, mais, de plus, elles ne font qu'attiser la haine. Ce qui est inquiétant dans le propos de Shmuel Trigano, c'est la généralisation à sens unique. Toutes les images mettant en cause l'armée israélienne sont «sous contrôle». En postulant cela, il use du vieux procédé selon lequel toute information est nécessairement mensongère dès lors qu'elle va à l'encontre d'une des thèses en présence. C'est sans doute pourquoi il ne se souvient pas des images insupportables des corps déchiquetés d'enfants israéliens ou des morceaux de chairs humaines parsemant les rues de Jérusalem et de Tel-Aviv. Ces images reflètent-elles la réalité où ont-elles pour but de renforcer l'imagerie traditionnelle de la cruauté des Arabes ?
Le soupçon général que délivre Shmuel Trigano vaut alors pour tous, avec pour seul résultat d'absoudre le camp auquel on s'identifie. Il conduit, in fine, à justifier l'intolérable puisque, si la vérité n'est que relative, chaque horreur n'est, elle aussi, que relative. C'est, hors de toute éthique, faire de l'insupportable une possible morale. C'est, sans doute, ce qui permet à Shmuel Trigano d'oser les guillemets lorsqu'il évoque les victimes de la politique des autorités israéliennes.
L'invocation de l'usage de vieux mythes antisémites, qui seraient revêtus de nouveaux oripeaux, est encore plus inquiétante. Est-il donc possible de dire que bombarder des populations civiles volontairement, où que ce soit et quelque qu'en soit l'auteur, est un crime de guerre, sans être taxé d'antisémitisme ? Là encore, le processus de généralisation n'a pour effet que d'interdire tout dialogue : l'Autre est d'ores et déjà diabolisé, puisqu'il a recours à des mythes antisémites.
Lorsque Shmuel Trigano aura admis que l'Etat d'Israël est un Etat comme un autre, avec les mêmes droits et les mêmes obligations, lorsqu'il cessera de traquer l'antisémitisme derrière chaque image, derrière chaque critique d'une politique effectivement critiquable, il retrouvera peut-être le chemin d'une rationalité qui ne s'évapore pas dès que les mots «Juifs» et «Israël» sont prononcés.
En attendant, peut-être consentira-t-il à admettre qu'avant de se préoccuper des intentions de la main qui prend la photo le cadavre de l'enfant que l'on y voit est d'abord celui d'un innocent dépourvu de nationalité."




Article de B. Stevens : "Une manipulation fantasmée", 05.09.06.

