vendredi 30 avril 2010

Les bourgeois, c'est comme les cochons.

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Recherchant pour vous le passage du Maurras de Boutang sur la façon dont l'Église s'est rabattue au XIXe siècle sur femmes et enfants, auquel je faisais brièvement référence il y a une semaine, je m'aperçois que tout le contexte de ce passage est intéressant - quoique, comme un peu trop souvent avec Boutang, d'une densité allusive telle que l'on ne comprend pas toujours la teneur exacte du propos.

Voici donc quelques éléments préalables de clarification : il est ici question d'un double de Maurras, Denys Talon, héros d'un « Conte moral, magique et policier », Le mont de Saturne, publié en 1950, et dans lequel Boutang voit une allégorie par l'auteur de son apprentissage de jeunesse aussi bien - et parallèlement - de la transcendance que des lois du désir. Désir au sens le plus large, pas uniquement sexuel. Boutang fait par ailleurs référence à un biographe anglais du fondateur de l'Action Française, James Mac Cearney (Maurras et son temps, Albin Michel, 1977) qui est une de ses « têtes » et à qui il reproche notamment de reproduire complaisamment les pires clichés anti-Maurras.

Mais voici le passage, dans lequel je pratique des coupes, à fins de clartés, coupes non signalées, à fins de clarté bis, tant il est parfois pesant de lire des citations entrecoupées de « (…) » tous les trois mots :

"Comme Raskolnikov, Denys Talon croit tout possible, et brûle de se le prouver. Mais par trois fois, de manière exemplaire, il ne parvient qu'à révéler une transcendance, plus secrète, et combien plus contraignante que le tu dois de Kant ; elle sommeillait donc en lui, l'attendait puisqu'à l'heure grave elle l'arrête catégoriquement, sans donner plus de motifs que le fameux devoir, mais sans prétendre du tout être la raison, ni se faire devancer par la moindre intention universelle. Les exemples de tels effets du principe de plaisir et de déplaisir ne sont pas, en eux-mêmes, sans intérêt. On y trouvera la trace d'une espèce d'indulgence pour Gomorrhe, et l'absence du moindre jugement naturaliste, encore moins moral, sur la sexualité et ce qu'on appelait alors la débauche. Maurras eût beaucoup ri en lisant cette niaiserie, où l'on prétend qu'il « se fait une image idéalisée de la femme épouse et mère de famille, ou bien il la rabat au niveau d'un objet sexuel ». Même pensé en anglais - comme c'est le cas - cela n'a guère d'excuse ; sans pénétrer inutilement dans un domaine intime [Pierre !], on ne peut ignorer, d'une part que Maurras n'a cessé de chérir un modèle féminin assez proche de ce que Dante voit en Béatrice et Platon en Diotime ; que, d'autre part, sa vie personnelle et passionnelle ne lui a jamais fait traiter la femme comme « simple objet sexuel », exercice au demeurant difficile, ou fastidieux. Comment se produit le retour, la « répression » (si l'on y tient, et encore qu'elle n'avoue d'autre cause que plaisir et déplaisir) ? Denys Talon ne peut en procurer d'explication que symbolique, et selon un symbole longuement ruminé par Maurras depuis l'enfance :

« Avez-vous vu danser un bouchon sur la vague ? L'affaire découvrant, non sans joyeux étonnement, que je n'étais pas le simple bouchon, et valais au moins d'être comparé à ces carrés de liège auxquels sont suspendus les filets des pêcheurs. Eux aussi dansent sur le flot. Mais sur les hauts et bas de l'onde, d'invisibles petits cylindres de plomb leur sont liés de place en place pour sous-tendre tout le réseau. Où étaient mes lingots de plomb, et combien en avais-je ? Je l'ignorais, mais ils étaient bons. L'aventure fut oubliée bien d'avoir d'avoir pris le temps d'en méditer le sens, et je restai bien aise de savoir par expérience que quelque chose me défendait d'en dériver à n'importe lequel des lieux bas et des points de dégradation. Beaucoup de mes camarades ont dû reconnaître le même bienfait par les tractions du petit métal caché sous l'ombre. »


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L'expérience en cause n'a rien de « moral » selon Kant, mais il faut admettre que la conception chrétienne de cette fin du XIXe siècle rejoignait Kant en vertu d'un accident de civilisation : le « privilège » du péché de la chair ; en France surtout, par un retour bizarrement romain (produit de la Révolution de 89), la bourgeoisie accédant au pouvoir avait avivé la pointe moliéresque de la femme « potage de l'homme », et sa première « propriété », en opposition avec l'ancien « relâchement » des aristocrates. La société à à laquelle on était parvenu, où l'argent, l'usure, dominait sans honte, avait quelque intérêt à fixer l'indignation morale sur la seule luxure ; le clergé, qui n'avait jamais réussi à tenir le peuple dans les limites de la chasteté, retrouvait une chance, plus limitée mais sûre, de persuader les femmes et peut-être les jeunes gens de la classe montante, en rassurant les hommes, et s'en faisant les alliés quant au mal que l'on craint le plus en pays gaulois. Cette « fixation », même catholique, contre la chair fut certainement l'une des raisons de l'éloignement de l'Église ; pour Maurras la valeur privilégiée, absolue, accordée à la chasteté en des moments de la vie où elle est fort improbable le conduisait à imaginer la situation de la Bonne Mort [conte publié en 1926] ; d'autre part l'exploration libre du désir rencontrait soudain des limites non soupçonnées. Denys Talon n'a pas le goût du mal pour trouver la règle qui rend, à son tour, le péché plus exquis ; ce Baudelaire-là, qui n'est pas tout à fait le vrai, n'a jamais été qu'une extrapolation paradoxale. Mais des « valeurs » (au sens qui n'est pas encore dans l'usage, et que la faillite sociale du « devoir » rendait inévitable) sont reconnues empiriquement, bien que la théorie n'en soit pas faite : elle attendra Max Scheler, que Maurras eût accepté, là-dessus, plus aisément que Nietzsche, car la valeur nietzschéenne, orientée contre le devoir kantien ou chrétien en conserve sous le déguisement de l'interprétation relativiste, la terrible unité [ici un appel de note, je reproduis la note ci-après]. Le système des carrés de liège et de leurs lingots est assez exactement schélérien, et d'ailleurs conforme à ce qui dans la tradition catholique se sépare du « moralisme »." (pp. 109-111 de l'édition Plon).

Et voici la note sur Scheler : "Du moins le Scheler de la période catholique - cf. surtout le Formalisme en Éthique et l'Éthique matériale des valeurs ; ed. Gallimard, 1955. L'oeuvre date de 1913-1916. La traduction en français a attendu plus de quarante ans - ce qui est bien étrange…" (p. 672) ; une brève recherche montre que ce livre est introuvable en français, sauf à débourser 130 euros : je ne sais pas si c'est « étrange », mais cela attise en tout cas la curiosité - de là à s'enfiler 600 pages de philosophie allemande...

Bon, cela fait beaucoup de choses, d'autant que, vous l'aurez compris, je ne connais pas moi-même Scheler. Quelques commentaires sur ce faisceau d'idées, où sont brassés des sujets familiers pour nous.

Il y a un sous-texte, le passage en France du catholicisme au protestantisme (les « valeurs » - au sens qui sera bientôt dans l'usage - en lieu et place du « devoir »), en même temps que la volonté de trouver une éthique du désir qui n'ait pas la dureté sadique de la loi morale kantienne. De ce point de vue, je ne peux que tomber en accord avec ce qu'écrit Boutang sur Baudelaire et ses sentences excessives sur le Mal dans l'amour ("Moi je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. – Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté.", Fusées), complaisamment citées par Muray : certes il ne faut pas jouer les fleurs bleues, certes il y a une dimension de dureté dans l'acte, mais de là à ce qu'elle soit « unique et suprême »… A la limite trop insister sur cette facette de l'amour contribue justement à nourrir ce « privilège » du péché de la chair dans l'éthique de la société bourgeoise (et protestante), ce qui venant de l'anti-bourgeois (et à sa façon, catholique) Baudelaire, est tout de même aussi paradoxal que regrettable. Sans compter que cela peut aller dans le sens de la thématique de la femme comme « objet sexuel »… Il est possible de critiquer le « relâchement » des aristocrates, voir avec Maistre, Cioran ou Bernanos - lors d'un passage mémorable de La Grande Peur que j'essaierai de vous retranscrire à l'occasion - dans l'ambiance partouzarde des nobles de la fin du XVIIIe, désoeuvrés car rendus inutiles par l'absolutisme royal (vénéré par Maurras), une des causes de la Révolution, il reste qu'ils étaient loin, dans leur art de vivre, de ces dimensions à la fois noires et dégradantes pour les femmes. - Me voilà à écrire comme Sollers, et contre Baudelaire, si ce n'est pas de la largesse d'esprit…

Quoi qu'il en soit, on voit bien qu'un autre écueil à éviter - qui d'une certaine façon est symétrique du précédent, mais qui peut aussi « s'associer » avec lui -, est celui du « moralisme » : "ce qui dans la tradition catholique se sépare du « moralisme ».", on aimerait que Boutang soit plus précis… et on se retrouve devant un nouveau paradoxe, une certaine apologie de la nature, ou du moins une dissociation de la nature et du péché que d'une part on ne s'attendrait pas nécessairement à trouver sous la plume de Maurras, qui d'autre part n'est pas sans relents « gauchistes ». Il faut en effet être conscient que la thèse de Boutang sur l'« accident historique » (« paradoxe » ou « étrangeté » eurent je pense mieux convenu) qui vit, via Rome, la bourgeoisie masquer ses encouragements sans honte au pouvoir de l'Or et à l'usure en instrumentalisant l'Église et la « Chair », que cette thèse pourrait tout à fait - j'écrirais volontiers : a été soutenue, si j'avais des sources précises à vous soumettre, ce que ma mémoire se refuse à me donner - être soutenue d'un point de vue d'« extrême-gauche », genre Maspero 1970.



