lundi 30 août 2010

Bonne journée.

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"L'admiration est une aventure, la plus imprévisible qui soit parce qu'il peut arriver qu'elle finisse bien."

"Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard."

"A mesure que l'art s'enfonce dans l'impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d'en être une, si l'on songe que l'art, en voie d'épuisement, est devenu à la fois impossible et facile."

"Ma mission est de souffrir pour tous ceux qui souffrent sans le savoir. Je dois payer pour eux, expier leur inconscience, la chance qu'ils ont d'ignorer à quel point ils sont malheureux."

"Lorsque je fulmine contre l'époque, il me suffit, pour me rasséréner, de songer à ce qui arrivera, à la jalousie rétrospective de ceux qui nous suivront. Par certains côtés, nous appartenons à la vieille humanité, à celle qui pouvait encore regretter le Paradis. Mais ceux qui viendront après nous n'auront même pas la ressource de ce regret, ils en ignoreront jusqu'à l'idée, jusqu'au mot !"

"Tous les grands événement ont été déclenchés par des fous, par des fous... médiocres. Il en sera ainsi, soyons certains, de la « fin du monde » elle-même."


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lundi 23 août 2010

"La seule opacité…"

LE VENT D'APRÈS
LE VENT D'AVANT


Depuis jamais
Je sais toujours
Souvenir d'avenir après toute vie révolue
Prévision d'autrefois d'avant tout mouvement
Avant que soit
Le premier mouvement le vent
Pour quel crime immense inconnu
D'un juge qui n'est que moi-même
Ma condamnation au présent à perpétuité
Éternité
Depuis jamais
Je sais toujours
Prévoir me souvenir du vent qui vient de plus loin que la lune
Et les étoiles
Le vent de bêtes légion
Qui glisse de plus loin que l'humaine illusion de tout l'espace oblong
Le vent de bêtes et de griffes
Qui hurlent dans les caves du ciel
Déchirent des lambeaux de soie noire aux parois supérieures de l'éther
Le vent qui vient de plus loin que tout l'espace plein
Le granit d'un seul grain de granit
Granit sans grains
Le granit plein
Le vent qui vient de plus loin que l'éternelle limite
Où le marbre est perméable au tulle
Et les étoiles alvéoles perméables à l'éther dentelles
Le vent qui n'a jamais dépassé
L'ourlet croquant de mon oreille
Le vent qui n'a jamais pénétré sous mon crâne
Jamais fait résonner les grottes de mes tempes
Le vent qui secoue l'étendue onduleuse de tout
Mais le vent qui ne peut secouer moi le vide
Le trou d'absence dans le monde
Le défaut du cristal le crachat de l'émeraude
L'entonnoir le trou

Espace que détient mon corps statufié dans l'espace
Mon corps est le seul lieu où je ne me sais pas
Le seul lieu où je ne sois pas
Moi qui suis le vent d'avant tout mouvement
Le vent vivant après toute vie révolue
Le vent qui vient de plus loin que la forme oculaire de l'infini de l'homme
Limite de souffrance la peau la seule opacité
Nuit du tambour increvable
Que les volcans du vent fassent éclater mon crâne
Retournez-moi comme un gant
Dévaginez-moi jetez-moi nu tout vif écorché à l'amour souterrain de l'ombre de l'envers du monde

Arrachez la viande de mes joues
Pour que je voie enfin mon rire de mort.


R. Gilbert-Lecomte, 1933, repris dans Les Poètes du Grand Jeu, Gallimard, coll. "Poésie", 2003, pp. 275-276.

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mercredi 18 août 2010

"Les Français sont des veaux." (Mon Sarkozy dans votre cul.)

"Gouvernement de tous par tous, disaient-ils. En réalité, leur gouvernement ou plutôt le Gouvernement de la liberté qu'ils avaient de changer à volonté de pensée et de multiplier sans risque les distractions, les négligences et les incohérences dont le pays faisait les frais, pour se faire ensuite audacieusement délivrer le mandat de travailler à les réparer, sans qu'ils eussent d'ailleurs à feindre de se mettre à cette besogne ni de se procurer des excuses ou des alibis, car le pays eut toujours autre chose à faire que d'aller contrôler si les travaux soumissionnés étaient accomplis : ce pays nerveux, occupé de ses besognes ou de ses plaisirs, divisé entre des milliers et des milliers d'intérêts contradictoires, ne repassant jamais par les états d'esprit qu'il a traversés une fois."

(C. Maurras, Kiel et Tanger, Bibliothèque des Oeuvres politiques, 1928, pp. 174-175 ; passage écrit en 1913)

"Nous semblons n'avoir que dégoût, mépris, haine pour la démocratie. [Mais, ] si l'on veut, ce n'est pas elle que cherchent nos brocards, nos insultes. Elle n'existe plus. Femelle, elle a été violée par les éternels aventuriers qui se chargent de faire évoluer vivement la vie. Elle a mis au jour, avant de crever, un monde nouveau, le monde féroce et nouveau du capitalisme, de la ploutocratie. Quelque chose d'hypocrite couvre encore, en Occident, le grouillement hardi et sournois de cette portée herculéenne. Qu'on arrache cette chose. Qu'on renonce au cérémonial burlesque des parlements. L'État n'existe plus. Que les puissants groupes laissent tomber son cadavre, couvert d'oripeaux qui se sont fanés en un siècle, derrière lequel ils se dissimulent, que les maîtres de l'Europe et de l'Amérique se montrent au peuple et se partagent ouvertement le pouvoir : paysans et agrariens - syndicats ouvriers, industriels et banquiers. Que les classes libérales, que les débris de la bourgeoisie moyenne ou petite se résignent. (…) Quand ces classes vaincues s'agitent, ce n'est qu'au profit de ceux qui sont leurs maîtres, comme ils le sont des ouvriers et des employés. Le fascisme, finalement, ne travaille que pour le capitalisme. Il en serait de même pour l'Action française." (P. Drieu la Rochelle, "Fragment d'un discours sur les difficultés du temps", écrit en 1923, repris dans les Textes politiques, p. 77)

"…la nature d'un État où chaque intérêt particulier possède ses représentants attitrés, vivants, militants, mais où l'intérêt général et central, quoique attaqué et assiégé par tous les autres intérêts, n'est donc pas défendu, par personne ! sinon par hasard, par héroïsme ou par charité, et n'a, en fait, aucune existence distincte, n'existant qu'à l'état de fiction verbale ou de pure abstraction, agitée et brandie successivement ou simultanément par les créatures et par les meneurs de tous les partis." (Kiel et Tanger, p. 180)

"L'ordre républicain repose sur la prééminence de l'État."

"L'importance de l'État réside dans le principe selon lequel l'intérêt particulier doit toujours être contraint de céder à l'intérêt général."

"Il n'y a eu de France que grâce à l'État. La France ne peut se maintenir que par lui. Rien n'est plus capital que la légitimité, les institutions et le fonctionnement de l'État." (C. de Gaulle, 1960, cité par M. Jullian, De Gaulle, Pensées, répliques et anecdotes, le cherche-midi, 1994, p. 42. Les deux citations précédentes, non datées, se trouvent p. 40)

Ce qu'a réussi de Gaulle, ou plutôt, ce qu'ont réussi de Gaulle et le programme du CNR, c'est-à-dire, ce qu'ont réussi de Gaulle et une partie du peuple français ensemble, même si, durant la deuxième étape de ce processus, lors de la période 1958-1962, ils ont pu, contrairement à ce qui s'était passé, globalement, à la Libération, s'opposer violemment, ce qu'ils ont réussi, donc, c'est la mise au point d'une incarnation républicaine de l'intérêt général. Ce que Drieu en 1923 croyait révolu, ce que Maurras estimait impossible d'un point de vue logique, de Gaulle et les Français sont parvenus à le mettre sur pied. Il a fallu pour cela de nombreuses conditions, parmi lesquelles :

- l'héritage historique centralisateur français. Je n'aime pas trop l'expression employée parfois par A. Soral et d'autres de « logiciel français », mais le fait est que de Gaulle et les Français, en 1944 comme en 1962, ont travaillé avec cet État fort et centralisateur, héritage de la monarchie absolue comme des Jacobins et de Napoléon ;

