vendredi 27 février 2009

"Le fond de la question..." : un tel monde doit périr (la vengeance du holisme masqué).

"Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du désespoir, ni le fond de la haine, de la déchéance éthylique, de la solitude orgueilleuse. L'image trop belle du plongeur qui, d'un vigoureux coup de pied, remonte à la surface est là pour te rappeler, s'il en était besoin, que celui qui est tombé a droit à tous les honneurs : la miséricorde de Dieu s'étend sur lui comme sur les habitants des cieux auxquels Il donne la pâture. Les pécheurs, comme les plongeurs, sont faits pour être absous.

Mais nulle errante Rachel ne t'a recueilli sur l'épave miraculeusement préservée du Péquod pour qu'à ton tour, autre orphelin, tu viennes témoigner.

Ta mère n'a pas recousu tes affaires. Tu ne pars pas, pour la millionième fois, rechercher la réalité de l'expérience ni façonner dans la forge de ton âme la conscience incréée de ta race.
Nul antique ancêtre, ni antique artisan ne t'assistera aujourd'hui ni jamais.

Tu n'as rien appris, sinon que la solitude n'apprend rien, que l'indifférence n'apprend rien : c'était un leurre, une illusion fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger ; qu'entre le monde et toi les ponts soient à jamais coupés. Mais tu es si peu de chose et le monde est si un grand mot ; tu n'as jamais fait qu'errer dans une grande ville, que longer sur quelques kilomètres des façades, des devantures, des parcs et des quais.

L'indifférence est inutile. (...)

L'indifférence ne t'as pas rendu différent.
"

(G. Perec, Un homme qui dort, Lettres Nouvelles, 1967, pp. 157-160)



BestLaidPlans



Jaime Semprun, dans la revue critique qui clôt Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, évoque le livre de Jean-François Billeter, Chine trois fois muette : essai sur l'histoire contemporaine et la Chine (Allia, 2000), et à cette occasion se livre à quelques considérations générales sur, pour employer un langage un peu daté, les rapports entre théorie et pratique :

"Le penchant de Billeter à un certain systématisme (...) est corrigé dans Chine trois fois muette par la connaissance fine et concrète qu'il a de l'histoire chinoise, et par sa volonté d'envisager lucidement, sans prophétisme, ce qui serait nécessaire pour « se libérer de la “raison économique” » et « retrouver l'usage de la raison, tout simplement ». On trouve cependant, dans son texte, sur cette question de notre émancipation possible de l'économie marchande, le même point aveugle que dans d'autres textes théoriques à visée révolutionnaire. Comme l'a relevé Jean-Marc Mandosio [in D'or et de sable, Encyclopédie des Nuisances, 2008], la contradiction entre le déterminisme rétroactif et la liberté que rendrait possible une prise de conscience est résolue - rhétoriquement - par le passage d'une métaphore (celle de la « réaction en chaîne ») à une autre (celle d'une « règle du jeu »), dont la signification est bien différente. La première métaphore sert à expliquer le processus qui, entamé à la Renaissance, a abouti à notre situation actuelle, la seconde à évoquer la possibilité de mener à bien la tâche qu'une telle situation nous prescrit :

« Mettre fin à cet enchaînement qui a eu tant d'effets mauvais et qui en aura de pires si nous le laissons suivre son cours ; pour cela, mettre un terme à la forme spécifique d'inconscience dont il se nourrit, et nous libérer par là de la fatalité particulière qui a dominé l'histoire récente. »

Mais l'ordre chronologique implicite de ces deux métaphores - de leurs « périodes de validité » en quelque sorte - est chez Billeter exactement l'inverse de ce qu'il devrait être pour rendre moins imparfaitement compte de l'histoire réelle, c'est-à-dire d'un processus où, une fois un certain seuil qualitatif franchi (une certaine masse critique atteinte, pour rester dans la métaphore nucléaire), les effets dévastateurs de ce qui devient alors une réaction en chaîne échappent à tout contrôle. C'est auparavant (avant Hiroshima, justement) qu'on pouvait parler de la domination de la rationalité économique comme d'une « règle du jeu » possible à changer, une fois connue comme telle.

- cette idée se discute, du moins faudrait-il savoir quand J. Semprun situe cet « avant », mais enchaînons.

D'ailleurs c'est à peu près ce que disait Engels parlant d'une loi « fondée sur l'inconscience de ceux qui la subissent ». En revanche, c'est maintenant qu'on peut parler d'une réaction en chaîne, c'est-à-dire d'un processus auquel le fait d'en prendre conscience ne peut rien changer." (pp. 108-109)

On constate une fois encore, dans ces dernières lignes, une parenté d'esprit avec certaines analyses de M. Defensa, certes non « révolutionnaires » (quoique... c'est bien Joseph de Maistre, une des sources de M. Defensa, qui a écrit parmi les pages les plus lucides sur la Révolution française et sur ses apports).

Et il faut bien admettre, d'une part, que l'évolution actuelle de « la situation », et surtout ce qu'on pressent pour un avenir dont on se demande à quel point il est proche, flatte en nous une certaine envie d'Apocalypse, d'autre part que l'impuissance que tout un chacun peut ressentir à cet égard, impuissance que nos gouvernants sont très manifestement les premiers à éprouver, inciterait plutôt à profiter des derniers instants de vie « normale », des derniers petits plaisirs que l'on peut goûter


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avant... avant on ne sait trop quoi, mais ça n'a pas l'air joli joli.

Heureusement ou malheureusement, mes quelques pulsions « apocalyptiques » ne se sont jamais accompagnées de la moindre tentation millénariste. Autrement dit, ce n'est pas parce que les choses risquent d'aller bientôt très mal qu'elles iront mieux ensuite, qu'un « nouveau départ » va se produire, ou que ce « nouveau départ » sera beaucoup plus intéressant que ce qui l'a précédé. « Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. »

Quelle que soit donc ma jouissance à l'idée d'en voir certains, d'ores et déjà, et encore plus sous peu, mordre la poussière [1] et quel que soit par ailleurs le faible apport des théories à la compréhension de la réalité et le peu de possibilités d'action qui en résulte, je me vois mal arrêter de réfléchir à ce qui se passe - et de le partager avec vous.




Ce bel élan volontariste exprimé, il reste que le temps est à l'orage, et à l'orage « systémique », comme tout le monde dit maintenant. Jaime Semprun cite, un peu après le passage que je viens de retranscrire, un diagnostic de Horkheimer et Adorno, qui peut clairement l'illustrer (pp. 110-111) :

"Le fond de la question, c'est que la société a réellement atteint un degré d'intégration, d'interdépendance universelle de tous ses moments, [que] la causalité comme arme critique devient inopérante. Il est vain de rechercher ce qui a dû être cause, parce qu'il n'y a plus que cette société elle-même qui soit cause. La causalité s'est, pour ainsi dire, reportée sur la totalité, elle devient indiscernable à l'intérieur d'un système où tant les appareils de production, de distribution et de domination que les relations économiques et sociales, ainsi que les idéologies, sont entrelacés de façon inextricable."

Ces lignes proviennent de la Dialectique négative, publiée pour la première fois en 1966. Outre qu'elles frappent par leur actualité - à condition peut-être de préciser que la société dont il s'agit ici n'est pas la « société civile » des penseurs libéraux, mais la société dans son ensemble, Etat compris -, outre qu'elles amènent naturellement - trop naturellement ? - à se dire que dans ce cas-là, il n'y a guère d'autre « solution » qu'un écroulement général, elles font comprendre une vérité toute simple. Le nez dans le guidon, je n'avais jamais fait le lien entre les valeurs individualistes (au sens courant, reaganien, « post-Dumont » en quelque sorte : l'apologie de l'égoïsme, de la concurrence, de la réussite individuelle...), et ce qu'on appelle communément l'interdépendance telle que le capitalisme mondialisé l'a développée - en gros, cette réjouissante sensation que ma vie et celle de mes enfants peut dépendre d'un coup de mousson en Chine ou de la mauvaise humeur matinale d'un général israélien - et que les garde-fous que l'on essaie d'installer contre une telle généralisation de l'« effet papillon » ne font que renforcer les potentialités d'application de ce principe.

Tout cela est connu, de même qu'est connu, depuis Marx au moins, le lien entre capitalisme et mondialisation ; ce que je ne m'étais jamais clairement formulé, aveuglé par le mépris que je peux légitimement porter à l'égoïsme triomphant tel qu'il nous fut prôné à longueur de temps pendant des années, c'est à quel point l'exaltation de l'individualisme, qui est une négation aussi bien du holisme en tant que valeur que du holisme en tant que vérité de la nature des sociétés, aboutit dans les faits à un monde nettement plus holiste (holistique ? foutus anglicismes...), « interdépendant » si l'on veut, qu'il ne l'était à l'époque des sociétés holistes, hiérarchisées, mais beaucoup moins dépendantes les unes des autres qu'aujourd'hui (mes avantages comparatifs dans vos culs !).

Et comme il s'agit là d'un retour de holisme refoulé, d'un holisme pas du tout assumé, il n'y a pas de raison d'être surpris que la situation d'ensemble soit quelque peu désordonnée.

On répondra que des théoriciens libéraux ont vite vu la nécessité d'une « gouvernance mondiale », et qu'il y a donc une part de « holisme assumé » chez les zélateurs de la « mondialisation heureuse ». Ouais... Le problème - je parle comme s'il n'y en avait qu'un... -, un des problèmes théoriques principaux que cela pose est celui-ci : l'Etat moderne s'est construit, je vous le rappelle périodiquement en ce moment, livres de Jean-Claude Michéa à l'appui, sur un souci de « neutralité axiologique ». L'Etat n'a pas à dicter de valeurs aux gens, il doit assurer libertés fondamentales et sécurité, et pour le reste s'effacer. Cela, c'est le principe de base. Dans la réalité, il est de fait, pour prendre l'exemple français, que les périodes de relative stabilité du monde moderne se sont construites sur des modes divers d'alliances individualisme/holisme (1870-1914 : le parti radical et une bonne partie de la paysannerie française se mettent d'accord sur quelques points fondamentaux et assurent ensemble la durabilité du régime ; les « Trente Glorieuses » : l'Etat apporte le confort individualiste, par son soutien à la croissance économique, en même temps qu'il comble les voeux égalitaires de la common decency française, par sa Providence redistributive). On peut considérer que ce qui à l'échelle d'un seul pays s'est difficilement mis en place, et s'est mis en place d'une certaine façon contre les principes individualistes officiels, ou en faisant vite rentrer par la fenêtre le holisme que l'individualisme venait de faire sortir par la porte, va être d'autant plus délicat à installer au niveau mondial.

On répondra (bis) que les droits de l'homme ne sont pas faits pour les chiens... C'est ici que j'entre dans une phase délicate, en ce sens qu'il me faut vous demander de prendre au sérieux des hypothèses qui chacune méritent un texte bien à part : les difficultés que je peux rencontrer dans leur mise au point font que je livre aujourd'hui ce petit bilan théorique et psychologique sur la crise, mais sans avoir pu démontrer tout ce que j'avance.

Allons-y :

- si, les droits de l'homme sont, comme leur nom ne l'indique pas, faits pour les chiens.


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Ou, pour parler comme Marcel Gauchet, « les droits de l'homme ne sont pas une politique » : y sont énoncés des principes que l'on peut discuter et éventuellement approuver, mais qui ne sont pas auto-suffisants - Marx et les contre-révolutionnaires se sont rejoints depuis longtemps à critiquer leur « abstraction ». Ce qui est important ceci dit, est de prendre en compte leur relative adéquation à l'idéologie individualiste moderne (au sens de Dumont cette fois), leur relative adéquation aux types anthropologiques modernes : on ne peut donc balayer ces « droits » d'un revers de la main ;

- les droits de l'homme peuvent même nous envoyer à l'abattoir, ils l'ont déjà fait en 14-18, justement parce qu'ils ne sont pas auto-suffisants et qu'ils requièrent un engagement personnel source certes de belles émotions (Valmy), mais qui peut trop aisément glisser dans la surenchère sacrificielle, ce qui n'est pas nécessairement bon signe si l'on se place au niveau du monde en son ensemble. (Vous aurez reconnu mes interrogations actuelles sur la conception sacrificielle de la patrie, en France, pays des droits de l'homme, notamment. Voilà un thème à traiter plus précisément...)

- il n'est cependant pas nécessairement illusoire de chercher à mettre au clair quelques conditions a minima : après tout, si les paysans français et les notables du radicalisme ont réussi à s'entendre à peu près, pourquoi ne pas imaginer d'autres étonnantes conciliations, ou d'autres malentendus productifs ?

De ce point de vue, les tentatives comme celles impulsées par le MAUSS, appuyées sur les leçons de l'anthropologie, d'une « éthique mondiale », peuvent ne pas être totalement inutiles (je n'ai pas l'air très enthousiaste, mais qui peut l'être en ce moment ?), à condition toutefois de laisser les autres, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas occidental, avec ou sans guillemets, s'en mêler.

