lundi 29 novembre 2010

"La dépossession est chez elle en France."

tumblr_lb9hdpTUKg1qzun0bo1_500


Tout n'est pas également pertinent dans ce texte de 1985, que ce soit sur le fond ou sur la forme, mais Guy-Ernest a au moins cet atout pour lui de prendre le problème par le bon bout, logiquement et chronologiquement. Si donc vous ne l'avez pas en tête, je vous encourage à relire ce qu'il en écrivait voilà maintenant 25 ans :

"Tout est faux dans la « question des immigrés », exactement comme dans toute question ouvertement posée dans la société actuelle ; et pour les mêmes motifs : l’économie — c’est-à-dire l’illusion pseudo-économique — l’a apportée, et le spectacle l’a traitée.

On ne discute que de sottises. Faut-il garder ou éliminer les immigrés ? (Naturellement, le véritable immigré n’est pas l’habitant permanent d’origine étrangère, mais celui qui est perçu et se perçoit comme différent et destiné à le rester. Beaucoup d’immigrés ou leurs enfants ont la nationalité française ; beaucoup de Polonais ou d’Espagnols se sont finalement perdus dans la masse d’une population française qui était autre. Comme les déchets de l’industrie atomique ou le pétrole dans l’Océan — et là on définit moins vite et moins « scientifiquement » les seuils d’intolérance — les immigrés, produits de la même gestion du capitalisme moderne, resteront pour des siècles, des millénaires, toujours. Ils resteront parce qu’il était beaucoup plus facile d’éliminer les Juifs d’Allemagne au temps d’Hitler que les maghrébins, et autres, d’ici à présent : car il n’existe en France ni un parti nazi ni le mythe d’une race autochtone !

Faut-il donc les assimiler ou « respecter les diversités culturelles » ? Inepte faux choix. Nous ne pouvons plus assimiler personne : ni la jeunesse, ni les travailleurs français, ni même les provinciaux ou vieilles minorités ethniques (Corses, Bretons, etc.) car Paris, ville détruite, a perdu son rôle historique qui était de faire des Français. Qu’est-ce qu’un centralisme sans capitale ? Le camp de concentration n’a créé aucun Allemand parmi les Européens déportés. La diffusion du spectacle concentré ne peut uniformiser que des spectateurs.

On se gargarise, en langage simplement publicitaire, de la riche expression de « diversités culturelles ». Quelles cultures ? Il n’y en a plus. Ni chrétienne ni musulmane ; ni socialiste ni scientiste. Ne parlez pas des absents. Il n’y a plus, à regarder un seul instant la vérité et l’évidence, que la dégradation spectaculaire-mondiale (américaine) de toute culture.

Ce n’est surtout pas en votant que l’on s’assimile. Démonstration historique que le vote n’est rien, même pour les Français, qui sont électeurs et ne sont plus rien (1 parti = 1 autre parti ; un engagement électoral = son contraire ;
et plus récemment un programme — dont tous savent bien qu’il ne sera pas tenu — a d’ailleurs enfin cessé d’être décevant, depuis qu’il n’envisage jamais plus aucun problème important. Qui a voté sur la disparition du pain ?).

On avouait récemment ce chiffre révélateur (et sans doute manipulé en baisse) : 25 % des « citoyens » de la tranche d’âge 18-25 ans ne sont pas inscrits sur les listes électorales, par simple dégoût. Les abstentionnistes sont d’autres, qui s’y ajoutent.

Certains mettent en avant le critère de « parler français ». Risible. Les Français actuels le parlent-ils ? Est-ce du français que parlent les analphabètes d’aujourd’hui, ou Fabius (« Bonjour les dégâts ! ») ou Françoise Castro (« Ça t’habite ou ça t’effleure ? »), ou B.-H. Lévy ? Ne va-t-on pas clairement, même s’il n’y avait aucun immigré, vers la perte de tout langage articulé et de tout raisonnement ? Quelles chansons écoute la jeunesse présente ?

Quelles sectes infiniment plus ridicules que l’islam ou le catholicisme ont conquis facilement une emprise sur une certaine fraction des idiots instruits contemporains (Moon, etc.) ? Sans faire mention des autistes ou débiles profonds que de telles sectes ne recrutent pas parce qu’il n’y a pas d’intérêt économique dans l’exploitation de ce bétail : on le laisse donc en charge aux pouvoirs publics.

Nous nous sommes faits américains. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la Mafia, du fast-food à la prolifération des ethnies. Par exemple, l’Italie et l’Espagne, américanisées en surface et même à une assez grande profondeur, ne sont pas mélangées ethniquement.



En ce sens, elles restent plus largement européennes (comme l’AIgérie est nord-africaine). Nous avons ici les ennuis de l’Amérique sans en avoir la force. Il n’est pas sûr que le melting-pot américain fonctionne encore longtemps (par exemple avec les Chicanos qui ont une autre langue). Mais il est tout à fait sûr qu’il ne peut pas un moment fonctionner ici. Parce que c’est aux USA qu’est le centre de la fabrication du mode de vie actuel, le cœur du spectacle qui étend ses pulsations jusqu’à Moscou ou à Pékin ; et qui en tout cas ne peut laisser aucune indépendance à ses sous-traitants locaux (la compréhension de ceci montre malheureusement un assujettissement beaucoup moins superficiel que celui que voudraient détruire ou modérer les critiques habituels de « l’impérialisme »).