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On n'ira pas trop loin sans prudence dans cette hypothèse d'une « convergence des extrêmes » , car ni Maurras ni Boutang certes ne risquent de tomber dans une apologie béate de la nature ou dans un mépris naïf des institutions, mais il n'était pas sans intérêt je crois de relever cette forme de parenté entre des pensées d'horizons différents - ce que peut-être explique l'ambiguïté d'une notion comme celle de péché originel, que l'on peut interpréter dans des sens plus ou moins rigoristes - ceci sans évoquer les liens complexes entre Maurras et Boutang du point de vue du catholicisme, qui forment justement un des fils conducteurs principaux du long livre du second sur le premier…

(Par ailleurs, je suggère l'idée que dans le foisonnement éditorial de la première partie des années 70, du type Maspero justement, on trouverait des intuitions intéressantes : à force de « charger » la bourgeoisie, les jeunes auteurs gauchistes pouvaient retrouver les sociétés traditionnelles et leur plus grande richesse de sens. Mais cela allait trop contre leurs a priori : peut-être est-ce - en partie - parce qu'ils n'eurent pas le courage théorique et idéologique de franchir cet obstacle que le gauchisme s'essouffla.)


Encore un point. L'allégorie du bouchon tenu par le lingot de plomb exprime selon Maurras le rôle de la transcendance, qui évite à l'individu-bouchon de « dériver » : il est néanmoins difficile, d'une part, de ne pas voir dans l'organisation globale du filet une image de la société, dans laquelle chaque individu joue son rôle pour le bien de tous, d'autre part de ne pas penser, à la « théorie du bouchon » de Jean Renoir - contemporain de Maurras -, que je vous ai présentée ainsi : "un bouchon flottant sur la mer est certes ballotté par le courant dans des directions différentes, mais il ne coule pas, et peut même, d'un délicat mouvement de hanches, choisir de suivre telle vague plutôt que telle autre lorsqu'il se trouve à une intersection, sans même qu'on le remarque (Renoir, une belle crapule paraît-il, s'y connaissait en louvoiement)."

Ne schématisons pas ces schémas : l'image du filet reste celle d'une société figée, où personne ne peut bouger ; le louvoiement du bouchon n'est pas nécessairement signe de trahison ou d'égoïsme. Mais gardons en mémoire cette double image : à partir d'une même violence de fond, celle du courant (la Nature, le Temps, l'Histoire…), on aura le modèle traditionnel d'une société bien agencée résistant ensemble à cette violence et en captant quelque chose (la nourriture, en l'occurrence), mais où il peut être difficile à titre personnel d'évoluer ; et le « modèle » de la société moderne, où chacun est ballotté par le courant, mais où certains, s'ils sont assez souples, peuvent s'en accommoder mieux que d'autres.


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Que ce deuxième modèle fût exprimé par un grand cinéaste doublé d'une canaille en illustre bien les avantages et inconvénients. On pourrait d'ailleurs plus justement voir dans le personnage de Bardamu - Céline, autre contemporain… - une personnification de ce bouchon, « libéré » par la Grande Guerre (dont j'ai maintes fois écrit qu'elle était liée à la combinaison particulière d'individualisme et de holisme qui sous-tendit la « première » IIIe République) des liens traditionnels usés, emporté par des flots que parfois - rarement - il parvient à domestiquer quelque peu. Nous sommes tous des Bardamu !


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mardi 20 avril 2010

"L'immobilité ça dérange le siècle…"

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Un des plaisirs - et une des limites - de l'écriture « bloguesque » est que l'on est parfois loin de savoir soi-même ce que l'on va écrire le lendemain : on croit que l'on va écrire quelque chose, et on part sur une autre piste, on tire sur un fil que l'on pensait sans intérêt majeur, on découvre de nouvelles idées, ou on en redécouvre d'anciennes… Ceci pour expliquer que le texte que vous allez lire a d'abord été un projet pour essayer de clarifier un peu rien moins que le concept de Dieu. Cette tache ardue en cours, je me suis dit que la citation de Pierre Boutang que je prenais pour point de départ pouvait nourrir le récent débat avec L. James et M. Limbes. Mais, en m'attelant à ce petit travail, j'ai « tilté » sur une phrase de Boutang, laquelle m'a permis de mieux comprendre je crois cette intéressante idéologie qu'est l'anarchisme. C'est donc sur elle que je vais me concentrer aujourd'hui, sachant bien que je n'oublie pas les autres questions en suspens, espérant même que ce détour ne sera pas à cet égard totalement inutile.



Peut-être vous souvenez du passage du Sartre de Boutang que je vous citai il y a trois mois environ : l"homme qui chante comme à la fois présent et absent au monde. Le texte qui suit, issu du même livre, aborde le même problème :

"Étrange comme les religieux, précisément parce qu'ils en sont séparés, témoignent d'une connaissance aiguë des rapports de société, non parce qu'ils en sont « distants » mais parce que le mode de vie qu'ils ont choisi les fonde. La communauté religieuse est la première manifestation de cette solitude qui fonde la communion parce qu'elle est relation de l'être en qui toutes les communions trouvent leur sens. Le mouvement issu de la Révolution française, en qui Joseph de Maistre voyait déjà l'inspiration démoniaque, consistait dans son aspect le plus profond à méconnaître la place dans l'économie de la société de la « sécession » apparente des contemplatifs. La solidarité des hommes devenait une réalité suffisante à soi, se nourrissant de soi-même, la pitié humanitaire n'avait nul besoin du détour de l'amour divin, et c'est dans la société elle-même conçue comme un vaste système de raison qu'elle trouvait sa justification. En fait, à mesure que le temps passa, et que les richesses de la solitude, et du rapport de l'homme à Dieu, furent consommées, le visage féroce et démoniaque de la déréliction apparut ; la solitude devint vraiment un abandon et un désespoir, et qu'est-ce que l'amour et le sentiment de la communauté entre des individus désespérés ? Sur ce point, Sartre a bien raison : il ne fait que tirer la dernière conséquence de l'athéisme de la Révolution française. Seulement, il ne se laisse pas prendre au piège de l'optimisme humanitaire ; il proclame la contingence radicale des communautés humaines. La nouvelle solidarité qui apparaît alors - elle est impossible à fonder - résulte de la communauté de déréliction, de l'identité du désespoir." (pp. 42-44)

Exprimons directement notre thèse du jour : l'anarchisme, finalement, n'est « que » la conscience de la nouvelle donne des rapports humains en période moderne. "La solitude devint vraiment un abandon et un désespoir, et qu'est-ce que l'amour et le sentiment de la communauté entre des individus désespérés ?", voilà le point de départ de l'anarchisme, et voilà pourquoi il reste une des pensées importantes de notre temps. « Ni Dieu, ni maître », cela veut dire aussi : à partir du moment où il n'y a pas de Dieu, il n'y a plus rien qui justifie les maîtres. Attention, l'interprétation basse - et pas totalement fausse - de ceci revient à assimiler religion et justification hypocrite du pouvoir des uns sur les autres - cela a existé, cela existe encore, certains aimeraient que cela existe encore plus, mais ce n'est qu'un aspect de la question : dans la société traditionnelle à l'occidentale, le puissant est enserré dans un réseau d'obligations qui trouve sa justification in fine dans l'existence de Dieu - à partir du moment où celui-ci n'existe plus, ce sont toutes les hiérarchies en place qui s'écroulent. L'anarchisme est ici bien plus cohérent que les idéologies bourgeoises qui essaient de sauver les apparences, de garder un bout utile de Dieu après l'avoir effacé de la globalité de l'existence (un passage du Maurras de Boutang montre bien comment la religion catholique, avec l'appui de la bourgeoisie, s'est concentrée au XIXe siècle sur ce qui pouvait lui rester, les femmes et les enfants, et comment cela a contribué à lui donner son image caricaturale, repoussoir toujours utile de nos jours...)

Plus cohérent et plus lucide : en modernité l'homme est peut-être roi, mais le roi est nu, et pas beau à voir.


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C'est tout l'aspect noir de l'anarchisme - "Il n'y a plus rien, plus plus rien" - qu'il faut, contre certains anarchistes eux-mêmes séparer fortement de l'optimisme libertaire mâtiné d'utopie. L'anar cohérent peut essayer de voir ce qu'il est encore possible de faire avec les rapports humains dans un monde sans transcendance ni verticalité (ce pourquoi, s'il existe des gens que l'on peut effectivement caractériser comme « anars de droite », ils ne sont pas vraiment anars : ils sont anars pour eux-mêmes, de droite pour les autres), il sait que l'on ne peut rien bâtir, parce qu'il n'y a plus de fondations.