Il semble en effet que l'Occident - avec ou sans guillemets, donc - est suffisamment responsable de la crise actuelle pour qu'il la ferme un peu et qu'il laisse les autres, ceux qui ne sont pas encore trop contaminés par l'enculisme (mais ils apprennent vite, les bougres...) et dont le personnel politique semble quelque peu plus lucide et intelligent que le nôtre (les Mollahs, par exemple, c'est quand même autre chose que Xavier Bertrand ou Pascal Lamy !), pour qu'il les laisse apporter leurs propres solutions, elles ne risquent pas d'être pires que ce que nous avons jusqu'ici été capables de proposer ;

- revenons à l'Etat. J'avais été frappé il y a quelques mois, lors d'un débat entre Paul Jorion et Loïc Abadie de constater que ces deux brillants experts en économie se trouvaient en désaccord sur la place actuelle de l'Etat dans ladite « économie » : non pas sur la place qu'il doit occuper, mais sur celle qu'il occupe effectivement - L. Abadie estimant que l'Etat n'a jamais été aussi présent, P. Jorion qu'il est trop absent. Comment peut-on ne pas être sûr d'un point aussi fondamental, me suis-je demandé avant, François Fourquet aidant, de penser à élargir la perspective. Citons donc de nouveau une des thèses majeures de F. Fourquet :

"Le capitalisme n’est pas pensable sans l’État ; un capitalisme sans État, c’est comme un sourire sans chat ; on ne peut même pas parler de « symbiose » comme s’il s’agissait de deux entités distinctes, l’une économique et l’autre politique, qui se seraient formées séparément et auraient passé une alliance ou décidé de vivre ensemble ; il y a inhérence réciproque : dès leur naissance au Moyen Âge, l’État est dans le capitalisme et le capitalisme dans l’État ; ensemble ils forment une seule et même entité sociale."

Adjoignons-lui cet aperçu historico-anthropologique dû à Marcel Gauchet :

"Ce n'est, du reste, que grâce au développement de l'Etat, et en fonction de l'accroissement de ses prérogatives, qu'a pu se constituer quelque chose comme l'individu. C'est parce qu'est advenu en Europe un type d'Etat profondément nouveau, donnant de fait corps à la puissance dernière de la société sur elle-même, qu'a pu s'effectuer la translation révolutionnaire du fondement de la souveraineté du sommet vers la base, du Prince matérialisant l'unité primordiale à la somme des citoyens assemblés en société à partir de leur séparation d'origine, et donc de leur identité native de droits. Ce n'est que dans la mesure où s'est insensiblement imposée, avec la figure d'un pouvoir n'ayant rien au-dessus de lui, la dimension d'une ultime possession de leur monde par les hommes qu'est née en retour la notion d'une autorité relevant par principe de la participation de tous et procédant au départ de la décision de chacun.

Ce n'est aucunement du dedans des êtres que s'est formée l'intime conviction qu'ils existaient d'abord chacun pour eux-mêmes, au titre d'entités primitivement indépendantes, autosuffisantes, égales entre elles. C'est de l'extérieur, au contraire, en fonction de la réappropriation globale du pouvoir de l'homme sur l'homme contre les décrets des dieux qui s'est opérée par l'intermédiaire de l'affirmation de l'Etat. Comme c'est, au demeurant, par référence à ce foyer suréminent de détermination des fins du corps social, s'imposant au-dessus de la société comme le point de réfraction de son "absolu", qu'a pu s'effectuer le travail d'abstraction des liens sociaux concrets nécessaire à l'accouchement de la catégorie proprement dite d'individu. Pour qu'advienne de manière opératoire la faculté de se concevoir indépendamment de son inscription dans un réseau de parenté, dans une unité de résidence, dans une communauté d'Etat ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au-dessus de tous les pouvoirs intermédiaires, familiaux, locaux, religieux, corporatifs, un pouvoir d'une nature tout à fait autre, un pur centre d'autorité politique, avec lequel établir un rapport direct, sans médiation, spécifiquement placé sous le signe de la généralité collective. Contradiction constitutive des démocraties modernes : pas de citoyen libre et participant sans un pouvoir séparé concentrant en lui l'universel social. L'appel à la volonté de tous, mais la sécession radicale du foyer d'exécution où elle s'applique. Le mécanisme qui fonde en raison, légitime et appelle l'expression des individus est le même, rigoureusement, depuis le départ, qui pousse au renforcement et au détachement de l'instance politique." (1980)

Et concluons à la solidarité d'origine et de fait entre l'Etat moderne, l'individu moderne, le capitalisme.

Le problème qui se pose à nous alors est celui-ci : si l'on parle de « crise systémique », de quel système s'agit-il ? Du néo-libéralisme en tant qu'il serait une dérive (ou une expression trop directe) du capitalisme ? Ou du capitalisme lui-même ?

Dans le premier cas, on retrouve encore une fois François Fourquet : "Il n’y a pas deux civilisations, d’une part la civilisation libérale ou néolibérale, et d’autre part une civilisation interventionniste, dirigiste ou « fordiste », comme la nommeraient nos amis régulationnistes (s’ils adoptaient la notion de civilisation), qui a fonctionné de la première guerre mondiale aux années 1970. Il n’y a qu’une seule civilisation, la nôtre, tantôt libérale et tantôt dirigiste ; libéralisme et dirigisme sont deux formes d’organisation que la civilisation occidentale contient en puissance depuis le Moyen Age ; tantôt l’une s’actualise plus que l’autre, tantôt l’inverse : elles ne s’opposent pas comme deux entités fermées et séparées, mais sont deux formes sociales complices qui ont besoin l’une de l’autre pour exister." La crise va être douloureuse, l'Etat va reprendre les choses en main, et on repartira sur un cycle dirigiste - jusqu'à une prochaine crise.

Dans le second cas, il est bien évident que l'individu moderne comme l'Etat seront aussi touchés que le capitalisme, puisqu'ils lui sont essentiellement liés. Laissons le premier [2] et concentrons-nous sur le second : en tant qu'émanation de la société, ce qu'il est aussi, l'Etat a un rôle à jouer, notamment dans les questions de redistributions des richesses. Mais en tant que partie intégrante de la société marchande capitaliste, il est aussi à la racine de la crise actuelle (toujours dans l'hypothèse d'une « crise systémique » du capitalisme lui-même), et est donc à la fois partie du problème et éventuel facteur de solution : toute question de compétence mise à part, on comprend que nos gouvernants soient quelque peu désorientés.

Ne sachant pas - et qui le sait ? - dans quel cas de figure nous nous trouvons aujourd'hui (car la phrase d'Adorno et Horkheimer a tout de même de fortes chances d'être tragiquement vérifiée un jour), la crise du néo-libéralisme ou la crise du capitalisme, nous ne pousserons pas plus loin la prospective. Elle implique qui plus est que j'avance un peu plus de preuves que les citations de MM. Fourquet et Gauchet quant à cette consubstantialité de l'Etat et de l'économie capitaliste marchande, et que j'explore plus avant ses conséquences théoriques et pratiques.

Ceci dit, et pour conclure, il faut rappeler, dans un cas comme dans l'autre, que si doit se mettre en place une « gouvernance mondiale » - c'est-à-dire un Etat mondial, mais « gouvernance » est censé faire moins peur, être plus cool, ce problème de la nature de l'Etat moderne se reposera vite. Peut-être faut-il ici rappeler ces propos déjà cités de Claude Lévi-Strauss, Allah le bénisse :

"Il y a déjà treize siècles, l'Islam a formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine : technique, économique, sociale, spirituelle, que l'Occident ne devait retrouver que tout récemment, avec certains aspects de la pensée marxiste et la naissance de l'ethnologie moderne. On sait quelle place prééminente cette vision prophétique a permis aux Arabes d'occuper dans la vie intellectuelle du Moyen Age."

Si l'intensification des échanges, de toutes sortes, entre cultures, doit un jour déboucher sur quelque chose comme un Etat mondial, il est souhaitable - et c'est une raison de plus pour que ce ne soient pas des occidentaux qui s'en occupent... - que ceux qui le mettront au point gardent en tête cette « solidarité de toutes les formes de la vie humaine » - qu'ils soient en somme, pour revenir à notre point de départ, des holistes assumés. Mais cela signifierait la fin de l'Etat moderne en tant que séparé de la société (même s'il n'en est pas séparé complètement dans les faits, même s'il en est aussi l'émanation), cela signifierait une rupture anthropologique... C'est en ce sens que j'ai pu récemment prôner « une conversion à l'Islam massive, mondiale, universelle ! » pour nous sauver de la crise : l'Islam est conscient de la non-séparation de l'Etat du reste de la société, et il est en expansion continue : il ne s'agirait que de hâter un peu le mouvement, pour le bien de tous... Nous n'aurons qu'à picoler en cachette !


Evidemment, tout ceci, et pas seulement ces dernières lignes, peut sembler bien loin. On rappellera néanmoins, sans chercher à plagier M. Defensa, que les choses vont parfois si vite actuellement, que ces problématiques très générales pourraient bien se révéler plus tôt au centre du débat qu'on ne le pourrait croire. Je vous laisse là-dessus, et retourne bosser sur les rapports droits de l'homme / sacrifice, et sur la nature de l'Etat moderne. Bises à tous !




Alors, notre « plus belle » du jour... Un mois après la grande classe, Angie Dickinson, Reese Witherspoon a l'air, il faut l'avouer, un rien pétasse. Elle est mon talon d'Achille, mon péché mignon... et j'ai pu le comprendre en cherchant presque en vain de jolies photographies d'elle. Reese Witherspoon, c'est une certaine forme de vulgarité légère et piquante, artificielle et excitante, qui pour que son charme, limité peut-être mais en son domaine bien réel, fonctionne, a besoin d'être en mouvement - ce qui évidemment ne la rend pas très photogénique. (Et d'ailleurs, les photos de paparazzis où on peut la voir enceinte la défigurent presque : Reese Witherspoon en tant qu'actrice est trop légère, trop artificielle, pour se reproduire, elle ne peut se soumettre ainsi à la nature.) Elle est la preuve, très américaine, que même et hélas, la vulgarité est humaine, parfois touchante.

Il est donc difficile de se faire le prosélyte de sa beauté, ou de la ramener à une oeuvre précise : égale à elle-même d'un film à l'autre, elle ne dépend pas vraiment du regard d'un cinéaste. Son personnage évanescent et subtil semble autosuffisant, traversant telle ou telle scène avec son petit mouvement des lèvres dévastateur pour ma libido, sans paraître reliée à rien...

J'exagère, bien sûr : la belle peut parfois aussi être touchante dans sa simplicité. Dieu la bénisse !


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[1]
Quel que soit de même le plaisir que je pourrais éventuellement trouver à voir mes analyses sur la « révolution sarkozyenne » balayées aussi vite que Nicolas Sarkozy lui-même par la crise...



[2]
Qui n'est certes pas rien : comme l'écrit ailleurs (Minima Moralia, I, 6 (1944)) Adorno : "Avec la liquidation du libéralisme [classique, bourgeois], le principe proprement bourgeois de la concurrence n'est pas dépassé : de l'objectivité du processus social, il est passé en quelque sorte à l'anthropologie, c'est-à-dire à une dynamique d'atomes individuels qui s'attirent et qui se repoussent." Et pour mettre fin à une telle dynamique anthropologique...

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dimanche 22 février 2009

"Depuis des éternités, l'a pas tellement changé la France..." (Apologie de la race française, II.)

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Apologie I.

Apologie III.

Apologie IV-1.

Apologie IV-2.

Apologie IV-3.

Apologie V.

Apologie VI-1.

Apologie VI-2.



Ajout le 19.03.09.



"Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur le Temps où c'était écrit. « Tiens, voilà un maître journal, le Temps ! » qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. « Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas ! » que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.

« Si donc ! qu'il y en a une ! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle race du monde et bien cocu qui s'en dédit ! » Et puis le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.

« C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. »"


(Voyage au bout de la nuit).



Je rappelle que le Voyage au centre du malaise français est sorti en 1993. Le découvrir en 2009 donne un curieux sentiment de décalage, du fait des évocations de noms pour certains encore présents (non sans multiples retournements de veste : on en apprend, ou on s'en remémore de belles, sur de petites truies comme Max Gallo ou Julien Dray), pour d'autres étonnamment lointains (Harlem Désir la dernière fois). Peut-être l'extrait de ce jour vous procurera-t-il des sentiments de ce genre. Je le laisse en tout cas, avec ces détails parfois quelque peu périphériques rapport à notre propos, tel quel.

"Dans un livre [La France dans le monde] ayant le triple avantage d'être bref, clair et lucide - paru en 1933, écrit peu avant l'arrivée des nazis au pouvoir -, Edouard Herriot constatait qu'un modus vivendi avec l'Allemagne du maréchal Hindenburg était « rendu plus difficile par l'activité et la violence de la propagande germanique ». Et de sélectionner un exemple particulièrement offusquant : « On a vu cette propagande s'exercer lorsqu'elle a pu croire, de façon à la fois cynique et active, qu'il y avait en France un séparatisme breton. A cette occasion, certains journaux représentèrent la Bretagne comme formant chez nous une minorité nationale. » Toute la politique de l'entre-deux-guerres entre puissances européennes consiste à déceler des problèmes ethniques chez le voisin tout en les niant chez [soi]. Le droit des peuples/ethnies ou des peuples/races à disposer d'eux-mêmes, au nom duquel Hitler déclare vouloir rassembler les Allemands d'Europe, laisse ses interlocuteurs le plus souvent désarmés tant paraît au fond justifiée la revendication racialiste, c'est-à-dire le droit des peuples à se regrouper pour former une entité autonome sur un territoire déterminé, celui de leurs ancêtres. Ainsi aboutira-t-on, via l'annexion des Sudètes au Reich au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, au dépeçage ethnique de la Tchécoslovaquie peu avant la Seconde Guerre Mondiale.

