mercredi 23 décembre 2009

Identité sacrifiée... (Apologie de la race française, IV-2.)

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Apologie I.

Apologie II.

Apologie III.

Apologie IV-1.

Apologie IV-3.

Apologie V.

Apologie VI-1.

Apologie VI-2.


Peut-être vous en souvenez-vous, un chapitre de cette « Apologie... » était resté sans suite, le IV-1, consacré plus spécifiquement à la conception sacrificielle de la nation et à ses ambiguïtés. Je vous avais promis un commentaire : après de nombreuses hésitations, le voici. Commençons par du Chaunu, lequel était déjà cité longuement dans le premier épisode :

" - Qu'est-ce qui fait la force des démocraties, la France et la Grande-Bretagne, durant la première guerre mondiale ?

A cette époque, la démocratie est couplée avec des valeurs holistes (c'est-à-dire des valeurs opposées à l'individualisme et renvoyant à des ensembles, couple, famille, communauté, nation, humanité), religieuses ou laïques, ces dernières étant des valeurs religieuses transposées. Même si elles sont par moments en veilleuse, elles permettent plus facilement le sacrifice de la vie lorsqu'une menace se présente. La vie a-t-elle suffisamment de valeur pour qu'on la sacrifie le cas échéant ? Là réside la véritable question. [Cette formulation m'a d'abord surpris, mais il suffit de l'inverser pour en constater la véracité : notre vie de consommateurs n'a pas de valeur, son « sacrifice » n'aurait ni valeur, ni signification - ce qui nous arrange bien !] Elle ne s'est pas même posée en 1914 : il y a eu un consensus total.

- Vous voulez dire que la force d'une démocratie réside dans le fait qu'elle repose sur le consentement volontaire de l'effort, voire du sacrifice ?

Oui, c'était le cas dans la cité antique qui exigeait énormément des citoyens : dans les batailles, les vainqueurs subissaient des pertes de l'ordre de 10 à 15% et les vaincus de l'ordre de 50%. Pourtant, les hoplites ne refusaient jamais de sacrifier leur vie. Quand Socrate se bat à Platées (479 avant J.-C.), il a entre 10 et 50% de chances de mourir : il n'hésite pas. La cité antique reconstituée s'est incarnée aussi, dans une certaine mesure, chez les Hollandais qui, au XVIIe siècle, pour sauver leur pays, n'hésitent pas à crever les digues et ravager les polders, la partie la plus riche de leur territoire. L'acte est digne de la grandeur antique, avec laquelle renouent aussi les grandes démocraties parlementaires de l'Europe de l'Ouest à la fin du XIXe siècle et dans le premier XXe siècle. « Passant va dire à Sparte que ses fils sont morts pour obéir à ses lois » : on meurt pour la France sous la Troisième République comme on mourait pour la cité en Grèce. C'est ce que traduit, en 1916-1917, le mot de Madame Sauvy à son fils Alfred, le futur grand démographe, alors qu'un autre de ses fils vient d'être tué et que son mari, gravement blessé, est réformé : « Il est inconcevable qu'il n'y ait pas un Sauvy sur le front. Tu sais ce qu'il te reste à faire... » C'est digne des mères de Sparte et de Rome. La force de la démocratie, comme celle de la cité antique, est de reposer sur l'intériorisation par les citoyens d'un certain nombre de valeurs. C'est pourquoi les régimes démocratiques sont les seuls à pouvoir demander un effort total à leurs populations et à l'obtenir. A travers l'histoire les preuves abondent. Dans une certaine mesure Winston Churchill est plus puissant qu'Adolf Hitler : il a plus de pouvoirs réels, parce que conférés par le peuple anglais. Dans les États monarchiques de l'Europe moderne, le roi ne jouissait pas de la même autorité sur ses sujets. Il ne pouvait les appeler tous à son aide que dans des circonstances exceptionnelles." (Danse avec l'histoire, pp. 272-73)

- ce qui est aussi, il faut le préciser immédiatement car c'est un des noeuds du problème, une saine limite de la part du régime monarchique, et permet dans une certaine mesure de ne pas sombrer dans les grandes boucheries telles qu'inaugurées, pour la modernité, par notre douce France lorsque la Ière République devint l'Empire et mit l'Europe à feu et à sang. On sait par ailleurs le danger qu'il y a à ce que les citoyens « intériorisent des valeurs » si ces valeurs sont mauvaises ou mal employées.