Ici, nous ne sommes plus rien : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni-oui-oui de l’aliénation spectaculaire. Quelle prétention, envisageant la proliférante présence des immigrés de toutes couleurs, retrouvons-nous tout à coup en France, comme si l’on nous volait quelque chose qui serait encore à nous ? Et quoi donc ? Que croyons-nous, ou plutôt que faisons-nous encore semblant de croire ? C’est une fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs esclaves s’indignent que des métèques menacent leur indépendance !

Le risque d’apartheid ? Il est bien réel. II est plus qu’un risque, il est une fatalité déjà là (avec sa logique des ghettos, des affrontements raciaux, et un jour des bains de sang). Une société qui se décompose entièrement est évidemment moins apte à accueillir sans trop de heurts une grande quantité d’immigrés que pouvait l’être une société cohérente et relativement heureuse. On a déjà fait observer en 1973 cette frappante adéquation entre l’évolution de la technique et l’évolution des mentalités : « L’environnement, qui est reconstruit toujours plus hâtivement pour le contrôle répressif et le profit, en même temps devient plus fragile et incite davantage au vandalisme. Le capitalisme à son stade spectaculaire rebâtit tout en toc et produit des incendiaires. Ainsi son décor devient partout inflammable comme un collège de France. »

Avec la présence des immigrés (qui a déjà servi à certains syndicalistes susceptibles de dénoncer comme « guerres de religions » certaines grèves ouvrières qu’ils n’avaient pu contrôler), on peut être assurés que les pouvoirs existants vont favoriser le développement en grandeur réelle des petites expériences d’affrontements que nous avons vu mises en scène à travers des « terroristes » réels ou faux, ou des supporters d’équipes de football rivales (pas seulement des supporters anglais).

Mais on comprend bien pourquoi tous les responsables politiques (y compris les leaders du Front national) s’emploient à minimiser la gravité du « problème immigré ». Tout ce qu’ils veulent tous conserver leur interdit de regarder un seul problème en face, et dans son véritable contexte. Les uns feignent de croire que ce n’est qu’une affaire de « bonne volonté anti-raciste » à imposer, et les autres qu’il s’agit de faire reconnaître les droits modérés d’une « juste xénophobie ».


Et tous collaborent pour considérer cette question comme si elle était la plus brûlante, presque la seule, parmi tous les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas. Le ghetto du nouvel apartheid spectaculaire (pas la version locale, folklorique, d’Afrique du Sud), il est déjà là, dans la France actuelle : l’immense majorité de la population y est enfermée et abrutie ; et tout se serait passé de même s’il n’y avait pas eu un seul immigré. Qui a décidé de construire Sarcelles et les Minguettes, de détruire Paris ou Lyon ? On ne peut certes pas dire qu’aucun immigré n’a participé à cet infâme travail. Mais ils n’ont fait qu’exécuter strictement les ordres qu’on leur donnait : c’est le malheur habituel du salariat.

Combien y a-t-il d’étrangers de fait en France ? (Et pas seulement par le statut juridique, la couleur, le faciès.) Il est évident qu’il y en a tellement qu’il faudrait plutôt se demander : combien reste-t-il de Français et où sont-ils ? (Et qu’est-ce qui caractérise maintenant un Français ?) Comment resterait-il, bientôt, de Français ? On sait que la natalité baisse. N’est-ce pas normal ? Les Français ne peuvent plus supporter leurs enfants. Ils les envoient à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à seize, pour apprendre l’analphabétisme. Et avant qu’ils aient trois ans, de plus en plus nombreux sont ceux qui les trouvent « insupportables » et les frappent plus ou moins violemment. Les enfants sont encore aimés en Espagne, en Italie, en Algérie, chez les Gitans.

Pas souvent en France à présent. Ni le logement ni la ville ne sont plus faits pour les enfants (d’où la cynique publicité des urbanistes gouvernementaux sur le thème « ouvrir la ville aux enfants »). D’autre part, la contraception est répandue, l’avortement est libre. Presque tous les enfants, aujourd’hui, en France, ont été voulus. Mais non librement ! L’électeur-consommateur ne sait pas ce qu’il veut. Il « choisit » quelque chose qu’il n’aime pas. Sa structure mentale n’a plus cette cohérence de se souvenir qu’il a voulu quelque chose, quand il se retrouve déçu par l’expérience de cette chose même.

Dans le spectacle, une société de classes a voulu, très systématiquement, éliminer l’histoire. Et maintenant on prétend regretter ce seul résultat particulier de la présence de tant d’immigrés, parce que la France « disparaît » ainsi ? Comique. Elle disparaît pour bien d’autres causes et, plus ou moins rapidement, sur presque tous les terrains.

Les immigrés ont le plus beau droit pour vivre en France. Ils sont les représentants de la dépossession ; et la dépossession est chez elle en France, tant elle y est majoritaire. et presque universelle. Les immigrés ont perdu leur culture et leurs pays, très notoirement, sans pouvoir en trouver d’autres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrètement.

Avec l’égalisation de toute la planète dans la misère d’un environnement nouveau et d’une intelligence purement mensongère de tout, les Français. qui ont accepté cela sans beaucoup de révolte (sauf en 1968) sont malvenus à dire qu’ils ne se sentent plus chez eux à cause des immigrés ! Ils ont tout lieu de ne plus se sentir chez eux, c’est très vrai. C’est parce qu’il n’y a plus personne d’autre, dans cet horrible nouveau monde de l’aliénation, que des immigrés.