La manipulation de l'agitation des nationalités reste encore le moyen le plus sûr de disloquer un grand pays. Au-delà des aspects de pur secours humanitaire - que les effets d'encouragement aux irrédentismes finissent par rendre inévitable -, le droit d'ingérence, dans sa composante politique, déclare explicitement vouloir libérer des minorités nationales éventuellement réparties dans plusieurs Etats. Comme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est une très vieille antienne de la politique internationale. En France, une propagande tenace, relayée par Bernard Kouchner, alors secrétaire d'Etat, et, plus modérément, par le ministre des Affaires Etrangères, Roland Dumas, mais aussi par une grande partie de l'opposition, a oeuvré à la suite de la guerre du Golfe en vue de populariser l'idée d'une séparation des Kurdes de l'Irak, de la Turquie et de l'Iran, afin qu'ils puissent se réunir dans un Kurdistan autonome. Le motif en est leur homogénéité ethnique et culturelle. Le nouveau est que ces motifs sont aujourd'hui censés s'appliquer en France, selon des modalités propres et moins radicales. L'ethnicisme d'application extérieure (politique étrangère) tend à devenir un ethnicisme d'application intérieure (politique régionale et politique d'immigration) : une attention toute nouvelle, justifiée par le droit à la différence - c'est-à-dire à une différence dure -, est portée - à l'intérieur de l'Hexagone - à des groupes d'implantation très ancienne ou beaucoup plus récente, au motifs qu'ils présentent (ou présenteraient) une homogénéité ethnique et culturelle particulièrement forte. Il faut comprendre que, au travers de l'antiracisme postcolonial, l'argument est retourné contre l'Hexagone, à la fois pour en décrire l'hétérogénéité, puis la souhaiter, voire l'organiser. L'antiracisme est le haut-parleur du déclin de la représentation d'une cohésion forte, vécue quelque part comme inébranlable, de la France. Il a pour effet d'ouvrir et d'approfondir un doute sur sa constitution, sur ses origines. Qu'un philosophe comme André Comte-Sponville écrive, voulant parler de la situation française, qu'un « peuple » (ou une nation) « n'est pas une race » ou que l'un des leaders politiques de la droite libérale, François Léotard, affirme qu'il n'y a jamais eu de « race française » (« les Français : un grand peuple qui ne fut jamais une race ») et que ces formules soient aujourd'hui évidentes, reçues comme indiscutables, en dit très long sur ce qui ne sera plus, la représentation d'une profonde homogénéité française : c'est en effet une évidence inverse, au début de ce siècle [le XXeme...], depuis les ultra-républicains jusqu'aux royalistes, que les Français forment une « race », non une race à l'allemande, moins constituée par le sang reçu que par le sang versé, aux qualités exprimées par Verdun, génératrice de civilisation, vivant dans cette patrie dont Lavisse et Pfister disent qu'elle se définit par les « souvenirs communs ». L'antiracisme exprime cette atteinte à la croyance d'un socle de civilisation nationale française en continuum, qui absorbait les apports au cours de son développement après les avoir fondus en vue de la poursuite de son édification : l'antiracisme se propose d'amputer plus encore cette croyance en insistant sur la nécessité d'un retournement du processus de sédimentation unificateur des principales différences.

Mais réfléchissons bien - d'autant que nous explorons peut-être la voie qu'emprunteront de futurs malheurs - à ce que transporte la modification des systèmes d'évidence édifiés autour de la race. Qu'est-ce qui fonde l'interdit porté sur l'usage de l'ancienne expression de « race française », telle qu'elle est utilisée pour désigner le substrat de populations diverses fondues dans la construction d'une civilisation particulière ? Eh bien, tout simplement, l'argument selon lequel ce ne serait pas une vraie race (mais une mosaïque de races) : que la « race française » ne manifesterait pas les caractéristiques d'homogénéité ethnique. En d'autres termes, c'est une argumentation de type racialiste - et l'argument de base des théories raciales - qui est ici mobilisée. L'antiracisme ne dévalue la « race française » qu'autant qu'elle dépouillerait les ethnies authentiques et légitimes au bénéfice d'une ethnie qui n'existerait pas, ou d'une race fausse...

L'antiracisme s'inscrit dans un cadre mental qui s'est peu à peu construit et où il est intervenu pour prononcer des interdictions et des monopolisations d'usage. Ainsi l'antiracisme a-t-il accaparé le vieux thème de la valorisation de la différence, autrefois apanage des théories raciales. Ainsi s'est-il adjoint deux mots, et leurs dérivés, race et ethnie, également originaires de l'autre camp - en serrant au plus près, d'ailleurs, ses taxinomies -, pour en piloter des usages légitimes (cf. les législations antiracistes, la mise en avant du multiracial, etc.), tout en interdisant d'utiliser l'un et l'autre en équivalence au concept de nation ou de civilisation française, au prétexte d'une inauthenticité raciale du Français en tant que tel, au prétexte second de la violence raciste meurtrière que ce prononcé d'équivalence inclurait par nature. Il n'y a pas à s'étonner que le cadre mental d'une époque soit organisé en un système à la fois logique, nécessaire et arbitraire : de l'acceptation ou non de ce système dépend le degré d'intelligibilité avec elle-même dont une société est capable à un instant donné. En revanche, ce système peut, et c'est ici le cas, rendre inintelligible l'époque précédente, le cadre mental antécédent. L'exigence de dépression de l'idée de nation occulte que, en recouvrant, il y a peu encore, le concept de nation ou de civilisation française le mot « race », appliqué à l'ensemble humain qu'ils recouvraient et qui les avait générés, était loin de devoir déboucher, en son usage alors courant, sur une pratique ou une pensée racistes." (pp. 68-72)

P. Yonnet illustre ce dernier point à travers l'exemple d'écrits de Saint-Exupéry remontant à la débâcle de 1940, Pilote de guerre et la Lettre à un otage. Voici un extrait de cette dernière, dans laquelle « Saint-Ex » s'adresse à un ami juif, suivi du commentaire de P. Yonnet :

« Toi si français, je te sens en péril de mort, parce que français, et parce que juif (..., coupure de AMG). Nous sommes tous de France comme d'un arbre, et je servirai ta vérité comme tu eusses servi la mienne. »

"Continguïté de thèmes que notre cadre mental antiraciste a manichéisés en les classant dans l'absolument irréconciliable : la nation substantielle et de longue souche, rameaux, tronc et racines où « nous sommes tous de France comme d'un arbre », cet attachement à une identité française forte associée comme l'une de ses conséquences au refus des mécanismes d'exclusion antisémite." (pp. 74-75)


« L'ethnicisme d'application extérieure (politique étrangère) tend à devenir un ethnicisme d'application intérieure (politique régionale et politique d'immigration)... » : on aura reconnu là ce bon vieux truc qui consiste à essayer et à perfectionner une politique à l'extérieur, chez plus petit et/ou plus faible que soi, chez ceux que personne de vraiment puissant ne va défendre, avant de la pratiquer à la maison, armé de ces précédents - un des derniers avatars de cette tactique étant sans doute la volonté d''utilisation de l'ADN pour établir des critères « fiables » quant au regroupement familial [1]. Le génie particulier d'un Bernard Kouchner étant dans la cas évoqué par P. Yonnet de promouvoir une politique paraissant vraiment, aux yeux de vous et moi qui n'y connaissent rien aux Kurdes et qui ne leur veulent aucun mal, empreinte d'humanité et de perspective historique.

On constatera tout de suite, dans cet ordre d'idées, que si ces stratégies politiques ont pris une plus grande ampleur aux beaux temps de l'Empire français, quand la métropole disposait d'un grand terrain de jeux, sans autre arbitre qu'elle-même, pour tester telle ou telle innovation, le grand absent de la citation de Paul Yonnet est précisément la colonisation. Notre auteur a je crois raison de souligner que la notion de « race française » telle qu'elle s'est mise en place au fil du temps et telle qu'elle constituait le socle d'un consensus à l'orée du XXe siècle - consensus que renforça et ébrécha en même temps la Première Guerre mondiale, comme le montre notamment le texte de Céline que j'ai mis aujourd'hui en exergue - est « loin de devoir déboucher, en son usage alors courant, sur une pratique ou une pensée racistes », il n'en reste pas moins qu'impasse est ici faite sur le rôle de la colonisation dans la définition de cette race française, dont la « supériorité » fut à la fois utilisée pour justifier la colonisation et justifiée par la réussite de cette même colonisation (je vous en parlais il y a peu, c'est l'auto-alimentation du droit du plus fort : je suis le plus fort, donc j'entreprends et je réussis, et d'ailleurs le fait que je réussisse prouve que j'étais le plus fort, et que j'avais donc raison d'entreprendre, etc.), le cas de Ernest Lavisse, évoqué par P. Yonnet, étant d'ailleurs tout à fait révélateur à cet égard.

"Je suis contre les femmes ; tout contre" : le célèbre propos de Guitry - cet admirable représentant sinon de la race française en tout cas de « l'esprit français » -, par ce jeu de mot sur les sens du terme « contre » peut aider à faire comprendre les ambiguïtés de cette définition de la race française par elle-même qui se définit aussi contre les autres, et notamment contre les colonisés qu'elle assujettit, en même temps qu'elle se définit contre ces Allemands si proches, que l'on déteste et que l'on admire, dont on se sent différent mais à qui on aimerait parfois ressembler [2], etc... Bref : ne nous laissons pas entraîner trop loin dans ces directions, ne tentons pas de distribuer trop de bons et de mauvais points à propos de ce qui s'est passé il y a plus d'un siècle ; il nous suffit d'avoir montré ou rappelé, d'une part qu'il ne faut pas - il ne faut jamais ! - oublier que la politique - ou les politiques - de la France en ces années-là ne se réduit pas à l'Hexagone, d'autre part que l'auto-définition de soi implique nécessairement des formes variées et plus ou moins inoffensives de dépréciation des autres (je vous renvoie à C. Lévi-Strauss sur ce sujet).

Enfin, et avant que d'aborder dans un troisième volet, plus précisément, certains des critiques de la France, il faut reformuler ce qu'écrit Paul Yonnet en termes de holisme et individualisme. La métaphore de la « race française » comme un arbre aux racines profondes voire immémoriales, qui se développe et se ramifie à travers les âges à partir d'un substrat commun, est bien sûr d'esprit typiquement holiste. L'intéressant, si l'on se concentre encore une fois sur la période 1870-1914, c'est que l'on voit de nouveau à l'oeuvre un des schémas directeurs qui a permis à cette époque de fonctionner, fût-ce sur des modes très tendus : l'individualisme s'est y aidé du holisme, s'est parfois voulu, éventuellement même consciemment, comme le prolongement du holisme. On trouvait ce thème chez Tocqueville, on le retrouvera chez Péguy et Bernanos, on le trouve chez Jaurès : 1789 comme continuation d'un certain esprit égalitaire et aristocratique français, la royauté et certains visages de la Révolution main dans la main, à la fois contre 1793 et contre l'économie de marché bourgeoise, la révolution industrielle, etc.

Ce n'est pas aujourd'hui notre sujet que de discuter ces conceptions pour elles-mêmes, ce qui est important pour l'heure est de noter le pont qu'elles tentent de jeter entre présent et passé - entre modernité et tradition -, et la façon dont cela permet de créer un climat d'ensemble - P. Yonnet parle d'une « évidence » - où se retrouvent des gens par ailleurs très opposés, Jaurès et Maurras par exemple. Car si l'on peut s'étriper sur le contenu de cette notion de « race française », si l'on peut reprocher à l'adversaire de la trahir, ou de la soumettre à des « partis de l'étranger », Juifs, francs-maçons, etc., ou de l'empêcher d'évoluer et d'accomplir sa destinée, rares sont ceux qui refusent ce lien entre présent et passé, lien qui d'ailleurs n'empêche pas, éventuellement, de préférer le premier (Jaurès) ou le deuxième (Tocqueville) de ces termes. A sa manière, et après le traumatisme de la Grande Guerre, le texte de Céline par lequel j'ai commencé cette livraison, est encore une version de ce mythe de la « race française », version tout simplement négative : nous avons toujours été « miteux, chassieux, puceux ».

Donc : si l'on peut tout à fait, bien que ce ne soit ni notre sujet ni celui de P. Yonnet, décrire le contenu, ou plutôt les contenus différents, désignés par le concept de « race française », cela ne nous est pas nécessaire. A l'époque déjà on le savait, l'identité française - pour employer une expression contemporaine, dont on pourrait d'ailleurs soutenir qu'elle est plus rigide ce que celle de « race », mais passons - est multiple, sous-tendue par des conflits, utilisons la terminologie de Tocqueville, entre « aristocratie » et « démocratie ». Ces notions, on peut, de Augustin Thierry à Emmanuel Todd, les relier à des noyaux de populations différents au sein du pays. On peut, si l'on maudit l'une d'entre elles, la rejeter dans le passé (optique de la vulgate marxiste, qui justement sort de notre tableau, ou tente d'en sortir, car lorsqu'il s'agira d'aller défendre la patrie contre l'Allemand, les plus internationalistes en paroles ne mégoteront pas longtemps), ou l'assimiler à l'étranger (option Maurras) : les termes du débat restent à peu près les mêmes [3].


Finissons-en. La « race française » telle qu'elle était une « évidence », n'était pas une race au sens biologique, et c'est que Paul Yonnet rappelle avec à-propos. Le Robert 2006 donne comme sens du mot race :

I.1 Famille, considérée dans la suite des générations et la continuité de ses caractères (ne se dit que de grandes familles, familles régnantes,etc.). 2. Vieilli. Commune plus vaste considérée comme une famille, une lignée. 3. Fig. Catégorie de personnes apparentées par des comportements communs.

II. Subdivision de l'espèce zoologique, elle-même divisée en sous-races ou variétés, constituée par des individus réunissant des caractères communs héréditaires.

III. 1. (1684) Subdivision de l'espèce humaine d'après des caractères physiques héréditaires. 2 Par ext. (XIXe) Dans la théorie du racisme, Groupe naturel d'humains qui ont des caractères semblables (physiques, psychiques, culturels, etc.) provenant d'un passé commun, souvent classé dans une hiérarchie.

