jeudi 21 mai 2009

Fais ce que je dis... (Terminologie, bis.)

Puisque je suis dans des questions de terminologie, je voudrais aujourd'hui trouver une formulation satisfaisante de ce que j'appelle « la dialectique Rancière-Dumont ». Voici d'abord, avec quelques très légères corrections, le texte de juin 2007 dans lequel j'essayais de la définir :





Ce qui suit n'est qu'un rapprochement de deux textes, l'un récent, l'autre remontant plus d'un an.

Je reproduis une citation de Louis Dumont extraite du premier :

"J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout) ; l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires : d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire. Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la hiérarchie est englobement du contraire. Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre propre idéologie (...), mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment comporter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou remplacer la relation en cause."

Adjoignons-lui ces propos de Jacques Rancière, extraits du second texte :

"C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernant un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place. C'est celui que Hobbes, Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent tour à tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers, que l'égalité de la loi soit là pour corriger ou atténuer l'inégalité de nature. C'est que la "nature" elle-même se dédouble, que l'inégalité de nature ne s'exerce qu'à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit : impossible sinon que les élèves comprennent les maîtres et que les ignorants obéissent au gouvernement des savants. On dira qu'il y a des soldats et des policiers pour cela. Mais il faut encore que ceux-ci comprennent les ordres des savants et l'intérêt qu'il y a à leur obéir, et ainsi de suite." (La haine de la démocratie, pp. 55-56. Les quatre dernières phrases, à partir de : "Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers..." ne figuraient pas dans ma précédente citation de ce texte.)

Il se peut, c'est que lui reprochait par exemple Alain Brossat, que J. Rancière veuille trop tirer de cette idée et lui prête plus de vertus politiques qu'elle n'en dispose de fait. Ce n'est pas aujourd'hui la question. Je pense que l'on voit nettement à quel point cette analyse s'inscrit dans le cadre théorique de Dumont, elle forme l'exemple symétrique à celui que Dumont donnait. Si notre idéologie égalitaire nie et même se subordonne, ce qui est un comble - un "scandale logique" -, les multiples hiérarchies présentes dans notre société comme dans ses valeurs, de même, l'idéologie inégalitaire, celle qui accepte la hiérarchie, englobe son contraire : "Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire", et dans le cas de la valeur de la hiérarchie, c'est ce que montre Jacques Rancière.

Il importe de signaler que Dumont au moins ne se situe pas dans une logique marxiste du dévoilement, laquelle poussée jusqu'à sa caricature tend à supposer qu'il suffit de montrer d'où viennent les problèmes pour qu'ils soient résolus ou en voie de l'être. Il se contente de tenter de montrer les limites de l'idéologie égalitaire, ou de toute idéologie d'ailleurs, afin que l'on ne perde pas de vue que tout système viable est un composé aux proportions variables de hiérarchie et d'égalité. Dans le contexte d'hégémonie marxiste au sein des milieux intellectuels à l'époque où il écrivait, Dumont mettait l'accent sur l'importance de la hiérarchie. Venu du marxisme mais écrivant dans un tout autre contexte, J. Rancière met l'accent sur l'importance de l'égalité.


Les succès électoraux de Nicolas Sarkozy, l'efficacité de certains discours de Henri Guaino, proviennent entre autres d'une compréhension plus fine (éphémère ?) de cet inceste permanent entre hiérarchie et égalité que ce dont sont actuellement capables les gens de gauche. Un bon socialiste est un socialiste mort !




(Fin de citation.)
Les notions d'égalité et d'inégalité sont-elles factices ? Je me garderai bien d'une telle affirmation, mais ce qui me frappe en creusant de nouveau ce sujet, et qui peut-être explique la difficulté que j'ai toujours éprouvée à le ramasser en peu de mots et à l'inclure dans ma « Terminologie » où sa place lui est réservée depuis longtemps pourtant -

ce qui me frappe, disais-je, c'est, pour reprendre encore une fois l'expression de Dumont, à quel point nous sommes ici en plein « scandale logique ». Car finalement, dire que l'égalité et l'inégalité sont opérantes à des degrés divers aussi bien dans nos visions du monde que dans nos pratiques, des plus « nobles » (l'organisation de la société) aux plus courantes (« J'aime pas les haricots verts ! Je préfère les frîtes ! ») et qu'elles s'y mélangent sans cesse, ce n'est certes pas dénier à ces notions toute valeur théorique et encore moins opératoire, c'est tout de même trouver entre elles des liens alors qu'elles sont supposées être opposées. J. Rancière écrit : "Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers, que l'égalité de la loi soit là pour corriger ou atténuer l'inégalité de nature. C'est que la « nature » elle-même se dédouble, que l'inégalité de nature ne s'exerce qu'à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit. »

Ce qui signifie qu'il n'y a pas, « à la base », l'égalité d'un côté, l'inégalité de l'autre ; ce qui ne signifie pas, en revanche, que l'égalité et l'inégalité vont nécessairement se développer de pair, se faire ensemble, comme dirait Lévi-Strauss, même si cela peut être le cas (une société hiérarchisée qui fonctionne accentue à la fois l'égalité et l'inégalité (une société hiérarchisée qui ne fonctionne pas oublie, elle, ses fondements égalitaires)) ; ce qui signifie, pour aller au plus simple, qu'il y a de l'égalité et de l'inégalité partout. Attention : tout n'est pas dans tout (ni réciproquement...). Disons-le autrement : il n'y a pas d'égalité ou d'inégalité à l'état pur, chacune de ces notions implique l'existence de son « contraire ». Le risque de l'auto-dissolution de ces concepts dans la généralité existe bien, mais n'est pas fatal, ne serait-ce que parce que les agents, eux, croient en ces concepts et les mettent en pratique (vous ne construisez pas le même monde si vous croyez à la supériorité de la race aryenne ou si vous pensez que toutes les races, ou toutes les « races », se valent).

(Relisant ce paragraphe, je me dis que tout cela s'applique notamment, c'est d'ailleurs un exemple pris par Dumont pour définir la notion de hiérarchie, aux relations entre les sexes. Parler d'égalité entre les sexes, d'une certaine façon, cela ne signifie rien. Soit l'on se situe d'un côté : dans la Bible telle que Dumont l'évoque, c'est l'homme qui englobe la femme comme son contraire ; aujourd'hui, où, pour certains, « la femme est l'avenir de l'homme » c'est plutôt elle qui l'englobe. Soit on se situe, abstraitement, au-dessus de cette différence, au niveau des « êtres humains », mais alors on ne peut par définition plus rien penser sur les sexes.

Par contre, éprouver l'égalité des sexes dans la vie de tous les jours, en jouir, en jouir avec éventuellement quelque perversité, en jouant avec elle, en la niant, en la retrouvant, etc., oui, tout cela « signifie quelque chose », d'éventuellement agréable.

On peut aussi, il est vrai, « se mettre à la place de l'autre ». Mais, outre qu'il est difficile de préjuger de la possibilité de réussite d'une telle opération (« les hommes s'imaginent entendre le féminin, alors qu'il ne s'agit que de
leur féminin... », écrit quelque part M. Schneider, c'est une objection à prendre en compte), elle ne peut avoir qu'un temps.)

Ajoutons pour mémoire que certaine lecture récente, sur laquelle j'espère revenir, m'amène à me demander si cette dialectique, dans laquelle il m'est arrivé de voir « une des clés, et/ou une des leçons, de l'histoire universelle », n'est pas en fait (ce qui ne serait déjà pas si mal...) qu'une projection des présupposés les plus fondamentaux de la pensée occidentale. Cela expliquerait notamment les difficultés avouées de Dumont à appliquer ses schémas de base, égalité-hiérarchie, individualisme-holisme, à l'Islam, et, donc, renforcerait quelque peu le « soupçon », pour parler comme dans les années 60, que l'on peut avoir à l'égard de ces concepts d'égalité et d'inégalité.

