jeudi 8 janvier 2009

Au pays des aveugles, les borgnes n'en font qu'à leur tête.

Dans un article daté d'hier, M. Defensa évoque brillamment et à la fois, comme il faut le faire, l'offensive israélienne contre Gaza, ce que peut signifier aujourd'hui le concept de guerre, et la décadence occidentale. Comme je ne pourrais écrire mieux, je reproduis ci-après ce texte, en soulignant ce qui me séduit le plus. Vous trouverez en vous reportant à l'original certains liens que je n'ai pas reproduits ici.


LA GUERRE DÉPASSÉE

"A l’été 2006, contre le Hezbollah, les conditions stratégiques étaient différentes, si différentes. Nous avons déjà parlé de “profondeurs stratégiques” différentes, grandes et ouvertes dans le cas du Liban, étriquées et fermées dans le cas de Gaza. Dans le premier cas, il y avait les conditions géographiques et politiques (géopolitiques) d’une guerre dans le sens classique du terme, avec même la possibilité d’une extension (vers la Syrie et l’Iran) en cas de rythme victorieux des Israéliens ; dans le second, les conditions enferment le conflit dans les caractéristiques d’une opération de police, fût-elle massive et très violente, avec l’impasse géographique et politique au bout du compte. Outre les dimensions et les conditions qu’on a décrites de ces conflits, on comprend qu’il y a différence de substance. Dans le premier cas, on en juge comme on juge d’une guerre, dans le second on en juge comme on juge d’une opération de police. Toutes les péripéties du conflit sont par conséquent appréciées différemment ; c’est le cas des pertes civiles, comme c’est le cas depuis hier avec la tuerie de l’école de l’ONU à Gaza. C’est ce que montre Jonathan Freedland aujourd’hui dans le Guardian en prenant l’analogie de l’Irak et de l’Afghanistan parce que des troupes britanniques y opèrent et y ont opéré.

« Somehow, and quickly, even that horror was surpassed with the news yesterday that a UN school, used as a shelter, had been hit, killing more than 40 Palestinians, more than half of them women or children. Israel says Hamas fighters were launching mortar shells from the UN facility, which is why Israel hit back. Either way, Operation Cast Lead seems designed to leaden the heart with sorrow.

» Still, Britons and Americans have no cause for self-righteousness. The scale of the Israeli offensive is shocking, and yet the killing is not of a greater order than that of the two wars, in Iraq and Afghanistan, in which our very own British troops are taking part. I spoke yesterday with one foreign diplomat based in Jerusalem who recalled how, during an earlier posting in Afghanistan, he had seen the remains of an entire village razed to the ground by American fighter jets in pursuit of a couple of Taliban commanders. “All that was left was rubble and body parts,” he says now. Seen in the context of the last seven years, the grim truth is that Israelis are not guilty of a unique crime in Gaza. »


Cet écho considérable de l’événement de l’attaque de l’école de l’ONU à Gaza explique comment, soudain, le rythme de la possibilité d’un cessez-le-feu a changé, avec le couple Sarkozy-Moubarak au premier plan. Un tel événement, de telles pertes civiles, avec la couverture médiatique s’attachant aux conflits dans cette région et aux conditions de ce conflit, ont nécessairement un effet différent dans cette attaque qui s’apparente à une “opération de police”, plus qu’à une opération s’apparentant à une “guerre”. La perception fait toute la différence. Même les Américains, même Obama (qui a dit sa “profonde préoccupation des pertes civiles”), sont obligés d’en convenir.