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L'anar sait que la société moderne ouvre des possibilités nouvelles, notamment de rencontres, les barrières entre les classes, ou les ordres, s'effaçant petit à petit (non sans renaître sous d'autres formes, mais passons pour aujourd'hui), mais il sait aussi que ces rencontres, pour agréables et instructives qu'elles puissent parfois être, ne mènent pas très loin - on revient toujours à la crue et cruelle nudité de l'être humain : Amer savoir, celui qu'on tire du voyage dans la société, ce serait la morale à tirer de l'histoire.

Ajoutons enfin ceci : l'anarchisme se fout de l'égalité, l'anarchisme n'est pas égalitariste. Je ne suis pas un grand spécialiste du professeur Choron, mais certains des ses propos, tels que Nabe retranscrit dans son journal, vont tout à fait dans ce sens, et le moins que l'on puisse dire est qu'ils ne sont pas « de gauche ». Tous dans la même galère, tous dans la même merde, voilà à la limite le seul égalitarisme anarchiste : il ne préjuge rien des qualités et défauts des individus, ne préconise rien pour remédier aux inégalités (ce qui ne signifie pas qu'il les approuve toutes). L'idée est plutôt : puisque le monde moderne nous laisse seuls face à nous-mêmes, il n'y a plus de place réelle pour la compromission et les faux-semblants, il faut voir l'homme tel qu'il est, et tant pis si ce n'est pas beau.


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A partir de là… à partir de là, il peut y avoir plusieurs directions, de la misanthropie pure et simple à une certaine sagesse désabusée éventuellement teintée d'hédonisme (on reconnaît là deux aspects de l'oeuvre d'un Léo Malet, La vie est dégueulasse vs. Nestor Burma), voire le début d'une certaine confiance en l'homme, la recherche de nouvelles fondations… Mais l'on sort alors de l'anarchisme pur et dur - et de notre sujet (on connaît l'hypothèse de Maximilien Rubel d'un Marx anarchiste avant tout - avant tout peut-être, mais après ?).

Faisons alors un sort au « libertaire », j'entends par là celui qui est positif, qui veut abolir lois et frontières, etc. Il ne s'agit pas d'en dire du mal - même si j'en pense -, mais de marquer ce qui le sépare et le rapproche de l'anar tel que je viens d'essayer de le définir. Ce qui le rapproche, c'est un certain mépris pour les lois, et cela peut justifier bien des formules communes, mais il est important de comprendre que ce mépris n'a pas la même source. L'anarchisme voit - avec des sentiments plus ou moins mêlés, il n'est pas nécessairement nostalgique - le manque qu'il y a dans la loi moderne, ou bourgeoise, par rapport au système traditionnel, alors que le libertaire joyeux voit avant tout dans la loi, traditionnelle ou moderne, une source d'oppression, pour les autres et pour lui-même. Ce qui se perd entre l'anarchiste et le « libertaire » (je n'ai pas vraiment de meilleur terme, « libéral-libertaire » est tout de même trop actuel et restrictif), c'est la conscience d'un manque, de l'écroulement de quelque chose dans les rapports humains avec l'irruption de la modernité. Si vous voulez, l'anarchiste est issu de la modernité mais en tant que conscience de ce qui manque à celle-ci, le libertaire est un produit de la modernité et ne comprend pas qu'il y avait quelque chose d'autre avant - ou s'en fout complètement.


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Et Sartre, dans tout cela ? Encore une fois, je parle du Sartre décrit par Boutang, avec peut-être quelque injustice vis-à-vis de l'intéressé - mais en considérant ce Sartre comme plausible. A lire Boutang donc, on voit bien le fonds « anar » de Sartre (sans doute peut-on relire La nausée sous cet angle), mais aussi que quelque chose (l'envie de pouvoir ?) l'a tout de même poussé à ne pas en rester là, et à faire profession de maître. D'où, semble-t-il, le caractère arbitraire de certaines de ses prises de position (pourquoi aller traîner du côté de Marx, finalement ?), et l'intolérance et l'intransigeance de ses polémiques, comme s'il voulait masquer par là la gratuité conceptuelle originelle de sa volonté de politique.

Quoi qu'il en soit de ces hypothèses relatives à l'individu Jean-Paul Sartre, revenons à notre anarchiste, et synthétisons notre propos : l'anarchiste, né de la modernité, conscience de la perte que celle-ci induit, est celui qui sait qu'Il n'y a plus rien et qui tire les conséquences de cette donnée politique, avant tout dans sa vie quotidienne, puisque c'est le seul domaine où il pense pouvoir encore faire quelque chose. D'où à la fois qu'il ne joue pas grand rôle politique, et qu'aucune pensée politique sérieuse, qui pense nécessairement qu'Il y a encore quelque chose, doive l'affronter, éventuellement l'intégrer, le « dépasser » ; d'où aussi qu'il ne peut être le fait que d'individus isolés, en minorité si l'on veut, mais qu'il soit néanmoins, en tant qu'idéologie, présent en permanence depuis l'apparition de la modernité.

D'une certaine façon, l'anarchiste est le « renonçant » du monde moderne : non au sens où il mènerait nécessairement une vie d'ascète, mais parce que, tel le renonçant indien chez Dumont ou le moine du Moyen Age, il incarne à l'extrême un aspect de la société à l'écart de laquelle il se tient. A cette importante différence près avec les modèles traditionnels de renonçants, que ceux-ci contribuent par ce qu'ils incarnent à faire fonctionner ces sociétés, alors que l'anarchiste est plus la personnification du fait que la nôtre ne sait plus comment fonctionner. Écrire qu'on a les renonçants que l'on mérite serait faire injure aux grands anarchistes - parmi lesquels, contrairement à ce qu'écrit Muray, qui ne prend pas assez en compte la distinction avec le libertaire, il faut indubitablement compter Céline -, mais le fait est que la symétrie avec le renonçant traditionnel s'arrête où s'arrête la symétrie entre modernité et tradition.

Ce qui repose la question de ce que peuvent faire les hommes seuls, croyants ou non (et d'ailleurs, il n'est pas logiquement impossible, même si de fait c'est plutôt rare, ou en tout cas rarement revendiqué, que l'anarchiste soit croyant), peuvent faire dans la société d'aujourd'hui pour la remettre dans le bon sens - et nous retrouvons Laurant James, l'Oumma, etc. Ce sera pour une prochaine fois si vous le voulez bien.

En attendant, revenons au fameux chef-d'oeuvre de Léo Ferré, Il n'y a plus rien, à l'aune des interprétations que je vous ai proposées aujourd'hui. Il me semble que Léo y hésite en permanence entre le versant noir et le versant utopiste de l'anarchie. On sait qu'il fut très marqué par 68 - dont je ne serais pas loin de penser que ce fut le principal mérite : lui avoir permis de renouveler sa manière et d'écrire ses plus belles chansons. Ce qui fait qu'il dit un peu tout et son contraire - mais qu'il le dit bien. "Nous aurons tout - dans dix mille ans", la dernière phrase marque clairement cette ambiguïté. Cet angle de vue en tout cas me semble éclairer certaines des obscurités de ce texte. Et même, si j'ose dire, ses clartés : "C'est vraiment con, les amants..."


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Quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir...

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lundi 19 avril 2010

"Le désordre, c'est l'ordre.."

Je laisse les amateurs compléter cette sentence, et les novices la découvrir ci-après.

- En attendant, comme il s'avère que je suis trop débordé pour vous présenter un texte décent (c'est pour la bonne cause, ceci dit, celle de mon portefeuille : je ne suis pas encore assez riche pour financer un attentat-suicide de juifs anti-sionistes sur le Mur des Lamentations, mais j'y travaille), en guise de mise en bouche, voici une interprétation par Léo Ferré d'un de ses grands chefs-d'oeuvre, Il n'y a plus rien, suivie du texte de la chanson pour ceux qui n'ont pas un quart d'heure à passer en compagnie de Léo.

Ceci parce qu'étant parti à la recherche du Dieu de Laurent James, je suis tombé sur l'anarchisme et son Dieu... Mais ce sera pour la prochaine fois. Bonne écoute, bonne lecture !




Léo Ferré - Il n'y a plus rien




Léo Ferré
IL N'Y A PLUS RIEN


"Écoute, écoute...

Dans le silence de la mer, il y a comme un balancement maudit qui vous met le coeur à l'heure, avec le sable qui se remonte un peu, comme les vieilles putes qui remontent leur peau, qui tirent la couverture.

Immobile... L'immobilité, ça dérange le siècle.

C'est un peu le sourire de la vitesse, et ça sourit pas lerche, la vitesse, en ces temps.

Les amants de la mer s'en vont en Bretagne ou à Tahiti...

C'est vraiment con, les amants.

Il n'y a plus rien.

Camarade maudit, camarade misère...

Misère, c'était le nom de ma chienne qui n'avait que trois pattes.

L'autre, le destin la lui avait mise de côté pour les olympiades de la bouffe et des culs semestriels qu'elle accrochait dans les buissons pour y aller de sa progéniture.
Elle est partie, Misère, dans des cahots, quelque part dans la nuit des chiens.