"Vous avez raison, M. Trigano, de vous demander où reste la condamnation par la communauté internationale du bombardement par l'aviation sri-lankaise d'un internat.
Mais sur tout le reste ou presque, vous avez tort.
Votre macabre comptabilité des victimes («Quarante-trois écolières tuées, soixante autres blessées. Pas seize enfants sur vingt-huit morts, comme à Cana») est abjecte. Vous tombez dans le travers que vous prétendez combattre. Une seule victime innocente d'un conflit est intolérable, insupportable, et surtout en aucune manière justifiable, par aucune cause, quelle qu'elle soit.
Si l'image de l'enfant victime est en effet fréquente ­ pas uniquement dans le conflit qui nous occupe ­, c'est précisément parce qu'un enfant tué dans une guerre est exemplaire de la barbarie qui la produit. Si les images d'enfants morts sont récurrentes dans le conflit israélo-palestinien, dont la récente guerre est un avatar, c'est parce que ce conflit tue des enfants, des milliers d'enfants.
Il n'y a rien d'antisémite dans le fait d'affirmer et de montrer qu'Israël, par sa politique et son armée, tue des milliers d'enfants et de civils innocents ; bien entendu les attentats terroristes tuent et blessent de nombreux enfants et civils israéliens, personne ne le nie, personne ne le cache. Au contraire de ce que vous affirmez, la presse internationale accorde beaucoup d'espace aux victimes israéliennes ; en fait, et c'est très facile à montrer, un espace équivalent à celui des victimes que vous appelez arabo-musulmanes.
Durant le récent conflit, un temps égal ou à peu près était alloué pendant les journaux télévisés du soir par les chaînes de télévision occidentales, et françaises notamment, à des reportages de part et d'autre de la frontière. Et c'est bien là que réside la véritable manipulation, beaucoup plus insidieuse que celle que vous prétendez décrire : présenter de manière équivalente des choses qui ne le sont pas, donner autant d'espace aux quarante morts civils israéliens qu'aux mille morts civils libanais serait une imposture. Sans tomber dans le travers de comptabilité macabre que je condamne sans ambages au début de ces lignes, un rapport de un à vingt-cinq dénote une asymétrie manifeste qu'il convient de rapporter, et sur laquelle il est éthiquement impératif de se pencher. Lorsqu'une armée, quelle qu'elle soit, tue quatre à cinq fois plus de civils que de combattants ennemis, il ne s'agit plus de «dommage collatéral», expression à la mode depuis la guerre du Golfe, mais au contraire d'une stratégie de terreur et de punition collective sur tout un peuple. Cette armée, quelle qu'elle soit, se rend ainsi coupable de crimes de guerre caractérisés, qui sont le résultat de son incompétence et/ou du cynisme intolérable de ceux qui la dirigent, tout autant que du manque de conscience et de discipline de ses soldats.
Vous avez encore tort, M. Trigano, de citer comme exemple des événements dont vous n'avez pas été un témoin direct, et de me mettre en cause ainsi que mes collègues sans en avoir les moyens. Il se trouve que je suis l'auteur de la photo (et d'une autre similaire dans Time ) du combattant du Hezbollah publiée en couverture de US News que vous dénoncez comme une fabrication grossière. J'ai également participé pour le magazine allemand Stern à une enquête en profondeur sur la mort de Mohammed al-Dura ; j'étais l'un des deux seuls journalistes présents à l'intérieur du camp de Jénine durant trois jours et deux nuits, juste avant la levée du siège de l'IDF (Israeli Defense Force) ­ Jénine où, sur cinquante-six victimes palestiniennes, au moins vingt-deux étaient des civils ­ ; présent encore au Liban durant quatre des cinq semaines du récent conflit.
Mais présent également lors d'ignobles attentats kamikazes sur des bus dans la rue de Jaffa à Jérusalem, présent toujours lors de l'enterrement des deux soldats de l'IDF lynchés par la foule à Ramallah en octobre 2000, présent encore pour témoigner de la fermeté du gouvernement Sharon face aux colons de Gaza il y a tout juste un an.
