vendredi 26 février 2010

L'inconnue - l'homme qui ne s'arrêta pas d'écrire.

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(Ajout le lendemain matin, en fin de texte.)


"Je vois avec satisfaction les meilleurs et les plus ardents de notre siècle donner de plus en plus la première place à la métaphysique et au style, mes deux grands problèmes de toujours. Je ne suis pas en retard..."

"C'est l'inconnue. On baise trop, ça ne vient pas. On ne baise plus, ça vient encore moins."


- Dans ses superbes Lettres de prison (Le Dilettante, 1993, ici pp. 92 et 87), écrites à Roland Cailleux entre 1945 et 1952, Rebatet expose ses vues sur l'art, la création, principalement littéraire, et raconte ses heurs et malheurs dans la rédaction des Deux étendards, poursuivie vaille que vaille à Fresnes. Certains des passages les plus intéressants montrent l'auteur se débattre avec la matière érotique de son roman (c'est le sens de la seconde citation que vous venez de lire : le rapport entre la vie sexuelle réelle et ce que l'on arrive à en (d)écrire). Et s'il vaut mieux s'attaquer à ces lettres en connaissant les Étendards, il serait dommage que je ne vous fasse pas profiter de passages tels que celui-ci (qui, donc, évoque l'érotisme en littérature) :

"Cruelles et éternelles antinomies de la vérité, du style dans son détail, et de l'harmonie générale. Ce que je crois pouvoir porter à mon actif c'est : une tendance naturelle à traiter les gestes, sans pour cela les escamoter, et à placer le lyrisme dans le retentissement intérieur de ces gestes (ceci étant la caractéristique dominante de ce livre depuis son début), - une amélioration certaine des dialogues, sans que j'aie prétendu résoudre, tant s'en faut, cette question d'une phénoménale difficulté (refus de l'infect dialogue coulant, type L'invitée [Beauvoir], nécessité d'allier un minimum de stylisation à une certaine aisance, tout en disant ce qu'on a à dire. Dans l'état actuel des choses, j'ai maintes pages imbuvables, des débagoulages inadmissibles. Mais pour certains épisodes assez délicats, je crois être parvenu récemment à un tour plus elliptique), - à l'actif encore, quelques touches vraies et vives, qui font vibrer un ensemble plus ou moins vaseux. Mon ambition serait de reprendre tout cet ensemble, avec du recul, et de le faire traverser par une ligne mélodique presque continue. Mais si j'y arrivais, ne serait-ce pas au détriment des heurts, des crudités, des dissonances qui font plus ou moins vivre le tout ?

Combien de vues irréalisables dans tout ça ! Ce que je voudrais au moins, et ce qui doit être faisable, ce serait d'éliminer de cet énorme manuscrit ce qui y appartient encore le plus visiblement et le plus fâcheusement, quant à la langue, au XIXe siècle. J'entends par là l'énorme tranche romanesque qui va du Balzac de second ordre aux Mauriac et consorts, tout ce qui chez nous et souvent chez les plus prétendus « modernes », ressortit aux Michelet, Flaubert (je n'aime pas qu'on l'attaque bêtement, mais qu'il est donc terriblement XIXe !), aux naturalistes, au Gide des Nourritures, avec son biblisme poisseux, sa surenchère de pasteur branlé qui cherche à se déguiser en berger grec. Comme type de livre extraordinairement XIXe, je citerai, parmi les derniers, Au château d'Argol de Gracq. (...) L'admiration technique que j'ai pour Marcel Aymé, pour Sartre tient en partie à ce qu'ils sont presque entièrement débarrassés de ces vêtements trop portés, de même que Montherlant quand il est bon. Mais enfin, ni les uns ni les autres ne sont encore au premier rang. Si l'on fait de Céline une exception inclassable - ce que le bougre est bien ! -, si l'on considère Gide, qui nous a rappris à tous le français, comme un peu trop froid et rétracté, n'en revient-on pas à dire que le seul écrivain de premier rang qui soit entièrement de notre époque, d'une nouveauté absolue de langue, de son, de couleur, c'est encore Proust ? Dirais-je que mon idéal serait un Gide plus charnu, plus spontané ? Le mot « idéal » est ridicule. Le seul idéal, c'est de pouvoir être relu, cinquante, cent ans plus tard, comme Stendhal, sans qu'une seule formule sentant la mode puisse ennuyer chez un lecteur de bon goût. Hélas ! je suis littérairement d'un sang bien trop épais pour me permettre de caresser un tel espoir. Je m'estimerai encore bien heureux si je parviens à raboter tous ces « vides abominables », « infernale irritation », « glissades de l'esprit » et autres omnibus qui poussent comme chiendent sur une action avant tout intérieure. D'autre part, il ne faut pas, en voulant éviter ça, tomber dans le biscornu. - Ah ! mon vieux, c'est un foutu métier." (pp. 108-111 ; écrit en 1946.)

(Un trait typiquement flaubertien pour finir...) - A lire cette synthèse, on se prend à repenser à ce qu'écrivait Nabe en 1985, et que je citais récemment : "Le XXe siècle s'est achevé après cinquante ans d'existence. On ne sait plus quoi faire des cinquante ans qui nous restent. Nous sommes les passagers lâchés d'une loco supersonique. Comment rivaliser ? Comment être plus modernes que nos arrières-grands-pères ?". Une des voies poursuivies fut celle de la surenchère « moderne » et « technique », comme dit Rebatet, avec le Nouveau Roman notamment. Une autre, qui n'a pas fini de nous hanter, puisque nous vivons toujours avec ce manque, avec ce XXe "passé plus vite qu'une balle boche", ainsi que l'écrit encore Nabe, est la voie XIXe : haut de gamme chez Gracq, bas de gamme chez Marc Lévy, mais toujours XIXe.

(On pense à Muray et au XIXe siècle à travers les âges : mais le XIXe de Muray est une combinaison de progressisme et d'occultisme, alors que Rebatet a plus ici en tête des mièvreries romantiques et manichéennes. Il y a bien sûr des liens entre ces divers thèmes, notamment à travers la figure de Michelet, et il suffit de penser aux conneries d'amour éternel et de réincarnation que l'on trouve chez Lévy ou Musso pour s'en faire une idée. Si toutefois on commence à parler de quelqu'un comme Gracq, il faut sans doute être plus précis sur ces points que je n'en suis moi-même capable.)

Sans préjudice d'autres livres - car il ne s'agit pas ici de réécrire l'histoire littéraire française à partir de Rebatet et Nabe, mais de contribuer à les situer dans cette histoire -, il est évident que Les deux étendards, et la place qui y est donnée « à la métaphysique et au style » (et à l'érotisme, cela va ensemble), ouvraient d'autres directions, et que c'est notamment leur volonté de ne pas être trop « moderne » qui fait que, contrairement à ce que redoutait leur auteur, ils peuvent être lus « cinquante ans plus tard, sans qu'une formule sentant la mode puisse ennuyer un lecteur de bon goût ».

"Le XXe siècle a eu lieu" : c'est ce qu'Alain Badiou cherche à démontrer dans les différentes études du Siècle (Seuil, 2005). Je ne saurais dire aujourd'hui ce que valent ces études. Mais il faut bien qu'il ait eu lieu, et que quelque chose vienne après, pour que nous ne soyons pas autant envahis par des Lévy et Musso (et des Gracq ?). Les Étendards ont contribué à ce que ce siècle ait lieu, à ce qu'il ne passe pas trop vite, à ce que nous y comprenions quelque chose, toutes formules à peu près équivalentes ; et quoi que l'on pense des qualités et des défauts de Nabe, il me semble indéniable qu'il est de ceux qui y travaillent. Ce pourquoi d'ailleurs peut-être beaucoup de ses lecteurs sont moins admiratifs de son oeuvre en tant que telle qu'ils ne lui sont reconnaissants d'exister et de les guider. - Mais je n'ai pas encore lu L'homme qui s'arrêta d'écrire...


P.S. : Le XXe siècle, bien sûr, c'est aussi les guerres, Hitler, la Shoah, etc. L'optique d'Alain Badiou est d'ailleurs, autant qu'il m'en souvienne : le XXe siècle a existé malgré cela. Sans doute serait-il plus juste de dire qu'il a existé avec cela : un des intérêts de l'histoire de M. Lucien Rebatet est justement de se trouver à la croisée de ces chemins, et d'avoir ainsi contribué de diverses manières, plus ou moins glorieuses, à cette existence du XXe siècle.