- en soi-même, cet État n'a donc rien de démocrate ou républicain, mais ce fut précisément le coup de génie, plus ou moins réfléchi, des participants : alors que les Républicains des périodes précédentes, disons des IIe et IIIe Républiques croyaient, au moins officiellement, si j'ose dire, à une incompatibilité entre l'État fort et la démocratie, l'idée-force qui s'est petit à petit imposée entre 1944 et 1962 (et que l'on trouve en filigrane dans la citation de Drieu ci-dessus), fut de mettre l'État centralisateur au service de la part de l'État qui représente le peuple (dont je vous entretenais dans le texte que j'ai récemment remis en ligne), c'est-à-dire de mettre l'État au service de la démocratie, ce que le programme du CNR revendique et symbolise ;

- mais pour cela, il a fallu que cet État soit incarné : de Gaulle n'a pas seulement mis sur pied la Ve République, il a incarné l'État républicain. On ne comprend rien, ni à l'histoire de France en général, ni à celle de la Ve République en particulier, si l'on oppose systématiquement d'une part démocratie et État, d'autre part démocratie et pouvoir personnel fort. Je ne prétends pas que l'exercice de la démocratie (au sens classique de « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ») doive nécessairement en passer par là, j'y reviens ci-après, j'affirme seulement que dans certaines conjonctures comme celle-qui nous occupe, le « par le peuple » a pu mieux fonctionner dans la mesure où il était clairement identifiable, en l'occurrence en la personne d'un vieux militaire trempé dans une éducation catholique et maurrassienne ;

- last but not least, on n'aura garde d'oublier cette importante condition, négative si l'on veut : la mise au pas du patronat cosmopolite et traître à la nation. Cela ne dura certes pas longtemps, mais ce fut un préalable indispensable : sans l'affaiblissement dû à la Collaboration de la « ploutocratie » évoquée par Drieu, il n'y aurait pas eu la place pour que quelque chose comme le programme du CNR puisse s'imposer, même seulement en partie.

Ce fut ensuite toute l'ambiguïté de la Ve République gaullienne - à l'intérieur comme à l'extérieur. On sait que le Général eut besoin de la permission comme de l'aide des Américains pour revenir au pouvoir, on sait que la modernisation et la croissance économique appelées de leurs voeux par la grande majorité des Français ne pouvaient guère se faire sans l'appui des grands groupes économiques. Sans doute la grille de lecture la plus féconde de la République gaullienne se trouve-t-elle dans l'analyse de la façon dont le Général navigua entre ces contraintes objectives qu'il connaissait mieux que personne.

Ceci pour dire que je n'idéalise pas non plus cette période, qui vit tout de même naître aussi bien l'« État-UDR » (c'est-à-dire la captation d'une part de l'État, et donc de son aspect « populaire », par un groupe précis) que, plus généralement, la mythologie de la croissance. Répétons nettement par ailleurs, avant qu'Alain de Benoist ou un autre zélateur du principe de subsdidiarité ne me donne des coups de règle sur les doigts, que je ne soutiens aucunement que la Ve République soit la seule voie, française ou universelle, vers la démocratie (toujours au sens général et délicieusement ambigu rappelé plus haut). J'analyse une conjoncture historique que tout le monde regrette aujourd'hui - après avoir foutu de Gaulle dehors, ne l'oublions pas, en deux étapes qui virent l'alliance objective des internationalistes de gauche (68) et des internationalistes de droite (la bourgeoisie cosmopolite : le référendum de 69). Répétons enfin que la constitution gaullienne, comme d'ailleurs la monarchie absolue, a les défauts de ses qualités : si le Président n'a pas la capacité ou la volonté d'incarner le peuple, le divorce d'avec celui-ci se fait très aisément, et c'est évidemment la situation actuelle - qui redonne une seconde jeunesse aux diagnostics de Maurras et Drieu.

En guise de conclusion provisoire, je voudrais insister sur le caractère parcellaire, voire expérimental (au sens d'une expérience scientifique : que se passe-t-il si l'on retient tels paramètres et si on fait momentanément abstraction d'autres paramètres) de ces propos. Inspirés aussi bien d'une expérience historique précise que par une théorie politique très générale, à certains égards trans-historique (celle de Pierre Boutang dans Reprendre le pouvoir, 1977), ils ne tiennent pas compte, ni de l'évolution des types anthropologiques depuis la monarchie absolue (Drieu (au contraire, disons-le tout de suite, de Maurras) n'oublie pas cette dimension : "Le mal, c'est l'Individu déchaîné par l'Occident", écrit-il en 1925 ("Nouvel Empire, p. 83 des Textes politiques)), ni des rapports aussi essentiels que complexes entre démocratie, État, capitalisme et Nation. Mais il faut bien prendre, ou reprendre, le problème par un bout.

Pour le dire vite : la forte sentence de Thierry Meyssan (ici, 2e partie de l'entretien, à la 8e minute à peu près) : "Il n'y a pas de démocratie sans nation. Si vous n'êtes pas patriote, vous êtes anti-démocrate" a pu être, et encore faudrait-il ici des analyses plus précises, historiquement vraie. L'est-elle toujours, that is the question. Que le déchet Sarkozy soit à la fois anti-démocrate, antinational, anti-Français et n'ait aucun sens de l'État (pour un Président de la République française, ça commence à faire beaucoup !) n'est qu'un aspect de ce problème, quand bien même c'en serait un aspect révélateur.

A suivre……………………………

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lundi 16 août 2010

"Morte dans un éclaboussement d'astres..." (Nigger of the day, IX)

"Avoir la grâce est une question d'attitude et de talisman."





"Délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexe et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini."

(Roger Gilbert-Lecomte.)


- Avec un clin d'oeil à Laurent James, qui depuis des mois essaie de m'intéresser à la lecture de Gilbert-Lecomte, et un remerciement à "Magic Sutpen", par qui j'apprends ce matin le décès d'Abbey Lincoln - nouvelle qui a aussitôt fait resurgir de nombreux souvenirs et émotions liés à l'audition de la Freedom Now Suite.


- "Toujours est-il que dans cette marche de l'esprit en révolte vers sa résorption en l'unité, rien ne peut jamais être considéré comme acquis."

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dimanche 15 août 2010

Aide-mémoire.

Je me permets ci-après de remettre en ligne un texte de novembre 2008, où se trouvent quelques idées de base sur l'État, idée qui j'espère nous seront utiles sous peu. Je supprime les photographies et sarcasmes anti-Sarkozy de la première version (l'original se trouve ici).



J'avais commencé à réfléchir à ce petit texte, je constate que le thème de l'État est dans l'air.

Notamment chez M. Defensa :

"L’“État” est une chose bien souvent imparfaite, pleine de défauts, d’injustices, de lourdeurs, etc., mais tout cela reste acceptable si c’est au nom de cette force fondamentalement structurante qu’il représente, qui est l’expression de la légitimité et l’application de la souveraineté qui en découle ; et tout cela au nom d’une identité que l’État représente, dont les composants lui sont fournis par ses mandants. En retour, l’État, avec la légitimité et la souveraineté qu’il exprime grâce à la puissance identitaire qui lui a été fournie, donne à cette identité une force structurante dont profitent tous les citoyens.

Les travers de l’État sont des accidents dès lors que l’État représente ces principes structurants et les défend par le fait même. Le système qu’on a cherché à imposer de façon pressante depuis un quart de siècle tend, au contraire, à considérer l’État au mieux comme un outil subalterne s’il est privé de ses caractères constituants, au pire comme l’ennemi à abattre ; ce système recèle ainsi une substance et des principes fondamentalement déstructurants, subversifs, dépourvus de toute légitimité, géniteurs naturels des tendances prédatrices que nous subissons sans discontinuer."

Ainsi que chez P. Jorion, actuellement en discussion avec L. Abadie sur l'estimation du rôle actuel de l'État dans l'économie.

Sans bien sûr croire pouvoir résoudre la question, quelques remarques inspirées aujourd'hui par Tristes tropiques.