Camarade tranquille, camarade prospère,
Quand tu rentreras chez toi
Pourquoi chez toi ?
Quand tu rentreras dans ta boîte, rue d'Alésia ou du Faubourg
Si tu trouves quelqu'un qui dort dans ton lit,
Si tu y trouves quelqu'un qui dort
Alors va-t-en, dans le matin clairet
Seul
Te marie pas
Si c'est ta femme qui est là, réveille-la de sa mort imagée.

Fous-lui une baffe, comme à une qui aurait une syncope ou une crise de nerfs...
Tu pourras lui dire : "T'as pas honte de t'assumer comme ça dans ta liquide sénescence.
Dis, t'as pas honte? Alors qu'il y a quatre-vingt-dix mille espèces de fleurs ?
Espèce de conne !
Et barre-toi !
Divorce-la
Te marie pas !
Tu peux tout faire :
T'empaqueter dans le désordre, pour l'honneur, pour la conservation du titre...

Le désordre, c'est l'ordre moins le pouvoir !

Il n'y a plus rien.

Je suis un nègre blanc qui mange du cirage
Parce qu'il se fait chier à être blanc, ce nègre,
Il en a marre qu'on lui dise : " Sale blanc !"

A Marseille, la sardine qui bouche le Port
Était bourrée d'héroïne
Et les hommes-grenouilles n'en sont pas revenus...
Libérez les sardines
Et y'aura plus de mareyeurs !

Si tu savais ce que je sais
On te montrerait du doigt dans la rue
Alors il vaut mieux que tu ne saches rien
Comme ça, au moins, tu es peinard, anonyme, Citoyen !

Tu as droit, Citoyen, au minimum décent
A la publicité des enzymes et du charme
Au trafic des dollars et aux trafiquants d'armes
Qui traînent les journaux dans la boue et le sang
Tu as droit à ce bruit de la mer qui descend
Et si tu veux la prendre elle te fera du charme
Avec le vent au cul et des sextants d'alarme
Et la mer reviendra sans toi si tu es méchant

Les mots... toujours les mots, bien sûr !
Citoyens! Aux armes !
Aux pépées, Citoyens ! A l'Amour, Citoyens !
Nous entrerons dans la carrière quand nous aurons cassé la gueule à nos ainés !
Les préfectures sont des monuments en airain... un coup d'aile d'oiseau ne les entame même pas... C'est vous dire !

Nous ne sommes même plus des juifs allemands.
Nous ne sommes plus rien.

Il n'y a plus rien.

Des futals bien coupés sur lesquels lorgnent les gosses, certes !
Des poitrines occupées
Des ventres vacants
Arrange-toi avec ça!

Le sourire de ceux qui font chauffer leur gamelle sur les plages reconverties et démoustiquées
C'est-à-dire en enfer, là où Dieu met ses lunettes noires pour ne pas risquer d'être reconnu par ses admirateurs
Dieu est une idole, aussi !
Sous les pavés il n'y a plus la plage
Il y a l'enfer et la Sécurité
Notre vraie vie n'est pas ailleurs, elle est ici
Nous sommes au monde, on nous l'a assez dit
N'en déplaise à la littérature

Les mots, nous leur mettons des masques, un bâillon sur la tronche
A l'encyclopédie, les mots !
Et nous partons avec nos cris !
Et voilà!

Il n'y a plus rien... plus, plus rien.

Je suis un chien ?
Perhaps !
Je suis un rat
Rien

Avec le coeur battant jusqu'à la dernière battue

Nous arrivons avec nos accessoires pour faire le ménage dans la tête des gens:
"Apprends donc à te coucher tout nu !
"Fous en l'air tes pantoufles!
"Renverse tes chaises!
"Mange debout!
"Assois-toi sur des tonnes d'inconvenances et montre-toi à la fenêtre en gueulant des gueulantes de principe

Si jamais tu t'aperçois que ta révolte s'encroûte et devient une habituelle révolte, alors,
Sors
Marche
Crève
Baise
Aime enfin les arbres, les bêtes et détourne-toi du conforme et de l'inconforme
Lâche ces notions, si ce sont des notions
Rien ne vaut la peine de rien.

Il n'y a plus rien... plus, plus rien.

Invente des formules de nuit: CLN... C'est la nuit !
Même au soleil, surtout au soleil, c'est la nuit
Tu peux crever... Les gens ne retiendront même pas une de leur inspiration.
Ils canaliseront sur toi leur air vicié en des regrets éternels puant le certificat d'études et le catéchisme ombilical.
C'est vraiment dégueulasse
Ils te tairont, les gens.
Les gens taisent l'autre, toujours.
Regarde, à table, quand ils mangent...
Ils s'engouffrent dans l'innommé
Ils se dépassent eux-mêmes et s'en vont vers l'ordure et le rot ponctuel !

La ponctuation de l'absurde, c'est bien ce renversement des réacteurs abdominaux, comme à l'atterrissage: on rote et on arrête le massacre.
Sur les pistes de l'inconscient, il y a des balises baveuses toujours un peu se souvenant du frichti, de l'organe, du repu.

Mes plus beaux souvenirs sont d'une autre planète
Où les bouchers vendaient de l'homme à la criée.

Moi, je suis de la race ferroviaire qui regarde passer les vaches !
Si on ne mangeait pas les vaches, les moutons et les restes
Nous ne connaîtrions ni les vaches, ni les moutons, ni les restes...
Au bout du compte, on nous élève pour nous becqueter
Alors, becquetons !
Côte à l'os pour deux personnes, tu connais?

Heureusement il y a le lit : un parking !
Tu viens, mon amour?
Et puis, c'est comme à la roulette : on mise, on mise...
Si la roulette n'avait qu'un trou, on nous ferait miser quand même
D'ailleurs, c'est ce qu'on fait !
Je comprends les joueurs : ils ont trente-cinq chances de ne pas se faire mettre...
Et ils mettent, ils mettent...
Le drame, dans le couple, c'est qu'on est deux
Et qu'il n'y a qu'un trou dans la roulette...

Quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir !

Te marie pas
Ne vote pas
Sinon t'es coincé.

Elle était belle comme la révolte
Nous l'avions dans les yeux,
Dans les bras dans nos futals
Elle s'appelait l'imagination

Elle dormait comme une morte, elle était comme morte
Elle sommeillait
On l'enterra de mémoire

Dans le cocktail Molotov, il faut mettre du Martini, mon petit !

Transbahutez vos idées comme de la drogue... Tu risques rien à la frontière
Rien dans les mains
Rien dans les poches

Tout dans la tronche !

- Vous n'avez rien à déclarer ?
- Non.
- Comment vous nommez-vous?
- Karl Marx.
- Allez, passez!

Nous partîmes... Nous étions une poignée...
Nous nous retrouverons bientôt démunis, seuls, avec nos projets d'imagination dans le passé
Écoutez-les... Écoutez-les...
Ça râpe comme le vin nouveau
Nous partîmes... Nous étions une poignée
Bientôt ça débordera sur les trottoirs
La parlote ça n'est pas un détonateur suffisant
Le silence armé, c'est bien, mais il faut bien fermer sa gueule...
Toutes des concierges !
Écoutez-les...

Il n'y a plus rien.

Si les morts se levaient ?
Hein ?

Nous étions combien ?
Ça ira !

La tristesse, toujours la tristesse...

Ils chantaient, ils chantaient...
Dans les rues...

Te marie pas Ceux de San Francisco, de Paris, de Milan
Et ceux de Mexico
Bras dessus bras dessous
Bien accrochés au rêve

Ne vote pas

0 DC8 des Pélicans
Cigognes qui partent à l'heure
Labrador Lèvres des bisons
J'invente en bas des rennes bleus
En habit rouge du couchant
Je vais à l'Ouest de ma mémoire
Vers la Clarté vers la Clarté

Je m'éclaire la Nuit dans le noir de mes nerfs
Dans l'or de mes cheveux j'ai mis cent mille watts
Des circuits sont en panne dans le fond de ma viande
J'imagine le téléphone dans une lande
Celle où nous nous voyons moi et moi
Dans cette brume obscène au crépuscule teint
Je ne suis qu'un voyant embarrassé de signes
Mes circuits déconnectent
Je ne suis qu'un binaire

Mon fils, il faut lever le camp comme lève la pâte
Il est tôt Lève-toi Prends du vin pour la route
Dégaine-toi du rêve anxieux des biens assis
Roule Roule mon fils vers l'étoile idéale
Tu te rencontreras Tu te reconnaîtras
Ton dessin devant toi, tu rentreras dedans
La mue ça ses fait à l'envers dans ce monde inventif
Tu reprendras ta voix de fille et chanteras Demain
Retourne tes yeux au-dedans de toi
Quand tu auras passé le mur du mur
Quand tu auras outrepassé ta vision
Alors tu verras : rien.

Il n'y a plus rien.

Que les pères et les mères
Que ceux qui t'ont fait
Que ceux qui ont fait tous les autres
Que les "monsieur"
Que les "madame"
Que les "assis" dans les velours glacés, soumis, mollasses
Que ces horribles magasins bipèdes et roulants
Qui portent tout en devanture
Tous ceux-là à qui tu pourras dire :

Monsieur !
Madame !