L'objet de ma livraison de ce jour, pour résumer, est de montrer que l'expression « race française » (où le mot race était principalement employé dans les sens « vieilli » et « figuré » I 2 et I 3), à la fois parce que le mot - notamment dans son sens I 1, déjà - le permettait et parce que l'histoire, de Vacher de Lapouge à Hitler, s'en est chargée, cette expression ne peut plus être employée que dans les sens II et surtout III, et surtout III 2 - donc, dans les faits ne peut plus être employée -

sauf, précisément, par les antiracistes assermentés, qui en déduisent que les Français ne sont pas une « vraie race » [4]. Source de contradictions et de complications, dans l'image que nous nous faisons de nous-mêmes, que ce qu'on appelle les « minorités » se font d'elles-mêmes, dans l'image qu'elles se font de nous (ainsi que dans le cervelet du pauvre Eric Zemmour, mais passons). Je précise tout de suite que je suis loin de croire que tous ceux qui « appartiennent » à ces minorités adhèrent à une vision aussi racialiste que celle qui fut développée par SOS-Racisme à une époque et qui peut l'être de temps à autres par le CRAN aujourd'hui. Simplement, la situation d'ensemble est confuse, et il me semble que le recul historique que nous permet d'avoir le texte de Paul Yonnet peut contribuer à la clarifier.


Ces idées en appellent d'autres... A bientôt !




A titre d'illustration, je reproduis ci-après le texte de la chanson, bien-nommée, Hexagone, écrite en 1980 par celui qui allait plus ou moins devenir le barde officiel de SOS-Racisme - Renaud. Tout n'est certes pas à jeter dans ces vers parfois piquants, mais c'est pour la vision d'ensemble, cette détestation proclamée de la France par un français, pour ce volontarisme du rejet, et par comparaison avec ce que pouvait écrire Saint-Exupéry (un rien plus courageux que M. Renaud Séchan, faut-il le rappeler... mais ce sont aussi des époques différentes), que je vous invite à les lire.



"Ils s'embrassent au mois de Janvier,
car une nouvelle année commence,
mais depuis des éternités
l'a pas tell'ment changé la France.
Passent les jours et les semaines,
y a qu'le décor qui évolue,
la mentalité est la même :
tous des tocards, tous des faux culs.

Ils sont pas lourds, en février,
à se souvenir de Charonne,
des matraqueurs assermentés
qui fignolèrent leur besogne,
la France est un pays de flics,
à tous les coins d'rue y'en a 100,
pour faire règner l'ordre public
ils assassinent impunément.

Quand on exécute au mois d'mars,
de l'autr' côté des Pyrénées,
un arnachiste du Pays basque,
pour lui apprendre à s'révolter,
ils crient, ils pleurent et ils s'indignent
de cette immonde mise à mort,
mais ils oublient qu'la guillotine
chez nous aussi fonctionne encore.

Etre né sous l'signe de l'hexagone,
c'est pas c'qu'on fait d'mieux en c'moment,
et le roi des cons, sur son trône,
j'parierai pas qu'il est all'mand.

On leur a dit, au mois d'avril,
à la télé, dans les journaux,
de pas se découvrir d'un fil,
que l'printemps c'était pour bientôt,
les vieux principes du seizième siècle,
et les vieilles traditions débiles,
ils les appliquent tous à la lettre,
y m'font pitié ces imbéciles.

Ils se souviennent, au mois de mai,
d'un sang qui coula rouge et noir,
d'une révolution manquée
qui faillit renverser l'Histoire,
j'me souviens surtout d'ces moutons,
effrayés par la Liberté,
s'en allant voter par millions
pour l'ordre et la sécurité.

Ils commémorent au mois de juin
un débarquement d'Normandie,
ils pensent au brave soldat ricain
qu'est v'nu se faire tuer loin d'chez lui,
ils oublient qu'à l'abri des bombes,
les Francais criaient "Vive Pétain",
qu'ils étaient bien planqués à Londres,
qu'y avait pas beaucoup d'Jean Moulin.

Etre né sous l'signe de l'hexagone,
c'est pas la gloire, en vérité,
et le roi des cons, sur son trône,
me dites pas qu'il est portugais.

Ils font la fête au mois d'juillet,
en souv'nir d'une révolution,
qui n'a jamais éliminé
la misère et l'exploitation,
ils s'abreuvent de bals populaires,
d'feux d'artifice et de flonflons,
ils pensent oublier dans la bière
qu'ils sont gourvernés comme des pions.

Au mois d'août c'est la liberté,
après une longue année d'usine,
ils crient : "Vive les congés payés",
ils oublient un peu la machine,
en Espagne, en Grèce ou en France,
ils vont polluer toutes les plages,
et par leur unique présence,
abîmer tous les paysages.

Lorsqu'en septembre on assassine,
un peuple et une liberté,
au cœur de l'Amérique latine,
ils sont pas nombreux à gueuler,
un ambassadeur se ramène,
bras ouverts il est accueilli,
le fascisme c'est la gangrène
à Santiago comme à Paris.

Etre né sous l'signe de l'hexagone,
c'est vraiment pas une sinécure,
et le roi des cons, sur son trône,
il est français, ça j'en suis sûr.

Finies les vendanges en octobre,
le raisin fermente en tonneaux,
ils sont très fiers de leurs vignobles,
leurs "Côtes-du-Rhône" et leurs "Bordeaux",
ils exportent le sang de la terre
un peu partout à l'étranger,
leur pinard et leur camenbert
c'est leur seule gloire à ces tarrés.

En Novembre, au salon d'l'auto,
ils vont admirer par milliers
l'dernier modèle de chez Peugeot,
qu'ils pourront jamais se payer,
la bagnole, la télé, l'tiercé,
c'est l'opium du peuple de France,
lui supprimer c'est le tuer,
c'est une drogue à accoutumance.

En décembre c'est l'apothéose,
la grande bouffe et les p'tits cadeaux,
ils sont toujours aussi moroses,
mais y a d'la joie dans les ghettos,
la Terre peut s'arrêter d'tourner,
ils rat'ront pas leur réveillon;
moi j'voudrais tous les voir crever,
étouffés de dinde aux marrons.

Etre né sous l'signe de l'hexagone,
on peut pas dire qu'ca soit bandant
si l'roi des cons perdait son trône,
y aurait 50 millions de prétendants."



U1307635XINP

Hawaï, 1956, Jane Russell et Raoul Walsh... White trash forever !






[1]
Avec dans ce cas comme dans d'autres le retournement de la posture « droits-de-lhommiste » : puisque ces gens qui sont tellement nos égaux n'ont pas rechigné [sic] à accepter les analyses ADN, ne serait-ce pas se déclarer indûment supérieurs à eux que de les refuser ? Et il est bien évident que l'inconscient paternaliste, pour ne pas dire plus, de certains « droits-de-lhommistes », est un point faible sur lequel l'adversaire, qui n'aime pas plus les nègres, ou qui du moins ne s'est pas mis en tête de les aimer, ne se prive pas d'appuyer.



[2]
Au point de s'offrir en sacrifice, avec et contre lui, lors de la Grande Guerre... Terrible jeu de miroirs que ce conflit entre deux peuples « si loin si proches » qui vont finir par s'holocauster eux-mêmes et mutuellement, dans une sorte de valse amour/haine pathétique en tous les sens du terme : émouvante et dérisoire (valse dont le symbole reste les Meyer dont je vous ai déjà parlés). Cette idée permettrait de comprendre pourquoi des esprits lucides comme R. Rolland ou, après l'exaltation chauvine du début, Thomas Mann, laissent quelque peu froid, même si dans leur pacifisme ils ont eu d'une certaine manière raison avant les autres : on a le sentiment, justifié ou non (vous aurez compris que je n'ai pas lu Au-dessus de la mêlée, j'explique justement pourquoi je n'ai jamais eu envie de le lire), que ces sages sont passés à quelque chose d'essentiel à leur époque. Mais peut-être est-ce une forme d'envie ou de rancoeur face à leur sainteté...

Quoi qu'il en soit, de ce point de vue, la Seconde Guerre mondiale, dans son épisode franco-allemand, est nettement moins intéressante : ce qui était psychologiquement sinon confondu du moins incestueusement proche, soit ne manifeste plus son ambivalence que sous une forme passive (on peut avoir des sentiments mêlés vis-à-vis des Allemands et de leur présence en France, mais l'important dans un premier temps est de survivre), soit se disjoint en des pôles nettement plus marqués (la Résistance d'un côté, certes pas toujours haineuse, mais clairement focalisée contre un ennemi auquel on n'a aucune envie de ressembler ; la Collaboration, et notamment son lot d'homosexuels plus ou moins avoués fascinés par la jeunesse allemande, dont le quarteron d'écrivains en goguette en Allemagne en octobre 1941 (Drieu, Jouhandeau, Abel Bonnard, dont la postérité a plus retenu l'élégant surnom de « Gestapette » que ses écrits littéraires, André Fraigneau...) restera l'emblème.) Et depuis, depuis disons la vraie mise en route de la « construction européenne », c'est l'indifférence mutuelle...



[3]
On remarquera d'ailleurs dans certaines controverses, auxquelles j'ai moi-même participées, « aux côtés » d'Emmanuel Todd, sur Nicolas Sarkozy (ou, paraît-il, dans le livre de P. Péan sur B. Kouchner), on remarquera, disais-je, que l'on retrouve cette accusation d'importation en France de valeurs étrangères, à la race, l'identité, la tradition - le terme ici importe peu - française. Sans nous lancer dans une discussion sur ces thèmes, clarifions :

- des importations de valeurs étrangères, et des importations nocives, cela est possible, il n'y a rien de mal en soi à en parler et à les critiquer. Les cultures communiquent, il n'y a aucune raison pour qu'elles communiquent toujours bien ou se transmettent toujours ce qu'elles ont de plus adapté l'une à l'autre. Ce qui pose problème, c'est lorsqu'on passe de la critique de ces valeurs importées, et des personnes dont on trouve qu'elles ont tort de les importer, à une critique essentialiste de ces personnes en tant qu'elles appartiennent, ont toujours appartenu, appartiendront toujours à des groupes porteurs de ces valeurs. C'est l'opération qu'à tort ou à raison, je ne connais pas les textes, on reproche à Maurras envers protestants, franc-maçons et juifs, important dans une France aristocratique le virus de la démocratie ;

- dans le cas de Nicolas Sarkozy, il n'y a aucun problème moral à l'accuser de promouvoir une conception anglo-saxonne inégalitaire de l'existence, tant il la revendique. Le problème précis est plutôt de savoir à quel point ces valeurs, notamment sous la forme « économiste » qu'elles prennent de nos jours, sont si anglo-saxonnes et si peu françaises que cela (je vous l'avais signalé, E. Todd recommande à ce sujet le livre Néolibéralisme, version française de F. Denord, qui comme son titre l'indique soutient plutôt la thèse que Reagan et Thatcher sont en la matière loin d'être responsables de tous « ces mensonges qui nous ont fait tant de mal »).



[4]
C'est une autre interprétation de la tirade de Bardamu mise en exergue : la France n'est qu'un « ramassis », pas une vraie nation ou une vraie race. Par opposition peut-être en premier lieu aux Juifs, qui eux sont et ont toujours été une race. On sait que dans les pamphlets, notamment Bagatelles... et L'école des cadavres, Céline est un peu « à la recherche de la race perdue », sur le thème : depuis quand les Français ne sont-ils plus une vraie race, depuis quand est-ce que cela a commencé à déconner ? Et est-ce que les Allemands, qui ont mieux compris ces histoires de race que nous, ne pourraient pas nous aider ? Etc.

Julien Dray, ex-« tête pensante » de SOS-Racisme, peut ne pas apprécier le rapprochement, il n'en reste pas moins qu'il y a, donc, des points communs entre certaines thématiques développées par son organisation et certaines prémisses théoriques de Céline.


Ajout le 19.03.09.
J'aurais pu formuler cette dernière idée plus rapidement, et même m'en servir pour compléter mon exergue : le slogan de SOS-Racisme, « Nous sommes tous des immigrés », n'est jamais qu'une variante lapidaire de la phrase de Céline sur ces « puceux... venus vaincus des quatre coins du monde ». Il y a des différences de polarité, ce qui est vu ici comme un bien est vu là comme un mal (et encore : chez Céline comme chez J. Dray il y a des sautes d'humeur), mais le système conceptuel est le même.

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vendredi 13 février 2009

Apologie de la race française (I).

Malcolm_X_-_mosque


Apologie II.

Apologie III.

Apologie IV-1.

Apologie IV-2.

Apologie IV-3.

Apologie V.

Apologie VI-1.

Apologie VI-2.


"Au service de la Compagnie Pordurière du Petit Togo besognaient donc en même temps que moi, je l'ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits Blancs dans mon genre. Les indigènes, eux, ne fonctionnent guère en somme qu'à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les Blancs, perfectionnés par l'instruction publique, ils marchent tout seuls.

La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l'espoir de devenir puissants et riches dont les Blancs sont gavés, cela ne coûte rien, absolument rien. Qu'on ne vienne plus nous vanter l'Egypte et les Tyrans tartares ! Ce n'étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans l'art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l'appeler « Monsieur » l'esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l'emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions."


(L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit)



Dans la série "les choses sont toujours plus compliquées qu'on ne le croit", je vous propose aujourd'hui un petit retour en arrière, au début des années 1990 - période infâme s'il en fut, la fin du mitterrandisme... J'en frémis encore en y repensant -, lorsque l'antiracisme officiel - SOS Racisme - eut à lutter contre l'idée d'instauration de quotas d'immigration. Paul Yonnet (Voyage au centre du malaise français..., pp. 170-174) sera une nouvelle fois notre guide, je lui laisse la parole (non sans pratiquer quelques coupures sur des points secondaires, coupures que je ne signalerai pas), et la reprendrai sur la fin.