C. Lévi-Strauss, à la fin de son étude des indiens du Brésil Nambikwara, s'y livre à quelques généralisations. Peut-être faut-il préciser que si ces généralisations sont, ou ne sont pas, légitimes, elles ne font en tout cas pas des Nambikwara « le » prototype de « la » société primitive : c'était - car il n'en reste plus grand-chose -, en 1938, quand Lévi-Strauss les étudie, une des sociétés les plus primitives d'alors - et une société singulière, différente de celles qui l'entouraient. L'une de ses particularités est le privilège polygame accordé à son chef.

(Je prie par ailleurs le lecteur, dans les deux premiers paragraphes, de ne pas se casser la tête avec le caractère individuel du « contrat » et du « consentement » évoqués par Lévi-Strauss : rien n'oblige ici à imaginer que chaque Nambikwara s'est levé un matin et a rationnellement et de son propre consentement décidé de signer un contrat avec son chef.)

"Rousseau et ses contemporains ont fait preuve d'une intuition sociologique profonde quand ils ont compris que des attitudes et des éléments culturels tels que le « contrat » et le « consentement » ne sont pas des formations secondaires, comme le prétendaient leurs adversaires, et particulièrement Hume : ce sont les matières primitives de la vie sociale, et il est impossible d'imaginer une forme d'organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents.

Une seconde remarque découle des considérations précédentes : le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne il s'exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroule entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de réciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir. Le chef a le pouvoir, mais il doit être généreux. Il a des devoirs, mais il peut obtenir plusieurs femmes. Entre lui et le groupe s'établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de services et d'obligations.

Mais, dans le cas du mariage, il se passe quelque chose de plus. En concédant le privilège polygame à son chef, le groupe échange les éléments individuels de sécurité garantis par la règle monogame [car il faut être deux, l'homme qui chasse et la femme qui cueille, pour parvenir à assurer sa propre subsistance, note de AMG] contre une sécurité collective, attendue de l'autorité. Chaque homme reçoit sa femme d'un autre homme, mais le chef reçoit plusieurs femmes du groupe.

En revanche, il offre une garantie contre le besoin et le danger, non pas aux individus dont il épouse les soeurs ou les filles, non pas même à ceux qui se trouveront privés de femmes en conséquence du droit polygame ; mais au groupe considéré comme un tout, car c'est le groupe considéré comme un tout qui a suspendu le droit commun à son profit.

Ces réflexions peuvent présenter un intérêt pour une étude théorique de la polygamie ; mais surtout, elles rappellent que la conception de l'État comme un système de garanties, renouvelée par les discussions sur un régime national d'assurances (tel que le plan Beveridge et d'autres), n'est pas un phénomène purement moderne. C'est un retour à la nature fondamentale de l'organisation sociale et politique." (Tristes tropiques, 1955, ch. XXIX ; "Pléiade", 2008, pp. 317-318.)

Le plan Beveridge est communément considéré, et c'est dans cette optique que Lévi-Strauss l'évoque, comme l'acte de naissance de l'État-providence moderne.

En citant ce texte, j'ai deux idées en tête. La première, c'est de rappeler, et je rejoins M. Defensa sur ce point, que l'État, qu'il soit un chef nambikwara polygame ou les incroyables machines actuelles, n'est pas qu'un « monstre froid », je veux dire n'est pas que quelque chose d'extérieur à la société : il en est aussi, au moins en principe, l'émanation - et c'est à la société de s'assurer qu'il remplisse ce rôle. Autrement dit, je m'excuse d'employer ce terme, ce n'est pas prendre position pour l'État-providence que de s'efforcer ne pas « diaboliser » a priori la notion d'État.

La deuxième idée doit être exprimée aussitôt après : si l'État se situe dans un système de « prestations et de contre-prestations », donc de don/contre-don, il faut garder à ce système son caractère agonistique, c'est-à-dire de rivalité constructive entre les différents partenaires (c'est-à-dire, entre les citoyens, et entre les citoyens et l'État). Chez les Nambikwara ce caractère agonistique est assez limité. Il peut tout autant disparaître dans notre État-Providence : on pensera à ce qu'on appelle communément, à tort ou à raison selon les cas, l'« assistanat », mais aussi aux formes de séparation ainsi encouragées : si l'État ne prend pas en charge les pauvres, ce n'est pas à moi de les aider.

(Dans ce contexte, il n'est peut-être pas indifférent que le sport en tant que phénomène public ait pris son essor en même temps que l'État providence, comme une compensation générale à la diminution des rapports de rivalité entre les gens ; comme une compensation codifiée : si l'État selon M. Weber dispose du « monopole de la violence légitime », le sport aurait acquis une sorte de « monopole des rivalités légitimes ».)

Dans les textes que je vous recommandais la dernière fois, F. Gauthier et C. Tarot s'étripent gentiment sur la question de l'importance, chez Mauss et dans la vie réelle, de la composante agonistique du don, mais aucun des deux ne songe à la nier, et moi encore moins.

Pour être clair : ce qui est important ce n'est pas plus d'État ou moins d'État, c'est d'une part la préservation du rôle de l'État comme émanation de la société, d'autre part les combats agonistiques que la répartition État-société permet encore. Ces deux aspects sont comme de juste liés : un État trop fort (qu'il soit dictatorial ou "Providence" - il peut bien sûr être les deux à la fois) est en marge de la société, un monstre froid qui lui est extérieur, et qui ne permet pas un système agonistique de don/contre-don - qui même peut paralyser les relations d'échange les plus courantes entre particuliers. On restera néanmoins prudent et on n'identifiera pas sans précaution ces deux aspects.


Deux remarques concernant ces généralités :

- il est évident que j'adopte ici une posture morale - que, via Mauss, je crois anthropologiquement fondée : sans rivalité, la vie n'est pas franchement marrante. On n'est pas obligé de se conformer à cette posture, mais, si l'on prend garde à ne pas l'assimiler à un éloge de « la guerre de tous contre tous », il faut prendre la peine de la contredire ;

- il est tout aussi évident que j'ai adopté, aujourd'hui, une conception atemporelle de l'État. Du point de vue que j'avais choisi, cela me semble légitime. Mais il faut bien sûr affiner grandement la perspective - ne serait-ce que pour être plus précis par rapport à la crise actuelle : si j'ai soutenu récemment, à l'appui de François Fourquet, que capitalisme = État, il ne peut plus s'agir du même État que notre polygame Nambikwara. C'est d'ailleurs dans cette optique que l'on abordera l'objection qui vous est peut-être venue à l'esprit dès la lecture de la citation de C. Lévi-Strauss : y a-t-il un seuil quantitatif à partir duquel un État devient nécessairement incontrôlable ?

jeudi 12 août 2010

"Ce qui n'est pas peu dire…" (Decombriana, III.)

Decombriana, I.

Decombriana, II.




A écouter pendant la lecture, comme contrepoint…


Voici, avec quelque temps de retard, la dernière salve d'extraits de la partie conclusive des Décombres, « Petites méditations sur quelques grands thèmes ». Comme précisé dans les épisodes précédents, je pratique sans les signaler quelques coupures, je ne m'embarrasse pas, sauf réflexe incontrôlable, de commentaires ni de justifications autres que celles données en préambule, je vous donne du Rebatet tel qu'il se voulait, brut de brut, au fil des chapitres.


"Je vis. Je suis libre et en repos parmi mes livres. On se bat partout. Mais partout triomphent les forces dont j'ai su depuis longtemps apercevoir la puissance. Toutes les cartes sont abattues désormais. Maints peuples ont passé d'un front à l'autre. Leurs avatars purent être singuliers. Ils ne le sont plus. Cette guerre a pris sa forme logique. L'apocalypse est lumineuse."

Les catholiques.

"Regardons le monde catholique, tel que l'ont façonné ses prêtres. Nous voyons la bourgeoisie la plus sèche et la plus étroite. Tous ceux qui ont eu à gagner leur pain quotidien au bas de l'échelle - j'ai été de ceux-là pour ma part - peuvent en servir de témoins : sauf à de bien rares hasards, il n'est pas de patron plus dur et plus ladre que le patron qui va à la messe."