Laissez donc ces gens-là tranquilles
Ces courbettes imaginées que vous leur inventez
Ces désespoirs soumis
Toute cette tristesse qui se lève le matin à heure fixe pour aller gagner VOS sous,
Avec les poumons resserrés
Les mains grandies par l'outrage et les bonnes moeurs
Les yeux défaits par les veilles soucieuses...
Et vous comptez vos sous?
Pardon.... LEURS sous !

Ce qui vous déshonore
C'est la propreté administrative, écologique dont vous tirez orgueil
Dans vos salles de bains climatisées
Dans vos bidets déserts
En vos miroirs menteurs...

Vous faites mentir les miroirs
Vous êtes puissants au point de vous refléter tels que vous êtes
Cravatés
Envisonnés
Empapaoutés de morgue et d'ennui dans l'eau verte qui descend
des montagnes et que vous vous êtes arrangés pour soumettre
A un point donné
A heure fixe
Pour vos narcissiques partouzes.
Vous vous regardez et vous ne pouvez même plus vous reconnaître
Tellement vous êtes beaux
Et vous comptez vos sous
En long
En large
En marge
De ces salaires que vous lâchez avec précision
Avec parcimonie
J'allais dire "en douce" comme ces aquilons avant-coureurs et qui racontent les exploits du bol alimentaire, avec cet apparat vengeur et nivellateur qui empêche toute identification...
Je veux dire que pour exploiter votre prochain, vous êtes les champions de l'anonymat.

Les révolutions ? Parlons-en !
Je veux parler des révolutions qu'on peut encore montrer
Parce qu'elles vous servent,
Parce qu'elles vous ont toujours servis,
Ces révolutions de "l'histoire",
Parce que les "histoires" ça vous amuse, avant de vous intéresser,
Et quand ça vous intéresse, il est trop tard, on vous dit qu'il s'en prépare une autre.
Lorsque quelque chose d'inédit vous choque et vous gêne,
Vous vous arrangez la veille, toujours la veille, pour retenir une place
Dans un palace d'exilés, entouré du prestige des déracinés.
Les racines profondes de ce pays, c'est Vous, paraît-il,
Et quand on vous transbahute d'un "désordre de la rue", comme vous dites, à un "ordre nouveau", comme ils disent, vous vous faites greffer au retour et on vous salue.

Depuis deux cent ans, vous prenez des billets pour les révolutions.
Vous seriez même tentés d'y apporter votre petit panier,
Pour n'en pas perdre une miette, n'est-ce-pas ?
Et les "vauriens" qui vous amusent, ces "vauriens" qui vous dérangent aussi, on les enveloppe dans un fait divers pendant que vous enveloppez les "vôtres" dans un drapeau.

Vous vous croyez toujours, vous autres, dans un haras !
La race ça vous tient debout dans ce monde que vous avez assis.
Vous avez le style du pouvoir
Vous en arrivez même à vous parler à vous-mêmes
Comme si vous parliez à vos subordonnés,
De peur de quitter votre stature, vos boursouflures, de peur qu'on vous montre du doigt, dans les corridors de l'ennui, et qu'on se dise : "Tiens, il baisse, il va finir par se plier, par ramper"
Soyez tranquilles ! Pour la reptation, vous êtes imbattables ; seulement, vous ne vous la concédez que dans la métaphore...
Vous voulez bien vous allonger mais avec de l'allure,
Cette "allure" que vous portez, Monsieur, à votre boutonnière,
Et quand on sait ce qu'a pu vous coûter de silences aigres,
De renvois mal aiguillés
De demi-sourires séchés comme des larmes,
Ce ruban malheureux et rouge comme la honte dont vous ne vous êtes jamais décidé à empourprer votre visage,
Je me demande comment et pourquoi la Nature met
Tant d'entêtement,
Tant d'adresse
Et tant d'indifférence biologique
A faire que vos fils ressemblent à ce point à leurs pères,
Depuis les jupes de vos femmes matrimoniaires
Jusqu'aux salonnardes équivoques où vous les dressez à boire,
Dans votre grand monde,
A la coupe des bien-pensants.

Moi, je suis un bâtard.
Nous sommes tous des bâtards.
Ce qui nous sépare, aujourd'hui, c'est que votre bâtardise à vous est sanctionnée par le code civil
Sur lequel, avec votre permission, je me plais à cracher, avant de prendre congé.
Soyez tranquilles, Vous ne risquez rien :

Il n'y a plus rien !

Et ce rien, on vous le laisse!
Foutez-vous en jusque-là, si vous pouvez,
Nous, on peut pas.
Un jour, dans dix mille ans,
Quand vous ne serez plus là,
Nous aurons TOUT
Rien de vous
Tout de nous
Nous aurons eu le temps d'inventer la Vie, la Beauté, la Jeunesse,
Les Larmes qui brilleront comme des émeraudes dans les yeux des filles,
Le sourire des bêtes enfin détraquées,
La priorité à Gauche, permettez !

Nous ne mourrons plus de rien
Nous vivrons de tout

Et les microbes de la connerie que nous n'aurez pas manqué de nous léguer, montant
De vos fumures
De vos livres engrangés dans vos silothèques
De vos documents publics
De vos règlements d'administration pénitentiaire
De vos décrets
De vos prières, même,
Tous ces microbes...
Soyez tranquilles,
Nous aurons déjà des machines pour les révoquer

NOUS AURONS TOUT

Dans dix mille ans."

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dimanche 11 avril 2010

Foutre...

(Ajout le lendemain.)


...j'aurais pu y penser plus tôt : le péché originel, c'est l'absence du don / contre-don, tout simplement.

Lorsque l'on fait référence au péché originel, on évoque souvent (avec d'ailleurs, semble-t-il, une certaine imprécision de langage) la néoténie , i.e. la longue incapacité du petit d'homme à survivre, se nourrir, s'occuper de lui-même, par rapport aux petits des animaux, bien plus vite autonomes.

Dans le texte qui inaugure ses Idées politiques (1937, réédité par Fayard en 1968, ce qui s'appelle aller à contre-courant), Maurras entend illustrer la nécessité de la hiérarchie par un tableau du nouveau-né, dont voici quelques extraits (p. 17-18 ; je ne signale pas les coupures) :

"Au petit homme, il manque tout. Le peu qu'il a d'instincts est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu'il les reçoive, tout ordonnés, d'autrui.

Il est né. Sa volonté n'est pas née, ni son action proprement dite. Il n'a pas dit Je ni Moi, et il en est fort loin, qu'un cercle de rapides actions prévenantes s'est dessiné autour de lui. Le petit homme presque inerte [c'est bien un sourd qui écrit ça…], qui périrait s'il affrontait la nature brute, est reçu dans l'enceinte d'une autre nature empressée, clémente et humaine.

Son existence a commencé par cet afflux de services extérieurs gratuits. Son compte s'ouvre par des libéralités dont il a le profit sans avoir pu les mériter, ni même y aider par une prière, il n'en a rien pu demander ni désirer. Des années passeront avant que la mémoire et la raison acquises viennent lui proposer aucun débit compensateur. Cependant, à la première minute du premier jour, quand toute vie personnelle est fort étrangère à son corps, qui ressemble à celui d'une petite bête, il attire et concentre les fatigues d'un groupe dont il dépend autant que sa mère lorsqu'il était enfermé dans son sein.

Cette activité sociale a donc pour premier caractère de ne comporter aucun degré de réciprocité. Elle est de sens unique, elle provient d'un même terme. Quant au terme que l'enfant figure, il est muet, infans, et dénué de liberté comme de pouvoir ; le groupe auquel il participe est parfaitement pur de toute égalité : aucun pacte possible, rien qui ressemble à un contrat. Ces accords moraux veulent que l'on soit deux. Le moral de l'un n'existe pas encore.

On n'en saurait prendre acte en termes trop formels, ni assez admirer ce spectacle d'autorité pure, ce paysage de hiérarchie absolument net."

La démonstration, dont je n'aborderai pas la discussion, est fort claire - et même très classique, la thématique anti-Rousseau, anti-Contrat social, explicite, mais ce qui m'a intéressé est la phrase : "Cette activité sociale a donc pour premier caractère de ne comporter aucun degré de réciprocité." Pour qui s'est accoutumé à la suite de Mauss à voir dans les « figures de la réciprocité », et l'architecture complexe du système du don / contre-don (et je rappelle, comme toujours, que les schémas du contrat et du donnant-donnant n'en sont que des formes non seulement simplistes mais, au moins dans le cas du contrat, dégradées), un des invariants forts de la définition de notre humanité, le lien est vite fait : ce qui manque à l'enfant, c'est la notion de réciprocité, qui justement nous fait humains. Le péché originel, c'est ne pas connaître la relation à l'autre, et ce sera le travail de la société (ou de la culture) que de contrebalancer cette ignorance originelle en insérant l'individu dans des réseaux de réciprocité plus ou moins complexes, jusqu'à des merveilles civilisationnelles comme l'architecture rituelle de la Kula.

