vendredi 30 avril 2010

Les bourgeois, c'est comme les cochons.

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Recherchant pour vous le passage du Maurras de Boutang sur la façon dont l'Église s'est rabattue au XIXe siècle sur femmes et enfants, auquel je faisais brièvement référence il y a une semaine, je m'aperçois que tout le contexte de ce passage est intéressant - quoique, comme un peu trop souvent avec Boutang, d'une densité allusive telle que l'on ne comprend pas toujours la teneur exacte du propos.

Voici donc quelques éléments préalables de clarification : il est ici question d'un double de Maurras, Denys Talon, héros d'un « Conte moral, magique et policier », Le mont de Saturne, publié en 1950, et dans lequel Boutang voit une allégorie par l'auteur de son apprentissage de jeunesse aussi bien - et parallèlement - de la transcendance que des lois du désir. Désir au sens le plus large, pas uniquement sexuel. Boutang fait par ailleurs référence à un biographe anglais du fondateur de l'Action Française, James Mac Cearney (Maurras et son temps, Albin Michel, 1977) qui est une de ses « têtes » et à qui il reproche notamment de reproduire complaisamment les pires clichés anti-Maurras.

Mais voici le passage, dans lequel je pratique des coupes, à fins de clartés, coupes non signalées, à fins de clarté bis, tant il est parfois pesant de lire des citations entrecoupées de « (…) » tous les trois mots :

"Comme Raskolnikov, Denys Talon croit tout possible, et brûle de se le prouver. Mais par trois fois, de manière exemplaire, il ne parvient qu'à révéler une transcendance, plus secrète, et combien plus contraignante que le tu dois de Kant ; elle sommeillait donc en lui, l'attendait puisqu'à l'heure grave elle l'arrête catégoriquement, sans donner plus de motifs que le fameux devoir, mais sans prétendre du tout être la raison, ni se faire devancer par la moindre intention universelle. Les exemples de tels effets du principe de plaisir et de déplaisir ne sont pas, en eux-mêmes, sans intérêt. On y trouvera la trace d'une espèce d'indulgence pour Gomorrhe, et l'absence du moindre jugement naturaliste, encore moins moral, sur la sexualité et ce qu'on appelait alors la débauche. Maurras eût beaucoup ri en lisant cette niaiserie, où l'on prétend qu'il « se fait une image idéalisée de la femme épouse et mère de famille, ou bien il la rabat au niveau d'un objet sexuel ». Même pensé en anglais - comme c'est le cas - cela n'a guère d'excuse ; sans pénétrer inutilement dans un domaine intime [Pierre !], on ne peut ignorer, d'une part que Maurras n'a cessé de chérir un modèle féminin assez proche de ce que Dante voit en Béatrice et Platon en Diotime ; que, d'autre part, sa vie personnelle et passionnelle ne lui a jamais fait traiter la femme comme « simple objet sexuel », exercice au demeurant difficile, ou fastidieux. Comment se produit le retour, la « répression » (si l'on y tient, et encore qu'elle n'avoue d'autre cause que plaisir et déplaisir) ? Denys Talon ne peut en procurer d'explication que symbolique, et selon un symbole longuement ruminé par Maurras depuis l'enfance :

« Avez-vous vu danser un bouchon sur la vague ? L'affaire découvrant, non sans joyeux étonnement, que je n'étais pas le simple bouchon, et valais au moins d'être comparé à ces carrés de liège auxquels sont suspendus les filets des pêcheurs. Eux aussi dansent sur le flot. Mais sur les hauts et bas de l'onde, d'invisibles petits cylindres de plomb leur sont liés de place en place pour sous-tendre tout le réseau. Où étaient mes lingots de plomb, et combien en avais-je ? Je l'ignorais, mais ils étaient bons. L'aventure fut oubliée bien d'avoir d'avoir pris le temps d'en méditer le sens, et je restai bien aise de savoir par expérience que quelque chose me défendait d'en dériver à n'importe lequel des lieux bas et des points de dégradation. Beaucoup de mes camarades ont dû reconnaître le même bienfait par les tractions du petit métal caché sous l'ombre. »