Il vivra des gens sur la surface de la terre, et ici même, quand la France aura disparu. Le mélange ethnique qui dominera est imprévisible, comme leurs cultures, leurs langues mêmes. On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente, qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire, seront-ils dominés par elle d’une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu’aujourd’hui ? Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains."


tumblr_lb8h0gmqhO1qcwnv4o1_500

Libellés : ,

dimanche 14 novembre 2010

Some people say a man is made outta mud... ("Le monde comme dispositif fait partie du monde comme phénomène.")




Poursuivons notre propagande pro-Borella, tant les éclaircissements donnés dans La crise du symbolisme religieux nous semblent pouvoir être profitables à tous. Si, comme l'écrivait P. Boutang il y a bientôt quarante ans, "le premier travail de la reconstruction sera métaphysique", travaillons, travaillons, quitte à nous répéter quelque peu :

"Telles sont les considérations qui nous permettent de saisir la véritable signification de l'infinitisation du cosmos au début du XVIIe siècle, et justifier que nous ayons pu parler, à son sujet, d'une limitation indéfinie. C'est précisément ce concept d'une limitation indéfinie ou universelle qui nous permet de rendre compte, paradoxalement, et de l'apparent agrandissement de l'espace cosmique, et du sentiment carcéral qui s'empare alors des esprits et des coeurs. Répétons-le - car c'est là que réside à nos yeux l'essentiel de la mutation culturelle que subit l'âme européenne - l'illimitation ou l'ouverture de l'espace cosmique est corrélative, fondamentalement, de la réduction du monde à l'étendue géométrique, c'est-à-dire de sa clôture ontologique. Inversement, la clôture spatiale du monde médiéval et antique est corrélative d'une illimitation ontologique, parce que l'ordre des choses est mystérieusement rattaché à l'ordre divin qu'il symbolise. Cette illimitation intrinsèque du monde s'accorde à la profondeur de la vie humaine. Car la vie de l'homme se déroule toujours dans un univers à la fois fini et profond, jamais dans un espace illimité et surfacial. La vie est finitiste, elle exige un cadre, un entourage, un « milieu » (Umwelt) [un enracinement, dirait Simone Weil], une niche écologique, une matrice, un paradis. Mais en même temps elle ajoute à cet espace tri-dimensionnel clos (que symbolise la croix des fleuves au jardin d'Eden), une quatrième dimension, la seule qui soit infinie, ou quasi-infinie : la profondeur interne, géométriquement non figurante, présence cachée de l'arrière-monde en toutes choses qui prolonge leur être secret vers l'Être infini. C'est pourquoi la science galiléenne peut bien offrir l'ivresse d'une étendue illimitée où plonger nos regards, le subconscient collectif ne s'y trompe pas. Il ressent cette ouverture comme une perte, cet agrandissement comme un leurre." (La crise du symbolisme religieux, p. 89)

- ce que la publicité a pour une fois su traduire, c'est le slogan du film de l'ex (?)- publicitaire Ridley Scott : "Dans l'espace galiléen, personne ne vous entend crier" - une brève recherche Google


tumblr_lat0b4byhL1qzewk6o1_r3_500


, pour vérifier que je ne me trompe pas sur ce slogan, m'apprend que dans l'espace dit de la « conquête », auquel Jean Borella consacre la suite de ce passage, c'est vrai, on n'entend rien.





- Ce qui me donne une transition toute rêvée vers un autre texte issu du même livre. D'une part je n'ai quasiment aucune culture scientifique, d'autre part, ainsi que je l'ai expliqué en mai dernier, j'ai quelques réserves d'ordre général à l'utilisation de la science par la philosophie ou la religion. Cela n'empêche certes pas toute référence à la science contemporaine, en voici une, toujours donc sous la plume de J. Borella :

"Les analyses les plus fines de la physique récente conduisent… à un renversement paradoxal des conceptions ordinaires : ce n'est plus la séparation ou la distance entre deux points qui est première et évidente, et donc la corrélation éventuelle de ces deux points qu'il faut expliquer, mais c'est au contraire l'« inséparabilité » qui devient « principe », et la distance ou l'écartement qui fait problème : “la distance n'est pas de façon intrinsèque, entre tel et tel élément de la réalité indépendante. C'est nous qui la mettons, d'une certaine manière, entre tels et tels éléments de la réalité empirique, ou, autrement dit, de l'image de la réalité que nous construisons pour nos échanges et notre usage”, Bernard d'Espagnat, A la recherche du réel, Gauthier Villars, 1979, p. 46. Cet ouvrage peut soulever des critiques, notamment à cause du caractère un peu sommaire (à nos yeux) de certaines considérations philosophiques (et que doit donc penser un physicien de nos propres considérations en matière scientifique !). Mais cela ne saurait suffire à discréditer sa thèse fondamentale : la réalité objective n'est pas de nature matérielle." (p. 86n.)