J'ai écrit "contrebalancer", et non pas "annuler" ou "faire disparaître", car l'homme aura toujours justement tendance à vouloir s'échapper de ces réseaux : je ne parle pas des besoins normaux de solitude et de repli sur soi, mais de la tentation du « tout pour ma gueule » - c'est bien ce qui s'est passé, au niveau global des sociétés, avec le libéralisme, les robinsonnades, la dégradation du don / contre-don (où l'on doit donner plus que ce qu'on a reçu) en contrat, etc., vous connaissez l'histoire, Sarkozy n'en est qu'un chapitre supplémentaire et particulièrement ridicule, croustillant, consternant… - cette histoire générale de pompiers pyromanes qui font tout pour rendre une société sauvage (pardon pour les Sauvages !) et s'étonnent après qu'elle soit ingérable, ingouvernable, invivable. Et il n'y a pas de lieu de s'étonner que tous les si fiers théoriciens et praticiens du « tout pour ma gueule » aient des comportements d'enfants (pardon pour les enfants !).

Le libéralisme, m'est-il arrivé d'écrire, par son insistance sur les besoins comme par sa volonté d'atomisation de la condition humaine, rapproche l'homme de l'animal (pardon pour les animaux !) : nous en voyons ici un double aspect, à la fois anthropologique et démonologique. De ce point de vue il n'est d'ailleurs nullement exagéré de voir en lui quelque chose de diabolique - ce qui ne signifie certes pas qu'il faille recréer l'Inquisition et envoyer au bûcher tous les Minc et Strauss-Kahn de la terre (veinards de Polonais, ça n'arrive vraiment qu'aux autres, des accidents pareils, je pleurerais de joie si Sarko…).

On ajoutera, à l'autre pôle de l'existence, la possibilité pour Dieu de s'exempter, si j'ose dire, du don/contre-don - c'est la formule de Bernanos que je vous ai citée plusieurs fois déjà : "Entre nous, il n'est qu'échange, Dieu seul donne, lui seul." Cette sortie par le haut du don/contre-don - un don n'appelant pas de contre-don, et, d'ailleurs que pourrait-on rendre à Dieu de plus que la grâce ? on l'accepte si on peut, et on ferme sa gueule - allant tout à fait dans mon sens…



Fort bien, mais on ne peut en rester là. Si l'approche de Mauss a pour grand avantage notamment de puiser dans toutes les régions, spatiales et temporelles, de l'histoire de l'humanité, je l'ai conjointe à une théologie, chrétienne, qui pour riche de sens qu'elle soit, ne peut être considérée comme résumant toutes les autres.

Pourquoi cette interrogation ? Le libéralisme étant une création occidentale, il n'y a rien que de naturel que de le relier - et l'on sait que les liens sont complexes - avec les traditions religieuses occidentales. Mais cela n'évacue pas la question : le libéralisme, ou comment s'en débarrasser, et c'est ici que d'autres cultures, et donc d'autres religions - l'on pense vite à l'Islam - peuvent entrer en scène.

Je suis bien incapable d'aborder ce problème, mais il faut en signaler l'importance, et le hasard (avec de gros guillemets…) de mes lectures, Maurras vendredi soir, Laurent James hier matin (merci à M. Cinéma pour le lien, qui m'avait échappé) ne peut que m'y inciter.

Je vous recommande la lecture intégrale de ce texte,

dont je souhaiterais certes qu'il comporte moins de « évidemment » (je suis désolé, l'expérience prouve que c'est souvent lorsque l'on dit ou écrit cet averbe que les choses ne sont pas si évidentes - ce qui ne signifie pas non plus qu'à chaque fois que Laurent James l'emploie ce soit pour dire une bêtise ou une erreur),

qui comporte des contresens sur l'oeuvre de Muray, lui attribuant des pensées que justement il critique,

mais qui est très riche d'indications, et a l'intérêt, au moins pour moi, de se situer sur l'autre versant de mes réflexions : lorsque je triture un concept comme celui de nation, je m'arrête souvent au stade où l'on pourrait imaginer d'autres communautés - notamment religieuses. L'optique de L. James est autre, puisqu'il part de la Tradition (guénonienne), et ne rencontre la nation qu'après coup :

"La lente élaboration historique du concept de nation a été un des principaux ennemis de la mission catholique durant dix-huit siècles (je ne crois pas qu’il ait existé beaucoup de Rois ou d’Empereurs en Europe qui n’aient considéré le Pape comme autre chose qu’un rival). Ce sont les francs-maçons, les juifs talmudistes et les bourgeois commerçants qui imposèrent définitivement en France la nation dans son sens moderne ; et aujourd’hui, ce sont les mêmes qui veulent la détruire ! Ce n’est pas parce que ces messieurs ont changé d’avis, que Benoît XVI et moi-même devons immédiatement changer le nôtre ! On n’est pas à leur botte ! Ceci dit, si l’on cherche des êtres humains dans le milieu de la politique aujourd’hui, il est évident qu’il n’y a que chez les nationalistes que l’on a des chances d’en trouver (...) Personnellement, le rôle de la nation ne me semble pas être particulièrement crucial dans le programme de rénovation intégrale qui doit être mis en œuvre. (...) L’Empire est allé trop loin dans l’atomisation du genre humain : il est trop tard pour en appeler à une quelconque communauté sociale de rassemblement. Le seul salut possible consiste à opposer une solitude transcendantale de sens ascendant à la solitude nihiliste conglomératique imposée par le système ultra-libéral. Etre seul sans soi avec Dieu, plutôt qu’être seul sans Dieu au milieu des autres."

D'où l'importance de l'Islam :

"L’Islâm possède un atout majeur, une spécificité qu’aucune autre religion n’a jamais eue auparavant : il croit si fort en Dieu qu’il ne croit pas en l’homme. Voilà pourquoi son succès va grandissant de jour en jour. Ne pas croire en l’homme est en effet la seule manière d’apprêter les fastes du Jugement Dernier dans une époque où l’homme est entièrement démonisé. L’Islâm est donc la religion la plus à même de combattre l’Empire avec efficacité, puisque celui-ci repose justement sur la négation de l’être humain. Le combat se fait à armes égales."

Précisément, on ne comprend pas très bien pourquoi, avec de telles prémisses, il est si « évident » que les milieux nationalistes soient les seuls pourvoyeurs d'« êtres humains », même si ce n'est pas nécessairement faux. Est-ce de plus compatible avec ces idées sur l'Islam ? N'y a-t-il pas là presque une pente glucksmanienne, faisant se rejoindre islamisme et nihilisme ? - « Évidemment », ce n'est pas la même chose, mais jusqu'à quel point peut-on fonder un espoir sur la non-croyance en l'homme ? A suivre...



Ajout le 12.04 :
Un bref échange de mails avec L. James, que je remercie pour sa disponibilité, m'a fait recueillir la précision suivante :

"Je n'ai jamais voulu dire que les milieux nationalistes soient les seuls pourvoyeurs d'êtres humains, mais que si un être humain voulait faire aujourd'hui de la politique réelle et concrète, il ne pourrait se retrouver que dans le camp nationaliste (ou celui du PAS [Parti Anti-Sioniste, note de AMG]), ce qui n'est pas la même chose. Les raisons en sont humaines et sociologiques, et non pas principielles. Cela n'était pas vrai il y a 5 ans, et cela ne sera peut-être plus vrai dans 3 ou 4 ans."

Dont acte, j'avais résumé un peu à la truelle la pensée de L. James sur ce point. La difficulté me semble-t-il, et j'évoque ici la difficulté de notre situation, est la suivante : il y a un truc, qui s'appelle la nation, qui est une création historique récente, contemporaine de nombreuses horreurs humaines et spirituelles, mais qui a par moments fonctionné - il suffit de voir comment certains anti-nationalistes, internationalistes d'extrême-gauche ou traditionnalistes (dans un sens plus maistrien que guénonien) de droite la regrettent aujourd'hui qu'elle s'étiole. Je n'ai jamais quant à moi prétendu que la nation était l'horizon indépassable de l'humanité, je me suis au contraire efforcé de rappeler aussi souvent que je l'estimais nécessaire, qu'il y avait eu, si j'ose dire, de l'humanité avant. Le problème est que l'on ne sait pas quelle humanité il y aura après, et que, pour reprendre ce que disait Chaunu, "on ne sait pas quoi mettre à la place" de la nation - en tout cas, Chaunu et moi, L. James a plus de suggestions à faire - ceci dit, je précise au cas où, sans ironie aucune.

De ce fait, nous nous trouvons ici devant des « alternatives » assez analogues à celles qui ont fleuri dans les courants révolutionnaires de gauche au fil du XXe siècle, que les termes de réformisme, politique du pire, etc, ont pu illustrer. Et il ne faut pas plus schématiser ces « vieux » débats que les positions respectives de L. James et de bibi, qui sont sans doute plus proches d'ailleurs qu'il n'y paraît. Si vous voulez, je suis tout à fait conscient que la nation disparaîtra un jour - le verrai-je moi-même, c'est autre chose -, je souhaite seulement que cela se fasse sans trop de dégâts, et que ce qui arrive après soit mieux, ce qui n'est pas impossible, mais n'est pas franchement gagné.

D'où l'importance de savoir ce que nous sommes en train de perdre (et à quel point), afin d'essayer de comprendre si cela peut être remplacé, sous quelle forme, si on jette le bébé avec l'eau du bain ou si, la société ayant horreur du vide, elle parviendra à pourvoir à peu près bien à ses besoins principaux, etc. La difficulté (bis) étant de se situer à la fois du point de vue de ce que nous connaissons ou croyons connaître, la nation, parce que cela reste notre donné actuel, et du point de vue de ce qui arrive.