Ceci étant dit, voici la formulation qu'à l'heure actuelle je retiendrai de cette dialectique :

Par « dialectique Rancière-Dumont », on entend le mécanisme qui fait que les concepts d'égalité et d'inégalité sont, au moins dans la conscience des acteurs (peut-être seulement occidentaux à l'origine), et en tout cas à titre de modèles opératoires, à l'oeuvre ensemble (quoique dans des mesures diverses selon les époques, les classes sociales, les idéologies, les psychologies personnelles, etc.) dans tous les faits sociaux, des plus « mineurs » - les préférences (supposées) individuelles - aux plus « nobles » - l'organisation d'une société, ses valeurs cardinales.

Sur le versant Rancière, on dira qu'il n'y a pas d'inégalité, théorique et/ou pratique, sans reconnaissance d'égalités de fait. Sur le versant Dumont, on expliquera que même les idéologies les plus égalitaires, d'une part reposent sur une hiérarchisation - l'égalité supérieure à l'inégalité... que l'on entende « supérieure » comme « originaire » ou « plus souhaitable » -, d'autre part n'empêchent pas, dans la vie quotidienne, tout un chacun de passer son temps à hiérarchiser les choses.


Quelques remarques et précisions :

- cette dialectique est vraiment au coeur de notre sujet de prédilection, puisqu'elle permet à la fois de rapprocher et de distinguer tradition et modernité ;

- il importe de rappeler, c'est justement une des confusions que ces notions doivent démêler, que nous sommes très loin ici d'égalités ou d'inégalités au sens mathématique (1=1, 1<2). Pour reprendre ce que j'ai appelé le principe de Kierkegaard, "Un seul élément ne peut jamais être le fondement d'une hiérarchie." Une hiérarchie est toujours fonction de plusieurs paramètres, avec relations égalitaires et inégalitaires entre eux ;

- encore une fois, et même si cela peut être le sens de certains propos de Jacques Rancière, nous ne sommes pas, fondamentalement, dans une logique de dénonciation de l'hypocrisie de tel ou tel, de l'aristocrate faisant semblant de se croire vraiment supérieur au roturier, ou du membre de la nomenklatura soviétique ou de l'oligarchie actuelle, parlant toujours d'égalité pour mieux asseoir son propre pouvoir. Tout cela existe à n'en pas douter, mais ce qui nous importe est la logique globale de fonctionnement, telle qu'elle s'impose à tous, en un incessant ballet de considérations et de pratiques égalitaires et inégalitaires. A cet égard, il serait sans doute intéressant de montrer que la fameuse tirade de Figaro ("Vous vous êtes seulement donné la peine de naître...") est traversée de nombreuses considérations hiérarchiques (sur le thème : "en fait, c'est moi qui vaut mieux que vous...").

- enfin, donc, il faudra bien un jour se demander si ce modèle est exportable à d'autres civilisations que la nôtre. Evidemment, la réponse est oui : Dumont est parti du système indien (ce qui peut-être nous ramène aux Indo-Européens... mais c'est une thématique qui ne m'est pas familière du tout), et l'Occident a suffisamment influencé le reste du monde pour avoir largement exporté ce genre de débats. Mais cette porte ouverte une fois franchie, le problème reste. Ne serait-ce qu'au niveau de la conscience des acteurs, qui est des plus importants pour l'appréhension de cette dialectique, depuis quand et jusqu'à quel point les « modèles » de l'égalité et de l'inégalité sont-ils « opératoires » hors Occident ?

Vaste programme...

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samedi 16 mai 2009

En rire ou en pleurer (terminologie).

De Laurent Mucchielli je n'ai lu que quelques articles, ici et là. Il me semble, que l'on soit d'accord ou non avec les conclusions qui sont les siennes - et comme toujours dans ces cas-là il faut faire la part des choses entre ce qui est écrit dans une publication scientifique, ce qui est exprimé dans un « Rebond » pour Libéramerde, ce qui est déclaré à la télévision, monté et mis en contexte par un journapute... -, il me semble que cet homme offre quelques garanties minimales de sérieux qui font que si ses thèses peuvent être discutées il est difficile de les balayer d'un revers de main en lui prêtant on ne sait quelles intentions inavouables.

Or, de par la nature des sujets abordés (l'Islam, l'insécurité...) et de par la fréquence de ses apparitions Laurent Mucchielli est devenu le symbole « des sociologues » - il faut entendre le mépris avec lequel ce mot est prononcé (on peut ajouter, comme le faisait Muray pour les assimiler à des jdanoviens en puissance, « d'Etat », c'est encore pire), mépris qui renvoie les sociologues à leur position d'extériorité vis-à-vis des événements qu'ils analysent et sur lesquels il leur arrive de pontifier.

Une petite remarque d'abord. Je n'ai pas d'intérêt personnel en la matière, je comprends parfaitement que si l'on vient de se faire casser la gueule, ou, pire, de perdre un proche, parce qu'une bande incontrôlable a voulu s'amuser, on trouvera amère la leçon du sociologue fonctionnarisé vous expliquant que la violence est sur le long terme en baisse en France. Néanmoins, d'une part Laurent Mucchielli n'est pas policier et n'est pas payé pour envoyer les gens en prison, d'autre part, il me semble difficile de reprocher aux sociologues la position d'extériorité par rapport aux événements qui les définit justement comme sociologues. Autant reprocher à un historien de ne pas vivre dans le passé... Ceci étant dit, bien sûr, le sociologue de la violence qui se contenterait d'aligner les chiffres dans son bureau sans jamais rencontrer acteurs et victimes de cette violence risquerait fort de passer à côté de son sujet. Le sociologue a ici des possibilités que l'historien lui jalouse et qu'il serait fort condamnable de ne pas exploiter. Il reste que son rôle est d'avoir et de fournir une vision d'ensemble des choses, et que si on ne veut pas de cette vision, la refuser est une chose, reprocher à celui à qui la société a confié une mission, de l'accomplir, en est une autre.

(Au passage, on en dira autant des juges. Un juge qui reçoit une femme violée dans son bureau doit faire montre d'un minimum de délicatesse, c'est bien le moins. Mais il n'est pas là pour s'identifier à cette femme ou pour pleurer de chaudes larmes avec elle, il est là pour essayer, à partir de son récit, de celui du violeur présumé, d'éventuels témoins, de comprendre autant que faire se peut ce qui s'est passé. S'il n'est pas capable de cette capacité d'abstration, qu'il devienne éditorialiste ou Nicolas-Sarkozy, mais qu'il change de métier. (Après, on sait bien qu'il existe des juges (ou des médecins, pour recourir à un exemple que tout un chacun a plus souvent rencontré dans son existence) qui se réfugient avec soulagement derrière cette obligation de neutralité pour se cacher à eux-mêmes qu'ils n'éprouvent strictement rien d'autre que de l'indifférence ou de l'ennui pour la souffrance des victimes (ou des malades).)

