mardi 10 août 2010

Merde...

Vauban_Portrait


Halevy_Degas


rochelle


Voici, sans autre commentaire et dans son intégrité, le compte rendu par Pierre Drieu la Rochelle du livre qu'en 1923 Daniel Halévy consacra à Vauban.

"M. Daniel Halévy appartient à l'école libérale et en pensant à lui on peut redonner à ce mot de la vigueur ou forcer sa signification. Son libéralisme, en effet, a su se retremper dans l'étude des époques où il fut la manifestation de la vie et d'autre part il l'incline à comprendre des doctrines qui ne promettent que peu de place à la liberté, comme le socialisme ou l'autoritarisme d'Action Française.

M. Halévy est discret, ce qui est dans la meilleure manière libérale. S'il l'était moins, on n'aurait pas besoin de repasser les traits fins qui dessinent sa conduite depuis trente ans. Il a reçu une forte tradition familiale, il en a payé l'avantage, il a dû l'accepter et la porter à travers ses propres années, il n'a pu songer qu'à l'adapter à l'exigence des temps nouveaux.

Il fut dreyfusiste avec des précautions et des scrupules qui ne paraissent pas de mise dans un parti. L'Apologie pour notre Passé indigna un partisan comme Charles Péguy. La position de ces deux hommes l'un par rapport à l'autre est à noter. Péguy est le grand médiateur entre les deux France, entre la France révolutionnaire du XVIIIe et du XIXe siècle et la France réactionnaire du XIXe et du XXe siècle. Il a pu en proposer la féconde réconciliation en remontant d'un robuste coup de reins aux origines, au XIIe siècle, et en appuyant cette opération sur une autre, plus profonde, en reliant par leurs entrailles communes les antiquités chrétienne et païenne. Mais Péguy, tout en donnant ainsi l'exemple de la plus sagace et de la plus audacieuse modération des idées, accentuait cette idée qui n'avait pourtant rien de faible, par la plus rude application aux événements et aux personnes.


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C'est ainsi que ce grand sage (rare sagesse qui nourrit la violence !) put trouver parmi ses compagnons, et singulièrement dans la personne de M. Daniel Halévy, un plus sage que soi, moins frappant.

Dès l'affaire Dreyfus, l'auteur du Vauban donnait des preuves de cette sagesse-ci, il n'a pas cessé d'en donner depuis ce temps-là. Il est un des bons conseillers que la France possède aujourd'hui, il veille sur son économie spirituelle avec sollicitude, et cette sollicitude constante fait le ralliement de son oeuvre disparate. Quand il met en lumière les parties saines de l'esprit démocratique en étudiant Proudhon, le grand vieux Français, en cherchant l'avenir du syndicalisme dans cette délicate anticipation qu'est l'Histoire de Quatre ans,


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ou en se penchant sur ce qui reste d'antique vertu aux Paysans du Centre, M. Daniel Halévy montre sa vigilance, le soin qu'il a que nous ne perdions rien. Elle ne nous fait pas défaut non plus quand il se tourne vers l'étranger et qu'il jette un regard rapide mais précis sur Nietzsche ou le Président Wilson. Mais elle n'est jamais mieux accordée à la prudence de son esprit ni plus animée par son coeur que dans un Thiers ou un Vauban.

M. Halévy, qui sait servir, admire et comprend dans ce soldat valeureux, cet ingénieur infiniment industrieux, ce sujet zélé, un grand serviteur. Et appuyé sur un si solide exemple, il peut reprendre sa leçon libérale. Je ne puis m'empêcher, en effet, de voir sous cette sobre relations d'actes nus une reprise de ce débat, d'un pathétique contenu, qui s'est toujours continué dans son esprit critique entre la tendance qu'il a reçue de son père et sans doute de ses ancêtres israélites, qui le porte à encore favoriser la liberté, et la réflexion que lui imposent plusieurs hommes de sa génération sur les conséquences de cet abandon à la liberté. Conformément aux monotones et dures lois, le bel élan sain de la liberté dérape et glisse vers les abus, les excès et bientôt les faibles habitudes qui vont en se rétrécissant.

Il est légitime, pour défendre la liberté qui se meurt, de nous ramener au temps où elle naissait (sous sa forme moderne). Alors on voit comment elle aussi, à son heure, elle a été une défense, une réaction de la vie menacée par l'engourdissement des formes. Ce Vauban, c'est tout le roman de Louis XIV, ramassé dans un récit à la française. C'est ainsi, dans cette matière intellectuelle, que nous traitons une histoire d'amour. Et, en effet, bien qu'on sache la vigueur des racines de tout ce qui alors sortait de terre et qui le rattachait au fond commun, le symbole de ce règne c'est tout de même sinon une aventure, tout au moins une union légitime qui lie la France à un homme trop génial pour ne pas se détacher de sa lignée et se jeter, nous avec lui, dans les périls accidentels qui sont propres à un individu. Il ne s'agit pas de confondre les Napoléon et Louis XIV, mais pourtant quand on repasse derrière M. Halévy, par tous les enchaînements de cette tragédie parfaite, dont le dénouement est une conclusion rigoureuse, inexorablement morale comme toutes les destinées, quand on se remémore cette suite d'entreprises hardies, de succès répétés, trop répétés pour ne pas fatiguer le sort, et donc de tentatives élargies, puis d'échecs, de risques, de malchances, d'efforts alors qui veulent être conservateurs mais qui tournent en derniers excès, et enfin de malheurs aussi abusifs que les bonheurs du début, on est forcé de reconnaître tout ce qu'il y a d'individuel dans la carrière du plus grand des Bourbons, du plus grand de ces grands Européens et qui a débordé les destinées de la France, et qui a versé l'angoisse dans le coeur d'un brave homme comme Vauban qui ici représente la France plus durable, plus complète, plus humaine que tous les régimes [un commentaire tout de même : via Halévy ou en toute connaissance de cause, Drieu est ici très influencé par Péguy. CQFD à l'occasion].

Et c'est ainsi que, certes sans sourire, en quelques pages d'une écriture nette, qui pourtant par modestie aurait voulu limiter la pensée aux faits qu'elle inscrit, M. Daniel Halévy nous fait retrouver les méfaits de l'individualisme au coeur du principe qu'on nous propose aujourd'hui de restaurer pour combattre l'individualisme même [et un autre : cela revient à jouer Péguy contre Maurras].


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Mais ce ne sont là que flèches du Parthe, et « la liberté est bien morte, ce n'est pas notre génération qui se chargera de la ressusciter », me disait avec rage et peut-être un secret désespoir Raymond Lefebvre en partant pour Moscou."

Article paru dans la NRF en octobre 1923 ; repris dans Textes politiques 1919-1945, Krisis, 2009, pp. 62-64. Raymond Lefebvre était un ami de Drieu, maurassien d'origine puis jaurésien, parti en URSS par sympathie idéologique, mort en octobre 1920 sur le chemin du retour.


Le contrepoint s'impose, ô César :

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