- Sur l'Islam, et en l'occurrence sa négation de l'homme par rapport à celle effectuée par le libéralisme, on peut faire le même type de raisonnements. Je laisse de plus compétents que moi en la matière les préciser, tout en maintenant pour l'heure ce qui était non pas une objection en tant que telle, mais une réserve : que peut-on fonder sur une non-croyance en l'homme ? - A quoi s'ajoute la question, mais je ne l'aborderai pas aujourd'hui : comment être seul avec Dieu ?

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dimanche 4 avril 2010

"J'avais l'air d'un con, ma mère..." Histoire sans fin.

Ce qui suit est une façon de traiter le problème Ferrat-FN-Bonnet. Ainsi que vous allez le constater, j'ai vite été amené, pour clarifier ces débats (je rappelle la question d'origine : y a-t-il quelque chose de commun entre Jean Ferrat et le FN d'aujourd'hui ?), à m'embarquer dans des généralités bien éloignées, pour l'instant, de l'auteur de Ma France. Et en même temps, d'une certaine manière, tout est dit ici. Je ne sais donc pas encore si je mettrai les points sur les i (de la connerie de M. Bonnet) et reviendrai précisément sur l'oeuvre de Ferrat, ou si j'en resterai là. Bonne lecture !


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Vous connaissez j'imagine le slogan d'Alain Soral : « Gauche du travail, droite des valeurs ». Il est loisible d'en discuter la cohérence, et/ou de s'étriper sur certaines de ces « valeurs » ; ce qui en fait l'efficacité est simple et permet de distinguer ce qui est trop souvent mélangé : on peut être pro-ouvrier, pro-syndicats, voire révolutionnaire si l'on veut, sans être pour le mariage homo ou la consommation de porno par les ados et pré-ados ; réciproquement, on peut avoir un attachement pour des valeurs conjugales (la fidélité) et familiales (un certain respect de l'autorité parentale) sans être pris d'érection à la vue du bouclier fiscal ou du démantèlement des services publics.

Exprimé ainsi, cela semble d'une simplicité proche de la banalité la plus éculée, mais je ne crois pas que l'on puisse retirer à Alain Soral ce mérite d'avoir su remettre ce genre de « banalités » sur la table.

« Les extrêmes se rejoignent » : durant ma jeunesse gauchiste je ne supportais pas ce lieu commun que les « centristes » (et les « centristes » - ainsi d'ailleurs que les « fachos » -, cela faisait alors beaucoup de monde pour moi) me jetaient périodiquement à la gueule. Il est bien clair que comme tout lieu commun il a sa part de vérité - je l'ai d'ailleurs récemment retrouvé dans les convergences théoriques que Boutang retrace entre Maurras et Georges Sorel, voire Lénine (pp. 119-121 de l'édition Plon de Maurras. La destinée et l'oeuvre), autant dire qu'il ne date pas d'aujourd'hui.

Cette convergence des extrêmes peut se faire à différents niveaux. Dans l'exemple que je viens de citer, il y a une dominante de la pratique, via la thématique du « coup », dans laquelle on peut inclure l'idée du « Grand Soir » : retourner tout le système en une seule fois. Chez Lénine et Maurras, c'est par le biais d'une minorité active qui retourne à son profit et, en principe, à celui de tous, le système économique et politique centralisé ; chez Sorel (et Marx), il se trouve un moment où l'on atteint le seuil critique de la prolétarisation généralisée, les faibles assez nombreux et décidés deviennent forts et virent leurs patrons du paysage. (Lénine d'ailleurs fait une sorte de jonction entre les deux thèmes.)

La convergence des extrêmes que l'on peut trouver chez A. Soral, qui est aussi une façon de reprendre à son compte notre cliché et de le retourner, justement, est plus d'ordre théorique : retrouver ce qui, à gauche du PS et à droite de l'UMP (notamment), est commun, par-delà les apparences. L'insistance sur le mariage gay, dans ce contexte, n'est pas accidentelle ni de nature homophobe (même si elle peut flatter les mauvais penchants de certains) : elle vise à distinguer l'essentiel du secondaire. Cet essentiel me semble-t-il est la conscience que le rejet du capitalisme, ou à tout le moins la diminution de ses effets négatifs et destructeurs, ne peut se faire qu'en s'appuyant sur certaines valeurs morales. D'où la critique du trotskysme et des organisations trotskystes, qui ne sont pas avares de grands mots anti-capitalistes, mais d'une part prêchent une morale libertaire qui dans le contexte actuel rejoint certaines tendances capitalistes fortes, d'autre part - et, peut-être plus de mon point de vue que de celui d'Alain Soral, surtout - n'arrivent pas imaginer qu'il puisse y avoir au moins des questions à se poser sur les possibilités réelles de coexistence de ces divers mots d'ordre politiques [1].

Je pars ici d'Alain Soral parce qu'il dirige une organisation politique et du fait de son parcours, du PCF au FN et au-delà, comme dirait Buzz l'Éclair, qu'il incarne et revendique cette convergence des extrêmes, mais ce dernier paragraphe pourrait me semble-t-il s'appliquer sans grand problème à un Jean-Claude Michéa [2].

Laissons de côté pour aujourd'hui la problématique des rapports entre État et capitalisme, telle que je la rappelle notamment, et à propos d'A. Soral, ici, et concentrons-nous sur un point particulier, la difficulté théorique et pratique à retrouver des valeurs, ce qui signifie nécessairement des interdits, des prohibitions, sans pour autant cautionner des « archaïsmes » ou, en tout cas, des comportements assez bas. Pour le dire encore une fois sous la forme d'une évidence : ce n'est pas parce qu'il y a un courant de fond libertaire qui mêle à la fois capitalisme et moeurs « libres » dans un même rejet de toutes formes de frontières, que l'on peut sérieusement imaginer que l'on va trouver une réponse aux maux du capitalisme dans l'interdiction du mariage homosexuel.

Sans prétendre résoudre cette « difficulté théorique et pratique », on indiquera ici que si les valeurs impliquent des interdictions, si elles se formulent parfois sous la forme d'interdictions (sept commandements sur dix...), les valeurs sont d'abord des définitions : elles instituent. Même quand elles interdisent, elles font partie d'un système qui est avant tout positif en ce qu'il produit du sens (les commandements qui prennent la forme d'une prohibition composent, avec les trois commandements positifs, un ensemble - le Décalogue - lui-même inscrit dans un ensemble plus vaste - la théologie biblique).

Ce qui signifie que la force d'une civilisation, d'une certaine manière, ne se mesure pas tant au contenu propre de ses valeurs, même si l'on peut toujours avoir des préférences personnelles pour le paganisme grec plutôt que pour le Moyen Age chrétien, ou le contraire, qu'à sa capacité à équilibrer définitions et interdictions, ou à équilibrer aspects positifs et aspects négatifs des définitions de valeurs. Reprenons le thème de l'homosexualité, ainsi que les exemples de civilisation que nous venons d'évoquer. Un homosexuel, devant le choix hypothétique de vivre à Athènes au Ve siècle avant J.-C. ou en France au XIVe ou XVe siècle, optera sans doute pour la première solution (à moins qu'il n'aime les plaisirs de la clandestinité...). Mais il serait absurde d'en conclure pour cette seule raison que la civilisation athénienne est intrinsèquement supérieure à la civilisation européenne médiévale. Ce qui compte, du point de vue très général qui est le nôtre ici, n'est pas tant ce que les cultures « pensent des pédés », que la façon dont elles articulent les valeurs cardinales qui sont les leurs avec ce qui dans le réel ne peut y être inclus. Dans le cas de la civilisation médiévale (entre autres) : un certain rapport hiérarchique entre homme et femme, l'hétérosexualité comme loi naturelle - que faire alors de l'homosexualité, du fait qu'en dépit de cette loi naturelle elle existe ? La force et la richesse d'une civilisation se mesurent alors à sa capacité à intégrer ce qu'elle a du mal à reconnaître, à lui trouver une place - même cachée. Sous cet angle d'ailleurs il n'est pas sûr que sur la durée le Moyen Age chrétien ait été plus dur et/ou plus incohérent avec ses « sodomites » que la civilisation athénienne et ses tendances égalitaires, à l'égard des femmes (et des métèques) [3].

« Une place, même cachée » : il est bien évident qu'à force d'accepter ce qui ne va pas dans son sens, éventuellement en le dissimulant comme la poussière sous le tapis, une civilisation court le risque de dévaloriser ses propres valeurs - c'est le cas exemplaire de ce que l'on a fustigé comme « l'hypocrisie bourgeoise » : les discours et les comportements ne sont plus en adéquation dans la partie même de la population qui veut dicter ses valeurs aux autres. Mais, pour réelle qu'ait été et soit encore cette hypocrisie, avec toutes les péripéties romanesques tragiques ou comiques qu'elle permet aux artistes de tous genres [4], il faut tout de même prendre garde à ne pas jeter le bébé de la conscience des limites des valeurs par rapport au réel avec l'eau du bain du laxisme bourgeois envers soi-même.