Pour revenir à l'image parue dans US News, magazine dont l'orientation éditoriale est notoirement pro-israélienne, ce que vous appelez un dépôt d'ordures est un parking de la caserne de l'armée libanaise à Kfar Chima, dans la banlieue est de Beyrouth, sur lequel se trouvaient des camions affrétés vraisemblablement par le Hezbollah, contenant au moins une rampe de lancement de missiles et plusieurs missiles. La mise à feu incontrôlée causée par le bombardement israélien a provoqué le décollage intempestif d'un fragment de missile suivi par sa chute et son explosion sur le stock de pneus et de camions désaffectés à l'arrière de la caserne. Les images de la télévision libanaise montraient un objet métallique de taille importante en feu, chutant de très haut à cet endroit précis. L'hypothèse d'un F16 israélien abattu, avancée au moment des faits, paraissait crédible ; mais après être retourné personnellement trois fois sur les lieux dans les jours et les semaines qui ont suivis (il fallait attendre la fin de l'incendie), je suis arrivé à la conclusion que l'explication la plus plausible est celle du missile endommagé retombant ; j'ai photographié à cet endroit une rampe de lancement de missiles accréditant cette hypothèse... où est la fabrication grossière que vous dénoncez ?
Lorsque vous écrivez : «On n'a jamais vu les "combattants" du Hezbollah», le démenti est simple : sur cette image précise, par exemple !
Je vous enjoins, M. Trigano, d'appeler France 2 et de leur demander de pouvoir visionner l'entièreté de la cassette filmée par leur cameraman Talal Jalouni, à Netzarim, lors de la mort de Mohammed al-Dura. Les quatorze minutes de cette vidéo sont absolument insoutenables ; je suis à votre disposition pour vous montrer les photos et des plans des lieux (détruits quelques jours plus tard par l'IDF...).
Je pourrais continuer à démonter ici point par point chacune de vos allégations calomnieuses à l'égard des milliers de journalistes qui risquent leur vie depuis soixante ans pour témoigner de ce conflit tragique ; il me paraît plus opportun de réfuter les idées erronées qui les sous-tendent. A vous lire, une vaste conspiration relierait les médias internationaux, leurs correspondants sur le terrain et d'innombrables accessoiristes de génie, qui, à la chute de chaque bombinette venant de la Terre Promise, se précipiteraient pour en parsemer le cratère de peluches bariolées et de cadavres frais, tirés d'on ne sait où.
La réalité est bien différente.
Personne, à l'exception de l'état-major de l'IDF et du gouvernement de M. Olmert, ne sait où tomberont les prochains engins de mort qui, dans l'histoire récente, ont tué, estropié et brisé les vies de milliers d'innocents sans beaucoup d'autre résultat «militaire» que d'encourager à la lutte armée des générations entières de jeunes Palestiniens et Libanais désespérés. Les innombrables images et témoignages que vous contestez sont, dans leur immense majorité, bien documentés par des professionnels honnêtes, ne faisant partie d'aucune conspiration antisémite. Bien au contraire, le souvenir de la Shoah et le respect de ses victimes sont bien souvent un facteur d'autocensure aux critiques envers Israël et sa politique. Contrairement à ce que vous avancez, les journalistes n'ont pas besoin d'accréditation et ne font l'objet d'aucune censure au Liban ou dans les territoires occupés (1). Ce n'est pas le cas en Israël, où il devient de plus en plus difficile d'obtenir une accréditation temporaire, spécialement en ce qui concerne les journalistes indépendants (freelance) ; toute production est sujette à la censure du service de presse de l'IDF, censure rarement appliquée mais effective. J'ai personnellement été, à de multiples reprises, insulté, menacé, pris pour cible (2) ; mon téléphone personnel a été brouillé durant chacune de mes interventions en direct sur la RTBF (Radio-télévision belge francophone) depuis le camp de Jénine.
Le mal est profond, qui consiste à jeter l'opprobre sur le messager plutôt que sur la faute. Le peuple israélien et la communauté juive, que je respecte infiniment, feraient mieux de soutenir de justes solutions négociées et humaines, à l'instar par exemple du Congrès de Genève. Il est temps pour ces deux peuples de s'engager sur le chemin de ce que le regretté Rabin appelait la «paix des braves» ; Israël aurait tort de se complaire dans un rôle de Goliath.
Ne croyez surtout pas que mes collègues ou moi-même soyons aveugles quant aux tentations totalitaires du Hezbollah et à la dangereuse dérive fondamentaliste du Hamas. Pour autant, c'est du dialogue avec leurs représentants les plus modérés et non des bombes sur leurs extrémistes que naîtra une paix juste et durable dans la région.
Pour conclure, M. Trigano, je vous invite à venir cette semaine à Perpignan rencontrer personnellement les milliers de photojournalistes qui y sont présents, à l'occasion du festival du photojournalisme Visa pour l'image, et assister à la projection de leur travail, souvent extraordinaire, toujours émouvant. Bien connaître les sujets sur lesquels on écrit, avec la plume ou par l'image, permet d'éviter de répandre des contrevérités et surtout d'avancer vers une société plus juste, plus pacifique et, en un mot, plus humaine."