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L'expérience en cause n'a rien de « moral » selon Kant, mais il faut admettre que la conception chrétienne de cette fin du XIXe siècle rejoignait Kant en vertu d'un accident de civilisation : le « privilège » du péché de la chair ; en France surtout, par un retour bizarrement romain (produit de la Révolution de 89), la bourgeoisie accédant au pouvoir avait avivé la pointe moliéresque de la femme « potage de l'homme », et sa première « propriété », en opposition avec l'ancien « relâchement » des aristocrates. La société à à laquelle on était parvenu, où l'argent, l'usure, dominait sans honte, avait quelque intérêt à fixer l'indignation morale sur la seule luxure ; le clergé, qui n'avait jamais réussi à tenir le peuple dans les limites de la chasteté, retrouvait une chance, plus limitée mais sûre, de persuader les femmes et peut-être les jeunes gens de la classe montante, en rassurant les hommes, et s'en faisant les alliés quant au mal que l'on craint le plus en pays gaulois. Cette « fixation », même catholique, contre la chair fut certainement l'une des raisons de l'éloignement de l'Église ; pour Maurras la valeur privilégiée, absolue, accordée à la chasteté en des moments de la vie où elle est fort improbable le conduisait à imaginer la situation de la Bonne Mort [conte publié en 1926] ; d'autre part l'exploration libre du désir rencontrait soudain des limites non soupçonnées. Denys Talon n'a pas le goût du mal pour trouver la règle qui rend, à son tour, le péché plus exquis ; ce Baudelaire-là, qui n'est pas tout à fait le vrai, n'a jamais été qu'une extrapolation paradoxale. Mais des « valeurs » (au sens qui n'est pas encore dans l'usage, et que la faillite sociale du « devoir » rendait inévitable) sont reconnues empiriquement, bien que la théorie n'en soit pas faite : elle attendra Max Scheler, que Maurras eût accepté, là-dessus, plus aisément que Nietzsche, car la valeur nietzschéenne, orientée contre le devoir kantien ou chrétien en conserve sous le déguisement de l'interprétation relativiste, la terrible unité [ici un appel de note, je reproduis la note ci-après]. Le système des carrés de liège et de leurs lingots est assez exactement schélérien, et d'ailleurs conforme à ce qui dans la tradition catholique se sépare du « moralisme »." (pp. 109-111 de l'édition Plon).

Et voici la note sur Scheler : "Du moins le Scheler de la période catholique - cf. surtout le Formalisme en Éthique et l'Éthique matériale des valeurs ; ed. Gallimard, 1955. L'oeuvre date de 1913-1916. La traduction en français a attendu plus de quarante ans - ce qui est bien étrange…" (p. 672) ; une brève recherche montre que ce livre est introuvable en français, sauf à débourser 130 euros : je ne sais pas si c'est « étrange », mais cela attise en tout cas la curiosité - de là à s'enfiler 600 pages de philosophie allemande...

Bon, cela fait beaucoup de choses, d'autant que, vous l'aurez compris, je ne connais pas moi-même Scheler. Quelques commentaires sur ce faisceau d'idées, où sont brassés des sujets familiers pour nous.

Il y a un sous-texte, le passage en France du catholicisme au protestantisme (les « valeurs » - au sens qui sera bientôt dans l'usage - en lieu et place du « devoir »), en même temps que la volonté de trouver une éthique du désir qui n'ait pas la dureté sadique de la loi morale kantienne. De ce point de vue, je ne peux que tomber en accord avec ce qu'écrit Boutang sur Baudelaire et ses sentences excessives sur le Mal dans l'amour ("Moi je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. – Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté.", Fusées), complaisamment citées par Muray : certes il ne faut pas jouer les fleurs bleues, certes il y a une dimension de dureté dans l'acte, mais de là à ce qu'elle soit « unique et suprême »… A la limite trop insister sur cette facette de l'amour contribue justement à nourrir ce « privilège » du péché de la chair dans l'éthique de la société bourgeoise (et protestante), ce qui venant de l'anti-bourgeois (et à sa façon, catholique) Baudelaire, est tout de même aussi paradoxal que regrettable. Sans compter que cela peut aller dans le sens de la thématique de la femme comme « objet sexuel »… Il est possible de critiquer le « relâchement » des aristocrates, voir avec Maistre, Cioran ou Bernanos - lors d'un passage mémorable de La Grande Peur que j'essaierai de vous retranscrire à l'occasion - dans l'ambiance partouzarde des nobles de la fin du XVIIIe, désoeuvrés car rendus inutiles par l'absolutisme royal (vénéré par Maurras), une des causes de la Révolution, il reste qu'ils étaient loin, dans leur art de vivre, de ces dimensions à la fois noires et dégradantes pour les femmes. - Me voilà à écrire comme Sollers, et contre Baudelaire, si ce n'est pas de la largesse d'esprit…