(Au passage :

- sur P. Yonnet : ceux parmi vous qui le connaissent peuvent être étonnés que je le cite, tant sur certains points - de détail : cet homme ose écrire de
Mon coeur mis à nu de Baudelaire qu'il est « un monument de crétinerie auto-satisfaite », et semble croire que l'oeuvre de Céline s'arrête au Voyage - comme plus généraux, je peux être en désaccord avec lui. Mais on prend son bien où on le trouve et sur certains sujets cet homme me semble plus rigoureux, et donc plus utile, que d'autres ;

- sur J.-C. Michéa : plus d'un mois s'est écoulé depuis la première livraison de la série à lui consacrée, vous devez avoir oublié son contenu. Ce regrettable délai est en partie dû à ce que je ne suis pas sûr de continuer cette série telle quelle, ou de l'intégrer à des propos plus généraux sur le capitalisme et la crise (si les têtes pensantes du nouveau-né NPA ont quelques minutes à perdre pour me dire ce qu'est le capitalisme, puisqu'elles doivent le savoir, je leur en serai d'ailleurs reconnaissant...).

Ceci étant précisé, écoutons l'histoire de l'oncle Paul :



"L'antiracisme fait un usage compulsif du recours conservateur au maintien d'une tradition française. (...)

La « tradition française », c'est ce qu'invoque le porte-parole du Parti socialiste, Jean-Jacques Queyranne, en 1991, pour s'opposer à une proposition de Charles Pasqua, partisan d'instaurer des quotas d'immigration. Tout en estimant qu'en France « le vrai quota aujourd'hui, c'est le quota zéro, la politique française est celle de l'arrêt de l'immigration », J.-J. Queyranne affirme : « Instituer des quotas n'est pas dans la tradition française, ni la méthode à employer pour aborder les vrais problèmes de l'immigration. »

Mémoire courte, car tenter d'instituer des quotas, recourir à cette méthode « pour aborder les vrais problèmes de l'immigration » a été directement envisagé par les gouvernements français à deux reprises, en 1938 et en 1945, gouvernements alors dominés, animés ou auxquels participaient activement les socialistes français. C'est tout d'abord sous des gouvernements issus de la victoire du Front populaire - Chautemps, puis le second gouvernement Blum - qu'est créé un sous-secrétariat d'Etat à l'immigration, attribué à Philippe Serre qui a, pour le conseiller dans ces questions, le premier grand spécialiste de ces questions, Georges Mauco [cf. infra]. Or leur souci est de privilégier une immigration « utile et assimilable », c'est-à-dire de répondre aux besoins de main-d'oeuvre et de compensation démographique sans risquer d'entamer l'homogénéité ethnique de la nation. L'intégration assimilable, pour eux, écrit Patrick Weil [« La politique française de l'immigration », Pouvoirs, n°47, 1988], est « celle qui vient des pays ethniquement, religieusement, culturellement proches de la France, donc européens, à l'inverse d'une immigration africaine ou asiatique ». L'un des quatre projets de loi mis au point par le secrétariat d'Etat vise à la création d'un Office national d'immigration chargé de la sélection ethnique et professionnelle des nouveaux migrants [qui, « faute surtout de temps » selon P. Weil, ne vit jamais le jour]. En 1945, la logique du Haut Comité de la population s'inspire directement de celle de 1938 : « Un projet d'instruction envoyé aux services propose de recruter des étrangers sélectionnés selon des normes professionnelles, sanitaires, de localisation géographique et surtout selon un ordre de désirabilité ethnique. La nouvelle immigration devra comprendre 50% de Nordiques, 30% de Latins du Nord, 20% de Slaves. » Le projet, approuvé par de Gaulle, se heurte à la très vive opposition de deux résistants, le socialiste Texier et le gaulliste Parodi, qui refont le texte, d'où l'ordonnance du 2 novembre 1945, qui traite indistinctement les travailleurs immigrés selon l'origine. En l'absence de quotas décidés par la puissance publique, c'est une politique de quotas privés décidés par le patronat sur le seul critère de l'utilité capitaliste qui sera de fait instituée. Dans les années 1950 et 1960, l'industrie automobile - pour ne parler que d'elle - ira chercher au Maghreb une main-d'oeuvre non qualifiée et mal payée : c'est l'utilité capitaliste qui décidera de la sélection ethnique.

L'invocation de la « tradition française », l'appel à son respect sont encore le leitmotiv de l'intervention d'Harlem Désir devant la commission de la Nationalité à propos du projet de réforme du Code : « En somme, c'est contre la tradition, dit-il, l'usage et le droit séculaire du pays, et sous la pression de courants rétrogrades et démagogues exploitant les difficultés nées de la crise, qu'a germé l'idée de cette réforme (...). Si vous êtes fidèles à la tradition française, si vous êtes fidèles à ce principe qui est le seul à avoir été partagé à la fois par l'Ancien Régime, par la Révolution, par l'Empire et par la République (...), cette confiance qu'ont méritée ceux, venus d'ailleurs, qu'on appelait les ritals, les polaks, les ratons, et qui ont fait aussi la grandeur de ce pays. Telle nous semble être la tradition de la culture française. » [les coupures sont le fait de P. Yonnet.]

On note au passage que la fidélité à la tradition française sert à récuser « un serment de fidélité à la nation française » qui aurait pu être demandé aux nouveaux Français. Mais l'important est ailleurs. Il est que le discours antiraciste dominant, conforté dans ses stéréotypes par la quasi-totalité des hommes politiques glosant sur « la vieille tradition d'accueil des immigrés dans notre pays », voit dans les facilités de naturalisation des étrangers adoptées à partir de 1851 un effet de la générosité française rendant justice au travail et aux efforts des étrangers fixés sur notre sol - la loi du 7 février 1851 a introduit ce qu'on appelle communément le double jus soli, combinaison des critères du lieu de naissance et de la filiation. Or le double jus soli introduit en 1851 et développé par la loi du 26 juin 1889 répond très exactement à des préoccupations contraires. Ce ne sont pas des textes de générosité visant à accueillir dans la nationalité des groupes d'individus qui en auraient fait la demande, mais des textes d'intérêt national destinés à réprimer des conduites déviantes de soustraction au devoir de fils d'étranger devenus français de fait, mais refusant de le reconnaître. La loi de 1851 veut soumettre aux obligations du service militaire les étrangers de la troisième génération, et le rapporteur de la loi devant l'Assemblée évoque « l'odieux privilège des fils d'étrangers nés en France, qui, pour se soustraire aux charges du recrutement militaire, s'abstiennent de faire la déclaration requise par le Code civil, alors que pourtant il prennent leur part dans les affouages et les pâtis communaux ». Quant à la loi du 26 juin 1889, contemporaine de la grande loi du 15 juillet 1889 sur le service militaire qui faisait rentrer dans les faits son caractère obligatoire pour tous les Français, elle a aussi une préoccupation de défense nationale. L'ombre du bureau de recrutement plane sur ce texte, dont le rapporteur au Sénat, Delsol, n'hésite pas à dire qu'il est destiné à empêcher les petits-fils d'étrangers établis en France d'« échapper à la charge la plus lourde qui pèse sur nos nationaux, à l'impôt du sang ». S'il y a là marque d'une tradition française, c'est d'adapter le droit de la nationalité aux intérêts vitaux et contemporains du pays, un pays en déclin démographique rapide réclamant de la soldatesque. La vraie générosité aurait été de ne pas soumettre les descendants d'étrangers aux boucheries qui allaient suivre, de ne pas les forcer à la naturalisation française par le jeu du jus soli."

Une des raisons pour lesquelles j'évoque aussi peu ce sujet qui pourtant passionne mes collègues des autres cafés du commerce français, l'immigration, est que, outre qu'à titre personnel il ne me passionne guère, j'ai toujours senti que les choses y étaient tellement embrouillées, que le travail à fournir ne serait-ce que pour ne pas dire trop de conneries était tellement important, qu'il était en règle générale plus sage de fermer sa gueule. On constate ici, si l'on a lu ces lignes sans trop y chercher la confirmation de ce que l'on pensait déjà, qu'il est bien difficile de tracer des délimitations trop strictes entre les partis politiques sur ces questions : des socialistes créent le premier secrétariat d'Etat à l'immigration, inspiré notamment par ce Georges Mauco dont l'itinéraire et les prises de position semblent avoir été quelque peu tortueux (je vous renvoie à ce document, que je n'ai fait que survoler et dont la provenance n'est pas franchement catholique (un livre dirigé par P.-Y. Taguieff ! horresco referrens !), mais qui d'une part est signé du même Patrick Weil qui inspire ici Paul Yonnet, et qui d'autre part et surtout montre au moins les ambiguïtés dudit Mauco, de Blum à la fraction antisémite du régime de Vichy) ; à la Libération des socialistes se battent entre eux sur ce sujet de « l'immigration choisie » qui déchire aussi le gaullisme. Dans le même ordre d'idées, on rappellera qu'un Valéry Giscard d'Estaing, qui, ainsi que le montre ailleurs P. Yonnet, est en bonne tradition orléaniste fort inquiété par les questions d'immigration et ne se prive pas de le faire savoir, fut le président du regroupement familial [1].

Ceci dit, on peut tout de même se permettre quelques généralisations prudentes :

- sur l'ordonnance du 2 novembre 1945 et le refus des politiques de choisir l'immigration : bonne ou mauvaise en soi, cette volonté de ne pas choisir, ou cette incapacité à prendre une décision, a laissé un vide que le patronat s'est empressé de combler - lui a choisi, le moins cher et le plus utile à court terme, à charge au reste de la collectivité, si elle veut des bagnoles pas cher, de se débrouiller avec les conséquences. L'Etat n'a pas à se mêler de tout, mais lorsqu'il ne prend pas de décision sur un sujet, ce sont les éléments les plus puissants de la société qui s'en chargent pour lui ;

- sur le jus soli et ce que cela peut vouloir dire d'être français. Je reviendrai plus en détail sur le sujet, notamment via Jean-Claude Michéa d'ailleurs, mais on voit bien la conception sacrificielle de la patrie qui est ici à l'oeuvre, conception sacrificielle qui trouvera son apogée lors de la Grande Guerre, pour les Français « normaux » au premier chef, pour les immigrés, colonisés et Juifs ensuite (pas de procès d'intention, s'il vous plaît, j'emploie ces formulations sommaires pour être rapide et clair), ces trois catégories n'étant d'ailleurs pas toujours dans les années 30 et 40 payées de leurs sacrifices, au demeurant plus ou moins volontaires. Conception sacrificielle qu'en bon lecteur de René Girard je ne vais certes pas balayer d'un revers de la main, mais dont précisément la Grande Guerre, ce gigantesque suicide de la nation française (et un peu aussi, mais malheureusement moins, de la nation allemande (avec ou sans guillemets ? Ach, une autre fois...)) et ce qui a suivi ont montré les limites, et qui tend sans doute un peu trop à imprégner, plus ou moins consciemment, les discours actuels [2].

- du sacrifice en bonne logique on ne peut que passer au don. Des grandes déclarations IIIe République sur les « odieux privilèges » des descendants d'immigrés ou « l'impôt du sang », à la mythique intervention de J. Chirac sur le sujet (« Il faut enfin ouvrir le grand débat qui s'impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s'il est naturel que les étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d'une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu'ils ne paient pas d'impôt... »), on voit bien que nombre d'apories sur la question viennent de ce que l'on ne sait pas qui donne quoi et à qui dans l'histoire. Chacun a l'impression de donner quelque chose - sa force de travail, ses conditions de vie, sa « civilisation »... - ou de le sacrifier, sans être vraiment payé de retour - ces souchiens qui nous traitent comme de la merde ; ces salauds d'étrangers qui ne nous aiment pas, après tout ce qu'on a fait pour eux...

Sans méconnaître les tartes à la crèmes sociologiques sur les « angoisses » des Français, il me semble qu'un des noeuds du problème est là. Dans le contexte d'une société capitaliste, ou marchande, moderne, en l'absence de guerre et de possibilité de « sacrifice suprême », donc de forme exacerbée du don, on ne peut se trouver, au contraire, que devant les formes les plus dégradées du dit don,


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celles du donnant-donnant (notamment celle du contrat de travail), où, à l'échelle d'un pays, qui plus est en difficulté, personne ne sera jamais content. « Personne » ? Je connais suffisamment de descendants d'immigrés parfaitement « intégrés » et qui ne se voient pas revenir en Tunisie ou ailleurs autrement que pour les vacances, pour savoir que c'est faux. C'est l'autre noeud du problème : il n'y a pas de bonne politique officielle de l'immigration tant que le pays n'a pas le moral (il peut en revanche y en avoir des mauvaises, et de plus ou moins mauvaises). Il y a à peine besoin d'un J.-M. Le Pen ou d'un N. Sarkozy pour chercher des boucs émissaires, la montée ou la persistance d'un chômage de masse fait le travail toute seule. Par contre, il y a de nombreux cas d'« intégration » « réussie », la vie quotidienne étant plus souple que les déclarations officielles. Cette distinction entre les niveaux officiel et réel pouvant permettre d'évacuer les questions mal posées sur le « racisme », « ordinaire » ou non, des Français, et trouvant un appui important dans le fameux paradoxe psychologique de ces gens qui n'aiment pas, ou disent sincèrement ne pas aimer les Arabes, mais qui peuvent être très copains avec ceux qu'ils croisent tous les jours [3].