Phrase saisissante, donc j'avais fait le titre de ma première utilisation de La crise…, et à laquelle je trouve aujourd'hui une allure programmatique : mon tempérament prudent, mon côté Musil si je veux être prétentieux, ma pusillanimité si je veux me flageller, essaient de me retenir, mon enthousiasme leur fait un cadrage-débordement (« d'école » : dans la presse sportive, un cadrage-débordement est toujours d'école, ne me demandez pas pourquoi) et s'empresse de déclarer que les seules philosophies intéressantes d'aujourd'hui, les seules qui peuvent contribuer à nous sortir de la crise, y compris d'ailleurs financière et toute cette merde (la merde vient après la bouffe, le poisson pourrit par la tête : la crise est conséquence et non cause, même si elle a son propre rythme), sont celles qui détailleront et expliqueront ce principe. - Et voilà comment, parti en marchant sur des oeufs, je deviens militant exalté, c'est typique…

Mais revenons à d'Espagnat. Le vieux voyeriste jamais éteint en moi ne peut que frétiller à la lecture de ce nom, et aller vérifier ce qu'en écrivait, il y a foutre trente ans, le maître :

"Nous apprenons par l’intermédiaire du physicien d’Espagnat (A la recherche du réel) que Bohr définit la science avant tout comme une œuvre de communication entre les hommes et non en termes d’une réalité donnée et intrinsèque qu’elle aurait pour mission de tenter de décrire. En d’autres termes, la science est pour Niels Bohr la synthèse d’une partie de l’expérience humaine. (…) Dans le cadre de la conception de Bohr la notion de réalité des propriétés des objets semble bien être rigoureusement subordonnée à celle d’expérience humaine et n’avoir de sens qu’à travers elle. C’est donc en quelque sorte un nouveau cogito : la communication seule est certaine, tout le reste est douteux. La conclusion de cette réjouissante école de Copenhague est que la physique ne peut plus parler d’une nature en-soi nature, d’une matière en-soi matière et d’un objet en-soi objet. Pour Bohr, la nature et la matière sont seulement des régions du monde défini comme l’activité totale des hommes. D’Espagnat ajoute : "Plus les connaissances s’accroissent, plus devient grand le domaine de celles dont on peut bien dire qu’elles sont connaissance de nous-mêmes avant d’être connaissance d’un problématique monde extérieur ou d’une vérité éternelle." (…)

L’importance conférée par Bohr aux instruments de mesure a pour conséquence que selon lui il est impossible de parler d’un phénomène tant que l’on s’abstient de décrire de façon complète le dispositif expérimental utilisé pour étudier ce phénomène donc à la limite : le monde comme dispositif expérimental pour observer le monde comme phénomène ! En vérité il faut même dire que le dispositif fait partie intégrante du phénomène et donc le monde comme dispositif fait partie du monde comme phénomène. Ainsi, la propagation d’une particule dans l’espace n’est pas en soi un phénomène. L’ensemble constitué par le dispositif émetteur, la particule, le milieu traversé et un dispositif récepteur voilà selon Bohr un phénomène dont la science physique peut légitimement parler. Mais ces instruments qu’utilisent les hommes, il faut bien que les hommes les construisent avant de les utiliser. Et pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin et délimiter le phénomène à la porte du laboratoire et ne pas l’étendre aux différents endroits où les instruments sont fabriqués. Ainsi cet état préparé par le physicien est inclus dans un état préparé par le monde lui-même, ce phénomène est lui-même un état de la division mondiale du travail et le monde est le seul dispositif adéquat pour observer le monde, autrement dit la réalité seule est qualifiée pour observer la réalité."

Tout ceci me semble rentrer parfaitement dans notre cadre d'analyse du jour. Je reproduis encore certaines thèses :

"Le fait que nous prétendions que ce que l’on désigne par les mots de nature et de matière soit des régions de la connaissance ne signifie pas pour autant que nous prétendions que rien n’existe qui ne soit pas idée, pensée. Le mouvement de l’idée a lieu dans ce qui existe et n’est pas elle. Mais ce qui existe et qui n’est pas la pensée n’est pas pour autant ce que l’on désigne par « matière » et « nature ». Cela ne signifie pas non plus que ce qui existe et n’est pas la pensée soit hors de portée de la connaissance comme le prétend Kant. Au contraire, la connaissance en tant que monde, communication pratique, mouvement de la pensée dans ce qui n’est pas elle est destruction de ce qui existe et n’est pas la pensée, ou du moins destruction de son indépendance : médiation, auto-médiation de ce qui existe. La connaissance en tant que monde, loin d’être étrangère à l’être, est son auto-destruction, sa division interne infinie. L’être n’est donc pas laissé intact hors de la connaissance mais la connaissance est l’effondrement interne infini de l’être... Hegel donne une description éminemment poétique de cet effondrement. Le style de Hegel, le style tornade et tempête, est le style apocalyptique par excellence.

Autrement dit : ce que l’on nomme « nature » et « matière » ne sont pas ce dans quoi se mouvrait la pensée. C’est déjà le mouvement de la pensée, c’est déjà une région d’un état de la destruction de ce qui existe, c’est déjà une région de la fondation de l’univers.