De ce point de vue, on regrettera que dans l'édition récente et de bonne tenue des critiques cinématographiques de Rebatet durant la guerre (Pardès),


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on se soit cru obligé de censurer certaines tirades antisémites de l'auteur. Je comprends bien, hélas, qu'un éditeur à la surface financière modérée ne veuille pas prendre le risque d'un procès coûteux pour publier des propos que lui-même sans doute désapprouve, mais il faut prendre conscience du manque que cela induit : l'antisémitisme de Rebatet fait partie non seulement de son oeuvre, mais de l'histoire de la littérature française - d'autant qu'il faut bien dire que ce thème le met singulièrement en verve et qu'il y atteint, c'est ainsi, certains des sommets de son expression. (Ajoutons que le pauvre gars qui un jour voudra rééditer ces textes in extenso aura vraiment le mauvais rôle et passera pour un antisémite forcené.) Si donc l'on veut comprendre ce siècle, et le « dépasser », il faut je crois d'abord en passer par là.

P.S. 2 : je continue par ailleurs tranquillement la lecture des Décombres. Livre essentiel sur la Drôle de guerre s'il en fût ! - Concernant l'antisémitisme, je n'ai pas encore trouvé de texte qui vaille de poursuivre l'étude entamée il y a quelques mois sur ce thème. Affaire à suivre...

P.S. 3 (ajouté le lendemain matin) : on peut lire avec profit l'interview de Nabe sur ses rapports avec le monde de l'édition. Ayant fini hier, après la rédaction de ce texte, les Lettres de prison, lesquelles s'achèvent sur le désespérant constat d'une conspiration du silence contre les Étendards lors de leur publication, il m'était difficile de ne pas regretter, tout absurde que cela puisse être d'un certain point de vue, que Rebatet n'ait pu le distribuer directement à ceux qui en voulaient...

Une citation d'ordre particulier et général à ce propos :

"Ce qui me crispe le plus, c'est l'hypocrisie d'une quantité de personnages (le Camus, les chrétiens de gauche, les gens de Combat) qui pérorent à longueur de temps sur la Liberté, pendant qu'ils multiplient les manoeuvres pour m'étouffer, ce qui n'est du reste qu'un tout petit aspect de leurs occupations ordinaires. Le libéralisme, qui fut un accident historique, est mort sans doute en 1914, certainement depuis 1939. Si l'on avait l'honnêteté de le reconnaître, je n'élèverais pas la moindre protestation. Mais, dans mon bord, naguère, nous réclamions l'autorité, la censure et le reste au nom de l'ordre. Aujourd'hui, on censure, on interdit, on emprisonne au nom de la liberté. Je ne vous cache pas que ce baratin m'aigrit l'estomac." (pp. 268-69)

- Faut-il vraiment commenter ?

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dimanche 21 février 2010

Le fantôme imbécile du bonheur solitaire.

goddardchaplin


Vingt-cinq ans après sa publication, presque soixante-dix ans après les événements auxquels il se réfère, le diagnostic du Régal des vermines trouve confirmation auprès du lecteur sans préjugés : Drieu ne fréquente pas les mêmes sommets que Rebatet. Toutes choses égales par ailleurs, et même si comme Malraux on peut penser que la postérité en a trop fait sur la supposée paresse de Drieu, il reste chez celui-ci un côté laborieux, jamais tout à fait sûr de lui, qui fait partie de ses charmes et de sa richesse, mais qui le grève d'un poids, comme d'un boulet aux pieds dont Rebatet se serait quant à lui débarrassé. Pour employer une métaphore d'ordre vestimentaire, on dira que le tissu dont est fait l'oeuvre de Drieu est d'une texture certes riche et séduisante, mais empesée et attrapant la poussière. Pour être plus trivial : même si Drieu s'attaque à des problèmes pour nous toujours actuels, il écrit trop souvent avec un balai dans le cul, là où Rebatet s'en sert pour évacuer vite fait bien fait les questions qu'il estime, à tort ou à raison, résolues. A nous maintenant de savoir quoi faire avec ce balai, si j'ose dire, qu'il ne nous gêne ni ne nous permette de cacher les saletés sous le tapis.

(Cette métaphore invite bien sûr à prolonger la comparaison sur le plan sexuel, avec toute la prudence requise : faut-il voir dans le côté velléitaire de Drieu, peut-être surjoué mais néanmoins réel, un rapport avec ses ambiguïtés, son côté « un peu pédé » (sachant que je ne sais pas à quel point il goûta de la chose) ? La sexualité de Rebatet étant quant à elle, sauf découverte incroyable un jour, purement normale (c'est un oxymore, je sais, mais vous me comprenez), prenant l'existence de l'homosexualité comme un fait, comme une potentialité humaine, et ne s'en souciant plus trop - sauf à fins de polémiques, loyales ou moins loyales, contre tel ou tel. De fait il est toujours délicat de relier ces domaines, et toujours difficile de ne pas penser à le faire. - Ceci posé, si l'on part dans la biographie, il faut noter une autre différence importante à explorer, et cette fois-ci plutôt en faveur de Drieu : lui a connu la guerre, pas Rebatet.)

Pour en rester au domaine du roman, et du roman-somme, il est bien évident qu'un livre comme Gilles souffre de la comparaison avec Les deux étendards. L'impression produite par leurs premières pages respectives se vérifiera tout au long de la lecture : Drieu commence par une scène de partouze médiocre, qui à n'en pas douter reflète assez justement l'esprit de l'après-guerre (1918), médiocrité qui est le fonds, le thème majeur du livre, mais dont on aimerait que Drieu sache s'en abstraire plus souvent ; l'« ouverture lyonnaise » sur laquelle débutent Les deux étendards (après quelques pages préliminaires sur la pédérastie d'ailleurs, Rebatet traitant le problème une fois pour toutes, comme une hypothèse vite refermée, afin que les choses sérieuses commencent) non seulement est d'une intense beauté stylistique, mais semble avoir été écrite hier par un témoin particulièrement lucide et informé du siècle.

Cette situation actuelle de Drieu dans mon panthéon personnel étant établie - et le chant d'amour que méritent et inspirent les Étendards remis à plus tard -, il serait pour autant absurde de tenir pour quantité négligeable l'auteur de Gilles. Quelqu'un qui évoque « le monde féerique de la vie véritable » (Textes politiques, Krisis, 2009, p. 55) ne peut que trouver dans le baudelairien qui sommeille en moi une attention bienveillante, quand bien même je regretterais qu'il n'ait pas plus réussi - au contraire justement de Rebatet, j'insiste encore là-dessus - à susciter en nous le sentiment de cette « féerie » (Drieu, c'est un peu : Féerie toujours pour une autre fois). Gilles par ailleurs ne manque d'intérêt ni certes de lucidité, et à c'est à partager avec vous certains de ses meilleurs moments que je voudrais maintenant m'attaquer.

Un judicieux renversement de perspectives pour commencer :

"Elle lui avait souvent dit qu'elle souhaitait qu'il vînt aux États-Unis. Elle lui parlait de ce voyage comme d'une révélation qui lui manquait et qui, à coup sûr, le bouleverserait de fond en comble. Il hochait la tête, séduit et méfiant, modeste et hautain. Après l'expérience intime qu'il avait eue d'un certain nombre de caractères américains, il était venu à croire que ces gens n'avaient pas pu se défaire de toute la vieillesse spirituelle qu'ils avaient emportée d'Europe et que, bien au contraire, ils n'avaient gardé que les éléments les plus vieillissants, tout cet abominable et caduc mythe moderne fait de rationalisme, de mécanisme et de mercantilisme. Il avait trouvé tous ses amis américains plus tendus que solides, emportés par une frénésie disparate et sans objet. Somme toute, pour eux, la jeunesse était en arrière comme pour des Européens, et elles étaient vaines, les incantations scientifiques dont ils usaient avec une crédibilité si obtuse pour évoquer le fantôme imbécile du bonheur, faute de dieux. (...) Les dieux sont morts." (IIe partie, ch. XIV.)