Autrement dit et en guise de conclusion : on peut s'opposer avec raison à des politiques d'immigration que l'on juge scandaleuses. Mais ce point important étant accordé, le mieux je crois dans le contexte actuel est d'en parler le moins possible : ce n'est pas se fermer les yeux devant une réalité désagréable, c'est au contraire, peut-être, le meilleur moyen pour que la réalité devienne moins désagréable pour tout le monde.

J'avais donc raison, à tous points de vue, de ne guère évoquer le sujet.








[1]
Je conserve cette première formulation, mais, renseignements pris, c'est toute l'histoire du regroupement familial qui est ambiguë et tortueuse. Une des premières mesures prises par V. Giscard d'Estaing et son gouvernement, dirigé par J. Chirac, fut, le 3 juillet 1974, la suspension de l'immigration. Deux ans après, volte-face et décret du 29 avril 1976 autorisant le regroupement familial. Un an plus tard, nouveau changement de cap : on n'autorise le regroupement familial que si le conjoint s'engage à ne pas tenter d'obtenir un emploi. Si l'on se souvient de toutes les thèses sur l'Arabe patriarcal-machiste-enfermant chez lui sa femme auxquelles on a eu droit récemment, cette mesure restrictive, venant qui plus est quelque temps après la loi Weil, qui de fait augmentait la présence des femmes sur le marché du travail, ne manque pas de laisser rêveur, mais passons - d'autant qu'elle fut annulée par le Conseil d'Etat le 8 décembre 1978.

Après et depuis VGE les hésitations continuèrent, de la loi assez libérale de juillet 1984, votée par la droite comme par la gauche - les temps changent... - aux initiatives restrictives de C. Pasqua puis N. Sarkozy, étant bien entendu que toute politique de l'immigration est prise entre trois feux : on doit, parce que c'est dans la Constitution française comme dans les conventions internationales signées par la France, laisser entrer les réfugiés politiques, sans leur imposer des conditions d'entrée et de séjour trop dures ; on ne peut, dans le contexte d'un chômage de masse, laisser entrer trop de monde ; le patronat réclame des bras pour les boulots que les Français ne veulent plus faire, ou en tout cas pas au prix où le patronat les paie. Du coup, on navigue, on joue sur des critères non négligeables mais plus discrets (à partir de combien de temps peut-on faire venir son conjoint, par exemple), quitte à fanfaronner dans les discours officiels.

Ces ambiguïtés à leur manière rejoignent celle qui fera l'objet de la dernière partie de ce texte.



[2]
C'était par exemple, on s'en souvient, la thématique de la promotion du film Indigènes : nos grands-parents se sont sacrifiés pour vous, vous nous devez donc le respect. A quoi il fut répondu, ce n'était pas difficile : vos grands-parents peut-être, mais pas vous. Débat qui n'a pas mené, et ne risquait pas de mener très loin... Je renvoie sur le sujet au tract de M.-E. Nabe, Les pieds-blancs.



[3]
Dois-je préciser qu'il y a effectivement des gens qui n'aiment vraiment pas les Arabes ?

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dimanche 1 février 2009

Ma Shoah dans ton cul : et si les chambres à gaz n'avaient pas existé ?

(Ajout le 18.02.)



Eh bien, ça ne changerait pas grand-chose à quoi que ce soit. Quelques millions de Juifs (je resterai ici dans les ordres de grandeur, par paresse et parce qu'il n'est justement pas nécessaire d'être plus précis) auraient tout de même disparu, et les négationnistes auraient toujours bien autant de mal à expliquer ce qu'ils sont devenus. Gazés ou pas, le fait est qu'ils sont partis en fumée, et qu'on ne les a jamais retrouvés.

L'existence possible d'un complot sur un événement comme le 11 septembre se heurte entre autres objections au fait que, sept ans après, aucun des complices de ce complot présumé n'a jamais eu la tentation de faire son intéressant, ou d'envoyer à T. Meyssan ou Reopen9/11 quelque élément dont ceux-ci eussent pu faire leur beurre : à l'heure actuelle, tout ce qui peut faire douter de la version officielle est de l'ordre de la preuve indirecte. Cet argument n'est justement pas une preuve en soi, mais dans le monde où nous vivons - narcissisme, Internet et tutti quanti - il donne tout de même matière à réfléchir. Avec l'extermination des Juifs d'Europe, ce type de raisonnement s'approche de façon asymptotique de la preuve : soixante ans après les faits, aucun des Juifs qui au lieu d'avoir été gazés, ou supprimés par un autre moyen, et qui se seraient retrouvés, sans que personne n'ait été témoin de tels déplacements de population, quelque part en Union Soviétique, en Israël ou en Afrique (ce sont les diverses hypothèses formulées par P. Rassinier ou R. Faurisson), ne se serait manifesté auprès de ses proches, ne serait revenu dans sa terre natale, par millions ils auraient gardé le secret, le pays d'accueil n'aurait rien dit, aucun des indigènes de ce pays n'aurait râlé, etc... ? Pas besoin me semble-t-il d'aller plus loin dans cette direction.

J'utilise cet argument, qui n'est pas nouveau, d'abord pour clarifier certaines idées à propos des négationnistes (une pique contre Robert Faurisson, et je reçois à peu près autant de mails que lorsque je m'aventure dans les rapports entre holisme et individualisme... c'est la vie !), en espérant ne plus avoir à y revenir. Que les amateurs de politiquement incorrect se rassurent, les coups partiront ensuite dans l'autre sens. Mais procédons par ordre :

- dans ce qui suit, je me référerai principalement à Robert Faurisson et Roger Garaudy, qui sont les négationnistes que je connais le mieux. Je n'ai jamais lu P. Guillaume et S. Thion (la branche « de gauche » du mouvement...), et à peine P. Rassinier. Si je commets ici des injustices à l'égard des derniers cités, ou des généralisations abusives, ce sera involontaire, et, je l'espère, ne constituera pas une imprudence rédhibitoire quant à mes raisonnements ;

- il est tout à fait légitime de chercher à savoir ce qui s'est vraiment passé à Auschwitz et autres camps. Il faut bien reconnaître que le peu de documents qu'il y a sur les chambres à gaz elles-mêmes est troublant, fascinant - et il est de bonne méthode de se poser des questions à ce sujet ;

- c'était un de mes chevaux de bataille lors de la naissance de ce blog, je n'ai pas changé d'avis depuis, la loi Gayssot est une pure saloperie, dénoncée d'ailleurs par des historiens « insoupçonnables ». Et même en faisant la part de la provocation dans les propos de Jean-Marie Le Pen, on peut être surpris de la lourde condamnation dont il a été victime et qui vient d'être confirmée en appel. Je m'arrête là sur le sujet, il ne faut pas commenter les décisions de justice, et apparemment on risque 10.000 euros d'amende à rappeler que, pendant que certains résistaient et que d'autres étaient déportés, les Français trouvaient le temps et l'envie d'aller au cinéma en masse, comme jamais dans leur histoire... Passons ;

- ceci étant dit, on peut débattre de tout et n'importe quoi, et même avec n'importe qui si l'on veut, mais contrairement à ce déclare depuis longtemps quelqu'un comme R. Faurisson, le débat sur les chambres à gaz a eu lieu, et a encore lieu. Chaque travail historique sur le sujet, ou sur les camps d'extermination et de concentration, même s'il ne mentionne pas les écrits des négationnistes, est une forme de débat, d'ajout de pièces à ce débat. Robert Faurisson ne cesse de proclamer - c'était vrai au début des années 80, c'est toujours vrai aujourd'hui - que si l'on voulait discuter une bonne fois, de bonne volonté, avec lui, tout changerait, ou du moins les choses sérieuses sur le sujet commenceraient. Mais de Vidal-Naquet (Un Eichmann de papier (une de mes principales sources sur le sujet), cité dans le texte que j'ai récemment remis en ligne) à R. Hillberg (que je n'ai pas lu), cela fait longtemps que des gens discutent avec lui. On remarquera au passage, sans donner à cet argument force de preuve, qu'il ne ressort pas d'une interview récente, réalisée fin 2006 à Téhéran lors de la conférence consacrée à la Shoah (je n'ai rien contre M. Ahmadinejad, mais ce n'était pas là sa meilleure idée...), interview qui est une autre de mes sources principales, dont on peut sans abus considérer qu'elle résume assez bien les positions actuelles de M. Faurisson et que donc je vous encourage à lire..., il ne ressort pas de cette interview récente, disais-je, que la conférence en question, qui est le genre de choses désirée depuis toujours par notre cher professeur, ait tellement apporté d'informations, sans même parler de preuves, sur l'existence ou la non-existence des chambres à gaz...

- mais n'entrons pas trop dans ce débat. J'en ai parlé dans le texte déjà évoqué à propos de S. Trigano : dans toute doxa, il y aura toujours quelque point faible, quelque talon d'Achille, quelque maladresse d'expression d'un des prêtres de ladite doxa, que l'on pourra attaquer. (On le sait bien, ce n'est pas, au sujet de la Shoah, ce qui manque.) Cela ne signifie pas que la doxa soit elle-même fausse. Pour le dire autrement : d'un certain point de vue, R. Faurisson connaît la Seconde Guerre mondiale mieux que moi, il peut citer, bien ou mal, de nombreux faits dont je n'avais pas connaissance. Mais d'un autre point de vue, plus général, je la connais mieux que lui, car je l'ai mieux comprise. Ceci sera j'espère évident à tous à la fin de ce texte. S'il faut débattre sur tel ou tel point précis avec les négationnistes, je renvoie donc, d'une part au texte de Vidal-Naquet ou à un autre qu'il vous plaira de choisir, d'autre part à Radio Islam (quel nom, hélas...) ou à Aaargh... auquel je n'ai pas réussi moi-même à me connecter, merveilleux pays que le nôtre... ;

- j'en reviens à mon argument de départ : où est passé le corpus delicti ? La disparition de la victime est parfois bon signe pour le criminel, ici c'est le contraire. Mais outre sa force propre, cet argument est utile en ce qu'il nous amène à une donnée du débat : une certaine insignifiance du problème des chambres à gaz. La très grande majorité des Juifs qui ont pris le train vers des camps comme Auschwitz n'en sont pas revenus, c'est comme ça. Le typhus, raison souvent donnée par R. Faurisson pour expliquer la mortalité dans les camps ? Je me permets de vous renvoyer une nouvelle fois au livre de Vidal-Naquet sur le sujet (pp. 70-72) : le moins que l'on puisse dire est ce providentiel typhus aurait fait plus de ravages qu'une grosse colère de Yahvé, sans laisser de traces d'une telle démesure dans les archives nazies. Passons. Ce que je veux dire, c'est, et je pense que la lecture de l'interview de R. Faurisson le confirmera sans ambiguïté, que la question ne peut porter uniquement sur l'existence ou non des chambres à gaz. M. Faurisson se trouve en fait coincé : s'il n'a pas existé un outil aussi performant que les chambres à gaz pour annihiler ces millions de Juifs, et si, comme tout le monde le sent, la solution du transport de population resté caché depuis des décennies ne tient pas une seconde, il ne reste qu'à suggérer, de façon plus ou moins habile, que les Juifs qui sont morts en Europe durant la Seconde Guerre mondiale sont morts la faute à pas de chance ;

- de ce point de vue, l'interview de Téhéran me semble exemplaire dans l'entreprise de dissolution de l'extermination des Juifs d'Europe par les Allemands dans un contexte plus général, où les Allemands en général, et les nazis en particulier, se retrouvent quasiment absous de leurs crimes : un coup c'est la maladie qui a emporté les Juifs, un coup Hitler ne s'occupait pas vraiment des Juifs, un coup c'était la faute aux Juifs eux-mêmes... Il faut insister sur ce dernier argument, notamment parce que c'est de ce point de vue que j'ai récemment accusé Robert Faurisson de colonialisme (citations dans le texte remis en ligne le 14 janvier dernier) : les proclamations anti-IIIe Reich de certains représentants (plus ou moins représentatifs, comme toujours...) des Juifs d'Allemagne, aux alentours de 1938-39 ? Une agression anti-allemande, bien sûr. La révolte du ghetto de Varsovie ? Une trahison, un coup de poignard dans le dos, qui justement prouvait que Hitler avait raison de se méfier. On peut si l'on veut faire des rapprochements avec ce que les Israéliens reprochent aux Palestiniens depuis des années, on peut aussi repenser à certaines thèses impérialistes françaises ou anglaises de la fin du XIXe siècle : si les colonisés se laissent faire ou se font battre, c'est qu'ils sont dociles par nature et/ou qu'ils savent que leurs maîtres ont raison et/ou que leur défaite prouve leur infériorité naturelle ; et s'ils se rebellent, c'est qu'ils sont des rebelles, et les rebelles, il faut les mater. Le droit du plus fort s'impose, décide du cadre d'analyse, de la façon dont il faut voir les choses. Le colonisé accepte la domination s'il la ferme ; s'il l'ouvre, il justifie la domination. A titre personnel, c'est à la fois ce qui me choque le plus chez les négationnistes, et ce qui continue à me désoler dans l'histoire Dieudonné-Faurisson : la légitimation exclusive du point de vue du colonisateur, lequel est colonisateur aussi et précisément parce qu'il réussit à imposer son point de vue. Je ne sais pas comment un tiers-mondiste comme Serge Thion parvient à gérer ces choses - Israël est passé par là, sans doute, le problème étant - c'est valable aussi pour Roger Garaudy - qu'à force d'insister sur Israël on finit par dénaturer l'Allemagne hitlérienne. Paul Rassinier, selon Vidal-Naquet (Un Eichmann de papier..., p. 198), est toujours resté anti-colonialiste. Robert Faurisson, lui, n'a pas l'air d'avoir de gros problèmes théoriques ou moraux de ce point de vue ;

- plus généralement, on le voit, pour continuer à faire passer leur thèse relative à la non-existence des chambres à gaz, les négationnistes se retrouvent naturellement obligés d'élargir leur propos, et doivent diluer l'extermination des Juifs dans le cours « normal » de la guerre - la guerre en général ou la Seconde Guerre mondiale en particulier. L'extermination des Juifs, si vraiment extermination il y a eu, serait à classer au rang des « dommages collatéraux » - encore une rencontre entre esprits colonialistes... C'est ce que la justice a reproché le plus clairement à R. Faurisson en 1983 (détails chez le maître, en bas de page) : "M. Faurisson se prévaut abusivement de son travail critique pour tenter de justifier sous son couvert, mais en dépassant largement son objet, des assertions d’ordre général qui ne présentent plus aucun caractère scientifique et relèvent de la pure polémique ; [il] est délibérément sorti du domaine de la recherche historique et a franchi un pas que rien, dans ses travaux antérieurs n’autorisait, lorsque, résumant sa pensée sous forme de slogan, il a proclamé que « les prétendus massacres en chambres à gaz et le prétendu génocide sont un seul et même mensonge » ; (...) par-delà la négation de l’existence des chambres à gaz, il cherche en toute occasion à atténuer le caractère criminel de la déportation..." Là encore, l'interview de Téhéran me semble révélatrice. Un Roger Garaudy (Les mythes fondateurs de la politique israélienne, Samizdat, 1996, pp. 151-167) accentuera l'amalgame entre l'antisémitisme et l'anticommunisme hitlériens. Robert Faurisson insiste plus sur l'agressivité des Juifs et des Soviétiques à l'égard des Allemands ;

...et c'est ici que négationnistes et fanatiques de la Shoah se rejoignent.