Quoi qu'il en soit, on voit bien qu'un autre écueil à éviter - qui d'une certaine façon est symétrique du précédent, mais qui peut aussi « s'associer » avec lui -, est celui du « moralisme » : "ce qui dans la tradition catholique se sépare du « moralisme ».", on aimerait que Boutang soit plus précis… et on se retrouve devant un nouveau paradoxe, une certaine apologie de la nature, ou du moins une dissociation de la nature et du péché que d'une part on ne s'attendrait pas nécessairement à trouver sous la plume de Maurras, qui d'autre part n'est pas sans relents « gauchistes ». Il faut en effet être conscient que la thèse de Boutang sur l'« accident historique » (« paradoxe » ou « étrangeté » eurent je pense mieux convenu) qui vit, via Rome, la bourgeoisie masquer ses encouragements sans honte au pouvoir de l'Or et à l'usure en instrumentalisant l'Église et la « Chair », que cette thèse pourrait tout à fait - j'écrirais volontiers : a été soutenue, si j'avais des sources précises à vous soumettre, ce que ma mémoire se refuse à me donner - être soutenue d'un point de vue d'« extrême-gauche », genre Maspero 1970.



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On n'ira pas trop loin sans prudence dans cette hypothèse d'une « convergence des extrêmes » , car ni Maurras ni Boutang certes ne risquent de tomber dans une apologie béate de la nature ou dans un mépris naïf des institutions, mais il n'était pas sans intérêt je crois de relever cette forme de parenté entre des pensées d'horizons différents - ce que peut-être explique l'ambiguïté d'une notion comme celle de péché originel, que l'on peut interpréter dans des sens plus ou moins rigoristes - ceci sans évoquer les liens complexes entre Maurras et Boutang du point de vue du catholicisme, qui forment justement un des fils conducteurs principaux du long livre du second sur le premier…

(Par ailleurs, je suggère l'idée que dans le foisonnement éditorial de la première partie des années 70, du type Maspero justement, on trouverait des intuitions intéressantes : à force de « charger » la bourgeoisie, les jeunes auteurs gauchistes pouvaient retrouver les sociétés traditionnelles et leur plus grande richesse de sens. Mais cela allait trop contre leurs a priori : peut-être est-ce - en partie - parce qu'ils n'eurent pas le courage théorique et idéologique de franchir cet obstacle que le gauchisme s'essouffla.)


Encore un point. L'allégorie du bouchon tenu par le lingot de plomb exprime selon Maurras le rôle de la transcendance, qui évite à l'individu-bouchon de « dériver » : il est néanmoins difficile, d'une part, de ne pas voir dans l'organisation globale du filet une image de la société, dans laquelle chaque individu joue son rôle pour le bien de tous, d'autre part de ne pas penser, à la « théorie du bouchon » de Jean Renoir - contemporain de Maurras -, que je vous ai présentée ainsi : "un bouchon flottant sur la mer est certes ballotté par le courant dans des directions différentes, mais il ne coule pas, et peut même, d'un délicat mouvement de hanches, choisir de suivre telle vague plutôt que telle autre lorsqu'il se trouve à une intersection, sans même qu'on le remarque (Renoir, une belle crapule paraît-il, s'y connaissait en louvoiement)."

Ne schématisons pas ces schémas : l'image du filet reste celle d'une société figée, où personne ne peut bouger ; le louvoiement du bouchon n'est pas nécessairement signe de trahison ou d'égoïsme. Mais gardons en mémoire cette double image : à partir d'une même violence de fond, celle du courant (la Nature, le Temps, l'Histoire…), on aura le modèle traditionnel d'une société bien agencée résistant ensemble à cette violence et en captant quelque chose (la nourriture, en l'occurrence), mais où il peut être difficile à titre personnel d'évoluer ; et le « modèle » de la société moderne, où chacun est ballotté par le courant, mais où certains, s'ils sont assez souples, peuvent s'en accommoder mieux que d'autres.


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Que ce deuxième modèle fût exprimé par un grand cinéaste doublé d'une canaille en illustre bien les avantages et inconvénients. On pourrait d'ailleurs plus justement voir dans le personnage de Bardamu - Céline, autre contemporain… - une personnification de ce bouchon, « libéré » par la Grande Guerre (dont j'ai maintes fois écrit qu'elle était liée à la combinaison particulière d'individualisme et de holisme qui sous-tendit la « première » IIIe République) des liens traditionnels usés, emporté par des flots que parfois - rarement - il parvient à domestiquer quelque peu. Nous sommes tous des Bardamu !


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