A la vérité, il est peut-être, paradoxalement, aventureux d'en rester aux concepts de jeunesse et de vieillesse : outre qu'ils sont assez flous, on peut soutenir qu'ils sont loin d'être aussi antithétiques que l'on pourrait le croire, et que souvent ceux qui veulent à tout prix être jeunes sont confits dans leurs certitudes comme des vieux. A tout prendre, s'il faut une division, j'adopterais une tripartition esprit d'enfance - esprit adulte (qui doit inclure le premier, sinon c'est la vieillesse) - esprit infantile (qui inclue donc des formes de jeunesse et de vieillesse). Drieu d'ailleurs, à la fin de ce passage où il résume les pensées de son héros pendant un séjour solitaire dans le désert algérien, semble aller dans ce sens :

"Il se demandait si les fins de l'homme sont des fins sociales. Ou plutôt il rêvait d'une société qui laisserait beaucoup de liberté à l'homme : non pas de cette liberté dont on parle tant dans les villes et qui est un attrape-nigaud, la liberté de faire du bruit [excellent !] ; non, une autre liberté, celle dont il jouissait en ce moment et qui était la liberté de se taire et de contempler. Il rêvait d'une société où la production et la jouissance des biens matériels seraient limitées à un prolétariat gras, cossu, bourgeois ; et pour une classe d'exception, pour une sorte de noblesse, la générosité de l'homme serait reportée dans la contemplation. Il ne s'agissait point là de l'inertie des « intellectuels » du siècle dernier affalés dans leur bibliothèque, dominés par leur faiblesse corporelle, livrés par leur incapacité politique à la dictature de la foule ivre de besoins et de satisfactions médiocres, noyés dans le flot montant de la laideur des objets, des vêtements, des maisons, et alors se confinant dans une rêvasserie subjective de plus en plus mal nourrie et maigre.

Il pensait, après le Platon des Lois, que la contemplation ne peut être pleine et créative qu'appuyée sur des gestes et sur des actes qui engagent toute la société. Il n'est de pensée que dans la beauté et il n'est de beauté que par le concours de toute la société ramenée à la sainte loi de la mesure et de l'équilibre. Restriction des besoins pour l'élite, équilibre des forces matérielles d'une part, corporelles et spirituelles de l'autre.

Telles avaient été la Grèce, l'Europe du Moyen Age.

L'Islam autour de lui, même avarié par la colonisation, lui rappelait l'éternelle règle d'or, en bonne partie restituée par Maurras ces temps-ci.

Presque nu, mangeant peu, buvant moins, silencieux, marchant au soleil ou assis dans une ombre chaste il était d'accord avec ces officiers sahariens qui croyaient plus dans la maigre maxime des vaincus du désert que dans le gras propos triomphant à Paris. Il rêvait que la civilisation d'Europe enfin s'arrêtât comme s'était autrefois arrêtées les civilisations d'Asie et que dans le silence enfin recouvré on n'entendît plus que le son d'une note de musique ou le heurt de deux sabres dans quelque duel absurde ou le bruit très discret du paraphe du poète. Assez de progrès. Il n'attendait rien que de la paresse.

Il vieillissait : comme c'était bon cette première accalmie annonciatrice des grands dépouillements et des grands achèvements." (IIIe partie, ch. II.)

Évidemment le baba-cool fumeur de shit n'est pas loin (et l'on sait que certains idéologues plus ou moins proches du régime de Vichy ne manquèrent pas de se reconnaître dans certaines tendances écologiques et anti-modernistes de mai 68), mais si l'on veut bien ne pas galvauder le sens du mot « contemplation » ("c'est très actif, la contemplation", aimait à dire feu Jean-Claude Guiguet), on admettra pouvoir éviter ce péril, rester en-deça de cette limite. Je n'épilogue pas par ailleurs sur l'ancienneté ni l'impuissance de ce rêve anti-moderniste, né avec la modernité même, Musil vous le dira mieux que moi, et j'enchaîne sur un dernier passage, au moins pour aujourd'hui, passage qui, incidemment, m'a une nouvelle fois fait penser à notre « corporation » de blogueurs :

"Ensuite, il se demanda ce qu'il allait faire. Il n'appartenait à aucun groupement, à aucune catégorie humaine.

Il avait pu croire qu'il s'était éloigné depuis quelques mois de la politique où, par le Quai [d'Orsay], il n'était jamais entré tout à fait. Mais son expérience du désert prouvait qu'à travers la solitude et la nature, il méditait toujours la société, et seulement la société. Il devait s'avouer qu'il n'avait rien pu déchiffrer plus profondément, du moins rien qui formât un texte suivi. Les secrets de la religion et de la philosophie, comme ceux de la poésie, lui restaient à peu près interdits ; n'espérant plus les pénétrer, il devait se résigner à les vénérer dans leur contour social, les épeler au moyen de syllabes politiques.

La vie qui se dérobait à lui dans les grandes profondeurs ne lui offrait que cet énorme résidu : la politique. Il recueillait pourtant dans cette gangue vulgaire des pépites précieuses qui, broyées par son zèle ascétique, lui faisaient encore un métal assez rare. Il se sentait le besoin d'exprimer cette pensée tenace, méprisante et tendrement désolée qui s'était composée en lui autour des mythes sommaires de la pensée contemporaine : Patrie, Classe, Révolution, Machine, Parti [Marché, Droits de l'homme, Tolérance, Discriminations...]. Ce serait sa façon de prier. Une force que ses vingt avaient pressentie à la guerre remontait lentement en lui avec sa maturité : la prière.

Il lui faudrait écrire sa prière.

Il ne songeait pas du tout à écrire pour être lu, mais seulement pour assurer chaque étape de son mouvement intérieur. Voulait-il donc dérober toujours ce mouvement ? Non, mais il jugeait que le moyen de transmission le plus efficace est le moyen invisible de l'oraison ; quand il disait : « On ne peut parler que pour les murs », il sous-entendait cette conviction. Il regrettait seulement que son intime discours condescendît à un vocabulaire aussi médiocre que celui des journaux. Mais s'il ne se privait pas d'en rejeter la faute sur son époque, incapable de nourrir un propos plus vaste, il ne comptait plus dédaigner ce moyen d'intervention, alors qu'il n'y en avait pas d'autres." (ch. III.)

Passage que je ne commenterai pas mais qui me semble assez emblématique des qualités et des défauts de lucidité, si j'ose dire, de l'auteur. Je vous laisse y réfléchir, en compagnie d'un peu d'ascétisme occidental, pour les amateurs. - C'est long peut-être, mais comme disait en substance Stravinsky à ce sujet, quand on est au paradis, autant y rester longtemps...





P.S. J'avais déjà retranscrit il y a quelques mois des extraits de Gilles, on peut les retrouver en suivant ci-dessous le label Drieu la Rochelle.

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jeudi 18 février 2010

Lordon encule Rioufol.

Ce n'est pas mon titre le plus original certes, et de toutes manières le pauvre trépané Rioufol ne doit plus guère avoir de sensibilité à cet endroit, depuis le temps (un bon copain homo, du genre "une journée sans coup tiré est une journée gâchée", a débarqué un jour chez moi l'air catastrophé pour m'emprunter un slip, s'étant malencontreusement fait dessus dans la rue : je n'ai jamais osé lui demander si cet incident avait un rapport avec son activité frénétique, quasiment ininterrompue depuis vingt ans - selon le Dr Zwang, c'est le genre de collateral damage qu'il faut avoir le courage d'affronter, amis de la poésie bonsoir) - ce qu'écrit le dit Rioufol relève en tout cas de la pure, simple et incontrôlée diarrhée verbale -

mais tout de même, il est agréable de lire des propos aussi clairs :

"Les marchés de capitaux constituent ainsi la forme institutionnelle appropriée pour régler le rapport entre débiteurs et créanciers… selon les seuls intérêts des créanciers. L’appréciation de la qualité des dettes y est entièrement sous leur jugement, et la conduite des débiteurs sous leur commandement. Car la négociabilité (largement spéculative) des titres sur les marchés secondaires a pour effet, en faisant varier leur cours, donc les taux, de modifier en permanence les conditions du service de la dette — comme la Grèce est en train de s’en apercevoir au moment où, les investisseurs « déclarant » qu’il y a un « problème grec », sa prime de risque monte en flèche, alourdit son coût de financement global (à commencer par l’encours de sa dette libellé à taux variable), et aggrave le problème initialement déclaré. Ainsi donc les gouvernements doivent se conformer rigoureusement aux injonctions de la communauté des investisseurs, sauf à voir leurs titres faire l’objet d’une défiance spéculative, leur qualité de signature contestée (plus encore si une agence de notation vient donner sa bénédiction à cette contestation), leur coût de financement accru et leur monnaie attaquée… Et ceci quel que soit le bien — ou (assez souvent) le mal — fondé de ces injonctions.