Pour en revenir à Laurent Mucchielli, ces remarques me venaient à l'esprit à la lecture de cet article, dans lequel l'auteur, Christian Bouchet, s'appuie sur des conclusions récentes dudit Mucchielli au sujet de la baisse de l'antisémitisme en France. Or, cet article provient d'un site où, si ce n'est M. Bouchet, d'autres collaborateurs réguliers (P. Randa, par exemple) ne se privent pas d'ironiser sur « les sociologues », lorsque ceux-ci critiquent (encore une fois, à tort ou à raison) certains dogmes d'époque, ou certaines prénotions, sur l'insécurité ou la délinquance. Je propose donc de définir et de nommer « syndrome du Mucchielli » cette attitude si fréquente, qui consiste à s'appuyer sans le moindre état d'âme sur les statistiques officielles et les analyses du sociologue (« Tout de même, ces gens-là ne sont pas là pour dire n'importe quoi ») lorsqu'elles confirment ce que l'on pense déjà, et à les rejeter, en utilisant principalement les deux arguments évoqués plus haut, arguments d'ailleurs potentiellement contradictoires, ou du moins superfétatoires (« Ces gens-là ne savent pas de quoi ils parlent, ils restent dans leur bureau » ; « De toutes façons ils sont payés pour faire le silence sur ce qui se passe » - attention, il ne sert pas grand-chose de reprocher aux statistiques d'être extérieures à la compréhension du réel si on les considère comme manipulées à la base), lorsqu'elles viennent contredire la perception que l'on a des faits, l'analyse qu'on en a soi-même dégagée.

Il est vrai que les attitudes logiques sont, pour des raisons diverses, plus compliquées à adopter :

- considérer que les statistiques, étant extérieures au réel, ne sont d'aucune utilité pour le comprendre, ce qui est un point de vue difficile à tenir dans toute sa rigueur (il est délicat d'affirmer que l'insécurité augmente si l'on refuse de discuter sur les chiffres) ;

- considérer que les statistiques sont manipulées. Je ne dis pas que c'est faux à tout coup, loin de là, mais encore faut-il le prouver et l'expliquer à chaque fois, c'est du boulot.

Il est vrai aussi qu'il est naturel de faire plus confiance à des gens que l'on connaît, à des hommes politiques que l'on soutient, à des idées qui corroborent les thèses que l'on a élaborées à part soi - et vice-versa, pour ce qui est de la méfiance envers les ennemis, les adversaires... Mais, dans le cas du sociologue-statisticien, pourtant a priori moins directement touché par ces formes d'esprit partisan, le contraste entre le mépris que parfois on lui dispense et la facilité avec laquelle on l'utilise comme appui lorsqu'il peut servir la cause, ce contraste n'est pas sans susciter quelque sourire, éventuellement teinté d'amertume.


P.S. 1 : comme tous ces gens ne s'embarrassent pas à donner leurs sources (pourquoi fournir des informations ou des repères aux lecteurs, après tout...), les voici :

- le texte de Laurent Mucchielli (que je n'ai pas lu, ce n'était pas le sujet) ;

- la réponse de M. Waintrater pour le CRIF, à laquelle fait allusion C. Bouchet.


P.S. 2 : cela fait beaucoup moins sourire, cette vidéo de violence, découverte via le Stalker. Je la relaie sans arrière-pensée politique d'aucune sorte (les « débats » sur les couleurs de peau respectives des agresseurs et de la victime sont en l'espèce d'intérêt nul), comme une pièce à charge dans le dossier déjà bien lourd de l'accusation contre la nature humaine. (Heureusement, le dossier de la défense n'est pas tout à fait vide...)

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jeudi 14 mai 2009

Parenthèse littéraire.

Oui, tout le monde, si j'ose dire, connaît le portrait que Proust a laissé d'Anatole France dans la Recherche, cet admirable personnage de Bergotte, dont l'oraison funèbre par le narrateur a de quoi arracher les larmes, mais le diagnostic de France sur Proust est moins connu. L'ayant lu en feuilletant un digest de l'oeuvre de France, j'en ignore la date comme le contexte, mais cela peut-être amplifie la justesse du propos - qui sait ? dans le texte d'origine, il est possible qu'il se perde au milieu de banalités ou d'aperçus moins suggestifs. Le voici :

"Marcel Proust montre une sûreté qui surprend en un si jeune archer. Il n'est pas du tout innocent. Mais il est si sincère et si vrai qu'il en devient naïf et plaît ainsi. Il y a en lui du Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu."

Pas du tout innocent, c'est le moins que l'on puisse dire. Même sans évoquer les célèbres perversions du grand écrivain - les rats et les allumettes, etc. -, il est de fait que l'univers de Proust ignore l'innocence. D'ailleurs il disait ne pas croire en l'amitié, et cela revient à peu près au même. (J'irais presque jusqu'à dire, mais je ne connais pas assez le divin marquis pour formuler cela autrement qu'à titre d'hypothèse, qu'il y a sans doute plus d'innocence chez Sade que chez Proust.) Et pourtant il (Proust, son univers, c'est pareil) est « vrai », « sincère », parfois même « ingénu » - et évidemment bouleversant. France met le doigt sur un ressort essentiel de la personnalité de Proust. Avec le tombeau que celui-ci lui a érigé pour la postérité, c'était bien le moins : les deux hommes sont redevables l'un à l'autre.


Deux autres citations, tant que j'y suis :

- avec une dialectique assez proche : "Verlaine ressemble beaucoup à Villon ; ce sont deux mauvais garçons à qui il fut donné de dire les plus douces choses du monde." ;

- sur Victor Hugo, mais cela s'applique aisément à d'autres écrivains qui ont traversé leur siècle au point de s'y identifier, comme Sartre ou Sollers (à chaque fois on descend d'un cran, c'est l'époque...) : "Il naquit et mourut enfant de choeur. En toutes choses, il changeait d'idées à mesure que les idées changeaient autour de lui. A quatre-vingts ans, ses croyances n'avaient pas pris une ride." Le succès littéraire comme portrait de Dorian Gray... sachant que chez certains, il y a une vraie pourriture en-dessous, et chez d'autres - Hugo, donc -, non (mais est-ce seulement un bien ?).

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lundi 11 mai 2009

Mon identité nationale... (Apologie de la race française, V.)

Apologie I.

Apologie II.

Apologie III.

Apologie IV-1.

Apologie IV-2.

Apologie IV-3.

Apologie VI-1.

Apologie VI-2.



Oui, dans la série « Je n'ai pas le temps mais je pense à vous (tous les matins en me rasant) », une petite réaction au dernier éditorial de D. Sieffert. Outre qu'à sa lecture on a trop l'impression qu'avant l'accession de l'autre saloperie à la présidence de la République, la France était un pays merveilleux - et ses prisons des havres de paix aux effets bénéfiques pour tous -, on est un peu gêné par ce cliché : « la politique d’immigration a associé la répression à des invocations d’une identité nationale aux relents nettement pétainistes ». Ce n'est pas faux - les clichés sont rarement totalement faux - mais ça boîte.

Et non seulement ça boîte, mais ça ne boîte pas par hasard. Dans la très éclairante et prophétique conclusion de son Voyage au centre du malaise français (paru début 1993, je le rappelle), Paul Yonnet écrit : "Moins il y aura de Nation, plus il y aura de recours à l'Identité française, une identité-mode de vie, ethnographique, sacralisée en même temps que muséographiée." (p. 307, souligné par l'auteur.) Suivent des exemples qui évoquent à la fois José Bové et Nicolas Sarkozy, et c'est sur cette similitude que je voudrais aujourd'hui insister, schématiquement, parce que d'une part je n'ai, donc, pas le temps, et d'autre part il faut que je continue à explorer ce concept de Nation.