Oublions les Grecs, qu'hélas je connais bien mal, et revenons à la IIIe République et cette situation paradoxale qui fut la sienne en 1914 : un régime contesté, complexé d'une certaine façon par rapport au passé de la France, qui certes n'est pas responsable de la perte de l'Alsace-Lorraine, mais d'une part vit avec cette blessure dans le flanc, d'autre part vient de s'affirmer à travers une crise douloureuse qui a affaibli l'armée (l'Affaire Dreyfus), le tout au sein d'une société encore holiste par de nombreux aspects, et même holiste par de nouveaux aspects (les ambiguïtés de l'école républicaine), alors que sa constitution politique est individualiste et que le capitalisme progresse à pas de géants... Tout ceci explique sans peine l'intérêt profond de cette période pour nous, et notamment sa grande fécondité artistique et philosophique, mais ne laissait guère les contemporains en paix - surtout si l'on ajoute à cela les innovations techniques, les mouvements sociaux, etc.

A Barrès, rallié au régime républicain, qui s'étonnait que le Maurras d'Anthinéa - publié juste avant l'Affaire - ait pu ramener de son voyage en Grèce "une telle haine de la démocratie, la réponse [fut] que la durée très brève de ce régime dans les cités antiques indique [justement] que son propre est de consommer ce que les aristocraties ont produit." [P. Boutang, Maurras, p. 149 : je n'en suis pas encore arrivé à la Grande Guerre]. On n'acceptera pas sans réserves ce diagnostic qui mérite pour le moins une discussion spécifique, mais on émettra l'hypothèse que cette critique de Maurras imprègne l'esprit du temps : la démocratie a peur de ne pas être à la hauteur du passé.

Et voici la première guerre mondiale, quatre années de sacrifice aboutissant à une victoire aussi nette que héroïque, victoire que non seulement la France - et le régime républicain - n'ont pas su « gagner », mais dont le pays ne s'est jamais remis.

Nous avons je crois tous les éléments de réponse sur ce qui s'est passé en 1914 : entre les forces spécifiques à la démocratie telles que décrites par P. Chaunu, le holisme toujours présent, si ce n'est d'ailleurs plus que jamais, du moins avec une vigueur nouvelle issue en partie de la République même (rien à voir avec le Second Empire de ce point de vue), la longue envie de revanche sur les Allemands (plus de quarante ans, tout de même), cette peur de ne pas être digne des glorieux ancêtres... il y avait vraiment de quoi souder une nation et lui faire accepter un tel impôt du sang.

Avec notons-le ce paradoxe : les valeurs guerrières imprégnaient plus les sociétés traditionnelles que la nôtre, mais je ne suis pas convaincu que nos aïeux aient été fondamentalement plus courageux que nous, si du moins on veut bien ne pas confondre purement et simplement le courage et l'acceptation d'un certain niveau de violence ordinaire, que nous ne supportons effectivement plus (ce qui, effectivement bis, est un handicap). Les grands élans guerriers de populations sont - heureusement - rares dans le passé, avec ces armées de métier aux motivations parfois fluctuantes si ce n'est purement mercantiles, et de ce point de vue il y a une part de malentendu dans le complexe que les Républicains font par rapport au passé glorieux de la France militaire rappelé sans cesse par les anti-Républicains, Jeanne d'Arc-Bayard-Condé-Rocroy, etc. Quelques années plus tard les Anglais allaient montrer à nouveau qu'un peuple « démocrate-mou » était encore capable d'un sursaut contribuant à l'échec d'un régime fort et jeune - et s'il faut pousser la logique jusqu'au bout on devra admettre, tout incroyable que cela puisse paraître, qu'une ordalie victorieuse de masse de ce type pourrait se reproduire de nos jours : c'est encore plus difficilement croyable que pour les Anglais de 1940, il suffit de reprendre la liste des facteurs que nous avons dressée pour 1914 pour voir ce qui a changé depuis, mais d'autres éléments sont toujours là, notamment un holisme (de plus en plus) paradoxal et le rapport complexé au passé... Sur une occurrence historique, qui sait ce qui se peut produire ?