Pour aborder cette seconde partie, quelques précisions s'imposent.

D'abord, un point de terminologie : lorsque j'emploierai le terme « sioniste », cela désignera, en gros - et c'est en règle générale ainsi que j'utilise ce mot à mon comptoir -, ceux dont les principes moraux et géo-politiques les rendent capables d'approuver une agression du type de celle dont Gaza a récemment été victime. Sans même remonter au passé et à des esprits de la dimension de G. Sholem ou M. Buber, je n'inclus pas dans ce terme tous ceux qui dans le présent sont attachés à la « simple » existence d'Israël, mais qui ont tout de même quelques doutes sur les politiques actuellement employées à l'égard des Palestiniens.

Ensuite et surtout, une question de méthode. Evoquer des crimes du passé (et du présent, mais ne compliquons pas encore les choses...) en cherchant à ne pas se cantonner à l'indignation morale, implique une vue assez précise des causes de ces crimes, des circonstances dans lesquelles ils ont été commis, des volontés et buts de ceux qui les ont perpétrés, du nombre et de la nature (sauvagerie, torture...) de ces crimes. Si l'on ne fait pas ce travail, toute comparaison (et tout le monde compare, tout le temps, essaie de tirer des « leçons », parfois dans une certaine mesure y parvient) entre différentes guerres, entre différents massacres, ne repose sur rien, et risque fort d'aboutir à une condamnation globale de toute forme de violence - à l'équivalence posée entre l'assassinat d'un milicien ou d'un occupant nazi, et Oradour. Mais ce travail étant fait, on s'expose aussi à certains pièges, si l'on ne fait porter l'accent que sur une dimension du conflit. Si on se focalise trop sur les causes, on pourra par exemple soutenir que les « vrais responsables » de la Seconde Guerre mondiale sont les signataires du traité de Versailles, ou que Hitler n'a fait « que » répondre au danger communiste (dans un autre domaine, notre bien-aimé Finkie avait rendu la pression turque sur l'Europe « responsable » de la colonisation de l'Afrique et de l'Asie, glissant d'une éventuelle causalité historique et géo-politique à une responsabilité morale opportunément reportée sur le musulman le plus proche [1] [1bis]). Si l'on ne pense qu'aux nombres de victimes, on peut prendre le risque, cela s'est vu, de considérer que Hitler « ne vaut pas » Staline ou Mao. Etc. La question en l'occurrence, avant que l'on ne m'accuse de vouloir sauver ces deux braves gens d'une condamnation morale et politique, est de juger de la politique hitlérienne dans son ensemble et dans sa spécificité - et de juger par ailleurs, c'est passionnant mais n'est pas notre sujet du jour, des communismes stalinien et maoiste dans leur ensemble et dans leur spécificité. L'inévitable jeu des comparaisons ne vient qu'après (ou ne devient intéressant qu'après) et en tenant compte de ces données.

De ce point de vue et pour en revenir à notre sujet, il faut à la fois bien comprendre que l'extermination des Juifs d'Europe est un trait caractéristique et important de la politique hitlérienne et de la Seconde Guerre mondiale, et qu'elle n'en est qu'une partie. Ne pas tenir compte de ces deux dimensions biaise le point de vue, avec des conséquences plus importantes que l'on ne pourrait croire. Paul Yonnet, dans un livre fort intéressant, Voyage au centre du malaise français. L'antiracisme et le roman national (Gallimard, 1993), explique cela mieux que moi.

Présentons rapidement cet ouvrage, sur lequel nous reviendrons dans d'autres occasions. Il s'agit d'une explication, puis d'une généalogie, du mouvement SOS-Racisme, un des intérêts du livre étant que son auteur a lui-même découvert des filiations et des liens auxquels il ne s'attendait pas. Je vous raconte cette histoire une autre fois, mais il faut comprendre, pour le début de la citation, que le point de vue de P. Yonnet est généalogique (en l'occurrence, rapport à ce qui suit : comment la Shoah est-elle devenue un événement ou l'événement majeur, voire même le seul événement important de la Seconde Guerre mondiale ?). Par ailleurs, la « mythologie noire » à laquelle il sera fait allusion est la vision macabre des années 1940-44 telle qu'elle s'est graduellement développée dans l'opinion à partir des années 60 (« Tous collabos »...), par opposition à la « mythologie blanche » gaulliste. En route :

"On aperçoit parfaitement (...) que ce qui se profile derrière [la promotion de la Shoah comme] l'« événement majeur », c'est une banalisation du reste, de tout ce qui ne fut pas l'holocauste des juifs. Du reste, c'est-à-dire pas seulement les exactions systématiques contre les populations civiles ou militaires - les méthodes de guerre nazies -, ce qui s'évapore dans cette refonte de l'image de la guerre, c'est son enjeu, le projet impérial national-socialiste allemand qui fut la pire tentative d'asservissement des nations jamais conçue en Europe, un enjeu que Raymond Aron résumait ainsi [au moment des faits] : « Nations libres ou empire tyrannique, tel est le sens, pour l'Europe, de la guerre hitlérienne. »

C'est pourquoi, si ne voir en Hitler qu'un spécimen de la « banalité du mal » est une facilité d'écriture, certes, celle-ci - dès lors qu'elle n'exprime plus une philosophie pessimiste - s'intègre dans un cadre d'appréhension collective des réalités de la guerre qui tend à chasser la dimension exceptionnelle des ambitions nazies. Excepté l'holocauste, la Seconde Guerre mondiale n'est pas un conflit comme les autres. En dehors des occurrences génocidaires libérées par les premières victoires, l'enjeu de l'entreprise nazie n'est pas celui d'une guerre comme les autres. Ne sont banales ni l'adhésion de tout un peuple à un projet militariste de domination continentale, ni l'eschatologie millénariste d'Adolf Hitler et de ceux qui l'entouraient, ni les rêves de partage avec le Japon d'un monde réduit à la servitude pour le bien-être des races supérieures. 1939-1945 n'est pas la conséquence d'une série d'incidents de frontières qui auraient mal tourné dans un contexte de disputes chauvines. A la faveur de la concentration consensuelle du regard sur le génocide, ces dimensions s'atténuent, sont rejetées dans le lointain de la mémoire, finissent par disparaître : une forme implicite de négationnisme se déploie dans le silence. Je me suis souvent demandé pourquoi les « recherches » de ceux qui nient l'holocauste des juifs dans les chambres à gaz s'étaient brusquement trouvées portées sur le devant de la scène à la fin des années 1970 : la médiatisation et le succès de cette médiatisation dénonciatrice sont bien évidemment à mettre en relation directe avec la montée en puissance d'une sensibilité de plus en plus aiguë, au fur et à mesure que la mythologie noire déplaçait son axe de la collaboration à l'antisémitisme. Mais cette élucidation est insuffisante : on n'a pas prêté attention au fait qu'était ainsi sélectionné un adversaire homologue, lui aussi focalisant l'intérêt sur le sort des juifs et négligeant le reste - à cette différence près que chez les « négationnistes », il s'agit d'une négligence de principe et qu'opère là une stratégie consciente de banalisation du reste. Pour les (...) « négationnistes », tenter de prouver que, dans les chambres à gaz, on n'a gazé que des poux pour éviter la propagation du typhus est un enjeu de taille, l'enjeu dernier : s'ils arrivaient à en persuader l'opinion, ils auraient fait céder le dernier obstacle à la banalisation de la Seconde Guerre mondiale, qui est leur finalité inavouée. Ils auraient alors entièrement fait disparaître le caractère spécifique d'une ambition guerrière et conquérante ramenée à l'aune d'une prétention normale, qui - par sa grandeur d'inspiration - n'aurait peut-être pas été sans noblesse... Les « négationnistes » sont porteurs de deux négations : l'une, explicite, vise l'holocauste des juifs ; la seconde, implicite, vise les objectifs hitlériens et le déroulement de la guerre. S'attacher à détruire l'une sans apercevoir l'autre revient à rater le coeur organique du projet, là où s'organisent des travaux d'oblitération visant différents niveaux de perception." (pp. 289-291)

Autrement dit : le livre publicitaire consacré par Alain Finkielkraut au négationnisme (L'avenir d'une négation, Seuil, 1982) aurait dû s'appeler L'avenir de deux négations pour être crédible.

P. Yonnet montre bien ici ce que j'expose en première partie : nier l'Holocauste, c'est nécessairement, et contrairement à ce que dit quelqu'un comme Garaudy - qui a connu la période et n'a pas oublié l'anticommunisme haineux du Fürher [2] -, réhabiliter Hitler. Mais d'une certaine façon, ne penser qu'à l'Holocauste aboutit au même résultat.

Hitler était antisémite. Robert Faurisson l'est-il ? Je l'ignore et n'ai pas cherché à le savoir. Claude Lanzmann, juif, ancien résistant, l'est-il ? On peut supposer que non. Et pourtant les deux derniers cités s'entendent comme larrons en foire pour, dans les faits, diminuer les crimes et les ambitions criminelles du premier, le négationniste par la négation d'un de ces principaux crimes et de la volonté explicite de le commettre, le sioniste par la promotion sinon exclusive du moins fort privilégiée de l'un de ces crimes aux dépens effectifs des autres [3]. L'extermination des juifs d'Europe est une preuve et une illustration de l'impérialisme hitlérien, de sa philosophie et de sa façon de faire : la nier, c'est « banaliser » l'hitlérisme ; la privilégier aux dépens du reste, c'est, sinon nier l'hitlérisme, du moins le réduire à l'une seule de ses dimensions - il n'y a plus qu'un vrai conflit, celui des nazis et des juifs (ce qui « facilite » ensuite le glissement : tout adversaire des juifs est plus ou moins nazi. Et quand on est plus ou moins nazi, on est tout à fait nazi...)

Il ne faut pas oublier ici ce que P. Yonnet décrit comme « l'adhésion de tout un peuple à un projet militariste de domination continentale ». Se contenter d'analyser l'antisémitisme d'un Hitler ou d'un Rosenberg, pour utile et nécessaire que cela soit, risque de réduire le nazisme à une manifestation parmi d'autres de l'éternel antisémitisme, ce à quoi il est loin de se ramener.

Ce qui complique aussi les choses, c'est la confusion hitlérienne entre judaïsme et communisme - confusion et non équivalence stricte. Il faudrait ici une analyse dont je ne suis pas capable, à la fois sur ce que Hitler pensait sur cette question et sur ce que les Allemands en percevaient, mais je crois que l'on peut tenir pour acquis que les combats idéologiques contre le judaïsme et le communisme se sont mutuellement renforcés, sans pour autant se confondre complètement l'un avec l'autre - ne serait-ce d'ailleurs que par la persistance du vieux cliché : Juifs = grand capital. On peut certes comme Céline dans Bagatelles... expliquer que précisément les Juifs sont à la fois le grand capital et le bolchevisme, et que c'est ainsi qu'ils « nous » tiennent, l'antisémitisme comme toute idéologie incline parfois à des amalgames dont la rigueur logique n'est pas la caractéristique principale, il n'en reste pas moins qu'il est délicat d'assimiler complètement judaïsme et communisme.

De ce point de vue, on retrouve ici notre couple négationnisme-sionisme. Chez les négationnistes, on pourra par exemple, par anticommunisme, insister sur le danger de l'Union Soviétique de Staline et voir en Hitler une « réaction » à cette menace (c'est l'option Faurisson, partagée sur certains points par un historien « respectable » comme Ernst Nolte). On pourra à l'inverse, plus subtilement, insister avec force sur l'anticommunisme de Hitler pour faire de l'extermination des Juifs d'Europe un « dommage collatéral » de la guerre à l'Est : il y avait des Juifs dans les combattants est-européens, il était donc normal de les tuer, et puis le typhus a fait le reste... Et si tout le monde s'étonne que l'extermination des Juifs d'Europe ait continué et se soit intensifiée jusqu'à la fin de la guerre, au moment où le nazisme aurait eu besoin de toute son énergie pour lutter sur tous les fronts, c'est simplement que cette extermination n'a pas eu lieu, Hitler n'était pas si fou... Ce sont grosso modo les thèses défendues par R. Garaudy - qui peine tout de même, entre autres choses, à expliquer pourquoi les Juifs de France ont eu quelques démêlés avec les autorités d'occupation, le volontarisme de certaines personnalités du gouvernement de Vichy ne faisant pas tout...