Ce que l'on peut dire au sujet de ce dernier, et qui nous importe pour notre démonstration, c'est qu'une nation est une continuité en acte, ou, si l'on veut, une continuité passé-présent-avenir. Nos ancêtres ont fait tel ou tel chemin - dont il n'est d'ailleurs pas interdit de critiquer certains aspects -, nous poursuivons ce chemin - en améliorant ce qui doit l'être -, nous comptons que nos descendants en feront autant. Ce n'est pas nécessairement un concept à strictement parler progressiste : on peut très bien admettre qu'il y a des hauts et des bas dans la vie d'une nation, et pas un chemin permanent vers le mieux. Mais c'est un concept fondé, avec quelques abus du style « nos ancêtres les Gaulois », sur une continuité.

En regard, on peut définir l'identité de deux manières. Il y a la version hard : une continuité brisée, qui ne contient plus l'avenir - et, par extension, à peine le présent : car si le présent était bien dans la continuité du passé, on aurait moins peur de l'avenir. L'identité est alors complètement figée, « sacralisée en même temps que muséographiée », c'est l'identité nostalgie, la France éternelle qui fait rêver tel ou tel, qui fait rêver aussi ces millions de touristes qui viennent la contempler chaque année, du « Quartier Latin » au Périgord en passant - pas trop, on ne peut pas se dissimuler qu'il s'y trouve des chômeurs - par la Lorraine, avec leurs gros sabots [1]. Ajoutons qu'il est presque abusif de parler de continuité : figer le passé, c'est ignorer les mouvements, parfois complexes, qui ont eu lieu dans le passé. Si vous voulez, c'est garder d'un long métrage de trois heures quelques photos censées le résumer complètement.

Et il y a, par ailleurs, la version soft, celle qui veut maintenir la continuité passé-présent-avenir, mais sans confiance pour cet avenir, c'est l'identité « dos-rond » : en période de turbulences, recentrons-nous sur nous-mêmes, en attendant des jours meilleurs.

Il y a donc un dégradé de perspectives possibles, de la Nation forte et confiante (éventuellement trop) en elle-même, à la Nation peu assurée de son avenir, qui ne se distingue guère, à l'usage, de l'identité « dos-rond », laquelle peut faire passer ensuite à l'identité hard, complètement figée.

Or, s'il est tout à fait possible et légitime de rapprocher cette dernière conception de l'identité nationale de certains aspects du pétainisme, on ne peut pour autant poser l'équation identité = pétainisme, ou Hortefeux = Pétain, sans faire passer à l'as, et c'est ce que je reproche à Denis Sieffert, tous les points de contact entre cette conception hard de l'identité, et ce que l'on entend couramment par nation. (Dois-je préciser que ceci n'absout en rien B. Hortefeux, ou E.Besson, de leur indignité ?)


Prenons le problème par un autre bout, pour mieux faire comprendre ces dernières affirmations. A défaut du roquefort promu par José Bové, je suis un grand consommateur de fromages anti-UE, genre Saint-Félicien ou Epoisses, vénère l'andouillette, et jure comme un charretier lorsque je dois faire plusieurs stations de métro pour trouver une saucisse de Toulouse digne de ce nom. Je ne pense par ailleurs que du mal, même si c'est un sujet que je n'évoque pas souvent, non seulement des politiques de « reconduites à la frontière », mais des contradictions, bureaucratiques pour ce qui est de leur application, théoriques pour ce qui est de leurs principes, sur lesquelles elles reposent : les immigrés depuis une bonne trentaine d'années sont utilisés à la fois pour faire le travail que les Français ne voulaient plus faire, pour faire baisser le salaire du prolo français, pour faire oublier au prolo français que le patronat le nique de plus en plus, etc., tout ceci étant encore redoublé et compliqué par et à l' « échelon européen » - et à l'arrivée, si j'ose dire, on vient encore les chercher pour les foutre dehors. Bien évidemment, je n'ai aucun mal, dans ma vie de tous les jours, à concilier mon goût pour le Brie de Melun et mon dégoût pour la politique d'Eric Besson.

Sauf que... Une préférence individuelle - qui ne vient pas non plus de nulle part, celle-ci est éminemment culturelle - n'a pas le même statut qu'un courant de pensée, et ce qui est aisément séparable dans la pratique quotidienne peut être plus difficile à dissocier au sein des schèmes mentaux directeurs d'une époque. A ce niveau, le fait est que MM. Bové et Besson participent d'un même mouvement d'inquiétude des Français quant à ce qu'ils sont, quitte à se focaliser sur des manifestations différentes de ce mouvement (manifestations différentes, mais qui peuvent entrer en interaction : pour dire les choses simplement, il est de fait qu'une immigration au moins en partie musulmane n'offre pas de grandes perspectives au développement de la consommation de l'andouillette [2].) José Bové et Eric Besson sont tous les deux plus du côté de l'identité que de la Nation.

Ce que je veux dire, c'est, d'une part, qu'il ne sert pas à grand-chose de s'opposer à Eric Besson sur les expulsions de clandestins si l'on n'est pas capable de définir ce que doit être une « politique de l'immigration » en France - et en Europe [3] ; d'autre part et plus généralement, que ce n'est pas parce que le concept d'identité a été utilisé par la droite et qu'il existe, à l' « extrême-droite », des groupes dits identitaires, que les soucis sur l'identité française ne sont que de droite (de même d'ailleurs qu'il y eut des racines de gauche au pétainisme, mais passons). Les questions sur l'identité, nous les partageons tous, y compris d'ailleurs les immigrés les plus récents, qui sont parfois les plus surpris du « nombre de Noirs à Paris » et qui constatent vite que la France ne sait plus du tout où elle va. Ce n'est pas un tort de se poser de telles questions.

Simplement, il ne faut ni couper les ponts entre identité et nation, ni perdre de vue les différences entre les deux, sinon :

- on ne voit pas, donc, que José Bové et Brice Hortefeux (j'emploie ces noms propres comme symboles, quitte à être injuste quant aux intentions des auteurs ; mais ils ont été les premiers à se situer du côté du symbole (le roquefort, l'Etat fort...), ma réduction est donc légitime) participent d'un même mouvement ;

- on ne voit pas, ou pas assez, que ce mouvement est sérieux dans toutes ses composantes, les plus « sympas » comme les plus étatiques ;

- on ne voit pas que si ce mouvement est sérieux il est, sur ces deux versants, contre-productif : la conception hard de l'identité, en rompant de facto la continuité passé-présent, isole du passé des traits extraits de leur contexte, leur retire donc toute signification, et interdit de comprendre les évolutions en cours ;

- on ne voit pas non plus, a contrario, qu'il faut tout de même garder la séparation réelle qui existe, conceptuellement, entre nation et identité : sous prétexte que certains figent ce qu'ils estiment être l'identité française, il ne faut pas « du passé faire table rase ». Et réciproquement, il faut savoir garder l'essentiel de la continuité sans s'attacher trop à certains symboles. Pour reprendre mon exemple, si c'est, notamment, au prix du sacrifice de l'andouillette que la France peut continuer à être à peu près ce qu'elle est - un certain mélange d'égalitarisme, d'esprit aristocratique (en tragique baisse), de lucidité (eh oui !) et de prétentions plus ou moins touchantes ou grotesques... -, alors je me ferai une raison (même si, dans le cas présent, pour l'andouillette, avoir réussi à faire quelque chose d'aussi bon avec une base aussi répugnante me semble une prouesse assez typiquement française...) et me contenterai d'en garder de bons souvenirs.


Il n'est pas du tout dans mon propos de faire l'apologie de quelqu'un comme Alain Soral (et encore moins de donner des consignes de vote !), et ce n'était aucunement l'objectif de cette note. Mais on ne peut que remarquer, un dernier exemple en date ici, qu'il lui arrive, à lui au moins, d'affronter ensemble des problèmes qui doivent être traités ensemble, et de ne pas dissimuler sous le tapis la poussière des fausses évidences.