Il faut bien admettre que l’envie d’utiliser des noms d’oiseaux est difficilement résistible quand il s’agit de qualifier ces comportements spéculatifs et, hors des entreprises de manipulation rampante mais concertée des marchés (comme des fonds spéculatifs peuvent parfois s’y livrer), les divagations collectives des marchés, jusqu’à l’hystérie, donnent l’effroyable spectacle d’un groupe de tarés auxquels ont été remises les clés de la vie financière des États. Mais l’analyse y perd ce qu’y gagne seulement le soulagement biliaire, car on ne peut pas reprocher à des agents économiques de poursuivre leurs intérêts, ici la perception régulière de l’intérêt et le recouvrement du principal, quand bien même ils le font de la manière la plus désordonnée pour eux (il faut alors se demander ce qui détermine ce désordre) et la plus nuisible pour les autres (leurs créanciers souverains et, derrière, les populations). C’est pourquoi il faut sans cesse en revenir aux structures qui installent ces situations et les font irrésistiblement fonctionner — structures qui, dans le cas présent rendent simultanément compte et de l’ingérence du tiers financier dans le contrat social et des conditions délirantes dans lesquelles fonctionne le plus souvent ce rapport de subordination."

Love is all !


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mercredi 17 février 2010

Anus Levi.

Le chapitre XIX de L'avenir de l'Intelligence (1905), "Ancilla Ploutocratiæ", me semble une bonne réponse à la question qui nous tourmente tous : "Pourquoi BHL ?", ou, à la mode actuelle : "De quoi BHL est-il le nom ?" :

"Par suite de nos cent ans de Révolution, la masse décorée du titre de public s'estime revêtue de la souveraineté en France. Le public étant roi de nom, quiconque dirige l'opinion est le roi de fait. C'est l'orateur, c'est l'écrivain, dira-t-on au premier abord. Partout où les institutions sont devenues démocratiques, une plus-value s'est produite en faveur de ces directeurs de l'opinion. Avant l'imprimerie, et dans les États d'étendue médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque seuls. Depuis l'imprimerie et dans les grands États, les orateurs ont partagé leur privilège avec les publicistes. Leur opinion privée fait l'opinion publique. Mais, cette opinion privée, il reste à savoir qui la fait.

La conviction, la compétence, le patriotisme, répondra-t-on, pour un certain nombre de cas. Pour d'autres, plus nombreux encore, l'ambition personnelle, l'esprit de parti, la discipline du parti. En d'autres enfin, moins nombreux qu'on ne le dit et plus nombreux qu'on ne le croit, la cupidité. Dans tous les cas, sans exception, ce dernier facteur est possible, il peut être évoqué ou insinué. Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu'on la suppose, n'est absolument défendue contre le soupçon de céder, directement ou non, à des influences d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se découvrent conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l'orateur et de l'écrivain comme un reflet des puissances matérielles. Le désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne rendra à l'Intelligence et, par suite, à l'Opinion l'apparence de liberté et de sincérité qui permettrait à l'une et l'autre de redevenir les reines du monde. On doute de leur désintéressement, c'est un fait, et, dès lors, l'Intelligence et l'Opinion peuvent ensemble procéder à la contrefaçon des actes royaux : c'en est fait pour toujours de leur royauté intellectuelle et morale.

Elles seront toujours exposées à paraître ce qu'elles ont été, sont et seront souvent, les organes de l'Industrie, du Commerce, de la Finance, dont le concours est exigé de plus en plus pour toute oeuvre de publicité, de librairie, ou de presse. Plus donc leur influence nominale sera accrue par les progrès de la démocratie, plus elles perdront d'ascendant réel, d'autorité et de respect. Un écrivain, un publiciste, donnera de moins en moins son avis, dont personne ne ferait cas : il procédera par insinuation, notation de rumeurs « tendancieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On l'écoutera par curiosité. On se laissera persuader machinalement, mais sans lui accorder l'estime. On soupçonnera trop qu'il n'est pas libre dans son action et qu'elle est « agie » par des ressorts inférieurs. Le représentant de l'Intelligence sera tenu pour serf, et de manies infâmes. (...)"

- bien évidemment, cette brillante dernière sentence doit être adaptée à nos moeurs démocratiques : BHL est méprisé, mais par les serfs eux-mêmes, qui répugneraient à ce langage d'aristocrate.

Quoi qu'il en soit : dans un texte d'agréable lecture, L'Organe reproduit l'opinion courante selon laquelle, sans le soutien de ses copains sionistes (la « discipline de parti » évoquée par Maurras), les innombrables bourdes (et erreurs, et mensonges, et manipulations...) de BHL l'auraient depuis longtemps amené au silence honteux. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas suffisant : si dès le début BHL a été ridicule (et ridiculisé, notamment, rappelons-le à toutes fins utiles, par des Juifs intelligents, qui eurent vite fait de comprendre quelles graines de divisions « raciales » et d'antisémitisme l'auteur de L'idéologie française s'acharnait à faire pousser), et si malgré ce ridicule il a pu continuer ses basses oeuvres, c'est parce que déjà, au moment où il est arrivé, le "représentant de l'Intelligence était tenu pour serf, et de manies infâmes...". Si les intellectuels avaient encore été pris au sérieux en 1975, BHL serait retourné dans son trou aussi vite qu'il en était sorti, Archipel du Goulag ou pas.

En lisant pour la première fois ce texte, et avant de rédiger mes notes récentes sur le gaullisme, je me suis dit que l'évolution décrite et prophétisée par Maurras avait subi un coup de frein, disons pour faire vite durant les « Trente Glorieuses ». Il faut d'évidence être plus précis, étudier comment les intellectuels ont plus ou moins su se dépatouiller de cette dialectique du prestige et la méfiance qui est leur quotidien en régime démocratique. L'indépendance financière de Sartre, son refus du prix Nobel et de l'argent qui allait avec, purent contrebalancer ses tics d'intellectuel manichéen et l'effet parfois négatif de ses rapports compliqués avec le PCF. Les cris d'orfraie de la génération suivante (Foucault, Deleuze...) sur toutes les horreurs de la vie en France, alors même qu'elle était généreusement subventionnée par l'État (on sait d'ailleurs, J.-C. Michéa en parle me semble-t-il, que Foucault fut chargé de certains missions de réforme de l'éducation par la Ve République), quelques entraînants qu'il purent être, quelques justes qu'ils furent à l'occasion (les prisons, par exemple), eurent à terme un effet délétère sur la crédibilité de l'« Intelligence » : BHL et ses petits copains n'eurent plus qu'à se pencher et ramasser les fruits - en accélérant alors une évolution qu'ils n'avaient donc pas enclenchée.

Et certes on lit encore Foucault et Deleuze, alors qu'un livre de BHL ne se lit même pas : il s'achète tout au plus, en tout cas il se vend. Mais la question n'est pas ici celle du talent, elle est celle du rôle de l'intellectuel dans un processus qui tend à le dévaloriser, et de ce point de vue J. Bouveresse peut rappeler à bon droit sa réaction exaspérée, partagée avec Bourdieu, lorsqu'ils découvrirent la charge de Deleuze contre les « nouveaux philosophes », charge que l'on nous ressort à chaque connerie de BHL, c'est-à-dire souvent : les deux compères universitaires pouvaient à bon droit estimer que Deleuze râlait un peu tard contre certaines manières de complaisance médiatique dont l'auteur de L'anti-Œdipe n'avait pas été le dernier à profiter, qu'il n'avait pas été le dernier à encourager.

- Parler de MM. Bouveresse et Bourdieu, c'est, si l'on fait l'impasse sur les périodes où ils commencèrent à donner leur avis sur tout, évoquer les universitaires « traditionnels » et « sérieux ». Le problème, et il est abordé par Maurras dans son livre, c'est que l'Université, en 1975, recouvre deux tendances : l'héritage de la vieille Université du Moyen Age ; l'Université telle qu'elle est conçue par l'État républicain. - De même d'ailleurs, je vous en avais parlé, que cet État en question est lui-même à cheval sur deux histoires, celle qui fait de lui un héritier de l'État royal, celle qui le met en rupture avec lui. Avant donc de tomber dans une distinction trop claire entre « intellectuels médiatiques » et « Professeurs d'Université », il faudra approfondir ces thèmes.

Contentons-nous aujourd'hui pour conclure d'une digression sur... les bloggueurs : ni moi ni les autres n'échappons au processus décrit par Maurras : notre "désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais". Néanmoins, on peut sans naïveté penser que le « public » nous juge, dans notre ensemble, moins intéressés que la mafia journaleuse - et que c'est une des raisons pour lesquelles elle nous déteste autant. Notre existence même (fragile, d'ailleurs : certains aimeraient qu'écrire sur le Net soit aussi coûteux que publier un journal... et tout sera alors à recommencer) semble prouver qu'il est possible d'écrire des choses sur l'actualité, le monde qui nous entoure, etc., sans participer (du moins, pas tous) à la chasse aux places. Évidemment, comme le montrait récemment une pitoyable soirée corporatiste sur Arte que j'ai eu la chance de voir (et qui démarrait, cela fait toujours plaisir, par une phrase du genre : "Internet, c'est trop souvent le café du commerce"...), ça énerve ceux qui ont passé leur vie entière à lécher le cul de vieux cons qu'ils détestaient, en espérant, Vanitas vanitatum..., se faire dévorer le leur par de jeunes cons qu'ils méprisent.

