jeudi 21 octobre 2010

"A l'état de cadavre..."

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Les textes de Simone Weil consacrés à sa définition de la religion ("L'amour de Dieu et le malheur", "Formes de l'amour implicite de Dieu"), ne sont pas à proprement parler, passez-moi l'expression, incitables, mais ils sont d'une telle densité philosophique et poétique qu'en fournir des extraits d'une part blesse presque la sensibilité, d'autre part expose la pensée de l'auteur à des malentendus regrettables : lus dans la continuité, je ne dis pas qu'ils sont imparables, mais, tronçonnés, je sens bien qu'ils devront être accompagnés de commentaires et de précisions multiples. Cela ne signifie pas que je n'en retranscrirai jamais aucun passage, mais qu'une telle opération nécessite un travail spécifique.

Tout en vous en recommandant donc chaleureusement la lecture, je préfère vous donner aujourd'hui un texte de facture plus traditionnelle, et quelque peu lié à l'actualité. L'enracinement fut écrit à Londres en 1943 : S. W. était chargée de contribuer à l'élaboration d'un programme, d'un projet de société dirait-on aujourd'hui. En guise de quoi elle fournit une théorie complète de la condition humaine - ce qui ne veut pas dire qu'elle oublia son sujet et ses aspects concrets, comme le texte qui suit en fait foi.

"Il faudrait distinguer deux espèces de groupements, les groupements d'intérêts, auxquels l'organisation et la discipline seraient autorisées dans une certaine mesure, et les groupements d'idées, auxquels elles seraient rigoureusement interdites. Dans la situation actuelle, il est bon de permettre aux gens de se grouper pour défendre leurs intérêts, c'est-à-dire les gros sous et les choses similaires, et de laisser ces groupements agir dans des limites très étroites et sous la surveillance perpétuelle des pouvoirs publics. Mais il ne faut pas les laisser toucher aux idées. Les groupements où s'agitent des pensées doivent être moins des groupements que des milieux plus ou moins fluides. Quand une action s'y dessine, il n'y a pas de raison qu'elle soit exécutée par d'autres que par ceux qui l'approuvent.

Dans le mouvement ouvrier par exemple, une telle distinction mettrait fin à une confusion inextricable. Dans la période qui a précédé la guerre, trois orientations sollicitaient et tiraillaient perpétuellement tous les ouvriers. D'abord la lutte pour les gros sous ; puis les restes, de plus en plus faibles, mais toujours un peu vivants, du vieil esprit syndicaliste de jadis, idéaliste et plus ou moins libertaire ; enfin les partis politiques. Fréquemment, au cours d'une grève, les ouvriers qui souffraient et luttaient auraient été bien incapables de se rendre compte s'il s'agissait de salaires, ou d'une poussée du vieil esprit syndical, ou d'une opération politique menée par un parti ; et personne non plus ne pouvait s'en rendre compte du dehors.

Une telle situation est impossible. Quand la guerre a éclaté, les syndicats en France étaient morts ou presque, malgré les millions d'adhérents ou à cause d'eux. Ils ont repris un embryon de vie, après une longue léthargie, à l'occasion de la résistance contre l'envahisseur. Cela ne prouve pas qu'ils soient viables. (…)

Des syndicats ne peuvent pas vivre si les ouvriers y sont obsédés par les sous au même degré que dans l'usine, au cours du travail aux pièces. D'abord parce qu'il en résulte l'espèce de mort morale toujours causée par l'obsession de l'argent. Puis parce que, dans les conditions sociales présentes, le syndicat, étant alors un facteur perpétuellement agissant dans la vie économique du pays, finit inévitablement par être transformé en organisation professionnelle unique, obligatoire, mise au pas dans la vie officielle. Il est alors passé à l'état de cadavre. (…)

D'ailleurs l'obsession des salaires renforce l'influence communiste, parce que les questions d’argent, si vivement qu'elles touchent presque tous les hommes, dégagent en même temps pour tous les hommes un ennui si mortel que la perspective apocalyptique de la révolution, selon la version communiste, est indispensable pour compenser. Si les bourgeois n'ont pas le même besoin d'apocalypse, c'est que les chiffres élevés ont une poésie, un prestige qui tempère un peu l'ennui lié à l'argent, au lieu que quand l'argent se compte en sous, l'ennui est à l'état pur. D'ailleurs le goût des bourgeois grands et petits pour le fascisme montre que, malgré tout, eux aussi s'ennuient." ("Quarto", pp. 1044-1045)

Et puisque Chicoutimi a eu la gentillesse de mettre aussi ce livre en ligne, j'ai le temps de vous en fournir un autre extrait. Dans la première partie de L'enracinement, Simone Weil s'efforce de dresser une liste des « besoins essentiels de l'âme », qu'elle distingue des envies, désirs, caprices, etc., et qu'une société se doit de respecter. Chaque sous-chapitre commence donc par : "… est un besoin essentiel de l'âme. Le lecteur de Sahlins, Geertz et Voyer fronce toujours les sourcils à l'évocation du concept de besoin, mais n'entamons pas la discussion pour l'instant - d'autant qu'avec S. W., on se doute tout de même qu'il ne s'agit pas que de penser à manger.

Voici en tout cas ce second extrait :

"La sécurité.

La sécurité est un besoin essentiel de l'âme. La sécurité signifie que l'âme n'est pas sous le poids de la peur ou de la terreur, excepté par l'effet d'un concours de circonstances accidentelles et pour des moments rares et courts. La peur ou la terreur, comme états d'âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d'un conquérant étranger, ou l'attente d'une invasion probable, ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines.

Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l'état de demi-mort indispensable à l'esclavage. D'un autre côté, d'après les Égyptiens, le juste doit pouvoir dire après la mort : « Je n'ai causé de peur à personne. »

Même si la peur permanente constitue seulement un état latent, de manière à n'être que rarement ressentie comme une souffrance, elle est toujours une maladie. C'est une demi-paralysie de l'âme.


Le risque.

Le risque est un besoin essentiel de l'âme. L'absence de risque suscite une espèce d'ennui qui paralyse autrement que la peur, mais presque autant. D'ailleurs il y a des situations qui, impliquant une angoisse diffuse sans risques précis, communiquent les deux maladies à la fois.

Le risque est un danger qui provoque une réaction réfléchie ; c'est-à-dire qu'il ne dépasse pas les ressources de l'âme au point de l'écraser sous la peur. Dans certains cas, il enferme une part de jeu ; dans d'autres cas, quand une obligation précise pousse l'homme à y faire face, il constitue le plus haut stimulant possible.

La protection des hommes contre la peur et la terreur n'implique pas la suppression du risque ; elle implique au contraire la présence permanente d'une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l'absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l'âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. Il faut seulement que le risque se présente dans des conditions telles qu'il ne se transforme pas en sentiment de fatalité." (pp. 1047-48)


Au plaisir !

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