lundi 8 juin 2009

"Boîte à outils."

Feuilletant Le recul de la mort en me demandant comment l'exploiter au mieux, je tombe sur ce passage, dont les habitués auront peut-être l'impression qu'il ne leur apprend rien, mais qui me semble constituer un utile addendum au texte précédent.

Comme je ne crois pas l'avoir déjà fait, je résume tout de même à grands traits la thèse centrale testée dans ce livre par Paul Yonnet : ce qui caractérise le plus la modernité, finalement, c'est l'évolution qui a permis aux Occidentaux de désirer leurs enfants, d'avoir les enfants que l'on désire, et, en principe, seulement eux. Autour de ce qu'il appelle « l'enfant du désir d'enfant » se sont complètement reformulées théories et pratiques de la famille, de la société, du rôle des femmes, de la mort, de l'autonomie... Ce qui était fatalité, souvent grave (mortalité infantile, mortalité des femmes en couches...) devient maîtrisable. Et bien sûr, et c'est une des choses qui m'a intéressé dans ce livre, cette maîtrise réelle par rapport au passé s'est accompagnée et s'accompagne toujours d'illusions sur ce que cette maîtrise permet dans la vie de tous les jours, avec tous les leurres et toutes les déceptions que cela comporte.

Ajoutons, pour que vous puissiez bien comprendre la fin de ce texte, que si les enfants sont désormais désirés, il est capital pour eux de le sentir, et de le sentir si possible en permanence. D'où les problèmes psychologiques de ceux qui ont des raisons de sentir qu'ils n'ont pas été désirés, ainsi que, évoquons-le en passant, les problèmes psychologico-identitaires des gamins de banlieue, pris entre divers modes de transmission familiale et éducative [1]. Citons.

"Les sociétés occidentales - européennes - ont donné naissance à des formes particulières d'idéologies, de pratiques politiques et sociétales extrémistes, que l'on qualifie de « totalitaires ». Qui plus est, elles les ont exportées dans presque tous les continents, où elles sont souvent devenues un peu plus folles (Asie, Afrique). Mais le véritable extrémisme des sociétés occidentales ne dépend pas de la conjoncture politique ou économique. Il en est le squelette, la colonne vertébrale, la structure, il est la fonction qui permet le développement de toutes les autres. Le véritable extrémisme est au centre. Il est toujours au centre et c'est pourquoi personne ne le voit. C'est la dynamique invisible. Tout le monde le célèbre et en redemande. Rares sont ceux qui l'ont remis en cause. Il avance tel un fleuve implacable, déchirant sans espoir les sociabilités et les reliefs anciens. Il tient dans la mise en place d'un vaste système de prise en charge éducative qui, appelant, attirant, engloutissant tel un maelström les descendants dès le plus jeune âge pour ne les relâcher qu'à un âge de plus en plus élevé, s'est étendu à toutes les classes de la société. Il déracine les individus de leur milieu pour tendre à les réduire à une sorte d'unité fondamentale par les moyens de ce qu'il nomme la « culture » et par l'abstraction. Dans les pays les plus extrémistes - et la France est extrémiste en ce domaine (comme l'avait bien vu Charles Péguy) -, on prépare idéalement l'individu à pouvoir exercer n'importe quel métier, dans n'importe quel milieu ou groupe social (mais que signifient ces mots dans de telles conditions ?). Bref, la mécanique de la sociabilisation par l'éducation à l'occidentale exerce une formidable violence qui désocialise, frappe, extrait, atomise en profondeur les individus, les préparant à n'être que des individus réputés autonomes et autosuffisants, mais en réalité devenus entièrement dépendants d'un État-providence (au sens le plus large de l'expression), véritable lierre infiltré dans tous les interstices de la vie sociale, des individus autosuffisants dans quelques détails, mais baignant dans un fond assistanciel généralisé, des individus ayant troqué la dépendance vis-à-vis des milieux proches (parenté, groupe de métier, communauté, religion) contre une dépendance envers l'État dans ses multiples représentations et sa puissance déployée : c'est ce que les Occidentaux appellent la « liberté », la liberté « individuelle ».