Sur ce point, nous nous séparons de Hegel et sommes modestement dualistes. Le mouvement de l’idée est le mouvement de l’idée dans ce qui existe et ainsi devient monde. Nous admettons qu’il préexiste quelque chose au mouvement de l’idée et qui n’est pas l’idée, mais nous dénions que ce quelque chose soit « nature » ou « matière » du moins ce que l’on désigne habituellement par ces mots. De toute façon, cette hypothèse dualiste est totalement gratuite et superflue dans l’état des choses. Ça ne mange pas de pain et nous ne nous priverons donc pas du plaisir de la faire. Quelle souillure originelle évidemment pour notre essence divine. Nous ne serons jamais que des divinités nées ! Selon le mot de Lautréamont, nous sommes d’ailleurs cette naissance éternelle. Les mythes religieux ont un fondement rationnel, fondement rationnel auquel ne peuvent d’ailleurs prétendre les laborieuses fables matérialistes, car ces mythes sont l’œuvre d’un monde et connus comme tels. (…)

D’une manière plus générale, nous nous trouvons en accord avec d’Espagnat (…) pour contester que l’objet soit la réalité, que l’objet existe comme objet en-soi objet, qu’une « nature » existe comme nature en-soi nature indépendamment de la connaissance que l’on peut en prendre, cette connaissance venant en quelque sorte se sur-ajouter comme reflet inessentiel et impuissant à cette nature en-soi nature. De même nous contestons qu’il existe une matière en-soi matière indépendamment de la connaissance que l’on en prend. Cette dernière expression est d’ailleurs incorrecte puisqu’elle laisse supposer qu’on prend de toute façon connaissance d’une matière ou même de ce qui existe indépendamment de la pensée. Or il n’en est rien. La matière à titre de région de la connaissance n’est pas ce dont la connaissance prend connaissance mais la connaissance elle-même ou du moins un résultat. Ensuite la connaissance ne prend pas connaissance de l’« être » de ce qui existe indépendamment de la pensée, mais détruit cet être, détruit son indépendance. Elle ne vise pas à connaître l’être, elle est la destruction de l’indépendance de l’être." (Revue de préhistoire contemporaine, 1982, pp. 140-146)

Je n'ai pas souvenir que cette idée de destruction, exprimée ici avec d'importantes nuances dans ses formulations, ait été reprise par l'auteur dans les dernières années. L'invocation de Lautréamont (comme, dans d'autres textes de la même période, de Breton), sauf erreur de ma part, est restée de l'ordre de l'exceptionnel. Quoi qu'il en soit, en 2005, J.-P. Voyer, dans un texte d'une grande densité, revient sur cette idée de « dualisme modeste » :

"Cela me permet de préciser ce que j’entendais quand je disais au Dr Weltfaust que j’étais, contrairement à Hegel et à Marx (…), modestement dualiste. Je ne disais pas que j’étais dualiste au sens matière-esprit, mais au sens ce qui est objet-ce qui n’est pas objet. Qu’est-ce qui n’est pas objet ? L’apparence, c’est à dire l’apparition en tant qu’apparition. Cela vaut, évidemment, pour les objets qui n’apparaissent jamais, tels les nombres — personne n’a jamais vu un nombre et personne n’en verra jamais et cependant, si j’en crois Frege, les nombres sont des objets —. Je suis donc dualiste car je reconnais deux ordres : l’ordre des objets, visibles (les choses) et invisibles (invisibles, certes, mais… formulables. Formulables, sinon, il n’y aurait pas de mathématiques), et l’ordre de l’apparence. Si cela ne produisait pas des phrases bizarres, il serait judicieux de généraliser visible et invisible en manifestes et non manifestes."

- Est-ce encore du dualisme, je ne sais pas, et la distinction des genres d'être, empruntée à Wittgenstein et Vincent Descombes et évoquée dans la suite de ce passage, ne pourrait-elle pas, au moins d'une certaine manière, être reliée à la gradation de profondeur dans l'ordre symbolique que l'on trouve dans les thèses de Jean Borella ?

Bon, ça suffit pour aujourd'hui…





…ou plutôt non, car je tombe sur la retranscription du merveilleux article « Hétérosexisme », issu du Dictionnaire de l'homophobie, dirigé par le regrettable Tin, que nous avons retrouvé il y a peu.

J'évoquais cet article dans ma longue recension de cet inénarrable dictionnaire, en 2006, il n'est donc que justice de vous en communiquer le contenu, maintenant qu'il est disponible en ligne. Je ne vais pas non plus lui consacrer un texte entier, la vie est courte, à le relire je me contenterai de noter à quel point on peut être frappé, non seulement par la légèreté des considérations historiques de l'auteur, par sa façon de résoudre le problème par ses définitions de départ, par la confusion, bien analysée par Muray dans le temps, entre « stigmatisation » et « discrimination » (discriminer, rappelait Muray, c'est à l'origine, et ce peut n'être, qu'établir des différences, cela ne débouche pas nécessairement sur de mauvais traitements ; dans le cas présent, on ne voit pas en quoi l'idée d'une complémentarité homme-femme, qui que je sache s'emboitent bien, aboutirait nécessairement à la soumission de la seconde au premier), mais aussi, cela dans mon souvenir avait moins attiré mon attention, par un rapprochement malheureusement très courant entre la culture bourgeoise du XIXe siècle, effectivement aussi dure aux homosexuels que très hypocrite, et toute l'histoire de l'« Occident chrétien », et par - à phobie, phobie et demi - une sourde et désagréable misogynie ma foi assez courante chez les pédés.


tumblr_la4xfcPZUP1qz6f9yo1_500-1


Et cette fois-ci, bonne journée !




La technique, bon… Mais l'esprit !

Libellés : , , , , , , , , , , , , , ,

jeudi 11 novembre 2010

Cent fois sur le métier...