"C'est la dégénérescence, l'appauvrissement continu de la pensée catholique qui l'ont mise avec cette facilité à la merci du microbe juif. C'est en lui seul qu'elle a retrouvé un principe actif pour son apologétique et son éthique. Elle a subi avec délices la répugnante étreinte des Juifs, elle en porte la contamination, comme une blanche engrossée par un des ces sous-nègres. L'impur rejeton de ce coït aurait de quoi surprendre Bossuet ou Saint Thomas d'Aquin.

Regardez du reste les oeuvres d'art que l'Église, la grande patronne d'Angelico, de Tintoret, de Raphaël, inspire et commande aujourd'hui. Regardez les salsifis, les crottes qu'elle dépose dans ses plus grandioses sanctuaires, au point que l'on serait fondé à dire que toute église belle devrait être désormais interdite aux curés."

Cette "dégénérescence intellectuelle, morale et philosophique de l'élite chrétienne…, il suffit d['en] voir autour de nous les effets. Du côté des laïcs, quelle vision que les nouvelles « dernières colonnes de l'Église » : cette fielleuse hyène de Mauriac, cet aberrant et lugubre pochard de Bernanos, ce phacochère de Louis Gillet, paillasson cochonné d'encre où tous les youtres de Pourri-Soir se sont essuyé les pieds ; ou bien Henry Bordeaux, chapiteau en sucre d'orge et réglisse, où pendillent les bons dieux de Bouasse-Lebel ; ou encore parmi les trépassés d'hier, un vénéneux champignon de grimoire, tel que le petit père Georges Goyau. Quelques talents à côté, mais tous tellement spécieux, tellement équivoques, dont chaque ligne zigzague parmi les tares sexuelles, impuissant obsédés, masturbés choisissant les bénitiers pour tinettes, pédérastes cherchant Dieu au trou du cul des garçons. Un seul écrivain véritable et sain dans l'obédience catholique, Paul Claudel, mais politiquement un imbécile pyramidal."

Les Juifs.

"Le moment est prochain maintenant où les Juifs d'Europe ne relèveront plus que de la police. Je n'ai pas encore perdu toute espérance de voir des Français participer à cette opération."

"Les Juifs ont contribué plus que quiconque à déchaîner cette guerre. Ils ont travaillé bien davantage encore à la prolonger et à l'étendre. Ce sont les Juifs qui ont attelé l'invraisemblable et ignoble « troïka » Churchill-Roosevelt-Staline, dont le triomphe eût été l'effondrement de l'Occident. [Dominique de Roux, une fois encore : "Cette fin des Temps modernes, un été de 1945, à Berlin…"]

Nous comprenons toujours mieux que, sans les Juifs, nous eussions fait entre nous, avec les moindres dégâts, cette révolution du socialisme autoritaire devenue nécessaire à notre siècle, et dont les vieux doctrinaires français, tel que Proudhon, s'honorent d'avoir été les précurseurs. La barbarie marxiste a été la contrefaçon juive, folle et mortelle, de ce socialisme aryen qui s'en est dégagé douloureusement, dans des flots de sang blanc.

Je n'ai jamais cru à un empire juif, parce qu'un empire est une construction dont l'épilepsie juive est incapable. Mais nous pouvons faire le compte, morts, ruines, de ce que ce rêve effrayant nous a coûté.

D'une façon comme d'une autre, la juiverie offre l'exemple unique dans l'histoire de l'humanité, d'une race pour laquelle le châtiment collectif soit le seul juste. Ses crimes sont devant nous. La première tentative universelle, depuis l'antiquité, pour faire accéder le Juif au rang d'homme libre a porté ses beaux fruits. Nous avons compris. Après cent cinquante années d'émancipation judaïque, ces bêtes malfaisantes, impures, portant sur elles les germes de tous les fléaux, doivent réintégrer les prisons où la sagesse séculaire les tenait enfermées.

Quand on pense aux nobles races d'Amérique et d'Océanie qui ont succombé presque entières sous les fusils et les drogues des Blancs et surtout des féroces Anglo-Saxons, il est permis de considérer que ce monde est bien mal fait qui a laissé proliférer le Juif malgré tant et tant d'indispensables persécutions. Mais cette race puise sans doute dans son impureté même le secret de sa résistance. N'y pensons plus ! Le seul moyen pratique auquel un aryen raisonnable de 1942 puisse s'arrêter est le ghetto à l'échelle du monde moderne. J'entends naturellement le ghetto physique, réserves, « aires », colonies juives - la place ne manquera pas dans les immenses espaces des empires russe et anglais. Les États européens devront discuter ensemble et unifier leur législation sur les Juifs [c'est l'UE !], prendre en commun toutes les mesures concernant les colonies juives, car celui qui réserverait aux Juifs la moindre faveur les verrait aussitôt se répandre épouvantablement sur ses terres.

La France doit se pourvoir de lois raciales à l'instar de celles que l'Allemagne a su prendre, en renouvelant une des traditions de la chrétienté, lois interdisant le mariage entre Juifs et chrétiens et frappant de peines rigoureuses les rapports sexuels entre les deux races.

La liquidation des biens et offices juifs doit être opérée dans le but exclusif d'une réparation à la communauté aryenne de chaque pays, pour les ravages que les Hébreux lui ont fait subir. Les complicités qu'Israël a trouvées depuis l'armistice jusqu'en haut de l'État ont par malheur beaucoup réduit l'immense fortune qui eût pu être ainsi récupérée par nous. Les débris, quels qu'ils soient et de quelque façon que ce soit, devront profiter au peuple français. Dans la grande faillite juive, la France est la créancière privilégiée.

L'esprit juif est dans la vie intellectuelle de la France un chiendent vénéneux, qui doit être extirpé jusqu'aux plus infimes radicelles, sur lequel on ne passera jamais assez profondément la charrue. Cette déjudaïsation n'a même pas été esquissée depuis l'armistice, tant dans la France parisienne que dans la France vichyssoise. Nous percevons à chaque instant le fumet, le stigmate juifs dans ce que nous lisons, entendons, voyons. Le compte est effrayant des artistes, des écrivains français, souvent parmi les meilleurs, que leurs femelles, leurs maîtresses juives, leurs amis juifs ont dévoyés, qui sont peut-être irrémédiablement perdus pour la France. Des sections spéciales pourront être créées, dans les bibliothèques et les musées, pour l'étude historique de certains ouvrages d'Israël. Mais la mise en circulation publique, sous quelque forme que ce soit, concerts, théâtres, cinéma, livres, radio, exposition, d'une oeuvre juive ou demi-juive doit être prohibée sans réserves ni nuances, de Meyerbeer à Reynaldo Hahn, de Henri Heine à Bergson. Des autodafés seront ordonnés du maximum d'exemplaires des littératures, peintures, partitions juives et judaïques ayant le plus travaillé à la décadence de notre peuple, sociologique, religion, critique, politique, Levy-Brühl, Durkheim, Maritain, Benda, Bernstein, Soutine, Darius Milhaud.

Les Juifs, essentiellement imitateurs, ont été sans conteste de remarquables interprètes dans tous les arts, sauf le chant. Je ne verrais aucun inconvénient, pour ma part, à ce qu'un virtuose musical du ghetto fût autorisé à venir jouer parmi les Aryens pour leur divertissement, comme les esclaves exotiques dans la vieille Rome. Mais si ce devait être le prétexte d'un empiétement, si minime fût-il, de cette abominable espèce sur nous, je fracasserais moi-même le premier les disques de Chopin et de Mozart par les merveilleux Horowitz et Menuhin. Quoi ! au temps de Liszt, de Thalberg, de Paganini, qui valait beaucoup mieux que le nôtre, les Aryens n'avaient pas besoin du secours des juifs pour exécuter incomparablement leurs oeuvres. Dans le domaine de la virtuosité musicale on verra reparaître parmi nous d'innombrables talents que le monopole hébraïque étouffait.

J'ai une prédilection pour Camille Pissarro, le seul grand peintre qu'Israël, cette race incroyablement antiplastique, ait produit. Je serais prêt à décréter l'incinération de toutes ses toiles, si c'était nécessaire, pour que l'on fût guéri de ce cauchemar, de cette repoussante moisissure poussée sur les rameaux splendides de l'art français qui se nomma la peinture juive, débarrassé des montagnes d'ineptie que cette peinture engendra.

