lundi 16 novembre 2009

Sida mental, hémophilie sémantique. - Du cosmos et de la diminution de ses défenses immunitaires.

Eisenstein


orson-welles


Chose promise, chose due :

"La représentation symbolique de l'univers, non seulement est la seule possible, mais encore est la seule vraie. L'espace n'étant pas dans l'espace, mais toute représentation étant nécessairement spatiale, il est donc nécessaire de figurer la finitude ontologique de l'espace par un volume clos, fermé sur lui-même, et entouré de toutes parts par l'infini du métacosme divin. Cette représentation est conforme à la nature du cosmos physique, ce qui est l'essentiel, même si elle n'est pas cosmographiquement exacte, au sens où elle ne fournit pas une « photographie » exacte de l'identité cosmique. Seulement, une telle « photographie » n'existe pas. Il n'y a pas de représentation objectivement fidèle de la réalité spatiale. Il n'y a pas de point de vue adéquat sur l'espace, d'où l'on pourrait le décrire tel qu'en lui-même. Il n'y en a pas, et la doctrine eisteinienne devrait nous en convaincre. C'est pourtant ce que la doctrine galiléenne se propose de faire, et c'est en tout cas ce dont elle a réussi à persuader l'immense majorité des hommes. Voilà pourquoi cette révolution est essentiellement mentale. L'espace indéfini, que Newton tente de sauver en en faisant le sensorium Dei - mais il ne fut pas compris [1] - n'existe en vérité que « dans la tête » de millions d'Européens. Et il est bien difficile de rompre la fascination que cette nouvelle image mentale peut exercer sur notre esprit une fois que nous l'avons produite. Songeons pourtant que l'humanité l'a ignorée pendant des millénaires ; que pendant des millénaires les hommes n'ont jamais cherché à représenter l'espace comme tel, que toute la peinture, dans toutes les civilisations humaines, ne représente jamais qu'un espace spirituel et symbolique, c'est-à-dire figure sur une surface plane quelque chose qui est de nature transpatial. Au contraire, la Renaissance voit aussi l'apparition de la perspective graphique, ou perspectiva artificialis, c'est-à-dire la mise au point de procédés visant à la reproduction bidimensionnelle de la perception supposée objective et universelle des trois dimensions de l'espace. Quoi qu'il en soit des problèmes que soulève cette question, il est clair que cette représentation perspective de l'espace introduit l'illusion de la profondeur. C'est ainsi que cette profondeur illusoire réalisée à l'aide d'un « trompe-l'oeil » vient masquer la disparition de la profondeur ontologique du cosmos.


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L'homme éprouve le besoin de s'offrir à lui-même des attestations picturales de l'ouverture indéfinie d'un monde pourtant réduit à sa propre spatialité : partout des points de fuite, des blessures optiquement inguérissables, par où s'écoulent, inexorablement, le sang et la vie sémantique du cosmos. Désormais l'espace spirituel est fermé pour l'art sacré qui se dégrade en art religieux. Une civilisation tout entière s'abîme dans un décor de théâtre, de faux-antique et de paradis perdu." (La crise du symbolisme religieux, pp. 105-106. J'ai de nouveau supprimé des éléments de liaison du type : "Comme nous l'avons déjà remarqué...")

Sur la Renaissance, je me permets de vous renvoyer à ce qu'en écrit M. Sahlins. Sur Eisenstein, à cette phrase de l'excellent Jean Douchet, qui disait en substance que le maître russe était indéniablement un génie, mais qu'après avoir vu un film de lui, on n'avait finalement qu'une seule envie, celle de voir un « vrai film » - j'en dirais personnellement autant de certaines oeuvres de Welles, mais passons.

Ce texte pourrait nous amener à préciser certaines idées sur le « désenchantement du monde » - peut-être faudrait-il plutôt parler de désespoir. Nous y reviendrons bien sûr. Une seule remarque pour aujourd'hui : "L'espace indéfini n'existe en vérité que « dans la tête » de millions d'Européens" - si l'on veut de « l'identité nationale », en voilà ! Éric Besson devrait finalement demander à tous les immigrés de signer une déclaration sur l'honneur comme quoi ils acceptent la doctrine galiléenne - quand bien même Einstein et la physique quantique l'ont réduite à peu de chose -, car c'est bien l'un des fondements de notre « civilisation ». Pas de doigts, pas de chocolat, pas de Galilée, pas de papiers ! - Blague à part, c'est un de nos problèmes majeurs. On peut accuser les « repentantionnistes » de tous bords de tous les péchés possibles, et dans certains cas on n'aura pas tort, cela n'y changera rien : c'est d'abord parce que l'Occident s'est à une époque engagé dans une voie enivrante mais dangereuse qu'il n'a jamais totalement maîtrisée, qu'il vit avec une fausse perspective, c'est le cas de le dire, sur lui-même, et qu'il en est réduit, dans les faits, à demander aux autres de croire en des valeurs :

- auxquelles, c'est bien connu, ses propres dirigeants ne croient plus, ou sous une forme dégradée (sans parler de l'égalité, il faut imaginer ce que les termes de liberté et de fraternité signifient pour N. Sarkozy) ;

- auxquelles il estime devoir s'accrocher en dépit de l'évolution de ses propres connaissances, qu'il s'agisse, valeurs et mythes historiques, des révolutions française ou américaine, ou, valeurs et mythes scientifiques, des révolutions copernicienne et galiléenne. Attention : je ne suis pas en train de dire que tout est mauvais dans tous ces événements. Je note simplement que ce que l'on nous apprend à l'école (au sens large : jusqu'à l'université, et dans les journaux généralistes) sur ces événements fondateurs est à tout le moins inexact, parfois complètement faux, et que nous demandons à ceux qui viennent chez nous d'y croire.

On répondra que des mythes sont nécessairement des simplifications, qu'il ne faut pas trop leur en demander, mais cela ne fait que reculer le problème d'un cran : l'Occident a justement voulu des mythes qui ne soient pas des mythes, mais des vérités rationnelles. A un moment ou un autre, cela finit par poser problème. Il est vrai qu'il est parfois de la beauté même des problèmes d'être insolubles.


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[1]
"L'espace est, pour Newton, le mode selon lequel Dieu est universellement présent à toutes choses, et en dehors de cette « fonction », il n'a aucun sens et n'existe tout simplement pas." (p. 57) Pour le dire vite : malgré les apparences et les légendes, les hypothèses scientifiques de Newton s'enracinent dans une métaphysique explicite, mais le « sens de l'histoire » et certaines ambiguïtés des formulations de sa pensée ont contribué à occulter cette dimension de l'oeuvre de Newton et à minimiser son opposition proprement philosophique, métaphysique et religieuse, et donc pas seulement scientifique, à Descartes.

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