Il faut du caché, il faut de l'implicite : rappeler cette évidence a quelque chose de dérisoire. Non tant parce que notre société trop souvent l'oublie, même si elle a du mal à vivre avec : pour continuer sur le même exemple, nombreux sont ceux, et parmi eux des pédés, qui vivent très bien avec l'idée que « les homosexuels sont des gens comme les autres » mais qu'il n'est pas nécessairement souhaitable que l'institution du mariage leur soit ouverte - alors même que des tendances sociologiques fortes poussent à ne pas admettre ce partage, à voir dans cette différence un énorme scandale. Mais ce qui est ici quelque peu « dérisoire », c'est de devoir réclamer du caché, de l'implicite, alors que celui-ci ne peut se mettre en place que discrètement, presque clandestinement, au fil du temps : notre position (c'est-à-dire, à la fois la thèse que nous, AMG, soutenons et ce qui semble être, à nous, Français de 2010, notre place dans l'histoire) n'est pas illogique en tant que telle, car nous savons bien (AMG et les autres Français de 2010) que cet implicite se mettra en place de lui-même, mais elle est quelque peu paradoxale, puisque, à part rappeler aux exhibitionnistes de tous poils, dans des textes comme celui-ci et dans une certaine discrétion globale de nos comportements dans la vie quotidienne, les vertus (cachées ?) de l'intimité, il n'y a pas grand-chose que nous puissions faire...


...Et sans doute pas conclure. Une remarque tout de même pour finir : je n'avais pas prévu, en commençant à rédiger ce texte, que j'allais autant m'appuyer sur la thématique de la sexualité, en l'occurrence de l'homosexualité. Et ce d'autant plus que je démarre en écrivant avec Soral que cette question est nettement moins importante que l'on ne veut bien le dire. Ici comme ailleurs, il ne faut pas confondre contradiction et paradoxe. L'époque est égalitaire, tant mieux et/ou tant pis. Et dès que l'on essaie de rapprocher cet égalitarisme des thématiques des rapports entre les sexes (un exemple récent, où j'interviens d'ailleurs, chez M. Cinéma), on tombe très vite dans de sacrés sacs de noeuds. Ce pourquoi il faut bien prendre en compte le fait que notre société mêle ces différents sujets, et expliquer pourquoi elle a au moins en partie tort de le faire. Ici, la question du mariage gay, pour A. Soral me semble-t-il comme pour moi-même (cela avait déjà été le cas à l'époque), a ceci d'intéressant qu'elle se trouve au centre de ces débats sur l'égalitarisme, la différence des sexes..., et permet, tout en clarifiant donc certaines idées, d'en rester, en général, à la surface juridique des choses. Car bien sûr, si l'on veut reprendre la démonstration qui a été la mienne en faisant intervenir les rapports hommes-femmes, on ne peut plus se cantonner à la question du Droit : il faut mettre les mains dans le cambouis (N'écoutez pas Mesdames !) des relations (hiérarchiques, eh oui) entre les sexes, et on n'en finit plus, et on n'avance pas d'un pas...

Peut-être faudra-t-il s'y attaquer un jour. Je veux dire : tout le monde s'y attaque chaque jour que Dieu fait, mais peut-être que le cas de Ferrat, à l'origine indirecte de ce texte, nous incitera à y revenir bientôt. A suivre, d'une manière ou d'une autre...


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[1]
J'exagère : il peut y avoir des débats, notamment quand surgissent des problématiques devant lesquelles la doxa trotskiste se trouve dépourvue. Dans La "gauche", les Noirs, les Arabes (La Fabrique, 2009), Laurent Lévy décrit ainsi les secousses internes de la LCR au moment de la loi « anti-foulard ». Il reste qu'à l'heure actuelle, dans l'ensemble, l'organisation d'Alain Krivine et Olivier Besancenot préfère éviter de se poser trop de questions sur la cohérence de ses positions proprement politiques et de ses positions dites « sociétales ».


[2]
Ceci sans remonter à Chesterton, que d'ailleurs J.-C. Michéa vient de rééditer... En revanche, il faut bien comprendre que le thème de la « moralisation du capitalisme » n'a rien à faire ici, et est même contradictoire avec nos préoccupations. On peut toujours mettre fin à certaines pratiques, et cela peut avoir des effets positifs indéniables, mais il ne s'agit pas pour nous d'essayer de moraliser quelque chose d'essentiellement amoral, dont on accepte par ailleurs l'existence comme un fait acquis : il s'agit au contraire de voir à quelles conditions l'on pourrait le remplacer par une structure moins sauvage.


[3]
Ce passage doit beaucoup à Louis Dumont, que ce soit pour la notion de hiérarchie ou pour celle de résidu, ce que chaque société ne parvient pas à accueillir au sein de son système de valeurs. J'explique en fin de texte pourquoi j'ai préféré ne pas entrer dans trop de détails sur le concept de hiérarchie. On peut se reporter à la postface de l'édition « Tel » (1979) de Homo hierarchicus (Gallimard, 1966) ainsi qu'aux Essais sur l'individualisme (Seuil, 1983), et, concernant le « résidu », au § 22 de Homo hierarchicus.


[4]
A mesure que le bourgeois s'efface, l'artiste aussi, et l'on sent mieux à quel point ils étaient liés. Le premier aime que l'on parle de lui, même pour s'en moquer, le second aime être regardé et se moquer du premier : ils étaient faits pour s'entendre. D'où l'aspect vaudeville d'une grande part de l'art du XIXe siècle et du premier XXe : Flaubert, Proust, Morand...

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vendredi 2 avril 2010

Le cinéma l'a tuer.

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A bien des égards, La Grande Peur..., comme sans doute l'oeuvre de Drumont qu'elle présente et analyse, est une réflexion sur le passage de la tradition à la modernité - et sur le rôle des Juifs dans ce passage. J'y reviendrai de façon générale, voici pour aujourd'hui un texte à cet égard exemplaire - et qui met en jeu de surcroît le rôle du cinéma (i. e., avec le recul, des media) dans ce processus.

Bernanos évoque l'institution du duel - et Drumont en eut plusieurs - et sa disparition :

"Aujourd'hui personne ne comprend plus. Mais personne ne comprend rien. Et d'ailleurs il est possible, il semble probable que ces anciens usages à présent démodés, paraîtront demain frivoles, ou stupides, ou cruels. On a bien pu tourner en dérision, dès avant 1914, l'« actualité » classique qui passait comme rituellement chaque semaine sur l'écran des salles de cinéma : les deux hommes au torse blanc, qu'encadrent cinq ou six hommes noirs, se poursuivant mollement, l'épée à la main, devant l'appareil de prises de vues, ou plus solennels encore, le bras tendu, le col de la redingote relevé, sur le faux col, tout à coup environnés de fumée... Mais à ce moment déjà le duel n'était plus : l'abus de cinéma l'avait tué. Reste qu'aux environs de 1892, un journal portant le titre de Libre Parole devait rompre d'abord le premier barrage opposé alors à toute parole libre, pourvu qu'elle prétendît se faire entendre de tous, aller jusqu'au grand public, coûte que coûte. Tel ou tel pieux paroissien, ou même dévot, qui réveille le médecin pour un cauchemar ou une colique, tel marguillier enfin sourira dans sa barbe, et, devant sa géniture attentive, déjà dressée aux durs combats de l'argent, couvrira de ridicule ces spadassins bénévoles, à cent cinquante francs par mois, qui risquaient leur peau par gloriole... Mais personne, non plus, n'a jamais entendu dire qu'un pays avait été sauvé par ses marguilliers et ses chantres.

Car le préjugé du duel est un préjugé comme un autre. Toutes les raisons du monde ne peuvent rien contre lui tant qu'il existe. Après quoi les moralistes ont beau jeu. Ridicule ou non, la crainte d'une affaire n'en a pas moins tenu en respect, trop souvent, au cours du dernier siècle, des polémistes bien-pensants qui s'en donnent aujourd'hui à coeur joie contre M. Maurras ou M. Léon Daudet. (...) J'ajoute que pour les chrétiens de bonne foi (...), c'est l'honneur d'un Léon Bloy, par exemple, du vieux soldat de Cathelineau, d'avoir un jour consenti à passer pour un lâche [en refusant un duel] aux yeux de ces bigots qu'il méprisait, et qui n'en maintinrent pas moins, d'ailleurs, contre le réfractaire, leur condamnation sans appel au silence et à la faim." ("Pléiade", pp. 208-209)

L'institution inattaquable tant qu'elle existe, le renonçant qui a le courage de ne pas entrer dans le jeu de cette institution (et d'une certaine manière contribue à lui donner son sens, j'y reviendrai aussi... pour paraphraser Brel, n'ai-je jamais rien fait d'autre que revenir ?), par opposition à celui qui critique l'institution une fois qu'elle a disparu, d'une part sans danger, d'autre part sachant bien que lui n'aurait pas eu le courage, ni de se battre, ni de passer pour un lâche : qu'il aurait juste été un lâche... Si l'on ajoute à cela l'aperçu sur le rôle historique du cinéma - aperçu trop lapidaire sans doute... mais c'est comme si Bernanos écrivait : "A ce moment là le sexe n'était plus : le porno l'avait tué." - peut-on tout à fait le nier ? -, nul besoin de développer plus avant les raisons de l'intérêt que l'on peut porter à ce texte.


Linder

A bientôt mes amis !

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