On avait voulu savoir si les ghettos ne renfermaient point des génies inconnus et dont l'exemple rajeunirait notre vieux monde. On a ouvert les portes. On a été bientôt renseigné. On a vu se ruer des bandes de porcs et de singes qui ont salopé, dégradé tout ce qu'ils approchaient.

Nous pouvons proscrire sans remords l'esprit juif et ses oeuvres, anéantir celles-ci. Ce que nous y perdrons ne comptera guère. Mais les vertus que nous gagneront seront sans prix."

L'armée française.

"La République détestait l'armée, en qui elle voyait l'ennemi de l'intérieur, infiniment plus dangereux à ses yeux que l'étranger. Elle s'appliqua à l'affaiblir, à la discréditer, tout en la domestiquant. Elle n'y réussit que trop bien. L'armée se laissa faire docilement. A chacun de ses succès, la République se hâta de la rejeter dans sa condition de galeuse indésirable et mal payée. Après 1870, notre armée était parvenue à une assez belle résurrection. La République la démolit alors par l'affaire Dreyfus, en dépêchant à son ministère ses plus tortueux politiciens. En 1919, l'armée, grâce à ses poilus, ruisselait de gloire. Le régime lui tourna le dos, l'accabla d'avanies, lui marchanda le plus modeste panache.

L'armée ne réagit pas, se fit plus inerte à mesure que le poison la gagnait. Quand un lion souffre qu'on lui rogne les dents et les ongles sans même froncer le nez, ce n'est plus un lion, mais une descente de lit, promise aux injures du pot de chambre. Ce qui est arrivé."

"L'armée, depuis vingt mois, n'a su fournir des volontaires que pour l'anti-France du judéo-gaullisme. Un sentiment patriotique, même horriblement dévoyé, force notre respect. N'oublions pas que les gaullistes combattants, s'ils comptent de basses canailles et des mercenaires, comptent aussi des braves qui n'écoutent que leur sang. On me permettra de préférer ces fous aux ramollis des garnisons auvergnates."

"Mon ami Robert Brasillach l'a dit magnifiquement : « En Europe, la paix ; en Afrique, la grandeur ». Que les militaires qui n'ont pas encore atteint les grades de l'artériosclérose s'efforcent d'enfoncer cette parole d'or sous leurs képis. Nous ne leur en demandons pas davantage."

Le monde et nous.

"Les généraux anglais ne se font une notoriété que par le nombre de revers qui leur pendent aux basques comme autant de désobligeantes casseroles. Le soldat anglais de métier, le troupier à la Kipling, lorsqu'on daigne le mettre en ligne, est sans doute plein de courage. Mais le commandement est d'une imposante nullité. Cette nation est encore plus rebelle aux règles de la guerre qu'à la musique, ce qui n'est pas peu dire."

"Les Anglais sont barricadés dans un orgueil passif. Ils peuvent bien, fermés ainsi à tout, se refuser à la pensée d'une défaite anglaise. Mais cette défaite n'en est pas moins acquise déjà, quelle que soit l'issue de la guerre. L'Extrême-Orient tout entier est arraché à la Couronne, l'Australie, digne pendant de la métropole égoïste, avec ses six millions de lascars installés sur un continent capable de nourrir cent millions d'êtres, refusant d'en partager la moindre bribe, aussi impuissants à l'exploiter qu'à le défendre, la Nouvelle-Zélande, l'Inde ne valent guère mieux. L'Amérique se jette sur les dépouilles que les Nippons ne peuvent atteindre. La vieille Albion se trouve dès maintenant réduite à l'état d'île maigre, brumeuse et charbonneuse.

Les États-Unis font [sont ?] la blague de l'Angleterre. Ce sont des gamins obtus qui singent l'aïeule tombée en enfance. J'ai trop aimé les films des Américains, leurs chansons, leurs livres, leurs garçons et leurs filles, je sais trop bien tout ce que leur exubérante jeunesse apportera de neuf au monde pour ne pas souffrir souvent d'être coupés d'eux. Mais c'est là-bas aujourd'hui l'énorme charge de la démocratie, avec la niaiserie de l'âge ingrat, nos tares à l'échelle des gratte-ciel, dix fois plus de Juifs, cent fois plus de faisans, l'impéritie et l'imprévoyance aussi démesurées que les plaines du Far-West, la guerre à coups de confettis et de grosses caisses portées par des girls avec des plumets de colonels nègres."

"Je souhaite la victoire de l'Allemagne parce que la guerre qu'elle fait est ma guerre, notre guerre. Je pense que depuis le début de la campagne de Russie, il faut avoir l'âme basse ou contrefaite pour ne point suivre d'une pensée fraternelle dans leurs exploits et leurs épreuves les soldats de la Wehrmacht, leurs alliés et compagnons d'armes de dix nations, les héros finlandais, les magnifiques troupiers roumains si longtemps méconnus chez nous. J'ai connu, je n'ai point à le cacher, des heures d'angoisse, quand j'ai vu ces soldats enfoncés au coeur de la Russie, aux prises avec le monstre rouge et les glaces d'un hiver inhumain. Il est peut-être singulier d'attendre la victoire de ces « feldgrau » dont la présence sur les Champs-Élysées me pèse. Mais il est bien plus étrange, il est tristement paradoxal que ces hommes aient dû venir chez nous en ennemis, quand ce qu'ils défendent est commun à nos deux nations. Non, la force des Aryens allemands brisée, ce ne serait plus pour l'Occident qu'une suite d'effrayants cauchemars. J'ai désiré passionnément depuis deux ans que la France réparât sa fatale erreur, reconnût dans quel camp sont ses vrais ennemis, se déclarât d'elle-même, franchement, contre eux. Français, je ne redoute la victoire de l'Allemagne que pour autant que mon pays ne sait pas la prévoir, en comprendre l'utilité, y coopérer librement.

Je ne suis pas pour cela germanisant ou germanophile, à la façon où peuvent l'entendre nos anglicisants et nos anglomanes en jugeant d'après eux-mêmes. Je m'ennuie vite en Allemagne. L'esprit germanique prend souvent des tours qui me sont étrangers, et j'en ai écrit à diverses reprises sans ménagement. Je lis beaucoup plus volontiers la littérature anglaise que l'allemande, qui comparativement est restée assez pauvre. Des quantités de Français sont dans mon cas. Je connais les défauts des Allemands, qui tiennent surtout à un esprit de système, procédant par compartimentages très rigide, et qui ne leur permet pas aisément de passer d'une case à l'autre. Beaucoup d'Allemands apparaissent un peu à des Français comme des provinciaux de l'Europe, tels des Lyonnais à des Parisiens. Je vivrais avec délices un an à Rome. J'appréhenderais de passer trois mois même à Vienne, qui est une ville charmante. Il existe une certaine uniformité allemande qui m'attriste rapidement.

Alors que les Français, lorsqu'ils s'engouent d'un pays étranger, prônent à tout venant ses méthodes, je nourris d'instinctives préventions devant ce qui porte une estampille spécifiquement germanique. Pour autant que l'on peut dégager dans le caractère d'un peuple ses traits permanents et généraux, ceux que l'on voit chez les Allemands me trouvent plutôt sur la défensive. Je n'admire pas l'Allemagne d'être l'Allemagne, mais d'avoir permis Hitler. Je la loue d'avoir su, mieux qu'aucune autre nation, se donner l'ordre politique dans lequel j'ai reconnu tous mes désirs. Je crois que Hitler a conçu pour notre continent un magnifique avenir, et je voudrais passionnément qu'il se réalisât.

Je n'ignore point qu'Allemands et Français s'observent les uns les autres, non sans défiance. Il ne peut qu'en être ainsi, après de si longues disputes auxquelles l'ère démocratique a fait participer ces deux peuples tout entiers. Les renversements d'alliance étaient autrement aisés sous l'ancien régime, avec des armées réduites, une opinion qu'on se gardait bien de mêler à ces grands desseins. Mais il faut aujourd'hui que les peuples participent à la paix aussi largement qu'ils ont participé aux dernières guerres.