En même temps existe la deuxième condition de ce qu’est cette “opération de police”, par comparaison à l’été 2006. Contre le Hezbollah, une victoire, – celle qui n’eut pas lieu parce qu’il s’agissait d’une guerre avec une profondeur de stratégie et que cette profondeur ne fut pas ou ne put être exploitée à cause de la capacité du Hezbollah d'imposer sa propre version de la G4G, – aurait eu pour Israël les avantages de la destruction d’un élément jugé subversif dans un pays destiné à rester administré et dirigé, et même en renforçant le gouvernement en place ; dans le cas de l’opération de police, comme dans toute opération de ce type, la “victoire” signifie la destruction de l’autorité (jugée nuisible, illégale, etc., par le vainqueur) du “lieu” investi. Mais comme ce “lieu” prétend également être une entité indépendante puisque nous sommes dans le domaine de la situation israélo-palestinienne à cet égard, avec le Hamas parvenu au pouvoir dans des conditions indiscutablement légales, le résultat est effectivement que la “victoire” dans ce cas serait la création d’un vide de pouvoir, d’un nid de désordre ; dans le meilleur des cas, la perspective est peu exaltante, la faible “profondeur stratégique” révélant ce qu’elle est en cas de “victoire” : une impasse.

Freedland encore, après avoir décrit l’efficacité de l’opération israélienne devant un adversaire qui n’a rien de commun en puissance et en organisation avec le Hezbollah, et qui, également, n’a pas la “profondeur” pour éventuellement se battre contre l'IDF, puisque nous sommes dans une opération de police…

« But there is a massive risk here. Such a victory will not just achieve Cast Lead's original stated aim, namely altering Hamas's calculus – reducing its incentive to fire rockets at civilian targets inside Israel – but could topple the Hamas government altogether.

» Israeli officials deny that regime change in Gaza is either likely to happen or the goal of their mission. But that may end up being the result : intelligence reports suggest the organisation has been eviscerated, its ability to govern all but destroyed.

» Israeli leaders will crow at that ; their poll numbers will surge. But it will surely prove a pyrrhic victory. For what would be the consequences of crippling the Hamas administration in Gaza ? Israel would be confronted with a sharp dilemma. Either it would have to stay, resuming the occupation it sought to end in 2005 - a notion with zero popular appeal in Israel. Or it would have to withdraw, leaving behind a huge and dangerous question mark.

» For Gaza could become a vacuum, rapidly descending into Somalia, a lawless badland of warlords and clans. A new force could seek to replace Hamas. Most likely it would be even more radical : al-Qaida has long been pushing at the edges of Gaza, eager to find a way in. Would either of those options appeal to Israel ? Of course they wouldn't. As one Israeli commentator put it yesterday : “In this context the IDF is afraid of being too successful.” »


C’est ainsi qu’est répété ce qui est répété depuis maintenant sept ans d’une façon systématique : les opérations militaires, non seulement ne résolvent rien mais exacerbent tous les problèmes endémiques d’une situation ; la “guerre”, désormais, ne crée plus de nouvelles conditions générales, au contraire elle se soumet aux conditions générales, – sorte de défaite du concept de la “guerre”.

- on remarquera que ce ne fut pas le cas de l'affrontement Russie-Georgie - je le signalais à l'époque, mais, précisément, bien que déclenché par l'occident virtualiste ce conflit a été prestement et brillamment ramené par la Russie à une guerre « classique » - ce qui lui a permis de l'emporter.

Ce qui nous permet, avançant sur la voie de sa définition, d’énoncer une règle de la G4G (Guerre de la Quatrième Génération, – classification de cette sorte de “guerre”) désormais clairement démontrée ; au contraire du précepte que “la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens” (que la politique) de Clausewitz succède un nouveau précepte selon lequel “la guerre est l’exacerbation et l’aggravation des problèmes politique par d’autres moyens” (que la politique).

LA MARCHE AVEUGLE ET CONFIANTE DU NIHILISME

Le paradoxe sans fin, si frappant, si choquant, si significatif de la folle situation où nous évoluons, est qu’Olmert, qui mène nominalement l’opération israélienne, avait tout dit à ce propos deux mois auparavant, – comme on le rappelait encore le 5 janvier 2009: « I read the reports of our generals and I say, “how have they not learned a single thing?” Once, a very senior official told me, “They're still living in the War of Independence and the Sinai Campaign.” With them it's all about tanks, about controlling territories or controlled territories, holding this or that hill. But these things are worthless. »

- c'est à cette déclaration que je faisais récemment allusion.