Bien à vous !

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samedi 13 février 2010

Plus belle la vie.

J'avais dans l'idée d'utiliser Maurras pour dire du mal de BHL et de sa 28000e erreur, tant les prophéties de L'avenir de l'Intelligence trouvent ici une application exemplaire, qui au surplus nous permettrait de progresser dans notre enquête sur l'« Intelligence », ou sur le monde intellectuel français depuis l'Affaire Dreyfus et notamment sous la Ve République...

- ce sera pour une autre fois. "Qu'un type comme moi soit au courant de l'existence d'un type comme Bernard-Henri Lévy, c'est déjà un problème", disait en substance J.-P. Voyer il y a bien, foutre !, vingt ans. Avec le Lévy, comme d'ailleurs avec le Sarkozy, j'ai le même problème : il y a me semble-t-il des choses intéressantes à dire sur eux, sur ce qu'ils symbolisent, sur ce que leur existence même dit de nous (du mal...), ce n'est pas tomber-dans-le-piège-de-la-personnification-du-pouvoir que d'essayer de comprendre ça

- simplement, on peut aussi avoir envie de parler d'autre chose. Nous ne quitterons d'ailleurs pas totalement notre sujet, puisqu'il va être question de Sartre, pierre de touche s'il en fut de l'histoire de l'« Intelligence » française au XXe siècle, Sartre que finalement, pour l'avoir lu à 15 ans et jamais relu depuis (à peu près donc en même temps que cette édition des Possédés,


Possédés


dont je ne pouvais guère me douter « retrouver » le préfacier plus de vingt ans après), je connais mal : la citation qui suit, pour percutante qu'elle me semble être, n'a pas tant pour but de le disqualifier purement et simplement, que d'exprimer des vérités générales : si ce n'est toi, c'est donc ton frère, si ce n'est pas vraiment Sartre, c'est donc quelqu'un d'autre, regardez autour de vous.

Place quoi qu'il en soit à Pierre Boutang et sa question en partie rhétorique, Sartre est-il un possédé ? (1946 ; j'utilise l'édition de La table ronde, 1950) :

"Nous arrivons au point le plus important, qui est aussi le point le plus bas de la chute, comme le ravissement dans la musique est le point le plus haut de la contemplation : l'absence de tout lyrisme, de toute capacité de chant chez un homme tel que Sartre. Ce Socrate du néant ne rencontre jamais Apollon qui lui demande de chanter. Sa laideur (phénomène important dont il faut tenir compte si on veut comprendre quelque chose à la séduction de son enseignement) est d'ailleurs d'une autre espèce que celle de Socrate. Socrate était repoussant en quelque sorte, mais d'une manière toute mécanique ; la laideur de Sartre, qui ne tient pas au seul visage, ni à ce qu'il y a en lui de contrefait, inquiète toute l'âme et signifie vraiment la transcendance vers le bas.


sartre


L'âme contemplative chante à ravir ; la relation à Dieu s'exprime finalement dans un chant, car il faut encore être au monde, et le seul monde qui demeure est alors celui du chant. Il faudrait ici - mais nous n'en avons pas le loisir - développer notre idée de la musique, comme celle de la transcendance ; nous pouvons cependant en dégager l'essentiel. L'essence de la musique et son point d'origine est pour nous dans le chant. L'homme chante un certain (un incertain) bonheur, et c'est pour cela qu'il arrive très souvent à l'enfant de chanter ; chanter c'est se rapporter au monde non pas comme présent, mais comme à la fois présent et absent. Je suis là et je ne suis pas là ; je suis là comme chanteur et tout ce qui m'arrive perd de son sens, sa détermination, et se trouve recouvert par cette marée sûre du chant. Il se saisit de tout événement, il le répète musicalement, le fonde en musique, et toute la vie y passe, à mesure qu'elle se présente, comme dans la forme musicale de l'opéra. Cela peut être ridicule, comme encore l'opéra, pour le spectateur qui ne sait pas que tout langage a ainsi sa limite naturelle dans le chant, qu'il n'y a pas de réalité humaine « objective » et qui ne puisse être chantée. C'est même l'événement en soi, la pure possibilité qu'ont les choses de m'arriver que chante le chant ; par là, il chante l'âme autant que le monde, et justement cette relation originelle de l'âme au monde, cette vocation. Ainsi je m'absente du monde vers le chant, mais c'est vers le monde que se développe cette absence : le sens de l'événement se trouvera converti par le chant, mais ce sens « converti » me transformera moi-même. La musique a donc pour objet le pur gouvernement de l'âme en tant seulement que quelque chose peut lui arriver ; mais cette possibilité ne serait que choc et retentissement soudain, le chant s'épuiserait dans un cri, si l'événement n'était pas pour une âme qui se peut ressaisir et maintenir dans cette imminence redoutable : quand le pire se produit, dit Hécube, il ne reste plus qu'à chanter, et la tragédie abolit le dialogue dans l'absente présence des choeurs. Que l'âme se retienne ainsi dans la possibilité de tout événement qu'est le chant, qu'est-ce d'autre que l'appropriation de soi par l'âme qui ne se refuse pourtant ni au monde, ni à Dieu ? Voilà pourquoi le possédé ne chante pas, pourquoi il est l'ennemi juré de tout chant ; cette appropriation lui est interdite, car il est la possession d'un autre [le diable, NDLR]. Cette sécurité originelle de l'enfant qui chante son bonheur, qui chante tout ce qu'il pense, tout ce qui lui arrive, qui pourrait même chanter sa souffrance, c'est dans la vie du Muichkine de Dostoïevski que nous pourrions la trouver. « Le chevalier pauvre » va de cette manière, vers le monde, en chantant. Sartre est, lui, l'antipoète ; il le sait et s'en fait gloire : le possédé a peur du ridicule et le poème est aussi vulnérable que l'opéra. Le ton de ses romans et de ses pièces est celui du « c'est ainsi », comme s'il y avait une nature, un donné qui serait l'objet de la prose. Le paradoxe désespéré c'est que, justement, pour lui, il n'y a pas de nature, et qu'il n'y a pas d'ainsi. Le prosaïsme, la froideur, chaîne de puits ou tranchant de guillotine, n'expriment donc pas une exigence positive, mais seulement l'impuissance du possédé à chanter." (pp. 55-59)

Et il serait regrettable de ne pas retranscrire ce qui suit immédiatement :

"Nulle part, mieux que dans l'oeuvre de Dostoïevski, l'opposition de la contemplation et de l'action n'a été mise à jour. Les contemplatifs de Dostoïevski vivent une solitude qui s'oriente vers les autres : les possédés s'assemblent au contraire, ils forment même des sociétés secrètes et transportent dans les cités leur désert intérieur. La clandestinité est un des signes de la possession, une certaine forme du secret est l'inverse démoniaque du mystère sacramentel. Que les cités menacées soient contraintes d'organiser leur résistance clandestine, voilà un effet du malheur et de la défaite, et les hommes peuvent s'y adapter... mais qu'ils attendent de cette clandestinité la révélation de leur relation à la patrie ou à la cité, voilà qui ne serait guère sérieux, si ce n'était diabolique." (pp. 59-60)

Pas de long commentaire, juste trois pistes :

- est-ce la récurrence du mot « événement », ce texte m'a fait penser à Alain Badiou, lequel d'une part a toujours proclamé sa dette envers Sartre, d'autre part me paraît manquer du sens du tragique ici évoqué : cela ne suffit certes pas à en faire un « possédé », mais il vaudrait peut-être la peine d'analyser son oeuvre au prisme de ces considérations de Boutang. On pourrait ainsi mettre en rapport l'injonction de Badiou à « devenir des fils » - sans père, donc, et le constat de Boutang sur "l'absence, dans l'anthropologie de Sartre, de la relation du fils au père" (p. 70) ;