9170platon


"Tout homme qui a une conviction, quelle qu'elle soit, a un Dieu ; que dis-je, il croit en Dieu. Car toute conviction postule l'absolu ou y supplée." (Cioran, 1959)


"L'obéissance est un besoin vital de l'âme humaine. Elle est de deux espèces : obéissance à des règles établies et obéissance à des êtres humains regardés comme des chefs. Elle suppose le consentement, non pas à l'égard de chacun des ordres reçus, mais un consentement accordé une fois pour toutes, sous la seule réserve, le cas échéant, des exigences de la conscience. Il est nécessaire qu'il soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et non pas la crainte du châtiment ou l'appât de la récompense constitue en fait le ressort principal de l'obéissance, de manière que la soumission ne soit jamais suspecte de servilité. Il faut qu'il soit connu aussi que ceux qui commandent obéissent de leur côté ; et il faut que toute la hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus haut au plus bas.

L'obéissance étant une nourriture nécessaire à l'âme, quiconque en est définitivement privé est malade. Ainsi toute collectivité régie par un chef souverain qui n'est comptable à personne se trouve entre les mains d'un malade.


sarkozy2.1174488371


C'est pourquoi, là où un homme est placé pour la vie à la tête de l'organisation sociale, il faut qu'il soit un symbole et non un chef, comme c'est le cas pour le roi d'Angleterre ; il faut aussi que les convenances limitent sa liberté plus étroitement que celle d'aucun homme du peuple. De cette manière, les chefs effectifs, quoique chefs, ont quelqu'un au-dessus d'eux ;

idée que l'on trouve, rappelons-le, chez Maurras : la religion sert, ou devrait servir, à protéger les faibles des forts, à limiter le pouvoir des forts.

d'autre part ils peuvent, sans que la continuité soit rompue, se remplacer, et par suite recevoir chacun sa part indispensable d'obéissance.

Ceux qui soumettent des masses humaines par la contrainte et la cruauté les privent à la fois de deux nourritures vitales, liberté et obéissance ; car il n'est plus au pouvoir de ces masses d'accorder leur consentement intérieur à l'autorité qu'elles subissent. Ceux qui favorisent un état de choses où l'appât du gain soit le principal mobile enlèvent aux hommes l'obéissance, car le consentement qui en est le principe n'est pas une chose qui puisse se vendre.

Mille signes montrent que les hommes de notre époque étaient depuis longtemps affamés d'obéissance. Mais on en a profité pour leur donner l'esclavage." (S. Weil, 1943)

Où l'on touche de nouveau du doigt les limites de la Ve République, qui, alors même qu'elle était dirigée par un catholique, ne manquait pas de jouer sur « l'appât du gain » et sur l'achat du consentement. (Je rappelle que L'enracinement, dont ce texte est issu, est à l'origine écrit pour alimenter les idées d'organismes tels que le CNR, dont le programme aura une influence sur les constitutions des IVe et Ve Républiques.) En ces temps de commémoration gaullienne, il faut bien rappeler que le ver est dans le fruit depuis longtemps.

(D'ailleurs, à suivre S. W., capitalisme et démocratie sont tout bonnement antithétiques. On retrouve de nouveau les ambiguïtés du gaullisme triomphant : il y a eu consentement, et c'est pour ça que ça a à peu près fonctionné. Mais ce consentement était aussi un consentement à la croissance, à la « modernisation », au confort... à l'esclavage - ce dont de Gaulle était par moments douloureusement conscient.)

Cette théorie du consentement rappelle par ailleurs celle plus « laïque » de Lévi-Strauss. Laïque d'intention, mais, sans même recourir à la phrase très intéressante mais générale de Cioran mise ici en exergue, il faudrait voir si l'échange de réciprocités qui selon Lévi-Strauss fonde l'État, peut être mis au point sans une clé de voûte, sans une sorte d'absence supérieure de réciprocité : "Il faut qu'il soit connu aussi que ceux qui commandent obéissent de leur côté." - à un moment ils obéissent à Dieu, et ce ne peut plus être la même réciprocité. Rappelez-vous Bernanos : "Entre nous, il n'est qu'échange, Dieu seul donne, lui seul." Ce n'est pas que Dieu ne soit pas dans une relation d'échange avec le détenteur du pouvoir, une sorte de système de garanties réciproques de légitimité, c'est que Dieu, lui, peut simplement donner, sans réciprocité (et pas seulement, bien sûr, au détenteur du pouvoir) : c'est cette possibilité qu'il a de s'extraire du système de réciprocités qui lui permet de le « tenir ».

(Dans une société hiérarchisée, à l'autre extrémité de l'échelle on peut trouver celui qui reçoit sans donner : le renonçant indien en est le prototype, et son rôle est essentiel dans la perpétuation de la société indienne. C'est le fait qu'il ne donne pas, qu'il ne participe pas au système de réciprocités qu'est la société, qui lui fait participer au maintien de ce système.)

Revenons à la comparaison entre Simone Weil et Lévi-Strauss, et émettons l'hypothèse que si les Sauvages semblent pouvoir dans certains cas (il faut être prudent) se passer d'une clé de voûte supérieure, c'est parce que la séparation entre sacré et profane, à laquelle je faisais allusion ici-même, Durkheim à l'appui (encore un juif pas très juif... c'étaient les grandes heures du judaïsme français), n'est pas la même chez eux, voire que cette distinction est inopérante : le Sauvage vit dans le sacré, dans la cérémonie... dans un système plus égalitaire, qui n'a pas besoin d'être verrouillé en haut et en bas à la fois parce qu'il n'y a pas vraiment de haut et de bas, et parce que le sacré est d'abord présent en chacun des membres de la société.