Dernier ouvrage paru : Bagdad, au-delà du miroir , Ludion.
(1) Une accréditation est souhaitée par l'Autorité palestinienne, mais n'est pas soumise à conditions et ne paraît servir qu'à l'informer de l'identité des journalistes présents et de leur provenance.
(2) Le 10 octobre 2000, à Ramallah, par un sniper de l'IDF, dix minutes avant que Jacques-Marie Bourget de Paris-Match soit grièvement blessé, au même endroit et dans les mêmes circonstances, où il ne pouvait y avoir aucun doute quant à notre identité et statut.

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jeudi 8 janvier 2009

Au pays des aveugles, les borgnes n'en font qu'à leur tête.

Dans un article daté d'hier, M. Defensa évoque brillamment et à la fois, comme il faut le faire, l'offensive israélienne contre Gaza, ce que peut signifier aujourd'hui le concept de guerre, et la décadence occidentale. Comme je ne pourrais écrire mieux, je reproduis ci-après ce texte, en soulignant ce qui me séduit le plus. Vous trouverez en vous reportant à l'original certains liens que je n'ai pas reproduits ici.


LA GUERRE DÉPASSÉE

"A l’été 2006, contre le Hezbollah, les conditions stratégiques étaient différentes, si différentes. Nous avons déjà parlé de “profondeurs stratégiques” différentes, grandes et ouvertes dans le cas du Liban, étriquées et fermées dans le cas de Gaza. Dans le premier cas, il y avait les conditions géographiques et politiques (géopolitiques) d’une guerre dans le sens classique du terme, avec même la possibilité d’une extension (vers la Syrie et l’Iran) en cas de rythme victorieux des Israéliens ; dans le second, les conditions enferment le conflit dans les caractéristiques d’une opération de police, fût-elle massive et très violente, avec l’impasse géographique et politique au bout du compte. Outre les dimensions et les conditions qu’on a décrites de ces conflits, on comprend qu’il y a différence de substance. Dans le premier cas, on en juge comme on juge d’une guerre, dans le second on en juge comme on juge d’une opération de police. Toutes les péripéties du conflit sont par conséquent appréciées différemment ; c’est le cas des pertes civiles, comme c’est le cas depuis hier avec la tuerie de l’école de l’ONU à Gaza. C’est ce que montre Jonathan Freedland aujourd’hui dans le Guardian en prenant l’analogie de l’Irak et de l’Afghanistan parce que des troupes britanniques y opèrent et y ont opéré.

« Somehow, and quickly, even that horror was surpassed with the news yesterday that a UN school, used as a shelter, had been hit, killing more than 40 Palestinians, more than half of them women or children. Israel says Hamas fighters were launching mortar shells from the UN facility, which is why Israel hit back. Either way, Operation Cast Lead seems designed to leaden the heart with sorrow.

» Still, Britons and Americans have no cause for self-righteousness. The scale of the Israeli offensive is shocking, and yet the killing is not of a greater order than that of the two wars, in Iraq and Afghanistan, in which our very own British troops are taking part. I spoke yesterday with one foreign diplomat based in Jerusalem who recalled how, during an earlier posting in Afghanistan, he had seen the remains of an entire village razed to the ground by American fighter jets in pursuit of a couple of Taliban commanders. “All that was left was rubble and body parts,” he says now. Seen in the context of the last seven years, the grim truth is that Israelis are not guilty of a unique crime in Gaza. »


Cet écho considérable de l’événement de l’attaque de l’école de l’ONU à Gaza explique comment, soudain, le rythme de la possibilité d’un cessez-le-feu a changé, avec le couple Sarkozy-Moubarak au premier plan. Un tel événement, de telles pertes civiles, avec la couverture médiatique s’attachant aux conflits dans cette région et aux conditions de ce conflit, ont nécessairement un effet différent dans cette attaque qui s’apparente à une “opération de police”, plus qu’à une opération s’apparentant à une “guerre”. La perception fait toute la différence. Même les Américains, même Obama (qui a dit sa “profonde préoccupation des pertes civiles”), sont obligés d’en convenir.