- plus loin dans le livre (p. 96), au détour d'une comparaison entre Sartre et le personnages des Possédés Kirilov, Boutang se permet cette incise : "...sauf que Kirilo[v] est capable de jouer avec un enfant et que nous ne croyons pas que Sartre en soit capable" : quoi qu'il en soit de la véracité de cette supposition, on a appris depuis que Sartre était en tout cas parfaitement capable de « jouer » avec des jeunes filles, qu'il avait son côté Polanski (cf. notamment ici) - il figura rappelons-le parmi les signataires de pétitions sur ce thème dans les années 70. Je ne suis pas spécialiste de la vie sexuelle de Sartre et ne m'aventurerai pas à relier les considérations éthiques de Boutang à ce domaine, mais il m'était difficile de ne pas l'évoquer pour mémoire ;

- vous aurez enfin noté la parenté structurelle du contemplatif dostoïesvkien ainsi présenté, avec le renonçant indien chez Dumont : "Ainsi le renonçant indien est à la fois « hors du monde » et point-clé de l'harmonie de la société indienne (Homo Hierachicus, § 92 : « On peut même se demander si le système des castes aurait pu exister et durer indépendamment du renoncement qui le contredit »)", écrivais-je dans ce long texte. Les moines du Moyen Age, les contemplatifs chez Dostoïevski (qui pour certains ne sont plus que des individus esseulés), maintiennent, et notamment donc via le chant, un rapport au monde qui finalement « profite » à tous. Il suffit d'ailleurs de voir ce que devient une société quand elle badine trop avec le chant, quand elle substitue trop l'ascétisme intra-mondain à l'ascétisme ultra-mondain (explications ici, avec la figure transitoire de l'artiste proustien au début du XXe siècle : le mystique mondain) : c'est finalement toute la société, ou ce qu'il en reste, qui perd un rapport au monde.

Et l'opéra notamment ne devient plus que ridicule, au lieu d'être sublime et à la limite du ridicule. J'ai souvent hésité à déposer ici des extraits d'opéra, tant je craignais que le profane, c'est bien le mot, ne s'en retrouve conforté dans son indifférence ou son mépris envers cette forme d'art. Pour me venger de cette frustration, voici une séquence aussi longue que kitsch, mais, de même, aussi merveilleuse qu'adaptée à notre propos : le chant de la sortie de l'enfance et de l'entrée dans l'âge de l'amour, le chant aussi de la sortie de l'âge de l'amour et de l'entrée dans la vieillesse ("Quand le pire se produit, il ne reste plus qu'à chanter..."), avec un lesbianisme délicieux, et des chanteuses extraordinaires... Avis aux amateurs !


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lundi 8 février 2010

Phantom of the Paradise (Bestiaire de la décadence).

P. Boutang ne se fait pas faute de le rappeler aussi souvent qu'il l'estime nécessaire, de Gaulle était maurrassien, sinon d'obédience stricte, du moins, c'est peut-être plus important, de culture comme de sensibilité. Et souvent, à la lecture de L'avenir de l'Intelligence, on est frappé de ce que les processus décrits ou prophétisés par Maurras ont subi une accalmie pendant les premières années de la Ve République. J'en donnerai des exemples précis ultérieurement : ce qu'il faut noter maintenant, c'est que cela ne doit pas pour autant conduire à surestimer ces années-là, précisément parce que la lecture de Boutang et de Maurras nous donne d'importants indices sur la longévité de la sujétion de certains secteurs de la vie politique et intellectuelle française à des forces étrangères.

(Précisons à toutes fins utiles, que tout ce qui étranger n'est pas mauvais, que tout ce qui est français n'est pas bon, et qu'évidemment on ne va pas empêcher les cultures de communiquer, et de se transformer mutuellement en communiquant entre elles. Ce qui est en jeu est le relatif contrôle qu'une nation, en l'occurrence celle où nous vivons, peut encore avoir sur elle-même.)

Ce qui ferait donc des années 60, rétrospectivement, et de ce point de vue, une période de répit dans la longue histoire de la dissolution de la « nation France » : d'où que des intellectuels de sensibilités pour le moins diverses tressent désormais les lauriers au Général... alors même que son action fut trop tardive, au sein de cette longue histoire, pour que ces processus dissolvants ne reprennent pas, et de plus belle, le Général une fois disparu, quand celui-ci ne les a pas, à son corps plus ou moins défendant, encouragés.

(Je ne parle jamais de Pompidou : je le connais mal, et, entre son côté fin lettré français et son côté banquier employé de Rothschild, j'ai un peu de mal à le cerner. J'aurais tendance à dire qu'il est devenu plus gaulliste lorsqu'il a succédé au Général que lorsqu'il a travaillé avec - et parfois contre - lui. Le fait que sa présidence ait été abrégée par la maladie puis la mort ne favorise pas un jugement très motivé. - Ce pourquoi il est plus commode de prendre pour point de départ symbolique de la disparition de de Gaulle l'accession du traître Giscard à la Présidence de la République en 1974. On sait bien qu'à partir de là...)

Mais laissons de côté VGE et son héritier Sarkozy, ce qui m'intéresse aujourd'hui est de montrer l'ambivalence du gaullisme dans le cadre de cette histoire de la progressive - mais non linéaire - perte de contrôle de la nation française sur elle-même. Les livres de François-Xavier Verschave sur la Françafrique, puis sur la Ve République, celui de Dominique Lorentz sur les Affaires atomiques, lus il y a quelques années, m'avaient déjà fait comprendre à quel point il y avait une part de guignol dans les manifestations plus ou moins anti-américaines de la politique étrangères gaullienne. Ce n'est pas, entendons-nous, que ces divers « Québec libre » aient été tout à fait sans effets, sinon en eux-mêmes, du moins par ce qu'ils symbolisaient de la possibilité d'une « troisième voie » (que Dominique de Roux cherchera à théoriser avec sa fameuse « Internationale gaulliste »), ou qu'à titre personnel ils me déplaisent : c'est que, dans l'état du monde et de la France depuis la seconde guerre mondiale, le souverain français ne peut se permettre grand-chose qui déplaise vraiment aux États-Unis. Sortir de l'OTAN avec de grands mouvements de bras est une chose, refiler ensuite la bombe atomique aux pays à qui les États-Unis veulent bien la donner en permettant à ceux-ci de ne pas avoir de participation directe à l'affaire, en est une autre, hélas complémentaire de la première.

(De ce point de vue certains des arguments de N.S. sur la rentrée de la France dans l'OTAN n'étaient pas inconsistants. Mais il est tout de même regrettable de vouloir à ce point, et si ostensiblement, être les valets des Américains au moment où ceux-ci perdent de leur puissance... Je n'irais pas jusqu'à dire que N. S. a plus de liberté que le Général, car les États-Unis ne sont pas les seuls à avoir misé de l'argent en France (pays pétroliers, Israël... sans parler du rôle de l'UE), mais, avec les reconfigurations géopolitiques en cours, il est dommage se se lier ainsi les mains auprès d'une puissance en déclin. Et je passe sur la portée symbolique de la chose.)

Je ne connais pas assez de Gaulle pour savoir ce qu'il avait en tête en gérant ces tendances contradictoires de la politique étrangère française : il ne s'agit pas du reste de juger un homme, ni de méconnaître la difficulté des situations qu'il eut à affronter. J'essaie de saisir l'esprit paradoxal d'une époque, son ambivalence, ce qui fait qu'à certains points de vue nous avons un peu tort de la regretter.

Deux autres exemples.
L'affairisme : l'expression « État-UDR » n'était pas une vue de l'esprit, l'histoire de certaines fortunes françaises, bâties alors en complicité avec les politiques, est bien (?) connue - ou disons est assez connue, ce que l'on pourrait apprendre de mieux - de pire - ne risquant pas de modifier le tableau d'ensemble dans le sens de l'honnêteté et de la transparence. Sur certains points la vie politique française a évolué, certaines choses ne sont plus permises. Dans le même temps, il suffit de comparer le Général à Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy, du point de vue de la probité et du rapport à l'argent, pour voir que, à la tête de l'État, l'évolution a été contraire. Là encore, il faut tenir ensemble les deux arguments : du point de vue de la moralité publique, de l'exemplarité, il est difficile de nier qu'il vaut mieux un chef d'État qui donne une image vraisemblable d'honnêteté, que Jacques « Je me sers dans la caisse », ou Nicolas « Bling-Bling-Bolloré-Rolex-Ray-Ban-Bouygues-etc. » ; mais il serait tout aussi vain de se cacher que la réputation d'honnêteté de de Gaulle a indirectement permis aux barons de l'UDR de s'en mettre plein les poches, que cette honnêteté les a en quelque sorte couverts.

(Il n'est par ailleurs que de penser à l'urbanisme de la Ve République, et notamment à l'héritage de cités pourries qu'elle nous a laissées, et dont nous n'avons certes pas fini de payer les arriérés, pour constater que ces grosses fortunes ne se sont pas développées sans nous en laisser supporter quelques conséquences...)