Car bien sûr ces sacrifices, pour terriblement réels qu'ils aient été, ne peuvent être - c'est peut-être la grande différence avec les démocraties grecques ou, plus près de nous et sans référence à l'actualité, avec ce que fut jusqu'à il y a peu la démocratie suisse -, ne peuvent être qu'exceptionnels par définition et du fait de leur ampleur. On le sait bien, non seulement la grande boucherie de 14-18 saigna à blanc la population française, mais elle causa indirectement la défaite si terriblement symbolique de 1940 - avec ce que cela impliqua et implique encore, sur « l'identité nationale », le pays n'ayant pu se remettre, ni physiquement si spirituellement, de cette épreuve.

C'est sans doute d'ailleurs ce qui s'est passé juste après 1940, c'est-à-dire les choix faits individuellement par les Français entre Résistance, Collaboration, attentisme, etc., qui peuvent éclairer cette question. A. Badiou - dans une de ses Circonstances, sauf erreur - écrit, à propos de Jean Cavaillès, très tôt engagé dans la Résistance et qui y trouva la mort, qu'à cette période il n'y avait qu'un choix de bon, de manière tout à fait évidente, et que c'était celui-là. Soupçon peut-être gratuit de ma part, je me suis toujours demandé si ce choix aurait été aussi évident pour un petit professeur Badiou en 1940... Quoi qu'il en soit, on sait bien que ce qui a provoqué les premiers actes de résistance après la débâcle fut dans l'ensemble moins politique qu'instinctif, ainsi que l'expriment les paysans du Chagrin et la pitié, ainsi qu'on le retrouve dans des témoignages de tous bords - y compris, je me permets, celui d'un de mes grands-pères, qui ne s'occupa jamais de politique mais passa sa vie, après quatre ans dans la Résistance... à jouer, parfois bien, parfois très mal, à la bourse - : il s'est d'abord agi de défendre le territoire, de bouter l'étranger hors de France. Je ne dis pas que la défense de la démocratie ou la haine du nazisme n'ont joué aucun rôle, je dis que dans les premiers temps la plupart de ceux qui ont réagi l'ont fait très peu à l'aide d'une doctrine politique.

[Note ajoutée quelques-jours après la rédaction de ce passage : dans un récent débat Badiou-Finkielkraut, sur lequel je reviens en fin de texte (après le beau cul du jour), le premier nommé insiste sur le caractère politique au contraire des grands mouvements de résistance : il a raison de noter que ces organisations politiques et politisées ont été d'une extrême importance à l'intérieur de la Résistance, mais il a tort - et je pense que c'est une tromperie consciente de sa part - de nier qu'au tout début ces facteurs politiques ont été secondaires. Après, on ne peut refaire l'histoire et savoir ce qui se serait passé si le PC notamment n'avait pas rejoint les premiers résistants...]

Et c'est là que je veux en venir : la question n'est pas celle du courage des citoyens des démocraties. Sauf à admettre que la démocratie américaine-otanienne contemporaine, sa doctrine de la guerre à « zéro mort » et ses bombardements de masse soient la seule et ultime expression de la démocratie, on ne se laissera pas duper par cette si regrettable confusion. Les populations des démocraties peuvent être aussi courageuses que celles d'antan. La question n'est peut-être pas tant non plus celle, assez simple, du rapport de la démocratie au sacrifice de ses membres : dans la mesure où le peuple est censé être au pouvoir, il n'est que juste qu'il contribue à la défense de ce pouvoir, régulièrement - les hoplites -, exceptionnellement - Valmy, 14-18 -, ou de plus en plus virtuellement - l'armée américaine actuelle, ses mercenaires, ses étrangers à qui on fait miroiter l'espoir d'une « green card », etc. : ici comme ailleurs cela fait planer quelques doutes sur l'évolution de la démocratie américaine, mais cela ne signifie pas, il s'en faut, que le peuple américain se révélerait tout à fait incapable de mouiller le maillot si besoin était.