En même temps existe la deuxième condition de ce qu’est cette “opération de police”, par comparaison à l’été 2006. Contre le Hezbollah, une victoire, – celle qui n’eut pas lieu parce qu’il s’agissait d’une guerre avec une profondeur de stratégie et que cette profondeur ne fut pas ou ne put être exploitée à cause de la capacité du Hezbollah d'imposer sa propre version de la G4G, – aurait eu pour Israël les avantages de la destruction d’un élément jugé subversif dans un pays destiné à rester administré et dirigé, et même en renforçant le gouvernement en place ; dans le cas de l’opération de police, comme dans toute opération de ce type, la “victoire” signifie la destruction de l’autorité (jugée nuisible, illégale, etc., par le vainqueur) du “lieu” investi. Mais comme ce “lieu” prétend également être une entité indépendante puisque nous sommes dans le domaine de la situation israélo-palestinienne à cet égard, avec le Hamas parvenu au pouvoir dans des conditions indiscutablement légales, le résultat est effectivement que la “victoire” dans ce cas serait la création d’un vide de pouvoir, d’un nid de désordre ; dans le meilleur des cas, la perspective est peu exaltante, la faible “profondeur stratégique” révélant ce qu’elle est en cas de “victoire” : une impasse.

Freedland encore, après avoir décrit l’efficacité de l’opération israélienne devant un adversaire qui n’a rien de commun en puissance et en organisation avec le Hezbollah, et qui, également, n’a pas la “profondeur” pour éventuellement se battre contre l'IDF, puisque nous sommes dans une opération de police…

« But there is a massive risk here. Such a victory will not just achieve Cast Lead's original stated aim, namely altering Hamas's calculus – reducing its incentive to fire rockets at civilian targets inside Israel – but could topple the Hamas government altogether.

» Israeli officials deny that regime change in Gaza is either likely to happen or the goal of their mission. But that may end up being the result : intelligence reports suggest the organisation has been eviscerated, its ability to govern all but destroyed.

» Israeli leaders will crow at that ; their poll numbers will surge. But it will surely prove a pyrrhic victory. For what would be the consequences of crippling the Hamas administration in Gaza ? Israel would be confronted with a sharp dilemma. Either it would have to stay, resuming the occupation it sought to end in 2005 - a notion with zero popular appeal in Israel. Or it would have to withdraw, leaving behind a huge and dangerous question mark.

» For Gaza could become a vacuum, rapidly descending into Somalia, a lawless badland of warlords and clans. A new force could seek to replace Hamas. Most likely it would be even more radical : al-Qaida has long been pushing at the edges of Gaza, eager to find a way in. Would either of those options appeal to Israel ? Of course they wouldn't. As one Israeli commentator put it yesterday : “In this context the IDF is afraid of being too successful.” »


C’est ainsi qu’est répété ce qui est répété depuis maintenant sept ans d’une façon systématique : les opérations militaires, non seulement ne résolvent rien mais exacerbent tous les problèmes endémiques d’une situation ; la “guerre”, désormais, ne crée plus de nouvelles conditions générales, au contraire elle se soumet aux conditions générales, – sorte de défaite du concept de la “guerre”.

- on remarquera que ce ne fut pas le cas de l'affrontement Russie-Georgie - je le signalais à l'époque, mais, précisément, bien que déclenché par l'occident virtualiste ce conflit a été prestement et brillamment ramené par la Russie à une guerre « classique » - ce qui lui a permis de l'emporter.

Ce qui nous permet, avançant sur la voie de sa définition, d’énoncer une règle de la G4G (Guerre de la Quatrième Génération, – classification de cette sorte de “guerre”) désormais clairement démontrée ; au contraire du précepte que “la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens” (que la politique) de Clausewitz succède un nouveau précepte selon lequel “la guerre est l’exacerbation et l’aggravation des problèmes politique par d’autres moyens” (que la politique).

LA MARCHE AVEUGLE ET CONFIANTE DU NIHILISME

Le paradoxe sans fin, si frappant, si choquant, si significatif de la folle situation où nous évoluons, est qu’Olmert, qui mène nominalement l’opération israélienne, avait tout dit à ce propos deux mois auparavant, – comme on le rappelait encore le 5 janvier 2009: « I read the reports of our generals and I say, “how have they not learned a single thing?” Once, a very senior official told me, “They're still living in the War of Independence and the Sinai Campaign.” With them it's all about tanks, about controlling territories or controlled territories, holding this or that hill. But these things are worthless. »

- c'est à cette déclaration que je faisais récemment allusion.