D'un point de vue plus conceptuel, si de Gaulle fut vraiment maurrassien d'esprit, si donc il chercha à mettre au point une Constitution qui donne assez de continuité à la tête de l'État pour qu'elle se sente une relative indépendance vis-à-vis de l'opinion comme des puissances financières, si tel était, et je ne demande qu'à le croire, le but ; si de plus le Général lui-même, bon an mal an, avec les ambiguïtés que nous sommes en train d'évoquer, incarna une continuité de l'État et de la Nation, cela n'empêche pas, au contraire, que, dans l'hypothèse où le chef de l'État, soit se montre lui-même d'une trop grande faiblesse vis-à-vis de l'Argent (Mitterrand, Chirac), soit aime tellement l'Argent que tout ce qui est national, et donc d'ordre spirituel, ne peut que, consciemment ou non, le gêner (VGE, NS), alors, dans cette hypothèse vérifiée depuis maintenant 35 ans, la Constitution de la Ve République devient elle-même un facteur dissolvant de première importance.

(Oui, sur Mitterrand : comme P. Yonnet dans son François Mitterrand, le Phénix (Fallois, 2003), je pense que sa personnalité supposée si florentine, secrète, retorse, etc., n'a rien en elle-même de bien mystérieux. En revanche, la configuration historique dans laquelle il s'est trouvé (premier président socialiste, contemporain de Thatcher et Reagan, opposant historique au Général), en plus de son orgueil personnel, font qu'il n'est pas facile, par rapport aux sujets qui nous préoccupent, et malgré ses évidentes compromissions et démissions, de se contenter de jugements sommaires et brefs, surtout quand on voit ce qui a suivi. Je me contente donc ici, comme souvent, d'une simple allusion.)

"Le poisson pourrit par la tête" : si c'est la tête qui dirige tout, cette pourriture n'en est que plus dommageable au corps social en son ensemble. Les monarques constitutionnels, les « présidents-chrysanthèmes », lorsqu'ils ne sont pas à la hauteur de la tache, font moins de dégâts réels ou potentiels qu'un mauvais Président de la Ve (ou des États-Unis).

- Ceci posé, si un régime partiellement issu de certains principes anti-libéraux et anti-capitalistes de Maurras est devenu au fil du temps un parfait cheval de Troie - et même un bélier - du libéralisme capitaliste, qui ne génère plus aucun contre-pouvoir (ce qui n'était pas le cas au début, c'est précisément ce qu'on ressent à la lecture de L'avenir de l'Intelligence, et dont je vous entretiendrai une autre fois), cela ne signifie pas qu'il faille, ou que l'on puisse, revenir à ce qui existait avant, en l'occurrence cette IVe République qui a justement laissé à de Gaulle certaines situations (la décolonisation, le nucléaire français dirigé par Américains et Israéliens, l'affairisme ambiant...) dont il ne parvint jamais à se défaire. Mais nous abordons là le domaine des solutions, et comme tout le monde, j'y suis nettement moins disert que lorsqu'il s'agit de critiquer. Bonne semaine !

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vendredi 5 février 2010

Culture de l'excuse.

michel-boujenah


La tragédie héréditaire du Français séfarade peut s'énoncer ainsi : il a à la fois les tares du Juif, de l'Arabe, du Français. Cela fait beaucoup pour un seul homme ! - Les épaules voutées, la graisse impudique, le rire épileptique, tout s'explique. « Enfin libre » mon cul, liberté mon cul - qui est libre seul ? pas une crapule pareille, en tout cas -, bien plutôt fantasmes et physique d'ancien dominé tout à sa jouissance d'avoir enfin un peu de pouvoir.

(Pour la suite sur ce thème du pouvoir, voir les collègues de L'Organe.)

Le pire est que l'on ne peut pas même pas être sûr que Sépharades et Arabes (en l'occurrence, Maghrébins) aient vraiment valu mieux avant la colonisation. On a peut-être juste foutu la merde dans la merde - ce qui n'est pas une excuse.


Un peu de négro pour la peine : quelque part entre Mahomet, Rabelais, don et sacrifice...





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mardi 2 février 2010

"Au bon vieux temps..." De notoriété publique.

Annex - Russell, Jane (Revolt of Mamie Stover, The)_04


Sur les conseils d'un ami, je parcours le journal d'Andy Warhol (Grasset, 1990). - Mon Dieu quelle vie de merde ! Ce ne sont pas tant les abus de tous genres qui choquent, ni le fric et l'artifice - tout cela a toujours constitué la vie quotidienne des riches, il faut bien s'amuser quand on s'emmerde -, c'est le rythme effréné de cette sociabilité ininterrompue qui manifestement dégoûte tous ceux qui y participent sans qu'ils aient la force ni vraiment l'envie de s'en retirer. « L'humanité est une cérémonie », la jet-set est ce qui reste de cérémonie quand le sens a disparu, ou quand l'humanité a disparu : on boit, on se drogue, on baise, on médit (beaucoup)... tout ce que l'on fait dans les fêtes, mais on le fait en permanence, au lieu que ce soit en rupture par rapport aux travaux et aux jours, et on le fait en sachant que cela n'a pas de signification.

Ce qui d'ailleurs se voit dans les nombreuses ventes aux enchères écumées par Warhol, où l'on vend les reliques d'une Joan Crawford fraîchement décédée, dans sa façon de fréquenter assidûment les vieilles divas et de les presser de questions (Paulette Goddard se fâche avec lui parce qu'il veut savoir comment était Chaplin au lit) : il y a une sorte de cannibalisme aussi logique que sinistre à l'égard du « glorieux passé », qu'à la fois on fétichise (il faut posséder des robes des anciennes stars) et qu'on banalise, autant d'ailleurs par lucidité (Hollywood Babylon, depuis toujours) que par envie.


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Parce qu'il est complètement immergé dans ce monde dont il constate jour après jour la vacuité, parce que son oeuvre, au moins dans ce qu'elle a de plus célèbre (je ne suis pas spécialiste) a notamment pour thème la société de consommation, qui entretient un rapport curieux aux objets qu'elle produit/détruit et à ses « icônes » (artistiques - Marylin, ou, donc, de consommation - les boites de conserve, les bouteilles de Coca...), parce qu'en tant qu'homo lucide il en sait autant sur le narcissisme,


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la fragilité et la frime de ses contemporains (il faut dire qu'il a pour cela un informateur de première main, si j'ose dire, en la personne de Truman Capote, lequel ne cesse de lui raconter des histoires sur l'Hollywood de l'après-guerre, sur le nombre de pipes qu'il a taillées à John Huston, sur celle qu'il a failli faire à Bogart (qu'il essaie de convaincre de se laisser faire en lui rappelant toutes celles que Bogart a lui-même effectuées gamin au collège - si Lauren savait ça !), etc.), Warhol était admirablement bien placé pour rédiger cette chronique à la fois neutre et cruelle (il ne se prive jamais pour signaler le petit verre ou le petit acide de trop pris par tel ou tel avant de monter sur scène aux Oscars), dont, paradoxalement, l'enregistrement systématique des sommes d'argent dépensées par l'auteur n'est pas le moindre charme.

Deux petits exemples, pour vous donner une idée :

"25 mars 1977. Los Angeles. (...)
C'était une soirée pour Sidney Lumet. Il me déteste mais sa femme Gail ne sait pas quoi penser de moi, alors elle prend la même attitude que son mari, elle est froide. Sidney se précipite pour embrasser tout le monde mais quand il arrive devant moi il s'arrête. Les metteurs en scène étaient de vrais machos autrefois, maintenant ce sont de petites tapettes qui courent en tous sens pour embrasser tout le monde, à la manière des Français, mais continuent de penser qu'ils sont machos." (p. 64)

(A tort ou à raison, on imagine très bien Lumet vouloir montrer à bon compte que, par opposition à Warhol, il n'est pas un pédé...)

"19 juin 1977.
Victor et moi, on est descendus boire un coup au Windows on the World (taxi : $ 5). On a bu et parlé et regardé par les fenêtres ($ 180). C'était magnifique. Ensuite, on s'est promené dans le Village. Au bon vieux temps, on pouvait aller là le dimanche sans rencontrer âme qui vive. Mais actuellement, c'est de l'homo à perte de vue - bars de gouines et de cuirs avec les enseignes allumées en plein jour. Ces sadomasos, ça s'habille en cuir, ça court dans les bars et c'est tout pour la frime : on les attache, et ça prend une heure. Ils disent quelques saloperies et ça prend encore une heure. Ils sortent un fouet, et hop ! encore une heure : un vrai spectacle. Et puis, de temps à autre, il y a un dingue pour prendre ça au sérieux, qui le fait pour de bon, et ça fout tout en l'air. Mais la plupart, c'est juste de la frime. Déposé Victor ($ 5), suis resté chez moi à regarder la télé." (p. 81)

(Ou comment décrire le vide de la cérémonie maso...)