Laurent James, dans une conférence récente, détaillait les diverses personnifications et fonctions du pouvoir - guerrier, religieux... - dans les sociétés traditionnelles (au sens large). Il s'agit là d'une histoire non linéaire et qu'on ne peut résumer en deux mots : j'émets simplement l'hypothèse que hiérarchisation de la société et distinction des domaines profane et sacré sont liées. Cette distinction pouvant prendre des formes très différentes selon les lieux et les époques. Mais il est bien évident qu'une société comme la nôtre, qui officiellement ne veut pas de sacré, qui officiellement est égalitaire (avec des modalités différentes entre par exemple l'égalitarisme français et l'égalitarisme anglo-saxon, cf. Dumont), finit par se priver d'outils pour comprendre ce que sont le consentement - un comble pour des « démocraties » ! - et l'obéissance, les synthèses du type protestant et/ou kantien (la loi morale en moi...) ne pouvant, malgré leurs mérites, combler tous les trous fait par la modernité.


tumblr_lbaaechgis1qerud1o1_500


« Concluons ». De Platon (et la phrase de Cioran par laquelle j'ai commencé est une sorte de "Nous sommes tous platoniciens") à Guénon la pensée de la hiérarchie est aussi connue qu'elle est forte et cohérente. Via quelqu'un comme René Daumal, qui a lu Guénon et l'a fait lire à Dumont ainsi probablement (mais j'attends une preuve...) qu'à Simone Weil, cette pensée continue à se diffuser au XXe siècle. Il n'est d'ailleurs pas exclu que de Gaulle ait rencontré personnellement Guénon... dans le salon de Daniel Halévy, quai de l'Horloge, en plein centre de Paris, puisque tous deux le fréquentèrent (S. Laurent, Daniel Halévy, Grasset, 2001, pp. 316-317) à peu près à la même période. Ce serait intéressant d'en avoir confirmation... Bref, l'idée est de revisiter, comme le fait brillamment Simone Weil, l'idée de consentement, qui ne peut qu'évoquer la démocratie, avec l'appui de l'idée de hiérarchie (et réciproquement...). Ceci, comme je l'ai signalé avec mes modestes souvenirs et moyens, en parvenant à inclure dans ce qui pourrait être une théorie du pouvoir ceux qui me semblent, à tort ou à raison, rester les parents pauvres des pensées de la hiérarchie et de la tradition, les Sauvages. Parce qu'ils le valent bien...


tumblr_l6a0x4sqmx1qb2dp9o1_500


tumblr_lb0dc4b8nt1qzn3qto1_500

Libellés : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

jeudi 4 novembre 2010

"Elle sonne à la fin." De la psychose paranoiaque dans ses rapports avec la modernité.

tumblr_lancfpNguO1qzdhvpo1_500



S'il est toujours quelque peu imprudent de comparer tous les ordres de savoir, en l'occurrence ici métaphysique, philosophie morale et économie politique, il est difficile de ne pas être sensible aux échos, dans d'autres domaines justement que la métaphysique, de cette analyse de Descartes par Jean Borella, il est difficile de ne pas avoir l'impression de saisir sur l'instant une des racines de l'absence de foi, dans le monde comme dans les autres, de l'homme moderne :

"Que le soleil ne se lève ni ne se couche, en réalité, alors que nous le voyons accomplir ces deux mouvements tous les jours, et que tant de significations et de sentiments s'y attachent qui sont liés aux rythmes les plus profonds de notre vie psycho-corporelle, un tel savoir ne peut pas ne pas introduire, dans la conscience existentielle de l'Européen, un divorce latent et une déchirure irréparable, entre l'ordre de l'être et celui du paraître. On peut, sans aucun doute, et dans une perspective très générale, considérer ce divorce comme l'origine de cette philosophie de la dualité qui, de Descartes à Kant, parcourt toute la pensée européenne, à l'exception de Spinoza et Hegel. Chez Descartes, l'idée très forte que le monde est « machiné » traduit un tel divorce. Le malin génie n'est pas seulement dans la substance pensante (à titre d'hypothèse) ; il est aussi dans la substance étendue : diabolus in machina. De même que les animaux ne sont que du mécanique caché sous du vivant, de même les effets merveilleux que nous offre la « fable du monde », s'expliquent entièrement par une machinerie complexe de poulies, de cordes, de soufflets, de tuyaux, de roues, de leviers articulés, de poids et autres dispositifs qui se ramènent toujours à l'étendue et au mouvement. Le monde est véritablement un « opéra fabuleux », qu'un Dieu machiniste a construit, peut-être pour nous étonner, et dont la « nouvelle philosophie » [perfide, ce Borella…] nous permet de penser le secret. Le décor, en son endroit (?), nous présente un spectacle riant et coloré où s'épanouissent les formes naturelles les plus belles et les plus harmonieuses : montagnes, forêts, tapis de fleurs, animaux variés, météores étonnants, grêle et arcs-en-ciel, nuages dérivant sur un fond d'azur, torrents bondissants et rivières paresseuses, que notre oeil (autre merveille de la nature) ne cesse de parcourir avec ravissement et qui sollicitent tous nos sens. Mais si nous le regardons en son envers (?), toute cette beauté s'évanouit, ces qualités qui paraissent si réelles s'effacent, il ne reste plus que des rouages savamment agencés, point si subtilement cependant que la « méthode » n'en puisse venir à bout.

« Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez en son sein :
Mainte roue y tient lien de tout l'esprit du monde
La première y meut la seconde,
Une troisième suit, elle sonne à la fin. » [La Fontaine]

Ce qui caractérise une telle étiologie, c'est non seulement le déterminisme mécanique, mais c'est aussi, et même surtout, l'idée d'un hétéromorphisme radical de la cause et des effets ; hétéromorphisme qui est lié à ce qu'il faut bien appeler une physique du soupçon. C'est un trait constant de la démarche cartésienne, nous semble-t-il, que de soupçonner les apparences et de croire à un monde truqué. Esprit d'une extraordinaire méfiance, Descartes vit au milieu d'un monde physique, social et même mental, qui déploie toute son industrie pour le tromper et piper sa créance. Il ne voit partout que piège à déjouer au prix de la plus grande vigilance. Acquérir une certitude exige qu'on s'entoure de mille précautions et qu'on développe l'immense appareil des Méditations métaphysiques. Et parmi la multitude innombrable de ces « effets intellectuels » que sont les idées, il n'en est qu'une seule pour échapper à l'hétéromorphisme étiologique, une seule qui ressemble à la Cause qui l'a produite (…), c'est l'idée de Dieu." (La crise du symbolisme religieux, éd. 2008, pp. 72-73.)

On voit ici se mettre en place une structure, ou un schéma, sans intermédiaire qui n'est pas sans évoquer ce que deviendra la monarchie absolue par rapport au système féodal : on conserve la clef de voute du système, l'Absolu, royal ou métaphysique, mais on supprime tous les étages intermédiaires, ce qui faisait qu'il y avait une véritable structure. Passons. Jean Borella dans les paragraphes suivants montre comment la pensée symbolique traditionnelle pouvait opérer une distinction du visible et de l'invisible qui ne déclenche pas la méfiance : "Le paraître est l'image de la révélation de l'être" (p. 74), et c'est précisément la fonction du symbolisme que de nous conduire pas à pas à l'Absolu, mais en prenant pour point de départ le visible, pas en le considérant comme une apparence trompeuse, maligne, méchante.

Il faudrait voir chez Hume et Berkeley ce qu'il en est, à quel point les analyses de Borella sur ce sentiment de méfiance ontologique peuvent s'adapter. Sans prêter trop d'influence aux philosophes - et de toutes façons, ils participent eux-mêmes d'un mouvement d'ensemble -, il ne me semble pas abusif de voir ici caractérisée cette configuration d'esprit moderne qui s'attache avant tout à ne pas être dupe, qui confond maturité et incrédulité (comme un gamin de 5 ans, en fait), qui ne comprend pas que sans un minimum de confiance - en le monde, en les autres, en soi - rien n'est possible.


tumblr_lau9r1TnyA1qbeumgo1_500


To be continued...

Libellés : , , , , , , , , ,

lundi 1 novembre 2010

Questions posées.

L'intégralité de l'entretien-du-mois-du-président-Soral se trouve ici, mais le pavé dans la mare de la lutte pour savoir qui est le plus fort dans la lutte contre les méchants se trouve bien sûr au début de la deuxième partie :



Alain Soral entretien octobre2010 - partie 2
envoyé par ERTV. - L'actualité du moment en vidéo.


J'ai commencé L'homme qui arrêta d'écrire, mais ne suis pas encore arrivé aux passages anti-conspirationnistes dont on a pu entendre parler et qu'Alain Soral évoque vraisemblablement. - Notons d'ailleurs, sans chercher à concilier ce qui n'est pas conciliable, simplement pour que cette distinction soit faite, que M. Atta et ses complices peuvent avoir été en même temps courageux et s'être fait manipuler comme des crétins, ce ne serait pas franchement la première fois que ce genre de choses arriverait.

Ceci posé - mais là encore, il faut que je lise ce qu'en dit Nabe -, il ne serait pas inutile de se poser la question de la valeur du sacrifice dit suprême. Bardamu n'est pas un idéal, s'il y a trop de Bardamu la partie devient trop facile pour Hitler (je n'ai pas le texte sous la main, j'essaie de vous compléter ça un de ces jours, mais Simone Weil fait des remarques intéressantes, d'esprit d'ailleurs assez kantien, sur le pacifisme en tant que position morale et le pacifisme en tant que mouvement politique), il reste que Bardamu a compris quelque chose, à savoir que le sacrifice de millions de Français ne risquait pas d'améliorer l'enfer qu'est le monde. Plus je pense à ce qu'était la France d'avant 1914 - avec tous ses défauts - et à ce qu'elle est devenue depuis qu'elle est allée se suicider contre le Boche en 14-18, plus je pense qu'il est important, comme je l'écrivais au sujet de Pierre Chaunu, de ne pas accepter sans précaution l'équation sacrifice = courage. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il faille à tout prix les déconnecter l'un de l'autre. Junger, qui ne passait pas pour un lâche (quatorze blessures à lui tout seul en 14-18...), écrivait en 1932 que si l'Allemagne avait perdu la Grande Guerre, c'est qu'elle était finalement restée moins moderne que la France, qu'elle n'avait pas, comme elle, compris la logique de la guerre totale, où le moindre bouton de culotte cousu par une femme au foyer fait partie de l'effort de guerre.

- Bon, je continue L'homme qui arrêta d'écrire. Bonne fête des morts !

Libellés : , , , , , ,