Cette idée n’est certainement pas à classer dans la rubrique des vœux pieux ou des déclarations sans substance. Des indications venues de milieux proches des divers contacts de diverses délégations réalisés ces derniers jours avec Olmert montrent l’ambivalence du personnage, pris dans une mécanique où le poids des militaires israéliens pour une “solution” militaire, en même temps que les considérations électorales, tiennent leur rôle alors qu’il continue à douter du bien-fondé de la formule.

Le paradoxe complémentaire est que l’offensive israélienne marcherait mieux, d’un point de vue militaire, que celle de l’été 2006, selon l'expert stratégique israélien Martin Van Cleveld. Mais quelle importance et quel intérêt ? Les conclusions de Van Cleveld, d’habitude plus heureux dans les conclusions de ses commentaires, sont extraordinairement décevantes et préoccupantes pour un expert réputé original: « Considering how much better prepared and organised the Israelis are this time around, there is good reason to hope that the result of the present campaign will be similar, namely an end to the rockets and the insertion of some kind of international force that will limit, if not prevent, Hamas' ability to rearm. Judging by the intensive and very successful reconstruction activity that has taken place in southern Lebanon, such an outcome can only benefit both sides. » Ne comprend-on pas, par exemple, que si la “reconstruction” marche bien au Liban, c’est parce que, là-bas, l’IDF est considérée comme ayant été battue et que la “reconstruction” est alors presque un acte de résistance supplémentaire ; dans le cas de Gaza et dans l’hypothèse qu’évoque Van Cleveld d’une IDF considérée comme victorieuse, la “reconstruction” serait perçue comme un acte de “collaboration” et entravée d’autant, – cela impliquant qu’il y aurait infiniment plus la possibilité de la situation qu’annonce Freedland, – « …a vacuum, rapidly descending into Somalia, a lawless badland of warlords and clans ».

En d’autres mots et d’une façon générale, Gaza complète le Liban-2006, malgré l’apparente différence de comportement militaire de l’IDF. “Victoire” ou “défaite” (militaire), ces mots n’ont vraiment plus aucun sens. Les conditions politiques, sociales et de communication sont les seules à vraiment compter, pour confirmer de plus en plus nettement que la “guerre” telle que les militaires occidentaux sont capable de la mener selon leurs conceptions marquées de la triste doctrine du “technologisme”, est une catastrophe sans fin, qui crée des destructions et des pertes inutiles et injustes, et conduit à des conditions générales pires que celles qu’elles sont censées améliorer. La “guerre” comme l’Occident la conçoit, avec une impuissance marquée, dans les faits autant que pour comprendre sa propre impuissance dans l’action, est devenue une monstruosité créatrice de désordre, non seulement par elle-même, mais au-delà d’elle-même. La “guerre” est devenue un moyen presque imparable d’interdire la création de la paix après elle. On s’est rarement aventuré aussi loin dans l’absurde. Gaza continue la liste désormais très longue des échecs catastrophiques de l’emploi de la force, de l’Irak à la Somalie, de l’Afghanistan au Liban et à Gaza.

Les causes sont évidemment connues. Ce qui frappe dans ces situations extrêmement complexes est la clarté évidente, même l’évidence simplement de leur cause. Il s’agit de la perpétuation de situation notoirement injustes, et, pire encore, déstabilisantes, par le moyen d’un concept de guerre absolument trompeur et indigne, pour ne rien dire de sa stupidité, qui est l’emploi de la guerre massive “contre la terreur” (plutôt que “contre le terrorisme”, dont il y a tant de signes qu’il est plutôt la conséquence que la cause de cette “guerre”).