Chez les sionistes, on fera porter l'accent sur les Juifs comme figures de proue du monde libre. On minimisera le rôle des Soviétiques dans la Seconde Guerre mondiale, en rappelant les hésitations de Staline avant le conflit, ses motivations douteuses, le massacre de Katyn (dont les négationnistes aussi raffolent : une manipulation qui a fonctionné, un autre grand méchant que Hitler, c'est pain bénit...), ou en ne parlant que du rôle des Américains. On rappellera l'antisémitisme soviétique, lui-même descendant de l'antique antisémitisme russe, et des Protocoles des Sages de Sion qui ont tant influencé Hitler et que l'on retrouve aujourd'hui dans le monde arabe. Petit à petit se dessinera une configuration historique fondée sur le long terme, où les Juifs, organiquement liés au « monde libre », sont destinés à être persécutés par tous les totalitarismes - et notamment le plus récent, l'islamofascisme... Tout s'échange et s'équivaut, les derniers empereurs russes, les bolcheviks, Hitler, Nasser, Nasrallah, le Hamas, Dieudonné...

A qui trouve que j'exagère, quelques précisions, symétriques de celle que j'énonçais au début de ce texte au sujet des négationnistes, et qui valent aussi pour les thèses évoquées par P. Yonnet. Toute vérité historique est bonne à dire, les motivations de Staline, par exemple, méritent tout autant d'être analysées et prises en compte que celles de Hitler. Il est par ailleurs évident que tous les historiens qui ont pu rappeler ou découvrir des faits comme ceux évoqués dans le paragraphe précédent ne sont pas nécessairement d'affreux sionistes anti-arabes, qu'ils ont pu pour certains être entraînés dans ce courant d'opinion bien malgré eux, etc. Mais il en est des idéologies comme des modes littéraires, ou artistiques en général : une fois lancées, et quand les petits suivistes, moins subtils et plus intolérants que les créateurs, s'en mêlent, un effet de masse se produit, qui ne va que dans un seul sens. Il n'est donc aucun besoin de me dire que même un P.-Y. Taguieff ou un A. Finkielkraut peuvent être (parfois...) plus nuancés que ce que le tableau que je viens de dresser ne le laisse supposer, je ne l'ignore pas. Cela ne modifie pas la configuration générale de l'idéologie qui s'est développée à partir des années 60 (en France d'abord par la « mythologie noire » évoquée par Paul Yonnet et sur laquelle je reviendrai une autre fois ; aux Etats-Unis notamment par les fractures entre Juifs et Noirs dans leur lutte au départ commune contre l'Establishment) et qui, entre l'évolution de la situation au Proche-Orient et la chute du Mur, est graduellement devenue dominante au cours des années 1980-2000 [4].



Le réductionnisme se cache dans les détails, pourrait-on énoncer pour conclure. Plus généralement, c'est toujours la même histoire : les ennemis de mes ennemis ne sont pas nécessairement mes amis, et, si j'ose dire, réciproquement. Examiner Hitler à sa juste mesure n'oblige en rien à faire l'éloge de ses adversaires, ou de tous ses adversaires. « Nations libres ou empire tyrannique, tel est le sens, pour l'Europe, de la guerre hitlérienne », écrivait donc Raymond Aron durant la Seconde Guerre mondiale. On peut tourner le problème dans tous les sens, s'interroger sur la liberté à laquelle il est ici fait allusion, on n'en sortira pas : à l'époque, c'était tout simplement vrai. Cela n'excuse en rien les crimes coloniaux perpétrés par l'Europe, avant cette guerre et depuis - notamment par et via Israël, de même que cela n'excuse en rien les crimes antisémites perpétrés en Europe ou ailleurs avant ou après Hitler. Cela n'invite pas à faire comme si l'hitlérisme était une parenthèse malheureuse dans une histoire européenne/occidentale avec laquelle il n'aurait pas de rapport, alors qu'il fut à de nombreux égards un enfant particulièrement doué de la civilisation industrielle et rationaliste occidentale, complexe de supériorité inclus, ainsi que l'avait bien vu par exemple Bordiga [5]. Mais si de Bordiga on passe à Rassinier et R. Faurisson, si, de fait, on oublie la vérité de la phrase de R. Aron, si l'on oublie dans le même temps que l'extermination des Juifs d'Europe est un élément parmi d'autres et une preuve parmi d'autres de la vérité de cette phrase, on risque d'en arriver, in fine, par anticolonialisme ou par sionisme, à nier l'existence, au choix, et au choix parfois non exclusif, des victimes de la Shoah, des victimes de l'hitlérisme, des victimes du sionisme.

J'espère en avoir fini maintenant avec les négationnistes « officiels », ceux que personne en fait ne songe vraiment à défendre. J'en dirai volontiers de même des sionistes, sur lesquels je commence à avoir l'impression d'avoir écrit tout ce que j'ai à en écrire - mais ils sévissent toujours, et pour un certain temps encore. Quoi qu'il en soit, un de ces prochains jours je reviendrai sur d'autres négationnismes, ou disons pour ne pas à notre tour tout confondre, d'autres révisionnismes, plus intéressants et plus prégnants dans notre vie de tous les jours de Français du XXIe siècle - où vous pourrez constater qu'ici comme toujours, c'est « la faute aux Juifs »...

L'année prochaine à Jérusalem !




[1]
L'aveu m'est certes pénible, je ne retrouve pas ma source, et M. Google ne m'aide pas. Cela remonte à quelques années, A. Finkielkraut s'autorisait de B. Lewis pour cette démonstration. Certes Finkie en a assez fait dans ce domaine pour qu'on soit sûr de ne pas être trop injuste à son égard si d'aventure on l'accuse à tort d'une calomnie anti-musulmane, mais tout de même, ce genre de chose, que je suis d'ordinaire, justement, prompt à reprocher aux canailles comme Finkie, ne se fait pas. Si donc un lecteur a un tuyau...



[1bis]
Est-ce que cela a un rapport avec la petite annonce qui conclut la note précédente, je l'ignore, mais le coupable s'est dénoncé : M. Maso a récemment remis en ligne un commentaire du Nous autres modernes de Alain Finkielkraut, dont j'extrais ce passage :

"A l’heure où toute la gauche s’est « retrouvée » pour clamer son indignation à propos d’un bilan "globalement positif" de la colonisation, rappelons avec notre mécontemporain [Finkie] que celle-ci fut pourtant l’une des grandes missions de la gauche d’antan. Il faut relire ces discours de Jules Ferry, le maître d’œuvre de l’empire colonial français, où il parle des « races supérieures qui doivent affranchir les races inférieures » et du devoir de remise à niveau que l’Europe a vis-à-vis du reste du monde. Mettre à l’école laïque, gratuite et obligatoire les enfants comme les nègres, tel fut le grand chantier du meilleur des socialistes – et dont les opposants étaient précisément les gens de droite qui trouvaient la colonisation trop chère, trop peu rentable, et faite au détriment de l’Alsace et de la Lorraine qu’il fallait récupérer avant tout : « j’ai perdu deux sœurs et vous m’offrez vingt domestiques » s’exclamait Paul Déroulède.

Enfin, il ne faut oublier que la colonisation fut aussi pensée comme une réaction préventive [sic...] à celle que les pays arabes imposèrent pendant des siècles à une partie de l’Europe.

« On oublie ainsi que, pendant près d’un millénaire, du premier débarquement des Maures en Espagne au second siège de Vienne par les Turcs en 1683, l’Europe a vécu sous la menace de l’Islam. Oubli d’autant plus préjudiciable à notre compréhension des choses que le processus complexe de l’expansion et de la domination européennes découle, en partie, de cette confrontation. (…) Comme le montre Bernard Lewis, c’est le combat contre l’envahisseur qui poussa les Européens au-delà de leurs frontières. »"

Quelques remarques :
- sur ce qu'écrit A. Finkielkraut : M. Maso ne donnant pas la référence, j'avoue avoir été fainéant et de ne pas avoir été vérifier dans Nous autres modernes le contexte de cette citation, qui, telle quelle, confirme pleinement mes reproches à l'égard de notre clown triste : entre le siège de Vienne et la prise d'Alger s'écoule plus d'un siècle, les pays maghrébins colonisés sont loin d'avoir au XIXe siècle la puissance de l'Empire ottoman (lui-même alors en déclin) au XVIIIe et avant, etc. Ce qui est vrai en revanche, c'est que, s'il est facile avec le recul de voir dans la stricte simultanéité de la prise d'Alger et de l'indépendance de la Grèce vis-à-vis des Turcs (1830) un symbole de l'expansion des uns et de la chute des autres (plus tard, ce sont les Balkans qui s'émanciperont de la tutelle ottomane), les contemporains ne pouvaient dans leur ensemble en avoir la même conscience, et éventuellement éprouvaient un sentiment de « menace », pour reprendre le terme de Finkie, plus intense que ne le justifiait la menace réelle.

- sur M. Maso : Jules Ferry socialiste, on aura tout lu... L'intéressé nous répondra qu'il y a là provocation et volonté de montrer que les choses sont complexes, il est tout de même à noter que les socialistes de l'époque, qu'il n'est pas évident d'assimiler aux socialistes du XXe siècle, et encore moins au parti du même nom fondé à Epinay, étaient plutôt anti-colonisation. De l'autre côté, il est pour le moins réducteur d'assimiler Paul Déroulède à l'ensemble de la droite, dont une partie non négligeable le détestait pour son côté populacier et va-t-en guerre. Mais je ne vais pas faire non plus le travail pour les autres.



[2]
Je ne l'ai pas relu autrement que par extraits, mais Les mythes fondateurs de la politique israélienne est un ouvrage qui me semble mériter une analyse particulière, l'auteur évitant certains des pièges dans lesquels tombe un Robert Faurisson. Je n'ai pas l'impression que R. Garaudy y témoigne d'une fascination pour le nazisme ou d'une volonté de le banaliser, il ne nie pas par ailleurs, contrairement à R. Faurisson, l'existence des politiques anti-juives sous le IIIe Reich, n'en attribue pas la responsabilité aux Juifs eux-mêmes... et pourtant, à l'arrivée, en diluant l'antisémitisme hitlérien et l'extermination des Juifs dans la lutte contre le communisme soviétique, il évacue une dimension fondamentale de l'hitlérisme, et finit par attribuer au manque de chance ou à la simple mécanique normale d'une guerre, un peu de typhus en plus pour faire bonne « mesure », ce qui était un projet politique et racialiste à part entière. Si l'on fait crédit à Roger Garaudy des intentions pacifiques et pacifistes dont il se prévaut, nous sommes alors dans un cas typique illustrant l'inanité des bonnes intentions au regard des effets concrètement produits.



[3]
Encore une fois la source exacte me manque, mais j'avais été frappé de constater il y a quelques années que dans un article du Monde où il prenait la défense d'Israël, Claude Lanzmann citait des chiffres traditionnels mais erronés, « gonflait » le nombre des victimes juives du IIIe Reich - comme s'il n'y en avait pas eu assez, et avec pour résultat effectif de permettre à un Robert Faurisson de lui reprocher de persister à utiliser des chiffres faux et de l'accuser de malhonnêteté, ici et donc potentiellement ailleurs. Simple maladresse dans une « tribune » écrite à la va-vite ? Ou symbole d'une alliance de fait entre gens qui ne voient la Seconde Guerre mondiale que sous l'angle de la question juive ? Toujours est-il qu'à ce petit jeu sionistes et négationnistes peuvent se renvoyer indéfiniment la balle. Et certes, s'il n'y avait notamment en jeu certaines victimes palestiniennes, on les laisserait volontiers s'amuser entre eux sans s'en soucier autre mesure, comme on le fait dans les hôpitaux psychiatriques pour les malades mentaux inoffensifs.



[4]
Est-ce notre époque si confuse, est-ce Dieudonné qui s'y emmêle les pinceaux, mais de ce point de vue la rencontre Dieudonné-Faurisson est pour le moins paradoxale : en lutte contre le sionisme comme figure de proue et symbolique du colonialisme, le premier nommé finit par faire la promotion (temporaire, peut-on imaginer) de quelqu'un qui se trouve justifier les crimes d'un régime d'esprit fort colonialiste (et d'ailleurs sioniste par certains aspects, lorsqu'il s'agissait de résoudre la « question juive » en envoyant les Juifs d'Allemagne quelque part en Palestine ou à Madagascar). - Ceci noté sans bien sûr oublier le traitement de choc qui fut infligé à Dieudonné par la bien-pensance médiatique française suite à son sketch anti-sioniste.



[5]
Le texte, mordant et discutable, de Bordiga auquel je vous renvoie est un classique de l'« ultra-anticapitalisme » marxiste, et est généralement considéré comme un ancêtre du négationnisme « de gauche ». On peut par ailleurs trouver un symbole des rapports entre hitlérisme et civilisation industrielle-capitaliste dans les liens multiples, financiers et idéologiques, entre Hitler et Henry Ford (qui, à côté de son activité d'industriel, fut l'auteur du très antisémite Juif international, dont Hitler possédait un exemplaire, et qui soutint financièrement le IIIe Reich).

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