Après, savoir si la nation française a un avenir... Quinze ans après la prophétie de P. Yonnet, la hausse du concept d'identité, ouvertement (Hortefeux-Besson) ou plus discrètement (Bové), n'est pas un bon signe. Contrairement à ce que je lis ou entends parfois, je crois néanmoins que la nation française existe encore (N. Sarkozy parviendra-t-il à refaire un semblant d'unité nationale contre lui-même ? Si cela pouvait être sa mission historique...) ; je serais par contre bien incapable de dire ce qu'il en sera dans le futur. Mais si, dans un monde instable, il est légitime de s'accrocher à ce qui est stable, aux structures encore existantes, on n'aura garde d'oublier que la nation est un concept respectable certes, mais daté et non universel, et qu'il existe d'autres formes, au moins tout aussi respectables, de collectivités. A suivre !




[1]
Je n'ai pas cherché, il doit y avoir quelque part des éléments là-dessus, mais a-t-on mesuré la pollution causée à Notre-Dame par ces innombrables pas qui chaque jour que Dieu fait la traversent de long en large ? L'antique cathédrale était bâtie, puis fut restaurée, pour durer, je veux bien, mais quelle usure lui est quotidiennement infligée...

Plus généralement, et sans se fermer les yeux sur l'importance des revenus générés par le tourisme dans l'économie française, on signalera que cette façon de faciliter ainsi l'accès de ses plus belles richesses au vulgaire (le touriste est vulgaire) est, d'une part, de la prostitution, d'autre part caractéristique d'une économie dite du Tiers-Monde. Dieu retrouvera les siens !



[2]
On n'en dira pas autant pour l'alcool : je connais assez de français musulmans qui ne supportent pas le porc, mais qui ne crachent pas sur un verre de bon vin. C'est que l'interdit sur le porc est inculqué dès l'enfance et perdure souvent toute la vie, alors que celui sur l'alcool reste abstrait pendant longtemps, et que l'alcool, tout de même, produit des sensations auxquelles il est plus difficile de trouver des substituts qu'une tranche de jambon Herta.


[3]
J'avais certes conclu la première livraison de cette apologie en écrivant que l'immigration avait plus de chances de bien se passer si l'on n'en parlait pas trop, au sens où une assimilation silencieuse se faisait quotidiennement. Je maintiens ce propos - qui n'a rien d'une politique de l'autruche. Mais à partir du moment où l'on parle de l'immigration, alors il faut en parler jusqu'au bout.



P.S. : j'allais oublier, le dernier « bloc-notes » de Ivan Rioufol-le fol-s'affole vaut le détour. Foutre, qu'il est con ! Pire que Fontenelle...

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lundi 4 mai 2009

« US go home » ?

et


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(Ajouts et corrections le lendemain.)



Les Etats-Unis, donc.

Marcel Gauchet a récemment mis en ligne sur son site deux interviews, anti-Sarkozy, au sujet de « la démocratie du privé » et de la réforme de l'université.

Voici un extrait du premier entretien, pour Libéramerde :

"L’idée que nous sommes passés d’une « démocratie du public » à une « démocratie du privé » est au cœur de votre réflexion actuelle. Qu’entendez-vous par là ?

Pour le dire abruptement, la question est de savoir si le collectif jouit d’une existence indépendante de celle des êtres qui le composent. Si oui, on peut lui donner une expression institutionnelle, une expression publique, distincte de l’expression privée des individus, qui ont par ailleurs voix au chapitre. Historiquement, c’est cette idée qui a longtemps prévalu. Elle a eu de beaux jours politiques, spécialement en France, où elle a constitué l’âme de l’Etat républicain. Dans ce cadre, les libertés individuelles sont supposées s’accomplir par la participation à la chose publique. Parallèlement, il est vrai, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis avaient développé des modèles plaçant l’accent davantage sur les libertés individuelles que sur la chose publique, sans ignorer le rôle de celle-ci. Mais depuis une trentaine d’années, cette tradition anglo-américaine s’est radicalisée et diffusée partout. La pente du monde est de remettre en question toutes les formes de collectivisation de l’existence politique, au nom de l’idée qu’il n’existe que les individus réels et leurs intérêts particuliers, et que c’est de leur interaction que doivent surgir les compromis acceptables pour tout le monde. C’est ce qu’on appelle le néolibéralisme. La chose publique, dans ce cadre, n’a plus de consistance par elle-même, elle n’est plus que l’instrument des demandes émanées de la sphère privée. Les institutions collectives sont discréditées, parce qu’elles sont toujours suspectes de ne pas prendre en compte les personnes concrètes. Sous couvert des mêmes règles, l’esprit du fonctionnement de la démocratie a complètement changé.

Néanmoins, la démocratie américaine se caractérise par des valeurs collectives très fortes : patriotisme et religion.

En effet. C’est, pour le coup, l’exception américaine : les Etats-Unis sont dotés d’une identité politique très forte et le pays où les libertés privées ont le plus de place. C’est fonction de la foi dans la « destinée manifeste » de l’Amérique et dans son rôle de puissance à l’échelle du monde. L’Etat-nation américain est projeté vers l’extérieur ; il n’organise pas la société à l’intérieur. C’est ce qui fait que la démocratie du privé coexiste avec une dimension publique axée sur le rayonnement des Etats-Unis. Les Européens, au contraire, ont abandonné toute politique de puissance et, dans leur démocratie sociale, le poids des institutions publiques est grand. Aussi chez eux l’irruption de la démocratie du privé est-elle très perturbatrice pour l’identité collective. Ils ne savent plus très bien où ils en sont. Autant, pour les Américains, la démocratie du privé se complète par un Etat tourné vers le dehors, autant, pour les Européens et en particulier pour les Français, elle se solde par l’incapacité d’assumer un héritage historique dont ils ne savent plus trop que faire, tout en y restant attachés.

La « démocratie du privé » s’accompagne d’une « oligarchisation » de la société, dites-vous, mais aussi d’une montée en puissance de la protestation. N’est-ce pas contradictoire ?

La démocratie du privé, ce n’est pas du tout le repli des gens dans leur foyer, le cocooning, la passivité : c’est l’alignement de chacun sur son intérêt d’individu et la légitimation absolue de celui-ci, donc de sa défense inconditionnelle. C’est dire que l’effervescence protestataire, la revendication et le contentieux sont garantis d’avance. Mais ces revendications campent sur leur particularité, en se plaçant à l’extérieur du politique. La protestation s’en remet en fait aux responsables et leur dit : « Voilà ce que nous voulons, débrouillez-vous pour trouver les moyens ». Le mot-clé est résister. Mais si vous ne formulez pas de propositions, si vous ne prenez pas en charge le point de vue de l’ensemble où votre réclamation doit s’inscrire, ce sont les gouvernants qui le font pour vous. Le problème de cette formule, c’est qu’elle ne permet pas de remonter au collectif. Elle exige, mais délègue aux hommes politiques le soin de décider : ainsi, la protestation sécrète naturellement l’oligarchisation. Du reste, le personnel politique s’accommode de la situation. Il a compris que si elle est parfois inconfortable, elle lui laisse les cartes bien en main. Le divorce entre le haut et le bas se creuse. Car les citoyens continuent dans le même temps d’aspirer à une grande politique. On a vu à l’occasion de la dernière élection présidentielle que leur attente était intacte. Les électeurs aspirent à une puissance du politique que toute leur pratique au quotidien a pour effet de rendre impossible. D’où le sentiment général d’une dépossession incompréhensible."