Cette idée n’est certainement pas à classer dans la rubrique des vœux pieux ou des déclarations sans substance. Des indications venues de milieux proches des divers contacts de diverses délégations réalisés ces derniers jours avec Olmert montrent l’ambivalence du personnage, pris dans une mécanique où le poids des militaires israéliens pour une “solution” militaire, en même temps que les considérations électorales, tiennent leur rôle alors qu’il continue à douter du bien-fondé de la formule.

Le paradoxe complémentaire est que l’offensive israélienne marcherait mieux, d’un point de vue militaire, que celle de l’été 2006, selon l'expert stratégique israélien Martin Van Cleveld. Mais quelle importance et quel intérêt ? Les conclusions de Van Cleveld, d’habitude plus heureux dans les conclusions de ses commentaires, sont extraordinairement décevantes et préoccupantes pour un expert réputé original: « Considering how much better prepared and organised the Israelis are this time around, there is good reason to hope that the result of the present campaign will be similar, namely an end to the rockets and the insertion of some kind of international force that will limit, if not prevent, Hamas' ability to rearm. Judging by the intensive and very successful reconstruction activity that has taken place in southern Lebanon, such an outcome can only benefit both sides. » Ne comprend-on pas, par exemple, que si la “reconstruction” marche bien au Liban, c’est parce que, là-bas, l’IDF est considérée comme ayant été battue et que la “reconstruction” est alors presque un acte de résistance supplémentaire ; dans le cas de Gaza et dans l’hypothèse qu’évoque Van Cleveld d’une IDF considérée comme victorieuse, la “reconstruction” serait perçue comme un acte de “collaboration” et entravée d’autant, – cela impliquant qu’il y aurait infiniment plus la possibilité de la situation qu’annonce Freedland, – « …a vacuum, rapidly descending into Somalia, a lawless badland of warlords and clans ».

En d’autres mots et d’une façon générale, Gaza complète le Liban-2006, malgré l’apparente différence de comportement militaire de l’IDF. “Victoire” ou “défaite” (militaire), ces mots n’ont vraiment plus aucun sens. Les conditions politiques, sociales et de communication sont les seules à vraiment compter, pour confirmer de plus en plus nettement que la “guerre” telle que les militaires occidentaux sont capable de la mener selon leurs conceptions marquées de la triste doctrine du “technologisme”, est une catastrophe sans fin, qui crée des destructions et des pertes inutiles et injustes, et conduit à des conditions générales pires que celles qu’elles sont censées améliorer. La “guerre” comme l’Occident la conçoit, avec une impuissance marquée, dans les faits autant que pour comprendre sa propre impuissance dans l’action, est devenue une monstruosité créatrice de désordre, non seulement par elle-même, mais au-delà d’elle-même. La “guerre” est devenue un moyen presque imparable d’interdire la création de la paix après elle. On s’est rarement aventuré aussi loin dans l’absurde. Gaza continue la liste désormais très longue des échecs catastrophiques de l’emploi de la force, de l’Irak à la Somalie, de l’Afghanistan au Liban et à Gaza.

Les causes sont évidemment connues. Ce qui frappe dans ces situations extrêmement complexes est la clarté évidente, même l’évidence simplement de leur cause. Il s’agit de la perpétuation de situation notoirement injustes, et, pire encore, déstabilisantes, par le moyen d’un concept de guerre absolument trompeur et indigne, pour ne rien dire de sa stupidité, qui est l’emploi de la guerre massive “contre la terreur” (plutôt que “contre le terrorisme”, dont il y a tant de signes qu’il est plutôt la conséquence que la cause de cette “guerre”).