Je sais que ce n'est point aisé. Il faudrait que je fusse une linotte, après quinze ans d'Action Française, pour ne point m'interroger moi-même, souvent avec inquiétude, sur les volontés, les sentiments de l'Allemagne à notre endroit. Or, depuis deux ans, me voilà devenu l'apôtre d'une réconciliation, d'une pacification dont il arrive que par la seule pensée on embrasse avec peine l'ampleur.

J'en vois aussi bien que personne, on peut en être sûr, toutes les difficultés. Je me demande parfois si, nous qui avons démoli tant de faux dogmes, nous ne sommes pas devenus à notre tour le jouet du vieux mirage sur la renaissance du monde.

Mais nous devons chasser ces doutes. Je suis convaincu que rien de grand ne peut être entrepris, rien de difficile être atteint si l'on ne combat pas soi-même son propre scepticisme. Celui qui refuse son intelligence à l'espoir d'un renouveau manque au fond de hardiesse et de virilité. Il s'interdit par là tout jugement sur la politique que peuvent faire les autres. Il ne lui reste plus qu'à retourner à ses songes intérieurs.

Les hommes d'argent en ricanent. Mais c'est Hitler qui fera la paix. A chacun de ses discours, on voit s'élargir et s'affirmer l'espoir de cette paix durable, c'est-à-dire juste, enfin à l'échelle du monde. Parmi les grands hommes de guerre, bien peu y son parvenus. Un vainqueur tel que Hitler ne pourrait plus rêver d'autre gloire. Elle passerait toutes les autres et ce vaste génie le sait.

Le monde entier, de la Tasmanie au Pôle Nord, nous donne le spectacle d'un gigantesque déménagement. Je n'en suis pas autrement affligé, parce que tout était sens dessus dessous dans ce monde, et qu'un homme raisonnable n'arrivait plus à y souffrir.

Je souhaite très fort que ce déménagement puisse être poursuivi jusqu'au bout, de fond en comble, c'est-à-dire que les deux plus grands empires, l'anglais et le russe, soient entièrement disloqués et changent de main, puisqu'ils ont été indignes de leur puissance et qu'ils en ont fait un danger pour la planète. Il le faut pour que nous puissions revoir un univers non point parfait, mais un peu plus logique que celui qui s'en va devant nous par lambeaux."



Je pourrais continuer ce florilège, d'amusantes saillies (la germanophobie de Maurras expliquée par sa surdité, qui ne lui a jamais permis de goûter Wagner) en remarques dignes d'approfondissement (Lucien cite Drumont, selon lequel nous aurions pu garder l'Alsace-Lorraine en 1870 lors de la première proposition de paix de Bismarck, si les républicains n'avaient alors été jusqu'au-boutistes). Je préfère m'arrêter là, sur cette vision de logique et d'apocalypse.

Rebatet écrit encore deux chapitres, le premier, excellent, sur Vichy, que je garde, si j'ose dire, en réserve de la République, notamment parce qu'il peut servir à mieux comprendre la fin des années 30 ; le second, « Pour le gouvernement de la France », dont je vous ai déjà cité de nombreux extraits dans mes deux précédentes livraisons. Le but n'étant pas par ailleurs de vous dispenser de lire les Décombres, mais au contraire de vous donner envie de le faire, en en retranscrivant assez pour essayer de vous communiquer les sentiments mêlés que ce livre a suscités en moi et que j'ai décrits en préambule. La suite est donc entre vos mains !


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mardi 10 août 2010

Merde...

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Voici, sans autre commentaire et dans son intégrité, le compte rendu par Pierre Drieu la Rochelle du livre qu'en 1923 Daniel Halévy consacra à Vauban.

"M. Daniel Halévy appartient à l'école libérale et en pensant à lui on peut redonner à ce mot de la vigueur ou forcer sa signification. Son libéralisme, en effet, a su se retremper dans l'étude des époques où il fut la manifestation de la vie et d'autre part il l'incline à comprendre des doctrines qui ne promettent que peu de place à la liberté, comme le socialisme ou l'autoritarisme d'Action Française.

M. Halévy est discret, ce qui est dans la meilleure manière libérale. S'il l'était moins, on n'aurait pas besoin de repasser les traits fins qui dessinent sa conduite depuis trente ans. Il a reçu une forte tradition familiale, il en a payé l'avantage, il a dû l'accepter et la porter à travers ses propres années, il n'a pu songer qu'à l'adapter à l'exigence des temps nouveaux.

Il fut dreyfusiste avec des précautions et des scrupules qui ne paraissent pas de mise dans un parti. L'Apologie pour notre Passé indigna un partisan comme Charles Péguy. La position de ces deux hommes l'un par rapport à l'autre est à noter. Péguy est le grand médiateur entre les deux France, entre la France révolutionnaire du XVIIIe et du XIXe siècle et la France réactionnaire du XIXe et du XXe siècle. Il a pu en proposer la féconde réconciliation en remontant d'un robuste coup de reins aux origines, au XIIe siècle, et en appuyant cette opération sur une autre, plus profonde, en reliant par leurs entrailles communes les antiquités chrétienne et païenne. Mais Péguy, tout en donnant ainsi l'exemple de la plus sagace et de la plus audacieuse modération des idées, accentuait cette idée qui n'avait pourtant rien de faible, par la plus rude application aux événements et aux personnes.


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C'est ainsi que ce grand sage (rare sagesse qui nourrit la violence !) put trouver parmi ses compagnons, et singulièrement dans la personne de M. Daniel Halévy, un plus sage que soi, moins frappant.

Dès l'affaire Dreyfus, l'auteur du Vauban donnait des preuves de cette sagesse-ci, il n'a pas cessé d'en donner depuis ce temps-là. Il est un des bons conseillers que la France possède aujourd'hui, il veille sur son économie spirituelle avec sollicitude, et cette sollicitude constante fait le ralliement de son oeuvre disparate. Quand il met en lumière les parties saines de l'esprit démocratique en étudiant Proudhon, le grand vieux Français, en cherchant l'avenir du syndicalisme dans cette délicate anticipation qu'est l'Histoire de Quatre ans,


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ou en se penchant sur ce qui reste d'antique vertu aux Paysans du Centre, M. Daniel Halévy montre sa vigilance, le soin qu'il a que nous ne perdions rien. Elle ne nous fait pas défaut non plus quand il se tourne vers l'étranger et qu'il jette un regard rapide mais précis sur Nietzsche ou le Président Wilson. Mais elle n'est jamais mieux accordée à la prudence de son esprit ni plus animée par son coeur que dans un Thiers ou un Vauban.

M. Halévy, qui sait servir, admire et comprend dans ce soldat valeureux, cet ingénieur infiniment industrieux, ce sujet zélé, un grand serviteur. Et appuyé sur un si solide exemple, il peut reprendre sa leçon libérale. Je ne puis m'empêcher, en effet, de voir sous cette sobre relations d'actes nus une reprise de ce débat, d'un pathétique contenu, qui s'est toujours continué dans son esprit critique entre la tendance qu'il a reçue de son père et sans doute de ses ancêtres israélites, qui le porte à encore favoriser la liberté, et la réflexion que lui imposent plusieurs hommes de sa génération sur les conséquences de cet abandon à la liberté. Conformément aux monotones et dures lois, le bel élan sain de la liberté dérape et glisse vers les abus, les excès et bientôt les faibles habitudes qui vont en se rétrécissant.

Il est légitime, pour défendre la liberté qui se meurt, de nous ramener au temps où elle naissait (sous sa forme moderne). Alors on voit comment elle aussi, à son heure, elle a été une défense, une réaction de la vie menacée par l'engourdissement des formes. Ce Vauban, c'est tout le roman de Louis XIV, ramassé dans un récit à la française. C'est ainsi, dans cette matière intellectuelle, que nous traitons une histoire d'amour. Et, en effet, bien qu'on sache la vigueur des racines de tout ce qui alors sortait de terre et qui le rattachait au fond commun, le symbole de ce règne c'est tout de même sinon une aventure, tout au moins une union légitime qui lie la France à un homme trop génial pour ne pas se détacher de sa lignée et se jeter, nous avec lui, dans les périls accidentels qui sont propres à un individu. Il ne s'agit pas de confondre les Napoléon et Louis XIV, mais pourtant quand on repasse derrière M. Halévy, par tous les enchaînements de cette tragédie parfaite, dont le dénouement est une conclusion rigoureuse, inexorablement morale comme toutes les destinées, quand on se remémore cette suite d'entreprises hardies, de succès répétés, trop répétés pour ne pas fatiguer le sort, et donc de tentatives élargies, puis d'échecs, de risques, de malchances, d'efforts alors qui veulent être conservateurs mais qui tournent en derniers excès, et enfin de malheurs aussi abusifs que les bonheurs du début, on est forcé de reconnaître tout ce qu'il y a d'individuel dans la carrière du plus grand des Bourbons, du plus grand de ces grands Européens et qui a débordé les destinées de la France, et qui a versé l'angoisse dans le coeur d'un brave homme comme Vauban qui ici représente la France plus durable, plus complète, plus humaine que tous les régimes [un commentaire tout de même : via Halévy ou en toute connaissance de cause, Drieu est ici très influencé par Péguy. CQFD à l'occasion].