Je vous laisse réfléchir à ça, et rebondis maintenant sur le cliché avancé par MM. Joffrin et Aeschimann : "la démocratie américaine se caractérise par des valeurs collectives très fortes : patriotisme et religion.", cliché que Marcel Gauchet reprend mollement à son compte, évitant de parler de religion.

Je n'étais quant à moi pas si convaincu que les Etats-Unis soient si patriotes et si religieux que cela, ou du moins me posais des questions sur ce « patriotisme » et sur cette « religion », et ai donc été ravi de tomber sur ces lignes de Paul Yonnet :

"La religion s'est retirée du quotidien et du permanent des sociétés développées, des sociétés opulentes (c'est d'ailleurs à cette condition qu'elle est encore supportée) ; elle n'est plus qu'un restant des temporalités sociales, le plus souvent une sorte d'occupation du temps libre, autrement dit un loisir un peu plus grave qu'un autre."

A la fin de l'incise entre parenthèses se trouve un appel de note, qui débouche sur ceci :

"Tel est bien l'enjeu de l'affrontement entre les sociétés opulentes et l'islam « fondamentaliste ». Les Etats-Unis sont souvent présentés comme un pays religieux, ou, à tout le moins, comme « le plus religieux » des pays sécularisés. C'est là une erreur d'analyse provoquée par une illusion d'optique qu'ont d'ailleurs décryptée ses adversaires, qui y voient au contraire l'image d'un monde renversé. Sur ce point, les Etats-Unis ne sont pas fondamentalement différents de l'Europe : la Constitution américaine est laïque ; la prière a été supprimée dans les écoles ; il n'est fait allusion au « créateur », sans précision, que dans la déclaration d'Indépendance rédigée par Jefferson (lui-même d'ailleurs peu religieux). La véritable religion des Américains, ce qui les relie entre eux de manière sacrale, première et organisatrice, c'est l'économie (et son marqueur en régime capitaliste : l'argent), que le culte de la liberté, dont la liberté religieuse n'est qu'un des volets, est chargé de satisfaire. L'apport des Etats-Unis à la civilisation n'est ni littéraire, ni philosophique, ni artistique : il se résume à la consommation de masse, qui a révolutionné la planète. Aux Etats-Unis, pays d'élection du manichéisme moderne (et donc des croisades « contre le mal »), les religions sont un accessoire fonctionnel de l'économie. La société américaine est la société où se déploie avec le plus de radicalité, d'explosivité, le vertige post-religieux, dans une dynamique de non-retour au caractère absolu. On peut penser que cette dynamique va nourrir une opposition à son image, aussi violente et radicale, dont l'islam fondamentaliste ne représente qu'une des formes possibles." (La montagne et la mort, Fallois, 2003, pp. 194-95. Ouvrage soit dit en passant scandaleusement épuisé.)

Le lecteur de la Diatribe d'un fanatique aura reconnu dans cette dernière phrase l'« Islam de synthèse » qu'y évoque Jean-Pierre Voyer. Je m'étais de mon côté demandé, lors de l'une des dernières manifestations d'opposition à la « dynamique américaine », juste avant la crise, la réaction russe à l'agression géorgienne, si l'on ne risquait pas aussi d'avoir affaire à des « patriotismes de synthèse », des patriotismes de l'ère de la mondialisation empruntant des traits identitaires forts aux anciennes nations, mais de façon superficielle. Les contradictions françaises en ce moment, et notamment les contradictions de notre président, fournissent à cet égard un beau sujet de réflexion, que nous essaierons d'approfondir dans les suites de notre Apologie.

Quoi qu'il en soit, revenons à la thèse de P. Yonnet, et commençons par approuver sans réserve, au moins d'un point de vue sociologique, sa définition de la religion : « ce qui relie [les gens, ici les Américains] entre eux de manière sacrale, première et organisatrice ». Il faut partir de là, effectivement, Durkheim forever, pour ne pas se laisser prendre par le cliché des Etats-Unis comme fondamentalement (sic ?) religieux, et ne pas confondre la cause et l'effet. Simplement, P. Yonnet ne définit pas le terme « économie ». Ce qui est regrettable, car il nous semble précisément que ce qu'il entend ici par ce terme commode, sans s'y attarder, est précisément quelque chose qui, Voyer forever, n'existe pas. Attention, ce n'est pas une fiction, un mythe, un mensonge... ou c'est un peu de tout ça, mais pas uniquement. L'« économie » ici, n'est pas un mode d'activité séparé du reste de l'existence, n'est pas - certainement pas ! - une science, et n'est pas, ou pas seulement, une classe de faits : l'« économie » n'est finalement que cette curieuse sanctification collective de l'intérêt personnel, « dont le marqueur en régime capitaliste, est l'argent », - autrement dit, la sanctification par la collectivité elle-même de ce qui, à terme - ma main invisible dans ton cul -, ruine toute forme de collectivité. Les Etats-Unis sont un serpent qui se mord la queue (et la nôtre au passage, voilà des polyglottes, voilà des cosmopolites !). C'est un paradoxe que, Dumont forever, j'ai souvent relevé au sujet des sociétés modernes, il est difficile de fonder une collectivité sur le refus du collectif, et P. Yonnet a raison de dire que les Américains sont l'avant-garde « radicale » de ce mouvement.

Dans cette optique la religion et le patriotisme que l'on évoque à tout bout-de-champ à l'endroit des Américains (rappelons Godard : « ce peuple dont les habitants n'ont pas de nom ») ne sont pas tant des leurres ou des hypocrisies que des contrepoids nécessaires, les contrepoids holistes, ou en principe holistes, disponibles à l'époque de la fondation des Etats-Unis. Ils viennent en second, mais « tout en second » (je suis contre les femmes, « tout contre ») : ce n'est pas la superstructure par rapport à l'infrastructure, c'est un complément d'infrastructure à une infrastructure mal foutue, pour colmater une brèche dont on est soi-même responsable, c'est la réparation d'une fondation défaillante, au moment même où on la pose. Si vous voulez faire du vélo avec un pneu crevé, vous mettez de la rustine : celle-ci n'est pas de la superstructure ou du mythe, elle est nécessaire, mais seulement parce qu'à l'origine le pneu a un trou. En montant votre meuble Ikea, si votre vis n'est pas tout à fait droite, vous allez l'enfoncer d'autant plus, quitte à maltraiter le bois, pour que ça tienne quand même. Dernière analogie, un peu moins rigoureuse mais adaptée au contexte : on met plus de sauce, de sel ou de ketchup sur de la mauvaise viande que sur de la bonne.

A cette religion et à ce patriotisme on peut ajouter le conformisme (terme d'origine protestante, je le rappelle) qui a toujours frappé les observateurs - conformisme qui a partie liée avec le manichéisme évoqué par P. Yonnet : s'il faut se plier à la pensée dominante parce que c'est, in fine, une question de vie ou de mort pour la communauté, cela n'encourage pas la nuance. Il en est ici des collectivités comme des particuliers : ce sont ceux qui se sentent sûrs de leur force qui peuvent se permettre de douter.