La question donc, j'y arrive, est celle de l'articulation du pouvoir du peuple, du sens du sacrifice, et, voilà l'exemple de 1940, de la défense du territoire, qui n'a en elle-même que très peu à voir avec la démocratie. Si les Grecs ont pu s'en demander autant à eux-mêmes, et régulièrement, c'est parce que ces différents aspects formaient, jusqu'à un certain point (et en attendant que je me documente plus...), un tout cohérent : des citoyens exerçant un réel pouvoir sur leur vie la mettaient au service de la défense de leur cité. Les Suisses n'ont plus eu l'occasion de se battre depuis longtemps, mais ont gardé - il me semble donc que cela a changé ou est en train de changer - une organisation contraignante, avec nombreuses périodes de « réserve », où chacun met la main à la pâte soldatesque. Dans les démocraties contemporaines - je pourrais ici vous renvoyer à B. Constant et à ses libertés des « Anciens » et des « Modernes » -, les doutes pour le moins légitimes que les « citoyens » peuvent avoir quant à leurs possibilités de contrôle sur la marche des affaires, tout autant que la désacralisation de la question du territoire (je laisse de côté en revanche la question de l'étendue de la population, dont je ne suis pas sûr qu'elle soit déterminante), font que le sacrifice ne peut plus être qu'exceptionnel - et que se posera alors vite, comme en 1918, comme peut-être maintenant, la question du « pourquoi ». De ce point de vue, c'est très cruel - et même assez dégueulasse - pour les soldats français (et autres) qui se trouvent en Afghanistan et pour certains d'entre eux y meurent, mais ils ne représentent rien : membres d'une armée de métier envoyée dans un conflit dont le moins que l'on puisse dire est que le peuple français n'en fait pas - à raison, mais la démonstration serait la même si c'était à tort - une priorité, voilà bien des gens qui sacrifient une vie qui n'en vaut guère la peine : non qu'elle soit en elle-même négligeable, mais parce qu'elle est sacrifiée pour protéger le consommateur occidental - lequel ne vaut rien (en tant que consommateur, pas en tant que personne, mais c'est précisément là le noeud de l'affaire).

Ne crions pas victoire trop tôt : ces thèses laissent de côté rien moins que les démocraties antiques et les très épineuses questions relatives aux distinctions entre République et Démocratie (sur lesquelles J.-C. Michéa notamment donne des indications intéressantes, à exploiter un jour... de même que ce problème concret, que je note pour mémoire : de Gaulle était-il un démocrate ?). Mais il me semble avoir compris pourquoi j'avais eu du mal à mettre au clair cette deuxième partie de mon « épisode IV » : je me posais trop de questions sur ce qu'est le courage d'un individu moderne par rapport à celui d'un membre d'une société traditionnelle ou du citoyen d'une République antique. Il est plus important de voir que ce courage et le sacrifice auquel il peut conduire, sacrifice « vain » ou non, doivent être intégrés dans une vision d'ensemble du rapport de l'individu à sa communauté politique et à son territoire. Car sinon, la question reste assez basique : si le citoyen a le pouvoir, il est normal qu'il doive se battre contre ceux qui veulent le lui prendre. Seules les démocraties à la mode otanienne croient pouvoir avoir de ce point de vue le beurre et l'argent du beurre, laisser d'autres se battre pour elles : c'est bien évidemment une des raisons qui les conduisent à leur perte - et, malheureusement, qui conduisent d'autres pays à leur perte.


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Charles Mingus n'en pense pas moins... Quant à elle, à quoi pense-t-elle ?


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P.S. : oui, alors, moins sexy sans doute, ce débat Badiou-Finkielkraut... Je ne vais pas jouer les juges et distribuer les (rares) bons et (moins rares) mauvais points. Disons que dans l'ensemble et même si au début il veut trop « se faire » son adversaire, les attaques de Badiou contre Finkie sont justifiées (il est vrai que celui-ci in fine est avec N. Sarkozy, il est vrai qu'il entre vis-à-vis des musulmans français dans une mécanique dont ses aïeux juifs furent victimes durant les années 30 : à son corps défendant peut-être... tant pis !), mais que l'on peut être sceptique sur la valeur pratique à court et moyen terme de son internationalisme prolétarien égalitaire universel et universaliste (et consterné par son mépris de la votation suisse sur les minarets). Ceci dit, si, tout en précisant donc que vous allez y lire entre autres des bêtises, je vous conseille la lecture de cet échange, c'est d'une part que l'on y retrouve beaucoup de questions ici traitées, d'autre part pour les brefs moments - comme par hasard, au sujet de l'école républicaine - où les deux protagonistes sortent un peu de leur personnage et trouvent quelques éléments, non vraiment d'accord - ce qui d'ailleurs ne serait pas nécessairement souhaitable - mais de clarification plus profonde et moins hystérique de leurs désaccords.

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