Et c'est ainsi que, certes sans sourire, en quelques pages d'une écriture nette, qui pourtant par modestie aurait voulu limiter la pensée aux faits qu'elle inscrit, M. Daniel Halévy nous fait retrouver les méfaits de l'individualisme au coeur du principe qu'on nous propose aujourd'hui de restaurer pour combattre l'individualisme même [et un autre : cela revient à jouer Péguy contre Maurras].


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Mais ce ne sont là que flèches du Parthe, et « la liberté est bien morte, ce n'est pas notre génération qui se chargera de la ressusciter », me disait avec rage et peut-être un secret désespoir Raymond Lefebvre en partant pour Moscou."

Article paru dans la NRF en octobre 1923 ; repris dans Textes politiques 1919-1945, Krisis, 2009, pp. 62-64. Raymond Lefebvre était un ami de Drieu, maurassien d'origine puis jaurésien, parti en URSS par sympathie idéologique, mort en octobre 1920 sur le chemin du retour.


Le contrepoint s'impose, ô César :

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dimanche 8 août 2010

"Dieu..."

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Bruno Cremer, c'est en premier lieu le souvenir de cette scène située ici, à la 7e minute, quand le Jules Bonnot qu'il interprète se montre, au cours d'un cambriolage nocturne, d'une rigueur morale inattendue :





Un bref coup d'oeil à sa filmographie montre l'existence de deux pôles, entre l'anarchie, donc, et l'ordre, militaire notamment (Schoendoerffer, Coutard).


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S'il y a donc une certaine logique à ce qu'il ait fini par devenir une grande incarnation de Maigret, ce représentant de la loi qui n'a de cesse de dépasser l'ordre juridique pour tenter de trouver quelque raison au désordre humain, il n'est pas étonnant non plus que l'autre souvenir qui vienne tout de suite à l'esprit à l'annonce de son décès, soit l'ambiance du film prophétique de Brisseau, De bruit et de fureur, qui décrivait et annonçait la naissance d'un nouveau rapport à la loi.


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Le paradoxe étant que si Bruno Cremer était dans ce film et dans d'autres d'une intense et impressionnante force dramatique, ce sont finalement les termes de charme et de légèreté qui s'imposent pour le décrire : le charme et la légèreté des acteurs de poids, de ceux qui ne donnent pas toujours l'impression d'avoir quelque chose à prouver, de ceux qui, au contraire, donnaient toujours l'impression d'avoir le temps de jouer.

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mardi 3 août 2010

"Rien ne ressemble ainsi à rien dans la géographie des sentiments..."

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Rien de mieux que de découvrir sous la plume d'un autre ce que l'on a déjà essayé d'exprimer soi-même, pour éprouver le sentiment d'avoir raison. La possibilité existe néanmoins que Péguy et moi-même nous trompions tous deux sur ce qui suit, mais vous comprendrez que je n'admette aujourd'hui cette possibilité qu'à titre purement logique…

C'est une idée que j'ai exprimée çà et là, au fil du temps, que ce soit dans le contexte du « choc des civilisations », de nos rapports avec la racaille, des liens entre PCF et gaullistes dans les années 60, des rapports entre Français et Allemands entre 1870 et 1914, qui sont précisément l'objet d'étude de Péguy : l'idée de la nécessité d'une typologie des formes de l'hostilité, qui permette de mieux distinguer tout ce qui est envie, envie de ressembler à l'autre, reconnaissance de la supériorité ou de la simple existence de l'autre, alliances de fait, etc., sous le couvert des discours agressifs, voire haineux. Il ne s'agit pas de chercher toujours l'amour sous la haine, ou de se dissimuler l'existence de réelles et concrètes hostilités (demandez aux Arméniens ou aux Juifs ce qu'ils en pensent… quelle que soit la composante d'admiration et de jalousie « philosémite » dans l'antisémitisme de certains Allemands), mais de n'en pas rester à des configurations binaires, aussi peu satisfaisantes psychologiquement que peu productives politiquement.

J'ai donc été fort intéressé par ces phrases de Péguy, toujours extraites de Par ce demi-clair matin (1905). Je fais le moins de coupures possibles, pour ne pas briser le rythme particulier de l'écriture de l'auteur.

"Voilà ce qu'il faut dire aux pacifistes professionnels ; pacifistes, voilà ce que nous devons nous dire à nous-mêmes ; s'il ne s'agissait que de choisir entre la paix et la guerre, entre toute la paix et toute la guerre, entre la paix pure et simple et la guerre pure et simple, si nous n'avions qu'à nous prononcer entre ces deux hypothèses : d'une part, toute la paix et rien que la paix, d'autre part, toute la guerre et rien que la guerre, nul de nous, évidemment, n'aurait même l'ombre d'une hésitation ; mais ce sont là des jeux d'idées, ce sont là des problèmes imaginaires, des inventions, des fantaisies intellectuelles, presque des amusements ; la réalité ne se présente point ainsi ; elle ne nous présente point de ces cas totaux et purs, mathématiquement parfaits, et qui ne nous paraissent mathématiquement parfaits que parce qu'ils sont imaginaires, construits ; la réalité ne connaît point nos jeux d'imagination ; elle ne connaît point nos fantaisies ; elle ne connaît point nos amusements. (…) Nous pouvons, à de certains moments, qui sont des moments de croisements et de commencements, qui eux-mêmes nous sont donnés, choisir entre un certain nombre de systèmes donnés ; mais nous n'avons pas fait les règles du jeu ; nous ne faisons pas les règles du choix ; nous ne pouvons choisir qu'entre des systèmes liés, à des moments liés, en quantité, ou, pour parler exactement, en quotité liée ; ce n'est pas nous qui avons voulu, c'est la réalité qui a fait qu'il n'est pas arrivé en fait que toute la paix pure et simple se soit trouvée seule dans un système pur et simple que nous eussions à choisir, et que toute la guerre pure et simple se soit trouvée seule dans un système pur et simple que nous ayons également à choisir ; en vérité, le choix serait trop facile : toute la paix et rien que la paix dans tout un système et rien qu'un système ; toute la guerre et rien que la guerre dans tout un système et rien qu'un système ; si tout se présentait ainsi discerné, il n'y aurait jamais de cas de conscience ; et l'honnête homme serait l'homme le moins embarrassé du monde ; or tout le monde sait que l'honnête homme, au contraire, est beaucoup plus embarrassé que le malhonnête homme ; c'est que les systèmes liés que la réalité nous présente éventuels, et qui seuls sont possibles, entraînent ensemble et indissolublement, dans l'ordre des événements, des biens et des maux, comme, dans l'ordre des caractères, ils entraînent ensemble et indissolublement des vertus et des vices." (pp. 117-118)

Voilà pour la première étape. Notons tout de suite que, dans ce que nous connaissons de Péguy, cette reconnaissance de la complexité du réel et de son indifférence à nos rêves, ne relève pas du syndrome de Constant, qui, dans sa forme générale, revient à conclure, non souvent sans satisfaction, des difficultés concrètes à changer une situation, à l'impossibilité totale de la faire évoluer, et, dans sa forme extrême, peut être assimilé au défaitisme, à la lâcheté. Je ne crois pas, à l'heure actuelle, que Péguy puisse être concerné par ce « syndrome », chez lui comme chez les gens bien la prise en compte de la non prise en compte par le réel de nos désirs ("Prenez vos désirs pour la réalité", disait-on joliment en 68…) n'est qu'une étape pour mieux discerner les possibilités d'action. Mais poursuivons le raisonnement :