Sur ma lancée et quitte à être schématique je verrais bien dans cette même hantise des conséquences destructrices de l'individualisme l'origine de la fameuse « tolérance » américaine, qui frappait tant Tocqueville : on peut avoir la religion que l'on veut, mais il faut en avoir une (ce fut d'ailleurs, ici, l'erreur de l'Europe : croire que l'on pouvait impunément se foutre sur la gueule pendant des décennies entre européens, que l'unité de la « Chrétienté » était tellement forte qu'elle se referait d'elle-même après. Orgueil tragique !). Traduit en termes sociologiques à la Dumont : les principes individualistes font que l'on est obligé de tolérer la religion des autres, mais la peur de la dissolution de la société dans et par l'individualisme fait que chacun est requis de proclamer sa soumission à des valeurs religieuses - collectives dans leur formulation, même si, donc, dans la pratique, individuelles. L'athée n'est qu'un individualiste parmi d'autres (et même, comme le dit P. Yonnet p. 193 de La montagne et la mort, « l'agnostique de tendance tragique » peut être plus sensible à la décadence du religieux traditionnel qu'un croyant), mais, dans le contexte - guerres de religion, protestantisme... - qui vit la naissance des Etats-Unis, il franchit la ligne jaune.

Un exemple peut clarifier les choses : dans les derniers épisodes diffusés par Canal +, à l'heure où j'écris, de la saison 5 de Desperate housewives, on assistait à d'émouvantes scènes entre la chère Bree Van de Kamp, très croyante, limite fondamentaliste, et son fils pédé. On peut formuler les choses aisément, et c'est sans doute ainsi que les scénaristes l'ont fait à leur propre usage : la tension entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes, dépassée par l'amour maternel et l'amour filial. Mais on voit bien en réalité que le personnage de la mère a beau respecter les valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles les valeurs familiales, donc baigner dans un climat holiste, elle ne le fait qu'à titre personnel, que comme un choix personnel, individuel - que d'ailleurs elle proclame comme tel. Rien donc en réalité n'autorise la mère à critiquer son fils : elle a choisi sa religion, il a « choisi » sa sexualité, chacun fait ce qu'il veut du moment qu'il ne nuit pas à la collectivité, et c'est cela en dernière analyse qui leur permet de trouver un terrain d'entente. De même, que le fils en question veuille se marier ne doit pas être mal interprété : ce qui importe ici n'est pas tant qu'il respecte la famille, même si ce n'est pas négligeable, mais qu'il montre ainsi sa stabilité personnelle.

"C’est, pour le coup, l’exception américaine : les Etats-Unis sont dotés d’une identité politique très forte et le pays où les libertés privées ont le plus de place", dit Marcel Gauchet. Je ne le chipoterai pas sur une formulation peut-être rapide au milieu d'un entretien oral, mais si exception il y a, il n'y a pas paradoxe, encore moins contradiction. Les « libertés privées » ont précisément tant de place aux Etats-Unis (au moins en principe), qu'il faut à ce que j'avais appelé un jour, par analogie avec « l'entité sioniste », « l'entité protestante », une « identité politique très forte » pour que ces libertés privées ne fassent pas tout partir en eau de boudin. On peut d'ailleurs considérer que le bushisme a été une illustration caricaturale, sur le mode du pompier pyromane, de cette dynamique : laissée à elle-même par la disparition de l'ennemi communiste, la « société » américaine est très vite partie en vrille dans les années 90, où plus que jamais il ne s'est agi que d'une chose, se bâfrer. Quelle qu'ait été la réalité factuelle de ce qui s'est passé le 11 septembre 2001, G. W. Bush a cru pouvoir le prendre pour base afin de reconsolider cette société, sans comprendre, ou sans vouloir admettre, étant donnée son idéologie propre, que le cancer individualiste était déjà trop avancé pour que ce remède traditionnel puisse véritablement fonctionner. Au contraire, le remède a empêché de voir quelle était la réelle gravité du mal.

(Exemplaire, de ce point de vue, l'actuelle crise mexicaine : cela fait des années que les Etats-Unis ne maîtrisent plus du tout leur frontière sud, que l'immigration clandestine y revêt des formes délirantes, avec, pour parler comme M. Defensa, un fort potentiel de déstructuration, et dans l'ensemble, pendant huit ans, G. W. Bush n'y a rien fait, préférant se concentrer sur des pays lointains. A l'arrivée, le retour de bâton est sévère. Même le Hezbollah se paie sur la bête, paraît-il, qui profite de la porosité de cette frontière pour infiltrer les Etat-Unis.)

On pourrait continuer sur ces thèmes, et notamment le rapport à l'espace, la notion, justement, de « frontière » (de « nouvelle frontière » chez Kennedy ; et n'oublions pas les investissements du fils Bush dans « la conquête de l'espace »). Je ne sais pas à quel point on peut qualifier de nation les Etats-Unis, je ne sais pas, d'autre part, si des sécessions les attendent de la part des Etats les plus riches, qui à tort ou à raison semblent considérer en ce moment qu'ils n'ont pas à payer pour les autres, mais il est clair que le rapport au territoire n'est pas le même aux Etats-Unis que chez les vieilles nations. Encore une fois leur comportement, incroyablement impérialiste, lors de la chute de l'URSS, chez le père Bush et chez B. Clinton, le montre sans ambiguïté : le monde avait alors vocation à devenir américain. (Et une partie de ce monde a dit oui ! - Et continue à le faire...) Mais il faut bien voir, malgré des similitudes de discours « civilisateurs », la différence entre cet impérialisme et celui des puissances européennes à la fin du XIXe siècle. Celles-ci partaient de leur territoire ancestral pour conquérir des pays eux-mêmes anciens (la Chine) ou des contrées « sauvages », en tout cas des zones étrangères à leur sphère d'influence traditionnelle, alors que pour les Américains il s'est agi de continuer l'expansion qui depuis l'origine est la leur et qui, pour différentes raisons, s'était interrompue entre 1929 et 1945, puis entre 1948 (stabilisation du bloc communiste) et 1989 (« chute du Mur ») - ce qui signifie que l'expansion du capitalisme américain à partir de la fin du XIXe siècle est partie intégrante, même si cela fit débat aux Etats-Unis eux-mêmes, de l'expansion américaine, qu'elle en fut déjà l'un des modes.

« US go home », martelaient les communistes, et d'autres, dans l'après-guerre - n'était-ce pas déjà une erreur de perspective, un malentendu entre « la vieille Europe » et son allié ? E.T. a un « home », les Américains beaucoup moins, en tout cas au niveau national (c'est peut-être pour ça qu'il veut à tout prix rentrer chez lui...).

Ce qui permet de rappeler d'ailleurs à quel point la crise de la politique étrangère américaine et la crise interne aux Etats-Unis sont liées, se nourrissent l'une l'autre, et préparent aux Américains de sévères remises en cause. Anglais et Français n'ont pas été heureux de perdre leur empire, ont géré ça plus ou moins bien (à l'occasion, en revenant sur Churchill, je vous montrerai que les premiers ne l'ont pas si fondamentalement mieux géré que nous), mais au moins savaient-ils ce qu'était leur territoire de base, sur quoi se replier, quels étaient leurs « fondamentaux ». Il n'est pas sûr qu'il en soit de même pour les Américains.


Restons-en là. La thèse, sociologique, est celle-ci : avant d'être patriotes ou religieux, les Etats-Unis sont le lieu de l'individualisme. C'est ceci qui explique cela. Et explique aussi peut-être, d'ailleurs, que nous insistions autant, en Europe, sur ces traits patriotes et religieux, pour nous cacher à nous-même ce qui pourtant saute aux yeux tous les jours, que l'individualisme, s'il n'est pas bridé par le holisme, a les mêmes effets destructeurs aux quatre coins de la planète.




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"Lui qui craignait la Révolution, il finissait par se rassurer en voyant que l'accident qui menaçait, c'était la Fin du Monde même, cataclysme si complet que devant lui toute crainte s'envolait et laissait la place à une sorte de goguenarde ébriété." (Gilles, deuxième partie, ch. I.)