Comme l'avait à de multiples reprises analysé Durkheim, l'État au sens générique - il en est de toute taille - libère les individus des tutelles comme des solidarités immédiates. C'est la forme historiquement prise par les processus d'individuation primaire (dont l'origine remonte, si l'on veut, à l'apparition des premières formes d'État dans les sociétés néolithiques). Mais s'il brise la dépendance à l'égard des réseaux de sociabilités proches, en destituant les éducateurs parentaux ou investis par les parents, en privant - notamment par l'École - de leur légitimité la transmission des savoir-faire et des traditions ((...) c'est tout autre chose que transmet aujourd'hui la famille), c'est pour faire franchir un palier à la dépendance et à l'assistance, c'est pour les accroître, les transformer en quantité et en qualité, les requalifier à une autre échelle et faire essentiellement de la dépendance, non plus une dépendance vis-à-vis de structures et de personnes connues, mais d'organismes anonymes et de fonctions, de machineries sociales de plus en plus étendues et complexes (songeons aux système de protection sociale). Tout commence avec la délégation éducative de plus en plus étendue, au contenu décidé dans les rouages ou sous le contrôle des appareils d'État. Le but dernier, un but politique (l'« accession à l'autonomie ») est de fabriquer des électrons libres dans un univers de contraintes et de dépendances articulées autour des appareils d'État et du sacro-saint marché (qui est lui-même fabriqué et organisé par les États, j'allais dire « comme chacun sait », mais les discours libéraux et socialistes se conjuguent pour empêcher d'en prendre suffisamment conscience.) L'autonomie est donc historiquement et pratiquement le mode d'approfondissement de la dépendance des individus, à la puissance et au complexe, un changement d'échelle avec contreparties, voulu par eux. Fondamentalement, l'autonomie est un module de glissement, de déplacement de la dépendance, d'un stade à un autre, d'une dimension à une autre. L'autonomie instaure de nouvelles dépendances. C'est la généralisation et l'extension de la délégation éducative, de l'école, qui est la colonne vertébrale, l'agent organisateur, le réalisateur de ce déplacement vécu comme une libération, et non comme une réarticulation sociale de l'aliénation et de la coopération - qui font une société -, mais on comprend comment le déploiement des conséquences du recul de la mort, le triomphe de l'enfant du désir d'enfant, qui appelle l'ardente obligation d'en administrer la preuve dans la libération de son être singulier, et l'accès des femmes à l'autonomie physiologique et sociale, comment ce couple de forces nées des victoires remportées sur la tragédie millénaire de la mortalité en couches et de la mortalité infantiles s'est naturellement trouvé en phase avec le moteur même de l'évolution sociale, comment il l'a dynamisé et comment il en est devenu l'instrument, tout en en déplaçant le centre vers le moi : comment la famille moderne, loin d'y faire obstacle, et devenant même la « cellule de base » de l'individu, en est non seulement l'alliée, mais le creuset formateur, la rampe de lancement, le lieu où s'élaborent les composants, le lieu où s'équipe psychologiquement le sujet de l'individualisation, l'individu. L'individu individualisé est par conséquent doublement dépendant : une première fois car il ne peut psychologiquement exister, se développer puis survivre dans la société sans le désir que les autres ont de lui, une seconde fois parce qu'il ne peut matériellement exister sans de vastes structures imbriquées dont il est à peu près entièrement dépendant.

L'idéal de l'individu soi-disant autonome est atteint lorsque celui-ci doit faire appel au plombier pour changer un joint de robinet, au retoucheur pour recoudre un bouton de chemise, quand une panne d'émetteur de radio ou de télévision plonge les personnes dans l'angoisse du face-à-face avec soi-même et avec les autres. Au moindre incident de la vie collective, la soi-disant autonomie apparaît pour ce qu'elle est, faible et limitée, et a contrario la dimension de la dépendance (Durkheim aurait dit la « solidarité organique ») des agents sociaux." (pp. 405-408)


Cet idéal n'est même vraiment atteint que lorsque cet individu est fier de lui : enfant, j'étais tout impressionné lorsque mon père (pur produit de l'école républicaine s'il en fût) après avoir appelé et réglé le plombier, l'électricien ou le réparateur télé, s'enorgueillissait de sa propre efficacité, glissant de la rapidité avec laquelle il avait pu faire résoudre le problème technique posé, à l'attribution à soi-même, et uniquement à soi-même, du mérite de cette résolution. Et je marchais dans la combine, évidemment, aussi fier du paternel qu'il l'était de lui-même. Ach, comme disait l'autre, la vie rend modeste. (Cette éducation ne m'ayant bien sûr guère préparé à la débrouillardise technique, j'ai résolu la question en épousant une femme bricoleuse. Cela m'évite des frais, autant que de l'orgueil, puisque ma belle ne se fait pas faute de me rappeler mes carences individuelles.)




[1]
Il y a quatre ans déjà je le me demandais, comment "psychanalyser un musulman", faisant ainsi référence aux profondes incompatibilités entre l'islam (religion et civilisation) et la psychanalyse. Aujourd'hui je me demanderais plutôt, Nabe ("La plupart des Arabes nés en France sont des paumés dans leur identité, tordus dans tous les sens par vingt ans d’intégration à la SOS Racisme", cf. Les pieds-blancs), et P. Yonnet aidant, si les "jeunes de banlieue", avec leurs qualités et leurs défauts, ne sont pas les plus névrosés de notre société névrosée (ce qui ne signifie bien sûr pas que la psychanalyse en tant que telle puisse leur être d'un grand secours).

Voici ce qu'écrit à ce sujet Paul Yonnet :

"Telle est la faiblesse des sociétés modernes, et donc des démocraties : cette dépendance à l'individualisation, donc à l'économie psychologique de l'individu. Par cette voie, nous ouvrons le chemin de compréhension d'une quantité de phénomènes de la vie contemporaine (...), en passant par les comportements de révolte de la jeune population issue de l'immigration - dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle ne se sent pas forcément désirée. Les Italiens ne l'étaient guère plus, un siècle plus tôt, mais justement, un siècle plus tôt, on pouvait beaucoup plus facilement faire le deuil ou sublimer l'absence de désir : le désir ne revêtait pas la même importance, avoir été désiré, être désiré n'était pas encore devenu le centre organique de la constitution psychologique de l'individu, et sa carence explosive, une bombe atomique au coeur de la perception du monde." (pp. 469-70)

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