Ces quelques remarques faites, ces quelques exemples donnés, venons-en à notre sujet, celui-là même qui avait poussé mon ami à me conseiller ce livre :


Fragonard_-_Chien


"12 mars 1977.
Levé tôt, belle journée. je suis allé au magasin d'antiquités Subkoff pour me donner des idées (taxi : $3). Marché jusqu'au bureau. Bob était là, en train de regarder des images pour l'album de photos que je fais avec lui. Vincent est sorti acheter le journal, et c'est là que nous avons vu ce gros titre : « UN METTEUR EN SCÈNE ACCUSÉ DE VIOL. » Roman Polanski. Sur une gamine de treize ans qu'il avait emmenée à une soirée chez Jack Nicholson. Quand la police est venue chez Jack le lendemain, sur plainte des parents, ils ont fouillé la maison et Anjelica a été arrêtée pour possession de coke." (p. 58)

- Il s'agit bien sûr de la compagne de Jack Nicholson, Angelica Huston (quelle famille !), dont on a pu dire que le jour du viol elle avait quitté la maison pour laisser Roman tranquille...

"28 mars 1977. Los Angeles [cérémonie des Oscars] (...)
Brenda Vaccaro était contrariée par que son ex-fiancé Michael Douglas était là avec sa toute nouvelle femme rencontrée lors de la cérémonie d'inauguration. James Caan était là avec sa femme, un look de petit garçon, une beauté. Ils épousent tous des jeunettes qui ont l'air d'avoir treize ans, c'est la dernière mode à Hollywood. Roman était là, il a été libéré sous caution, après l'histoire de la gamine de treize ans. Il s'est précipité sur le cul d'Alana [Hamilton] en disant qu'il allait la violer." (p. 66)

"29 septembre 1977.
J'ai discuté avec Fred. On avait prévu de voir Nenna Eberstadt qui a travaillé au bureau tout l'été, pour déjeuner avec elle à son école uptown, dans la 83e Rue - Brearley. (...)

Taxi jusqu'à Brearley avec Bob et Fred. Je suis parti du bureau avec une pile de Interview. Quand on est arrivés à l'angle de la 83e et de la 1ere Avenue (taxi : $5), on est entrés, on a laissé les magazines au premier, pour que les filles les prennent. (...) Enfin, Nenna est venue à notre rencontre, on aurait juré que tout à coup elle avait dix ans ! [Elle en avait 16, note de AMG.] Je n'en croyais pas mes yeux ! Un petit uniforme noir, avec une de ces jupes, courtes, comment ça s'appelle déjà ? Comme les dames en portaient dans les années 60... une minijupe. Son amie portait aussi un uniforme, une très belle fille qui avait aussi l'air d'avoir dix ans. Fred nous a révélé un secret, que Mick Jagger avait appelé Nenna, que Ferddy Eberstadt avait répondu et avait commencé à l'engueuler : « Comment est-ce que tu oses appeler une gosse aussi jeune que ma fille ? Toi, un homme de quarante ans ! » Mick s'est vexé : « Je n'ai pas quarante ans, j'en ai trente-quatre. Et Nenna sort bien avec M. Fred Hugues, qui lui aussi a trente-quatre ans. Et moi, je ne passe pas mon temps à sonner chez les gens à 4 heures du matin. » Allusion à la fois où Freddy Eberstadt avait sonné chez Mick à cette heure-là parce qu'il cherchait Nenna.

Comme je regardais autour de moi en me demandant quel âge pouvaient bien avoir ces filles, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à (...) Roman Polanski. Le pauvre, il s'est peut-être fait avoir avec ces gamines capables de paraître l'âge qu'elles veulent." (pp. 105-106)


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"14 février 1978. (...)
Il y avait vraiment du monde pour célébrer la Saint-Valentin cette année, je n'en revenais pas. Une vraie fête, un grand jour. (...) Une dame qui travaille pour le gouverneur est venue me voir. Elle m'a dit qu'elle avait lu ma Philosophy, que c'était son livre de chevet, sa bible. Elle m'a posé des questions provocantes du style : est-ce qu'on devrait permettre aux gamins de treize ans de voir de la pornographie ? Que pensez-vous de Roman Polanski ? Stan Dragoti, qui se trouvait là, a répondu qu'il avait habité à côté de chez Roman à Hollywood, et qu'il sortait réellement avec des gamines de onze ans.


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Nous en avons conclu qu'il essaie de revivre son enfance. Il est actuellement à Paris, d'où il ne peut être extradé." (p. 135)

- Voilà, il y a peut-être d'autres références à « l'affaire Polanski » dans ce Journal, mais il m'a déjà fallu un travail de bénédictin pour retrouver celles-ci, l'éditeur - en l'occurrence Bernard-Henri Lévy, qui ne se doutait certes pas qu'il « accablait » ainsi par avance son ami Polanski - n'ayant pas jugé utile d'inclure un index.

J'ai mis « accabler » entre guillemets parce que précisément, cette suite, au sens musical du terme, dit à la fois tout et rien : elle décrit très bien l'atmosphère de l'époque, montre un Polanski aussi humain que misérable (pléonasme ?), le charge un peu (le témoignage de Dragoti), l'exonère mollement... Lorsqu'on lit cette chronique dans la continuité on est frappé par la façon dont la pédophilie de Polanski s'inscrit logiquement dans un univers de permissivité (ces gamines sont après tout un poil, si j'ose dire, plus jeunes que celle de M. Jagger ou que la femme légitime de J. Caan), et en constitue comme une zone-limite (car ce « poil » fait beaucoup à l'affaire). Oublions un instant ce que Warhol lui-même ignorait sans doute, en tout cas ne mentionne pas, le fait que Polanski ait drogué sa victime avant que de l'enculer, oublions de même, momentanément, les problématiques liées au consentement : dans la ronde des désirs humains (les références à Ophüls et Lang sont ici à la fois fortuites et sensées), ceux dont il est question ici sont aussi tristes, innocents, pathétiques et dérisoires que les autres. L'effet jet-set évoqué au début de ce texte renforce cette impression d'indifférenciation du désir pédophile, ou pédéraste, au sein d'un univers de péché généralisé qui est aussi le nôtre, et qui est aussi le nôtre d'une part de toute éternité, d'autre part particulièrement maintenant, la jet-set du moment - si « subversive » qu'une employée du gouverneur ne se sent plus mouiller à poser des questions à Warhol sur les jeunes et la pornographie, quelle époque féconde - ayant depuis essaimé ses merveilleuses valeurs, en l'occurrence l'absence de sens, dans de larges couches de la société - Festivus, nous voilà !

Je suis ici confus à la fois volontairement et involontairement, car mon propos est pour ainsi dire réparti sur plusieurs niveaux : le cas Polanski, les États-Unis des années 70, notre propre époque, la pédophilie, ou pédérastie, à travers les âges, et notre regard sur tout cela. Disons que le Journal de Warhol m'a confirmé dans ce sentiment que j'avais déjà : que d'une part la pédophilie, ou pédérastie (je sais, cette figure est lourde : je dissipe l'ambiguïté le jour venu), est quelque chose de très ancien, voire éternel, et d'une certaine manière compréhensible ; et que d'autre part, dans certains contextes : ici, l'indifférenciation de tout ; en France à la même époque, un discours plus militant sans doute trop exalté - dans certains contextes, donc, ces formes de désirs, sans cesser d'être humaines, et donc au moins dignes de compréhension, deviennent assez faciles et lamentables. D'une certaine manière le désir sexuel, de quelque nature qu'il soit, est impie dès qu'il prend un caractère grégaire, que ce soit, pour les formes « déviantes », parce qu'elles se noient dans un à-quoi-bonisme généralisé, ou parce qu'elles sont dictées par des prescriptions collectives, éventuellement parées de militantisme révolté.

Le pire étant, o tempora, o mores, qu'avec la généralisation de la pornographie et de la découverte, commune désormais, par les adolescents du sexe comme voyeur plutôt que comme acteur, c'est d'une certaine façon toute la sexualité qui de naturelle devient grégaire, un comble ! Mais de cela nous avons déjà parlé...


- Et « cela » laisse dubitative cet emblème moderne de la sexualité traditionnelle que fut la si belle Jane Russel...


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