"Singuliers cheminements et retours du coeur humain, déconcertants pour la morale, immoraux sans doute, contraires à toute justice, à toute charité, à la moderne solidarité, la guerre ne lie peut-être pas moins profondément que la paix et que les alliances ; non pas que je veuille affirmer que la haine lie plus profondément que l'amour ; c'est une tout autre question ; c'est une tout autre question, qui a l'air d'être la même et qui n'est pas la même ; c'est une question à laquelle nul homme ayant quelque expérience de la vie ne peut échapper, que nul homme ayant quelque épreuve ne peut se dispenser de se poser, que celle de savoir si la haine individuelle ou nationale n'est pas plus tenace et plus forte et ne lie pas plus profondément que l'amour ; mais quelque réponse que l'on fasse à cette première question, à cette question initiale, fondamentale, première, peut-être métaphysique, presque unique, assurément rare, sans doute essentielle - et il faudrait une immense dialectique pour arriver seulement à commencer à s'y reconnaître -, quelque réponse que l'on fasse dans le débat de la haine et de l'amour, ce que je veux noter ici seulement, c'est qu'après cette réponse faite le débat de la guerre et de la paix demeure à débattre.

Si l'on veut bien se reporter aux arguments qui sont toujours produits de part et d'autre dans les débats de la guerre et de la paix, on reconnaîtra aisément que tous ces arguments usuels, sans aucune exception [Hegel ?], supposent une identification totale et parfaite, une réduction totale de la guerre à la haine et de la paix à l'amour ; les pacifistes professionnels et les antipacificistes professionnels se croient adversaires, ennemis ; et sans doute ils sont adversaires, ennemis, mais usuellement et professionnellement ; intellectuellement ; c'est-à-dire qu'ils ne s'opposent qu'après s'être placés sur le même terrain, et à cette condition sine qua non qu'ils ont commencé à s'établir, préalablement, sur le même terrain ; eux aussi, eux premiers, les pacifistes et les antipacifistes, ils se livrent de ces batailles, ils se font de ces guerres qui supposent, ou qui établissent une singulière, une complaisante affinité ; eux aussi, les pacifistes et les antipacifistes, ils nous fournissent un exemple, le premier exemple, de cette affinité de guerre, de ce rapprochement, de cette entente que nous avons commencé de constater entre la France et l'Allemagne [dans les années qui suivirent 1870 : une volonté commune de se faire la guerre, et un soulagement commun de sentir que l'on n'allait pas la faire] ; eux premiers ils ne peuvent se combattre qu'en s'abordant, en s'engageant les uns dans les autres, en se pénétrant les uns dans les autres, c'est-à-dire, sommairement, en ayant commencé par se placer sur le même terrain ; c'est ici la grande règle de tous les débats intellectuels : amis et adversaires ne peuvent s'affronter qu'en ayant préalablement adopté les mêmes règles du jeu : quand deux grands partis intellectuels se battent, ou se débattent bien, c'est qu'au fond ils appartiennent à la même famille intellectuelle ; dans un essai, ou dans des recherches qui porteraient sur la méthode, il y aurait lieu de s'arrêter longuement à ces parentés fondamentales ; on reconnaîtrait enfin que c'est ici une règle générale (…) ; aujourd'hui je n'en veux retenir que ce postulat commun particulier, que nous avons reconnu, l'ayant découvert, l'ayant bonnement rencontré sur le chemin que nous suivions pour discerner les sentiments de la France et de l'Allemagne : que la guerre peut se réduire totalement et parfaitement à être exactement un cas particulier, une manifestation particulière de la haine, que la paix peut se réduire totalement et parfaitement à être exactement un cas particulier, une manifestation particulière de l'amour, que par suite le débat de la guerre et de la paix peut se réduire totalement et particulièrement à être exactement un cas particulier, une manifestation particulière du débat universel de la haine et de l'amour.

Nous sommes ici en présence d'une mythologie assez grossière, (…) [d'] un résidu sommaire et grossier de dualisme (…). [J'ai vraiment dû charcuter ce paragraphe, p. 126.]

La dialectique immense qu'il faudrait engager, conduire, poursuivre avant de se prononcer dans le débat de l'amour et de la haine supposerait avant tout que l'on se serait débarrassé, exigerait que l'on se fût débarrassé de ce grossier dualisme : une enquête plus ingénieuse, plus fouillée, s'imposerait dès le principe ; une requête serait à présenter : par le moyen de cette enquête on reconnaîtrait rapidement sans doute que l'amour n'est pas un, que la haine encore moins n'est une, qu'il y a peut-être plusieurs natures de haine, et qu'entre certaines haines, dignes, et l'amour il y a peut-être plus de parenté que de contrariété ; par le moyen de cette enquête on serait sans doute assez rapidement conduit à ceci : que dans ce débat de l'amour et de la haine ce que l'on aurait le plus immédiatement à nier, ce serait cette forme de dualisme grossier donné par les modernes à ce débat.

Nous limitant pour aujourd'hui à ce débat que nous avons rencontré de la paix et de la guerre, je veux noter seulement que l'on doit s'inscrire en faux contre toute opération qui se proposerait de réduire identiquement la guerre à être un cas particulier de la haine, identiquement la paix à être un cas particulier de l'amour, et identiquement, ainsi, le débat de la paix et de la guerre à être un cas particulier du débat de l'amour et de la haine ; rien ne serait aussi faux que cette assimilation ; rien n'est aussi faux que de réduire ainsi et d'assimiler ; presque rien ne ressemble ainsi à rien dans la géographie des sentiments ; rien n'est aussi faux que d'identifier ; quoi que l'on pense et quoi que l'on sache de la haine, le procès de la guerre demeure à instruire lui-même, parce que la haine et la guerre ne se recouvrent point exactement ; quoi que l'on pense et quoi que l'on sache de l'amour, le procès de la paix reste à instruire lui-même, parce que l'amour et la paix ne se recouvrent point exactement ; quoi que l'on pense et quoi que l'on sache du débat de l'amour et de la haine, le débat de la paix et de la guerre demeure à poursuivre lui-même, parce que ces deux débats ne se recouvrent point exactement ; la plupart des difficultés où l'on se heurte, la plupart des impossibilités où l'on s'arrête quant on examine un peu hâtivement le débat de la paix et de la guerre viennent ce que l'on opère, plus ou moins confusément, plus ou moins consciemment, la réduction que nous avons dite ; comment ne serait-on point tenté de le faire ; toute notre vieille paresse nous porte à nous éviter de nouvelles études en faisant rentrer incessamment les cas nouveaux, qui se présentent, dans les anciens cas prétendument connus ; c'est aussi le fonctionnement normal de tout le vieux mécanisme intellectuel que de faire incessamment rentrer les cas particuliers dans les cas prétendument généraux ; le seul malheur est qu'il n'est pas démontré que la réalité soit faite commodément pour nos paresses, hermétiquement pour nos classements logiques ; la réalité bave et se meut.

La connaissance de la haine peut nous donner beaucoup de références, beaucoup de connaissances, et surtout beaucoup d'indications pour la connaissance de la guerre, parce qu'il y a beaucoup de haine dans la guerre ; mais la guerre n'est point toute haine ; et de même que la réalité de la guerre est loin d'épuiser la réalité de la haine, de même et réciproquement la réalité de la haine est loin d'épuiser la réalité de la guerre : la guerre n'est point une partie dont la haine serait le tout ; les opérations de l'esprit, seules, nous laissent de telles facilités ; pareillement pour la paix ; pareillement pour le débat de paix et de la guerre ; le raisonnement par lequel deux peuples qui seraient en guerre seraient deux peuples qui seraient en haine, le raisonnement par lequel deux peuples qui seraient en guerre se définiraient comme deux peuples qui éprouveraient l'un pour l'autre un total de haine et un zéro d'amitié, est un raisonnement, c'est-à-dire, lorsqu'il s'agit d'étudier la réalité, moins que rien." (pp. 124-128)

Santé !


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