- à partir d'ici, on pourrait tout souligner :

Il est difficile de ne pas observer que ce comportement général de l’Occident relève d’un malaise fondamental de cette civilisation, d’une obsession sécuritaire qui trahit la perception de sa propre fragilité et de ses travers moraux constamment maquillée par un virtualisme vertueux proche d’être insupportable, d’une psychologie par conséquent malade et qui ne supporte plus sa propre pathologie psychologique, d’une tentative désespérée d’un transfert, également psychologique, des causes d’une crise systémique, qui, entretemps, a éclaté massivement et dévaste les structures, la puissance, l’économie, les sociétés de notre système. Cette explosion, en cours depuis l’automne 2008, a en plus l’effet de rendre toutes ces “guerres”, en plus d’être absurdes, complètement obsolètes, dépassées, comme d’une autre époque ; en même temps, parce que nous sommes incapables de comprendre la nature de cette crise générale, celle-ci alimente tout de même ces “guerres” et les crises sectorielles, en nous poussant encore plus dans nos interprétations faussaires. L’aveuglement occidental dans l’analyse de ces situations a dépassé l’incompétence pour atteindre l’indignité nihiliste."


Amen ! - Juste un petit mot de commentaire sur un point précis. M. Defensa écrit : "“Victoire” ou “défaite” (militaire), ces mots n’ont vraiment plus aucun sens. Les conditions politiques, sociales et de communication sont les seules à vraiment compter." Il ne faut pas assimiler ce diagnostic à une soumission à la guerre médiatique telle qu'elle se déroule en même temps que la « guerre » de Gaza, et croire que M. Defensa ne fait que constater que, dans ce que l'on appelle l'« opinion publique mondiale », Israël est massivement, et c'est bien normal, condamné. L'idée est plus intéressante : l'initiative israélienne en elle-même, non seulement aboutit à des actes condamnables (mais pas plus, d'une part, que l'agression américaine en Irak, d'autre part, ajouterai-je, que certains massacres perpétrés par d'autres que les Occidentaux, au Darfour, en Tchétchénie ou ailleurs), mais ne tient pas debout : à certains égards, et sans évidemment oublier ses aspects tristement concrets, elle plane dans une telle abstraction, un tel virtualisme moralisant, une telle logique autiste (il est bon que certains le fassent, mais on pourrait presque ne pas prendre la peine de répondre aux « arguments » sur la responsabilité ou non du Hamas dans l'histoire : Israël ne fait ici que faire ce qu'il a toujours fait, placer les autres devant le fait accompli pour s'étendre, s'étendre, s'étendre... ce qui signifie en l'espèce que c'est aussi sinon surtout la Cisjordanie qui est visée), qu'on ne peut que se situer sur le même plan, et répondre à la morale par la morale : pas de chance, une « guerre » ou une « opération de police » entraînant toujours ses atrocités, Israël est perdant sur ce terrain-là.

C'est un processus courant, simplement exacerbé par les particularités des Juifs en général par rapport à l'Occident (en nous, puisqu'ayant participé à la naissance de notre civilisation et lui ayant donné quelques-uns de ses fleurons ; « contre » nous pendant longtemps, au point que nous avons cherché à les réduire à rien ; avec nous lorsqu'il s'agit de mettre au pas l'Arabe récalcitrant, etc.) : si vous êtes un salaud à l'ancienne, on peut vous reprocher de génocider une population, mais vous n'irritez pas en plus les gens en prétendant avec sérieux et un minimum de crédibilité que vous le faites au nom de la civilisation et contre les barbares. Alors que si vous êtes dans la situation d'un dirigeant israélien vous vous trouvez obligé de suspendre vos bombardements trois heures par jour « pour raisons humanitaires » (ce qui, soit dit en passant, peut sauver des vies), sans que cela vous empêche d'être un salaud d'une part, d'être globalement condamné, et même avec plus d'acrimonie qu'un « salaud à l'ancienne », d'autre part.

Bon, on ne va pas non plus pleurer sur leur sort. Le virtualisme n'en peut mais, il n'est pas hors du monde : ici comme ailleurs, il est difficile de vouloir le beurre et l'argent du beurre sans devoir accepter que le crémier ne se paie en nature - sur la bête.


crumb


Amis de la poésie, bonsoir...

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