- à partir d'ici, on pourrait tout souligner :

Il est difficile de ne pas observer que ce comportement général de l’Occident relève d’un malaise fondamental de cette civilisation, d’une obsession sécuritaire qui trahit la perception de sa propre fragilité et de ses travers moraux constamment maquillée par un virtualisme vertueux proche d’être insupportable, d’une psychologie par conséquent malade et qui ne supporte plus sa propre pathologie psychologique, d’une tentative désespérée d’un transfert, également psychologique, des causes d’une crise systémique, qui, entretemps, a éclaté massivement et dévaste les structures, la puissance, l’économie, les sociétés de notre système. Cette explosion, en cours depuis l’automne 2008, a en plus l’effet de rendre toutes ces “guerres”, en plus d’être absurdes, complètement obsolètes, dépassées, comme d’une autre époque ; en même temps, parce que nous sommes incapables de comprendre la nature de cette crise générale, celle-ci alimente tout de même ces “guerres” et les crises sectorielles, en nous poussant encore plus dans nos interprétations faussaires. L’aveuglement occidental dans l’analyse de ces situations a dépassé l’incompétence pour atteindre l’indignité nihiliste."


Amen ! - Juste un petit mot de commentaire sur un point précis. M. Defensa écrit : "“Victoire” ou “défaite” (militaire), ces mots n’ont vraiment plus aucun sens. Les conditions politiques, sociales et de communication sont les seules à vraiment compter." Il ne faut pas assimiler ce diagnostic à une soumission à la guerre médiatique telle qu'elle se déroule en même temps que la « guerre » de Gaza, et croire que M. Defensa ne fait que constater que, dans ce que l'on appelle l'« opinion publique mondiale », Israël est massivement, et c'est bien normal, condamné. L'idée est plus intéressante : l'initiative israélienne en elle-même, non seulement aboutit à des actes condamnables (mais pas plus, d'une part, que l'agression américaine en Irak, d'autre part, ajouterai-je, que certains massacres perpétrés par d'autres que les Occidentaux, au Darfour, en Tchétchénie ou ailleurs), mais ne tient pas debout : à certains égards, et sans évidemment oublier ses aspects tristement concrets, elle plane dans une telle abstraction, un tel virtualisme moralisant, une telle logique autiste (il est bon que certains le fassent, mais on pourrait presque ne pas prendre la peine de répondre aux « arguments » sur la responsabilité ou non du Hamas dans l'histoire : Israël ne fait ici que faire ce qu'il a toujours fait, placer les autres devant le fait accompli pour s'étendre, s'étendre, s'étendre... ce qui signifie en l'espèce que c'est aussi sinon surtout la Cisjordanie qui est visée), qu'on ne peut que se situer sur le même plan, et répondre à la morale par la morale : pas de chance, une « guerre » ou une « opération de police » entraînant toujours ses atrocités, Israël est perdant sur ce terrain-là.

C'est un processus courant, simplement exacerbé par les particularités des Juifs en général par rapport à l'Occident (en nous, puisqu'ayant participé à la naissance de notre civilisation et lui ayant donné quelques-uns de ses fleurons ; « contre » nous pendant longtemps, au point que nous avons cherché à les réduire à rien ; avec nous lorsqu'il s'agit de mettre au pas l'Arabe récalcitrant, etc.) : si vous êtes un salaud à l'ancienne, on peut vous reprocher de génocider une population, mais vous n'irritez pas en plus les gens en prétendant avec sérieux et un minimum de crédibilité que vous le faites au nom de la civilisation et contre les barbares. Alors que si vous êtes dans la situation d'un dirigeant israélien vous vous trouvez obligé de suspendre vos bombardements trois heures par jour « pour raisons humanitaires » (ce qui, soit dit en passant, peut sauver des vies), sans que cela vous empêche d'être un salaud d'une part, d'être globalement condamné, et même avec plus d'acrimonie qu'un « salaud à l'ancienne », d'autre part.

Bon, on ne va pas non plus pleurer sur leur sort. Le virtualisme n'en peut mais, il n'est pas hors du monde : ici comme ailleurs, il est difficile de vouloir le beurre et l'argent du beurre sans devoir accepter que le crémier ne se paie en nature - sur la bête.


crumb


Amis de la poésie, bonsoir...

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