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vendredi 1 mai 2009

"Encore une minute, monsieur le bourreau..."

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Cette crise, les Occidentaux nantis la veulent, la désirent, n'attendent qu'elle.

De plus en plus rares (quoiqu'en expansion en Chine, en Inde...) mais encore nombreux et puissants, puisque leurs désirs matériels dirigent en grande partie la façon dont fonctionne l'économie de la planète ; prisonniers de leur confort et de leurs névroses, ils sentent bien l'obscur rapport entre celui-là et celles-ci, mais n'ont pas la force de renoncer à celui-là et préfèrent encore celles-ci, qu'au moins ils connaissent, à l'inconnu. Ils savent leur vie à peu près vide de sens mais ont néanmoins une obscure peur du vide... Il est vrai qu'ils ont peur de tout. Le « conservatisme » que l'on reproche aux Français « attachés aux acquis sociaux » existe, mais c'est une vaste rigolade en comparaison du conservatisme de tous les nantis de la planète, qui en dépit de et du fait de l'ennui profond de leur existence, s'y accrochent comme à leur seul repère (ou presque : famille, amis sont toujours là, mais cela ne change pas grand-chose à notre problématique).


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Depuis à peu près quarante ans, depuis les évolutions post-1968 et le divorce entre « gauchistes » et ouvriers, les gens ne pensent à s'occuper des autres (étant donné que je compte ici pour rien tiers-mondismes et mouvements anti-racistes, en ce qu'ils sont justement, hors mouvements sérieux, peu médiatiques et de toutes façons minoritaires, un alibi à l'inaction) que lorsqu'ils sont eux-mêmes dans la merde. Même dans ce cas cette réapparition du souci des autres n'est ni automatique - certains, même très pauvres, vivent encore dans le songe cotonneux de la société de consommation, d'autres, pauvres depuis toujours, rêvent de la rejoindre -, ni instantanée - il y a des transformations graduelles, plus ou moins rapides selon les personnes et les situations -, mais c'est je crois un schéma assez général, et qui n'a pas de raison d'évoluer en sens contraire : si, à côté des inadaptés sociaux de toujours (fous, malades, glandeurs-nés, voyous...) vous êtes le seul chômeur, vous pouvez culpabiliser et la fermer, mais si autour de vous il y a des centaines de milliers de chômeurs involontaires, alors vous avez des chances de réfléchir à ce qui se passe de façon plus globale (quitte d'ailleurs à en mettre un peu trop sur le dos du système...).


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"Cette crise va nous amener à réfléchir, le mode de vie occidental est autodestructeur, les gens vont prendre conscience qu'il y a des choses plus importantes dans la vie..." - bien sûr, oui, sauf que tant que l'on n'y est pas obligé par les circonstances, les seules actions provoquées par ces pertinentes réflexions consistent à économiser un peu, choisir un peu plus de produits bio, râler sur son blog... ou manifester le 1er mai, le jour où on peut le faire sans perdre d'argent. (Je sais, il y a les emprunts immobiliers, la peur du chômage, les exigences des gamins...)

Autrement dit : puisque les gens, avec tout ce que l'on sait sur les causes de la crise et sur l'immense demande, principalement, mais plus uniquement, occidentale, l'immense demande de confort permanent qui en est, au moins aujourd'hui, la cause, puisque les gens ne se prennent que très peu collectivement en main pour tenter de contrebalancer quelque peu le poids de cette immense demande, eh bien cette crise, ils la veulent, ils l'attendent, ils l'espèrent : ils savent que ce n'est qu'une fois qu'ils n'auront plus le choix qu'ils feront ce qu'ils admettent être incapables de faire d'eux-mêmes, renoncer au confort auxquels ils sont si habitués. Je suis bien conscient qu'il est difficile pour quiconque d'intervenir sur des événements aussi impressionnants, je suis le premier averti de ce sentiment d'impuissance individuelle qui est à la fois une des racines (Hobbes, déjà..., Pascal) de la modernité et une de ses manifestations les plus criantes (que le suffrage universel ne compense guère, il n'y a que les politiques qui fassent encore semblant de ne pas en être conscients, ils ne sont pas fous...), mais je ne peux néanmoins que constater, non seulement, pour l'heure, la petitesse des réponses collectives apportées à cette somme d'impuissances individuelles, mais aussi la jouissance perverse, qui au moins donne un peu de sel à sa vie, avec laquelle l'individu lambda se réfugie derrière cette impuissance, réelle mais pas définitive... pour ne strictement rien faire, et continuer, vaille que vaille, son existence fantomatique de consommateur dépressif.


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Il y a là un mélange d'impuissance réelle, donc, d'habitude de l'assistanat, de masochisme, de peur de l'inconnu, de conscience que l'inconnu est proche - on hésite d'autant plus à sauter le pas que l'on sent qu'il ne serait pas si difficile de le faire -, d'égoïsme pur et dur (les pauvres ne sont pas beaux à voir... quant aux pays pauvres, n'en parlons pas, qu'ils nous donnent les ressources qu'ils peuvent encore nous donner et dont nous avons tellement besoin, et ferment leur gueule), qui « aboutit » (je mets des guillemets car c'est aussi la racine du problème, c'est là où on risque d'être puni par où on a péché, ce qu'en plus, donc, on demande !) à une mentalité à la fois individualiste et apocalyptique, que l'expression « après moi le déluge » et ses résonances pauvrement bibliques me semble, une nouvelle fois, décrire de la façon la plus adaptée - à condition d'ajouter que cela veut aussi dire : « avec moi le déluge », « par moi le déluge », « pas sans moi le déluge »...


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« Encore une minute M. le bourreau », ai-je choisi comme titre : il faut entendre toute la jouissance, et de cette minute, et de l'orgasme - l'Apocalypse - qui conclura cette minute, minute bien sûr étirée le plus possible, pour faire durer le plaisir qu'elle procure, le plaisir provoqué par l'anticipation du moment de l'Apocalypse, et pour augmenter, espère-t-on, l'orgasme final.

Il peut échouer, bien évidemment, mais il s'agit là d'une sorte d'immense attentat-suicide collectif, qui entraîne d'ores et déjà dans son sillage un grand nombre de victimes innocentes. Et puisque les psychanalystes aimaient à méditer sur la dimension narcissique des attentats-suicides terroristes - dont certains, faut-il le rappeler, avaient tout de même une réelle dimension politique -, voilà pour eux un morceau de choix, leur propre société et ses névroses.


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Bon, j'étais parti pour vous parler des Etats-Unis et de la religion, ceci ne devait qu'une incise préliminaire. Mais j'aime les longs préliminaires - et les bons préliminaires vous font entrer plus aisément dans le vif du sujet : ce que je viens d'écrire s'applique plus qu'à tout autre pays aux Etats-Unis et leurs apocalypses de bazar, je n'aurai donc plus, la prochaine fois, qu'à m'y attaquer directement.


En attendant, vous pouvez toujours relire cette digression sur les Etats-Unis (une dizaine de paragraphes après le début du texte, à la rubrique c) ainsi que les liens afférents, cela nous fera gagner du temps.



(Deux remarques pour finir :

- je l'ai déjà évoqué, ce texte le confirme pleinement, Sébastien Fontenelle a peut-être du mordant, mais pas beaucoup de cerveau ;

- je vous épargne les liens, en islandais et pour certains (des images de vidéo-surveillance) censurés, mais une jeune Islandaise, lors des récentes élections, a exprimé très nettement ce qu'elle pensait du suffrage universel, en chiant dans l'isoloir et en se torchant avec le bulletin de vote avant de le mettre dans l'urne. Cheers !)

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